Eugène BRIEUX (L’Avocat 1922) PLAIDOYER POUR UN AMOUR CONDAMNE

EUGÈNE  BRIEUX 
(1858-1932)

L’Avocat
(1922 – Théâtre du Vaudeville)Eugene_Brieux 1901 Fig contemporaines alb Mariani

Plaidoyer pour un amour
condamné 
  

George Bernard Shaw  a dit d’Eugène Brieux, académicien depuis 1909,  qu’il était «incomparablement le plus grand écrivain que la France ait produit depuis Molière ». La deuxième pièce présentée par la célèbre Illustration en 1898, sera Le Berceau, une de ses pièces. L’auteur est alors classé comme un « dramaturge puissant », un auteur incontournable. Un auteur qui écrit contre et qui compte. Mais, depuis les années vingt, sa popularité s’est bien émoussée pour n’être plus, aujourd’hui, qu’une vieille relique littéraire des années folles.

TALIS VITA EST

La première de l’Avocat eu lieu 22 septembre 1922 au Théâtre du Vaudeville, qui n’existe plus aujourd’hui, après avoir connu de multiples adresses parisiennes. De sa dernière adresse, Boulevard des Capucines, il sera enfin transformé, cinq ans plus tard, en cinéma. Comme notre auteur, qui après avoir connu la gloire des critiques, du Tout-Paris et de l’Académie française, n’existe plus aujourd’hui. Il est désormais mort. Il n’existe plus. Dans les rééditions comme dans les mémoires. Pire, les informations données sont fantaisistes.  Il n’existe plus qu’une ligne sur Wikipédia : «Eugène Brieux mit en scène en comédie les petites gens, socialement défavorisées, de France ».  Une phrase avec deux erreurs. Brieux parle de son époque, des nobles, des bourgeois, autant que des ouvriers. La comédie n’est vraiment pas son mode théâtral préféré.  L’époque enterre vite ceux qu’elle a élevés très haut sur un piédestal, alors que, quelques années auparavant, il était de bon ton d’avoir vu la dernière de ses pièces. Les feux se sont éteints. Le rideau est tombé. La dernière séance a eu lieu il y a bien longtemps et plus aucun théâtre ne se risquerait à le représenter. Ainsi va la vie. talis vita est. Ne reste-t-il pas une lumière, une seule,  là-bas, au fond, qui brille encore un peu. Le voile qui vient de tomber est-il si lourd ? Que lui reproche-t-on, pour l’avoir ainsi enseveli ?

Eugène Brieux L'avocat 1922

DONNEZ-MOI DES DETAILS…

Ses pièces ont, toutes, une limpide efficacité et une évidente progression. Elles sont fortes, sans temps mort ou des à-côtés, aucune digression inutile. Le sujet avant tout. Rien ne sert de tourner autour du pot. Dans l’Avocat, après l’arrivée de Me Martigny, sa mère lui demande s’il a passé un bon voyage, il répond : « -Excellent…Eh bien ! en voilà une aventure ! Donnez-moi des détails. M Lemercier (Joué par Arvel)  n’a pas su très bien se faire comprendre au téléphone. – Tu as le dossier ? »  Nous sommes à la sixième réplique. Cette densité dure toute la pièce.

L’EMOTION NAÎT DE LA SEULE THÈSE

Densité, mais simplicité aussi. Aucun terme compliqué ou ésotérique. La pièce, en étant exigeante, se comprend dans une immédiateté..« On retrouve ces mêmes qualités de franchise et de simplicité d’indépendante honnêteté et de force parfois un peu rude qui constitue la savoureuse originalité de ce maître contemporain…Monsieur Brieux estime qu’un auteur insuffisamment compris ne doit s’en prendre qu’à lui-même d’une insuffisance de précision ou de clarté de son ouvrage. » (Gaston Sorbets, La Petite Illustration n°118 d’octobre 1922) Brieux refuse l’esbroufe, son style est clair et limpide ; « On y retrouve cette probité et ce sérieux de la pensée, ce fond de générosité de ceux de ses ouvrages dramatiques qui ont eu la plus longue carrière. La forme en est claire, l’expression des idées y est vigoureuse…L’émotion naît de la seule thèse présentée, du moins jusqu’à la dernière scène, où intervient un élément romanesque traité d’ailleurs sobrement.» (Paul Ginisty, Le Petit Parisien, dans La Petite Illustration)

 

Eugène Brieux Couverture de la Pte Illustration n°118

 

UNE EPOQUE EN ATTENTE D’IDEAL

Son œuvre, à part de la création classique, du théâtre de boulevard ou de la tragédie, a pris l’étiquette de pièces à thèse. C’est le terme, la thèse, qui revient toujours. Aujourd’hui, pour en critiquer le fond, à son époque pour en souligner une certaine aridité. Dans les années vingt, pourtant, l’époque était dans l’attente d’un moralisme, voire d’un idéal. Aujourd’hui, les travers, la perversion, les failles et les cassures sont plus dans l’air du temps.

LA FIDELITE A UN IDEAL

Regardons les débats sur ce théâtre à thèse de l’époque : « le théâtre de M. Brieux occupe une place très particulière dans notre histoire dramatique ; comme il ne s’apparente à aucun répertoire contemporain, on peut dire qu’il n’a pas bénéficié de la tradition ni de la mode. La place qu’il tient, il ne la doit qu’à lui-même ; et c’est le premier, le grand mérite d’une œuvre qui est celle d’un autodidacte. L’ensemble des pièces est d’une telle unité que l’auteur a pu commencer son « Théâtre complet » sachant où il allait par une route dont rien, pas même la faveur du public, n’a pu le faire dévier ; cette fidélité à un idéal est un des traits dominants d’une physionomie littéraire que l’on peut discuter mais qui impose le respect…Brieux a autant de partisans que de détracteurs, et ce n’est pas le fait d’un génie médiocre. Il n’a jamais connu un indifférent, et je ne crois pas qu’il y ait un répertoire plus renommé que le sien dans le monde entier. Enfin, Brieux partage avec de Curel, cette gloire fort rare chez un auteur dramatique, de n’avoir jamais parlé pour ne rien dire : au fallacieux ‘Théâtre d’Idées’ à la soi-disant ‘Pièce à thèse », il a opposé, si on peut dire, ‘le Théâtre de réalisation’. On l’a raillé, mais on l’a écouté tout de même et c’était tout ce que voulait ce grand gaillard normand, souriant, obstiné et sans rancune. » (Pierre Veber, Le Petit Journal, in La Petite illustration n°118)

UNE PIÈCE QUI VEUT DIRE QUELQUE CHOSE

La pièce a du contenu. Elle expose des points de vue. Les critiques reviennent très souvent sur ce constat. Ce n’est pas le cas des nombreuses pièces jouées à cette époque. « En un temps où tant de gens – surtout au théâtre – écrivent pour ne rien dire, il faut marquer d’une pierre blanche le jour où, sur le boulevard, on joue une pièce qui veut dire quelque chose. » (Charles Méré, Excelsior, in La Petite illustration n°118)

Eugène Brieux L'Avocat au Th du Vaudeville

COMME DANS HORACE…COMME DANS CINNA

Les contemporains de Brieux retrouvent une grandeur, une profondeur que l’on avait dans les grands tragédiens : « Il n’est pas jusqu’aux maximes sur le rôle de l’avocat, débitées par le président, qui ne soient dans le goût de la tragédie cornélienne ; cette scène finale, entre le président et l’avocat c’est une délibération, comme dans Horace, comme dans Cinna. M. Brieux n’est pas sans en avoir conscience et il a rappelé lui-même le ‘laissez faire aux dieux’… Que M Brieux…vienne tout naturellement à composer une pure tragédie classique, c’est de quoi faire réfléchir sur cette forte continuité qui est dans l’art français » (Henry Bidou, Le Journal des Débats)

Eugène Brieux a ce sentiment de finitude. Il a donné tout ce qu’il pouvait. Ces pièces essaient de faire le tour d’une question et d’une seule. Il le reconnait lui-même. Nous reprenons une grande partie de la préface à son Théâtre complet, intéressant sur le regard très critique qu’il porte sur son œuvre et ses capacités théâtrales, ainsi que sur l’évolution du théâtre dans l’histoire : « j’ai l’impression d’avoir donné à peu près tout ce que j’avais en moi, de m’être réalisé. La mort peut venir… J’ai donné ce que j’avais en moi. Sans doute, ce fut peu, mais j’ai l’excuse d’avoir donné tout, et si la mode en était encore aux épitaphes, j’accepterais volontiers celle-ci : « il a fait de son mieux »… J’ai donc passé ma vie à écrire ce qu’on appelle des pièces à thèse. J’ai toujours envisagé le théâtre non comme un but, mais comme un moyen. J’ai voulu par lui, non seulement provoquer des réflexions, modifier des habitudes et des actes… je sais que deux de mes pièces : Les Remplaçantes et Les Avariés, ont contribué à sauver des existences humaines, et à en rendre d’autres moins douloureuses…

J’ETAIS NE AVEC UNE ÂME D’APÔTRE

…J’étais né avec une âme d’apôtre…la vue de la souffrance des autres m’a toujours été insupportable… Et on l’a dit avec raison, je n’ai souvent fait qu’enfoncer les portes ouvertes. Ces portes ouvertes, beaucoup les croyaient fermées, et à ceux-là, j’ai montré qu’elles ne l’étaient pas, en y passant. Dans ce porte-voix, je n’ai crié rien de nouveau, je le sais bien. J’y ai répété, dans un langage que la masse de mes contemporains pouvaient mieux comprendre, des vérités que des philosophes et des savants avaient découvertes, eux, et renfermées dans des livres que les habitués du théâtre n’avaient pas la tentation d’ouvrir…

JE N’AI PAS SU ENROBER ASSEZ LA PILULE

… Voilà pourquoi j’ai été un auteur dramatique. Un auteur dramatique un peu agaçant, je le reconnais. Mais cela lorsque je n’ai pas su assez enrober la pilule pour qu’elle pût passer sans déceler son amertume…Je n’accepte pas sans réserve, d’ailleurs, et bien que je m’en serve, cette étiquette de pièce à thèse. Si l’on veut bien y réfléchir, il est peu de pièces qui ne soient des pièces à thèse. Toutes celles de Molière en sont, et aussi celles d’Augier…

QU’ALLONS-NOUS CHERCHER AU THEÂTRE ?

…Mon théâtre est surtout un essai de théâtre social. Sur les planches où d’ordinaire se trémoussent les jocrisses de l’amour, sur ces tréteaux où le vaudeville montre des déshabillages, des gambades et des folies, est-il possible que des questions graves soient exposées, agitées, sinon résolues ? En d’autres, l’auteur dramatique a-t-il le droit de s’occuper d’autres choses que de l’amour ? Alors que le livre s’attribue toutes les libertés de traiter tous les sujets, la scène est-elle condamnée par je ne sais quel despotisme à n’en traiter qu’un ? … Qu’allons-nous chercher au théâtre ? Nous allons nous y chercher nous-mêmes. Nous allons voir l’imitation de  la vie, de notre vie. L’art n’est qu’une sympathie.  C’est une sympathie dans le sens étymologique du mot. Nous voulons, avec d’autres êtres, sentir, souffrir, aimer, et nous allons au théâtre pour trouver, par ce moyen, l’exaltation de notre personnalité. La représentation des actes d’autrui évoque en nous, par la joie et la peine, une vie plus intense dans un plaisir d’orgueil…

QU’EST-ELLE NOTRE VIE ?

…Or, qu’est-elle, notre vie ? Elle est toute entière occupée par deux luttes, – l’une que nous livrons inconsciemment dans l’intérêt de la perpétuité de l’espèce – et son expression scénique constitue le théâtre d’amour ; l’autre dont le but est la conservation de l’individu – et son expression scénique constitue le théâtre social… A chaque temps sa fatalité et son théâtre. La première époque a été l’épouvantable domination des dieux, et la scène d’alors a été remplie par le spectacle de leurs vengeances et de leur férocité. Il a fallu ensuite passer la période de la domination des tyrans et des grands. Les planches de la scène n’ont alors fléchi que sous le poids des porte-couronnes et des porte-blasons…

ENTENDRE ENFIN DES CRIS DE DOULEUR NOUVEAUX

…Aujourd’hui la masse tyrannise la masse, les hommes se débattent dans la concurrence vitale, dans la lutte entre leurs appétits et leur puissance de production : et il ne faut pas s’étonner si les coulisses entendent enfin des cris de douleur nouveaux. Pour se conserver, l’individu doit s’adapter au milieu, subir certaines influences, se soumettre les autres. Nous n’avons plus à montrer la révolte des humains contre l’anankè païenne, mais nous pouvons évoquer sur la scène ses efforts pour combattre par exemple l’hérédité, cette forme moderne de la fatalité. Les Atrides sont à refaire. Nous gonflerons d’émotion les cœurs de nos contemporains en les rendant témoins de la lutte des hommes contre les tyrans d’aujourd’hui, contre le despotisme de l’argent, en leur montrant les combats livrés aux puissances néfastes issues du nouvel état de civilisation et  que la civilisation vaincra après les avoir créés. Nous vivons dans une effervescence que ne connut aucun des siècles passés. Le monde est  en état de continuelle et tumultueuse transformation. Les phénomènes sociaux s’accomplissent avec une rapidité jusqu’ici inconnue, dans une incessante et laborieuse ascension des êtres. Nous sommes maintenant impressionnés par des événements qui se produisent à l’autre bout de la terre, comme si les cordons blancs de nos nerfs s’étaient, eux aussi, indéfiniment allongés. .. Il peut y avoir à conter d’autres histoires que des histoires d’amour. » (Préface, Théâtre complet de Brieux, 1929, Paris librairie Stock, Delamain et Boutelleau)

Mlle Falconetti et Louis Gauthier La Pte Illust

FAIRE OEUVRE DE VULGARISATEUR

Les propos sur la rapidité des changements, l’effervescence, la mondialisation des problèmes et des événements ne sont pas si loin de nous. Bien au contraire. Il a une clairvoyance que de nombreux écrivains de théâtre n’ont peut-être jamais eue. Il se sent une obligation d’évoquer, de traiter et de raconter. Plus qu’un théâtre à thèse, Eugène Brieux pense un théâtre pédagogique. Le public qui vient au théâtre ne connait pas les œuvres des philosophes, il veut faire œuvre de vulgarisateur, sans vulgarité.

Nous sommes à moins de quatre ans de l’armistice du 11 novembre. Le monde vient de connaître une des pires déflagrations de tous les temps. La France a besoin de rires et de fonds.  Eugène Brieux est alors une bouée de sauvetage. Il contribue avec ses moyens à faire réfléchir et penser la France de l’époque aux problèmes et aux injustices de son temps.

TU N’AS JAMAIS PLAIDE SANS CONVICTION

Dans l’Avocat, il est question de probité, de règles, de droiture, de convictions. Les réflexions entre Me Martigny (Joué par Louis Gauthier lors de la première) et son grand-père, le Président Martigny (Armand Bour) occupent toute la pièce. Le cas de conscience est permanent. Mais ce sont, tous les deux, des incorruptibles. Le grand-père reste le plus lucide, puisqu’il n’est pas aveuglé par les feux de la passion. L’opinion ou les gens de justice, ceux de la basoche, sont du même avis : « – On te croira parce qu’on sait que tu n’as jamais plaidé sans conviction. Il est bon d’avoir été un honnête homme, et si parfois tes intérêts matériels en ont souffert, tu seras largement payé en jetant efficacement dans la balance le respect et la confiance attachés à ta parole.. Mentir ? Toi ! …Tu ne peux faire, honnêtement qu’une chose : montrer que l’accusation n’apporte pas de preuves. Rien de plus. Voilà ton devoir. ». » (Le Président Martigny – Acte II, sc. 4 & sc. 6)

 

L'Enfant Pièce d'Eugène Brieux 1923 La Pte Illustration n°165

IL N’Y A PAS DE COMPLAISANCES NI DE MARCHANDAGES POSSIBLES

Dans cette scène 6 du second acte, le Président Martigny déclame une longue tirade sur ces avocats indignes, prêts à défendre n’importe quelle cause, même la moins morale. « – Oui, chaque jour, il y a des avocats qui avilissent leur profession. Il est d’autant plus nécessaire qu’elle soit honorée par d’autres. Le public, écœuré, déçu, désemparé, ne trouvant parfois qu’un exploiteur alors qu’il attendait un conseil, étourdi par les éclats d’une éloquence dont le vide et la puérilité lui apparaissent bientôt, en arrive à dire avec dédain : «  C’est un avocat ! pour la même somme d’argent il plaidera avec une égale conviction le pour et le contre. » Ne laissons pas s’installer cette position qui n’est justifiée que par un petit nombre d’entre nous. Ne méritez pas l’insulte qu’on vous fait en vous appelant « marchand de paroles ». Votre contact quotidien avec la souffrance humaine vous crée des devoirs plus hauts. Elle vous grandit en vous implorant. Mon enfant, tu dois être de ceux-là dont l’Ordre est fier. Il n’y a pas de complaisances, ni de marchandages possibles, ni de subtilités défendables lorsqu’il s’agit du devoir professionnel. »   

Eugène Brieux La Pte illustration n°118

UNE AFFAIRE MALPROPRE

L’affaire que l’on doit plaider est-elle moralement acceptable ? L’affaire correspond-elle à notre éthique, nos principes ?  « –L’excuse est toute trouvée. D’ailleurs, je n’aurais pas plaidé. L’affaire est malpropre…Je me fais de notre profession une idée plus haute, voilà tout. Il y a des plaidoiries qui en arrivent à frôler la complicité. Les fasse qui veut. Pas moi… »  affirme Me Martigny (Acte I, sc. 2). Quand Pauline (Mady Berry), au service de Madame du Coudrais (Mademoiselle Falconetti) qui est accusée de meurtre,  souhaite arranger sa version, la modifier en déclarant le contraire de ce qu’elle a vu, « –vous n’avez qu’à m’expliquer ce que je dois dire, je le dirai, je le jurerai. » (Acte I, sc.8), elle offusque Me Martigny. Il est au-delà de ça. Il est reconnu pour sa probité et il ne peut s’en servir pour faire pencher la balance dans son camp. Madame du Courdais, Louise, cache un secret terrible qu’elle ne peut avouer, même à son avocat. Celui-ci enrage, éructe contre elle, mais rien n’y fait. Elle s’emmure dans un silence de mort.

PARCE QUE TU L’AIMES ?

Me Martigny est loin d’être insensible à la beauté de Louise. L’acte II révèle un peu plus cette passion de longue date, puisqu’il était ami,  bien avant l’assassinat du mari, avec le couple de Coudrais. Sa mère n’est plus dupe qui en découvre l’étendue : « – Mon enfant, depuis un moment, je te regarde, je t’écoute … Je crois décidément qu’il y a dans ta colère et tes injustices autre chose que le dépit d’un avocat…Parce que tu l’aimes ? » (Acte II, sc. 3)

CE SERAIT VIOLER SON ÂME !

Mais le secret que garde Louise est insondable. Me Martigny veut, contre sa proposition en mariage, qu’elle lui avoue son lourd fardeau. Le Président Martigny est  totalement opposé à cette démarche, ce marchandage : « – Madame du Coudrais est libre de son attitude. Celle qu’elle entend conserver l’expose à des dangers qu’elle n’ignore pas, et qu’elle accepte. Elle est maîtresse d’elle-même. Tu n’as pas le droit de la troubler par l’aveu dont tu nous parles et de profiter de son trouble pour lui arracher son secret. Ce serait violer une âme. Tu obtiendrais ainsi, par une sorte d’intimidation, le don involontaire de la partie la plus sacrée d’un être humain. Me comprends-tu ? » (Acte II, sc. 3)

UN DEDOUBLEMENT MYSTERIEUX

Entre l’acte II et l’acte III se déroule le procès et nous découvrons les Martigny, la mère et le fils, consternés chez eux. « Une sorte de dédoublement mystérieux » (Me Martigny, Acte III, sc. 1) s’est produit pendant celui-ci  qui l’a entraîné dans une défense aveugle, passionnée et éperdue, comme s’il se trouvait sous l’emprise de stupéfiant. La parole a précédé sa pensée. Il n’a pas argumenté avec la raison, mais son cœur a parlé ainsi que sa passion. Il s’agissait plus d’un combat de boxe que d’une plaidoirie honnête et raisonnée. « La résistance du jury, celle de l’accusée m’ont exaspéré. Tout m’était ennemi. J’ai voulu l’acquittement. Je n’ai plus eu que ce but. Tout ce qui pouvait me gêner pour l’atteindre n’existait plus. Je ne sais quels mystérieux effluves venaient du jury à moi et m’indiquaient que je ne lui avais pas encore imposé ma volonté… J’aurais piétiné toute l’humanité pour arriver à mes fins … Je ne connais pas les émotions du joueur, mais je les sens bien pauvres à côté de celles que l’on éprouve au cours d’un tel combat…Assis à mon banc, épuisé, baigné de sueur et d’orgueil, je regardais d’un œil torve cette assemblée que j’avais fascinée, j’étais dans l’épuisement de la volupté, dans la torpeur de l’assouvissement. » (Me Martigny, Acte III, sc. 2)

Me Martigny ne veut plus revoir Louise. Mais sa mère et son grand-père, « la bonté est la forme supérieure de la justice » (Acte III, sc. 4) finiront par avoir raison de sa détermination. Viendront les explications et enfin la révélation du secret qui mine leur relation depuis le début.  

« La justice est l’amour guidé par la lumière » (Sully Prudhomme). Une lumière se dessine doucement, timidement, tout au fond, vers la sortie.

Jacky Lavauzelle

Henry BERNSTEIN : JUDITH ou LA SOURDE MUSIQUE DE L’ÂME

Henry BERNSTEIN
JUDITH
(1922 – Théâtre du Gymnase)

 Henry Bernstein ou la sourde musique de l'âme tab de GENTILESCHI Artemisia

  Le Monologue
d’une âme
tourmentée



 En 1922, en ce début d’année, le bourreau coupe la tête de Landru. Les spectateurs de la nouvelle pièce de Bernstein, montée au Théâtre du Gymnase, quelques mois plus tard, la même année, devait avoir l’image du Barbe-Bleue de Gambais en tête, en regardant une autre tête tomber des mains de la belle Judith, d’un Barbe-Bleue de Béthulie, le général Holopherne.

Giulia Lama Judith et Holoferne

QUAND EROS REJOINT THANATOS

Dans les crimes de Landru, la mort s’associait à l’intérêt. « Oui, je pleure mes fautes, je me repens… j’ai des remords… je pleure parce que je pense qu’avec tout le scandale fait autour de mon nom, on a appris à ma pauvre femme que je l’avais trompée». Dans Judith, la mort s’associe à l’amour, l’Eros à Thanatos, ce qui unit avec ce qui sépare. Judith est déchirée, entre son devoir et sa passion.

Les âmes parleront, s’affronteront, s’aimeront et se tueront. Les âmes s’envoleront vers la gloire ou vers l’oubli. Vous irez enfin, dans un orage apocalyptique, jusqu’à l’évanouissement des âmes…

TU ES ETRANGERE A L’AMOUR

Notre Judith recherche et la gloire et l’amour. Mais ne sait ni comment atteindre l’absolu de la lumière éternelle, ni s’oublier dans le frisson et les bras de son amant. Holopherne, son ennemi, l’a bien compris : «  Tu es étrangère à l’amour, Judith, mais l’idée de l’amour te torture ! Tu en formes dans ta tête mille images somptueuses, absurdes. Tu épies l’amour des autres et tu le railles férocement. Puis, te tournant vers ta beauté, ô stérile, tu invoques avec désespoir l’amour ! » (Holopherne, Acte II, tab. II, sc V).

FRAPPE FORT…MAIS FRAPPE LE PREMIER !

Le colosse devient la fragilité personnifiée et rend notre Judith presqu’inhumaine. Elle donne de l’humanité à la férocité bestiale du guerrier. Le colosse devient rosée. La montagne se remplit de fleurs. Holopherne lui offre tout, à ses côtés, la gloire, l’amour, sa vie, sa mort. Son amour est bien trop vaste, trop grand. La montagne se fragilise, se fend et s’envole, en s’émiettant au souffle de la belle : « Je t’aime sans illusions, c’est-à-dire sans bornes. Ah ! Que ne t’ai-je supprimée le premier jour ! ‘Frappe fort si tu peux, mais frappe le premier ! » (Holopherne, Acte II, Tab. II, sc V).

France Ellys (Ada) JUDITH La Pte Illustration 124

 

 

 

 

QU’AI-JE FAIT PAR LE SABRE ?

Mais accepter la vie avec Holopherne, c’est s’unir, c’est se fondre avec l’autre, et donc ne plus exister comme symbole et gloire de son pays. Unir les contraires, pour cette âme dévastée, relève de l’impossible. La vie n’est que par l’autre, dans l’autre. Il faut pénétrer l’autre dans son âme et son corps. Seul le couteau pénétrera la chair. Il faut désunir ce qui peut l’être, même et surtout quand le doute l’assaille. « Toute peine est supportable, auprès de mon effroi, auprès de mon incertitude. (De terribles pensées) Qu’ai-je fait par le sabre ? Par le sabre, ne me suis-je pas retranchée du bonheur ?…N’ai-je pas fermé la seule bouche, chassé l’unique chaleur, assassiné la caresse, le souffle ? » (Acte III, sc. 2)

Judith décapitant Holopherne, par le Caravage
ELLE EST AU CENTRE DU FRACAS

Le Ciel, lui-même, ne s’y trompe pas, lors de la montée de Judith dans la montagne afin de retrouver la tête tranchée d’Holopherne, en envoyant des éclairs dans la nuit. Plus elle se rapproche de son ex-amant, plus la pluie devient torrentielle. La foudre finira par ponctuer chaque phrase de Judith. La foudre…la foudre… et même en repartant, les éléments déchaînés ne lâchent rien : «  les éléments la poursuivent, l’enveloppent. Elle est au centre du fracas. Le tonnerre emplit la vallée. » (Acte III, sc. 4) Judith est célèbre, célébrée mais seule, à jamais. Ce n’est plus une humaine, mais une icône. Elle n’appartient plus à Holopherne, encore moins à Saaph…Elle ne s’appartient même plus.

Gabrio (Sisarioch) JUDITH La Petite Illustration 124

ON MEURT DE SOIF A TON CÔTE !

L’élément de passion que semblait porterJudith n’est qu’un élément mort, abattu. La vie est en Holopherne. Il est la passion véritable. Il est acteur de son destin. « Tu es l’arbre calciné, tu es la citerne pleine de sable ! On meurt de soif à ton côté. » (Holopherne, Acte II, Tab. II, sc. V).

Henri Rollan (Saaph) JUDITH La Petite Illustration 124

 

 

 

 

 

CONTRACTE TON ÂME !

L’amour inatteignable laisse la voie à la gloire. L’âme de Judith est ailleurs, dans un au-delà, dans l’Histoire. Il faut revenir sur terre, revenir à Béthulie et rentrer dans la tente. L’âme doit devenir humaine, enfin… « Contracte ton âme pour m’écouter ! Judith, tu as besoin de la gloire. Tu ne la chéris pas, quoi que tu t’imagines, tu en as besoin ! Ma Judith, tu ne trouveras l’étreinte que dans cet élan de la multitude vers toi, dans l’encerclement de toi par tous. Oh ! Rien ne te consolera du baiser…Que veux-tu ! Chacun de nous se heurte aux limites de son être, chacun porte le désespoir de n’être que soi. » (Holopherne, Acte II, tab. II, sc V).

Avant de reprendre la trame de la pièce, quelques, quatre, chiffres importants dans la Judith de Bernstein : un, deux, trois et cinq.

UN DIEU QUI PULLULE

Jacques Grétillat (Holopherne) Judith La Petite Illustration n124

Le Un, comme le personnage centrale de la pièce Judith, le commencement et la fin. Judith est le Tout de l’histoire, la première comme la dernière réplique. Il est la somme des combats intérieurs. La seule qui peut sauver sa ville, mais aussi tout son pays. Elle est ce qui entraîne. Elle est l’action. C’est l’Aleph (א), la première lettre de l’alphabet qui correspond au premier chiffre, celui qui règne sur la volonté et les esprits. C’est aussi  le Un du Dieu unique face au polythéisme des assyriens, où le dieu « pullule…il se promène par les rues, il se cache dans la plus humble bourgade » (Acte II, tab II, sc. V) .

Le Deux, comme la confrontation de deux mondes, celui de Judith et celui d’Holopherne, entre l’esprit et la bestialité, entre la fixité de Béthulie, vissée sur son rocher, «j’ai vécu sur le rocher de Béthulie. Je suis attachée à ma terre natale » (Acte II, Tab. II, sc V)  et la mobilité des troupes de Nabuchodonosor, comme la séparation de l’esprit et du corps avec la décapitation d’Holopherne, comme la dualité entre le désir de la chair et la volonté de gloire. Et de cette confrontation naîtra la légende, mais avant la gloire, l’action. Ce sont les forces contraires qui engendreront le mouvement. Contraires, mais indissociables. Judith n’existe que par Holopherne.

Le Trois, une pièce en trois actes ; c’est la manifestation de la création. Mais dans ce trois se mélangent les tableaux de manières irrégulières et inégales. Le Cinq domine le Trois. Le Trois apparaît dans la pièce de manière formelle. La seule scène VII du premier tableau de l’Acte II est deux fois plus longue que l’Acte III. La création a manifestement besoin d’équilibre. Le Cinq, comme les cinq tableaux qui ponctuent et alimentent l’action ou cinq comme les cinq jours que demande Judith à Holopherne avant de prendre sa décision finale.

JUDITH Décor de Béthulie par M Soudeïkine

L’absence du Quatre n’est pas neutre. Il est la stabilité et le lien entre le spirituel et le matériel. Pas de paix possible dans ce chaos des corps mais de la douleur et des larmes. La stabilité ne se trouve ici que dans la mort. Et encore…

UN STYLE TISSE DE METAPHORE

La « sourde musique » de l’âme vient de l’article de Lucien Dubech parut dans L’Action Française où celui-ci, en parlant de la Judith d’Henry Bernstein dit : « le style de Judith est tout tissé de métaphore. On pourrait contester parfois leur propriété. Mais parfois aussi elles sont d’une vraie beauté sensuelle…Ces sourdes musiques rappellent les chants de flûte et les frissons de soie dont parlait Heredia. Judith en est toute pleine, comme un jardin d’Orient chargé de lourdes roses. Et, de tout temps, nos âmes d’Occidentaux ont redouté la séduction de l’exaltation intellectuelle parmi ces parfums, ces musiques, ces splendeurs enivrantes. » (Le Petit Illustration, N°124 du 9 décembre 1922)

QUELLE ÂME ETRANGE !

Le « monologue d’une âme tourmentée », vient, lui de l’article de M.G. de Pawlowski, dans Le Journal en parlant de «l’homme (Henry Bernstein) qui, durant les sept tableaux d’un spectacle presque en continu, sut empoigner toute une salle par le simple monologue d’une âme en délire. » Mais Judith n’est jamais dans le délire. Mais plutôt dans l’affection, le tourment. Holopherne, lui-même, le voit bien dans la scène IV du second tableau de l’Acte II : « C’est un être tourmenté…tourmenté et merveilleux ! Elle embellit les heures de sa présence…Quelle âme étrange ! »

Le sujet de la pièce est simple, en trois actes. Le premier, « la prière », se situe dans l’oratoire de Judith (jouée par Madame Simone) dans la ville assiégée de Béthulie par les fantassins et les cavaliers d’Holopherne (joué par Jacques Grétillat en 1922), général en chef du grand Nabuchodonosor II. L’acte II, « L’île des Bienheureux », se situe dans le camp assyrien, sous la tente d’Holopherne et se terminera par sa décapitation. Le dernier acte, « le désir », le plus court, entre les remparts de Béthulie, la maison de Judith et la montagne, sera la glorification de l’acte de Judith, plongée dans l’incertitude et le doute, noircie par la mort de Saaph, « homme d’aimable apparence, au visage fin et sensible », jeune guerrier éperdument amoureux de Judith.

A la différence du récit biblique, notre Judith va tomber éperdument amoureuse de notre tortionnaire. Une sorte de syndrome de Stockholm. Son destin est de tuer l’ennemi. Les tourments de l’âme ajoutent à l’action des prises de consciences et des ressentiments. Les deux hommes amoureux de Judith trouveront la mort, ne laissant que la gloire sur sa route.

NOTRE CHANT VAUDRA BIEN UNE PRIERE

La Chambre d'Holopherne JUDITH

Le tout premier acte, celui du recueillement et de l’attente, met en scène la ville inquiète, assiégée, prête à se rendre aux assyriens. L’eau manque et il ne reste que les larmes et la prière. « Je vous accompagnerai sur la harpe. Notre chant vaudra bien une prière » (Abigaïl, Acte I, sc 1). Judith reçoit quatre personnes, une dans chacune des premières scènes.

N’ABIMEZ PAS CES BEAUX YEUX !

A la première correspond l’entrée en scène d’Abigaïl (jouée par Paulette Noizeux lors de la première). C’est le monde des arts, la poétesse, « une femme plus élégamment vêtue que Judith ». C’est l’émotion contre la raison de Judith. Elle n’analyse pas, elle ressent. « Il est si majestueux, si poétique ! …je ne possède pas votre puissant cerveau…Ma tête est trop petite pour contenir le malheur immense que vous prévoyez…Adieu, ma chérie. N’abimez pas ces beaux yeux ! » .

 

Judith Ecole de Guido Reni 1575 1642

FAIRE LA FEMELLE ? JE NE SAURAIS PAS !

La seconde scène voit l’entrée d’Ada (jouée par France Ellys), au ordre de Judith sa maîtresse, fille d’esclave mais affranchie, et par une scène d’explication violente. Elle a reçu la visite d’un homme. Elle nie cette visite. Elle finit par reconnaître la vérité et évite le châtiment. « Je pense que tu as répondu avec sincérité…et j’ai pris en compassion ton triste sort. » Judith cherche avant tout à savoir ce que recherche Ada et ce qu’elle ressent, elle veut connaître les raisons de l’amour, ce qui constitue et fonde l’acte amoureux : « tu l’as aimé charnellement ? …Pour la joie de tes sens ?…J’exige des souvenirs…de vrais souvenirs…dépouillés de tout ce qu’y attachent le rêve et le regret. As-tu connu la volupté dans les bras de cet homme ? …Mais quelle force t’y a jetée antre ses bras ? Pourquoi t’es-tu prêtée avec celui-ci au geste que tu abhorrais ? Qu’est-ce qui t’a fait aimer Melchias ?…Parle ! …Il était si beau ? …Qu’a-t-il dit ? » Judith a prévu que si la ville se rendait, elle se donnerait la mort. Elle refuse cette hypothèse. La mort plutôt que le déshonneur : « justement ma pauvre Ada, moi, je ne suis pas sortie d’une esclave ! Faire la femelle ? Mais je ne saurais pas. Tiens, j’ai choisi la lame qui me préservera de ces hommages ! »  Mais déjà les pas de Saaph résonne, et les propos sur l’amour ont échauffé les sens de la belle Judith, « oui, vraiment, il n’est pas mal ! Tu le penses aussi ?…Je crois que tu m’as rendue un peu folle, toi, avec tes récits de la montagne…Laisse-moi…Laisse-moi avec le beau Saaph. »

TOUT NOUVEAU PARTAGE FAIT BOUILLONNER ATROCEMENT

Judith tenant la tête d’Holopherne, Cristofano Allori, 1613 (Royal Collection, Londres)

Dans la troisième, la beauté, la jeunesse, la fraicheur, la vigueur, l’envie se retrouvent en Saaph (joué par Henri Rollan), le guerrier valeureux. Il annonce son souhait de tuer de ses mains le général Holopherne. Sans lui, son armée, composée de plusieurs peuples, et ses généraux se diviseront. « En chacun de ceux-là est une ferveur folle, que tout nouveau partage fait bouillonner atrocement. » Le volcan est à deux doigts de se réveiller. Saaph veut mettre l’étincelle et profiter d’un interrogatoire par le général lui-même afin de lui porter un coup fatal.

BETHULIE REMISE AUX ASSYRIENS ?

A la quatrième scène, c’est la sagesse et la noblesse d’esprit qui parle dans la bouche de Charmi (joué par Numès), « un homme fort vieux…très grand, d’allure noble et distinguée, avec un beau visage plein d’énergie. Sa barbe est longue et toute blanche. » Les nouvelles sont mauvaises et la foule réclame la reddition de la ville, derrière un certain Ruben, ivre de revanche et de gloire, « l’approche du malheur l’a toujours enivré, inspiré ». Mais la chose est simple, la ville, fragilisée, ne tiendra plus longtemps, ils le savent car « la fontaine d’Enoch a été empoisonnée… ». Il faut donc utiliser un stratagème et gagner du temps, dans l’espoir d’une « délivrance miraculeuse ». « Mais si, les cinq jours étant écoulés, il ne nous est point venu de secours, je comprendrai que Dieu, dans sa colère, nous destine le châtiment suprême, et, en marque d’humilité, la ville de Béthulie sera remise aux Assyriens ? »

TU REPANDS LA TERREUR AVEC UNE ÂME RIDICULE !

Madame Simone (JUDITH) Photo G L Manuel Frères

A la cinquième scène, Judith, de sa terrasse, s’adresse à Holopherne. La « pauvre petite Béthulie » devant les crocs acérés de la bête assyrienne ;  «  je vois d’ici ta vulgarité. Tu convoites des choses. Tu répands la terreur, tu ensanglantes le monde, avec une âme ridicule ! Il est très cruel…Le camp lui-même a l’air d’une bête indolente couchée sur le côté…Pauvre petite Béthulie ramassée sous sa carapace rose. Je suis Yaoudith et j’ai du génie ! J’ai du génie, j’ai du génie ! …Ada, vite, vite, vite ! …Ada…Suis-je belle ? »

Saaph qui arrive dans la sixième scène annonce directement son pardon puis son amour pour Judith, « amie, chérie ». Le temps est compté. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit plutôt que tu m’aimais ? » Mais Judith, cartes sur table, prévient que s’il persévère dans son souhait de tuer lui-même Holopherne, elle se tuera. « – Je le jure par… – Non ! – Jures-tu, par le Nom, qu’avant cinq jours entiers tu ne franchiras pas le rempart de Béthulie ?… – Je le jure sur Iahvé !»

J’ECHAPPE A LA MORT DU RAT !

J’ECHAPPE AU DRAME DE L’OUBLI !

La scène VII, Judith se dit prête pour sa mission, même si elle n’avait pas prévu  « que l’enjeu monterait si haut ! » Mais elle donne aussi le vrai sens de son opération kamikaze : « j’échappe à la mort du rat ! J’échappe au drame de l’oubli ! »

Madame Simone dans Judith La Pte Illustration n124

JE VEUX LA GLOIRE.
TU COMPRENDS ?

La dernière scène du premier acte. Judith retrouve la dévouée Ada. Elle a besoin d’elle pour se calmer. « Le tumulte de mon âme m’épouvante. Ta prière vigoureuse et naïve portera ma prière. » Et elle répète l’injonction de la scène précédente : « Je veux la gloire. Tu comprends ? La gloire…La gloire…Prions l’Eternel ! »

L’acte II se passe intégralement dans le camp assyrien, et commence dans la salle du conseil. Tout le gotha des généraux et des personnages importants est rassemblé autour d’Holopherne : Vagaoo (joué par Alcover), le chef des eunuques et proche d’Holopherne, Berose (joué par Montclair), « un homme d’administration qui ne porte pas l’uniforme », et des généraux Astoubar (joué par Jean Dulac), Hasphenor (joué par Louis Rouyer), Sisarioch (joué par Gabrio) et Issarakin (joué par Clarins).

Cet acte est lui-même découpé en trois tableaux. Le premier représente la salle du Conseil d’Holopherne. Le second, une pièce à côté de la chambre d’Holopherne. Et le troisième et dernier tableau, la chambre elle-même. Nous rentrerons petit à petit dans l’intimité du chef des armées assyriennes. Jusqu’à l’intimité de la chair avec la pénétration du cimeterre dans sa gorge.

Judith et Ada sont au milieu de ces hommes dans cette salle où trône le portrait de Nabuchodonosor, le roi de Babylone. Judith a déjà fait don de sa vie. Son stratagème n’est pas sûr de réussir. D’où le nom donné à cet acte : « L’île des Bienheureux », appelé aussi île Fortunée, qui fait référence à ce lieu des Enfers où les âmes vertueuses, comme Achille, Médée ou Pénélope, se reposent. Les deux femmes se retrouvent au cœur de l’Enfer, entourées de leurs plus grands ennemis.

 

Mme Simone & Jacques Grétillat JUDITH La Petite Illustration 124

LA MAMELLE NI LA FESSE NE PARAISSENT AVACHIES !

Dans la première scène de ce premier tableau, Judith, transfuge, fait allégeance aux assyriens et essaie de les convaincre du bien-fondé de sa démarche. Elle explique sa désertion par une révélation divine : « L’éternel Sabaoth s’est penché à mon oreille et il a commandé : ‘Va vers le prince des Victoires, car je l’ai choisi pour être le Ministre de ma furerur. Instruis-le de toutes les choses secrètes et qu’il fasse éclater sur la nation perdue d’ingratitude mes terribles merveilles !’ Telle est la parole du Dieu vivant. » Mais les généraux moins bouleversés par les propos et l’intelligence de Judith que par son extrême beauté : « Quel visage !…En elle s’unissent l’élégance et la majesté !… » Sisarioch et Hasphénor, sont, eux,  intéressés par Ada, dans des termes plus triviaux, comme s’il s’agissait d’une vente de bestiaux : « Fais quelques pas ! Oui, marche ! …La mamelle ni la fesse ne paraissent avachies ! …Et ces dents brillantes entre les fortes lèvres rouges et roulées !…La bougresse se vendrait son prix sur le marché de Babylone !… » Et la scène continue avec des hommes surchauffés et excités, entre propos sur le plaisir, et comparaison de cicatrices.

MON OREILLE SE REFERME !

Judith et Ada sortent dans la seconde scène et laissent les hommes entre eux. Holopherne souhaite connaître les impressions de ses généraux et collaborateurs. Où se trouve la vérité ? Astoubar propose une petite séance de torture, afin « d’en tirer quelque chose de plus ! ». Les autres réagissent promptement : « –Mutiler cette merveille ! – Vieux sépulcre ! » Mais ils se disputent encore afin de connaître les butins et les répartitions à venir. Holopherne clôt la discussion : «  Au nom de Nabuchodonosor, votre roi, roi du Ninoud, Maître du Monde, je parle. Mon oreille s’est refermée. Vive Nabuchodonosor, roi de la Terre ! »

C’EST UNE FEMME CELLE-LA !

Mme Simone (Judith) & Jacques Grétillat (Holopherne) JUDITH La Petite Illustration 124

Dans la troisième scène, Holopherne ne peut attendre et livre à Vagaoo son impression première : « Elle doit être tendre et perverse… C’est une femme celle-là !…Une femme ! La première que mes yeux contemplent depuis les jours divins ! … Du parfum, encore ! … Judith…» L’animal est affamé. Il a déjà mordu à l’hameçon.

La quatrième scène le sort de sa torpeur et de ses rêves. L’image de Judith s’évanouit un instant afin d’écouter les supplications et les jalousies du noble Hasphénor. Holopherne écoute mais ne goûte pas le discours, ses oreilles se referment.

LA PEUR EST EN TOI

La cinquième scène reprend vite sur les douces fragrances de Judith et Holopherne s’inquiète à nouveau de la belle : « Les parfums ! Qu’a-t-on servi à Judith ? Un faisan rôti et du vin de myrte ? »  Holopherne parle de propos contre le roi. Une menace qui suivra les longues routes du royaume. La peur est toujours présente. « Tu t’imagines habiter au centre de la peur, comme un palmier se dresse dans le désert. Quelques gouttes entre mes lèvres !…Tu te trompes : la peur est en toi, comme elle est dans tout ce qui respire. Notre ennemi a peur, castrat ! »

TU M’AS PRIS PAR LES YEUX ET DEJA JE NE TE VOIS PLUS !

Judith retrouve Holopherne dans la septième scène. La belle et la bête. « Sur l’immense divan, Holopherne se jette à plat ventre, guettant l’entrée de Judith. Elle entre. Elle est vêtue magnifiquement…Elle aperçoit cette panthère. Elle a un frémissement presque imperceptible. Holopherne se lève ; en silence, il va vers Judith et, tournant autour d’elle, il la flaire. » Les propos s’enflamment vite : « Je vous adore, Judith…Je t’adore, je t’aime ! Tu m’as enveloppé, comme le nuage s’empare des cimes. Je suis aveugle … Tu m’as pris par les yeux et déjà je ne te vois plus ! » Eh oui, l’amour rend aveugle …

BETHULIE, PAS UN DE TES MÂLES N’ECHAPPERA !

Judith y gagne en proximité. Holopherne accepte de faire dresser pour sa belle une tente à côté de la sienne, « une haute tente écarlate. Tu la tendras de voile de pourpre et d’argent, et d’autres voiles brodés au fil d’Egypte ! Il faut en accrocher partout…à profusion.» Judith lui demande cinq jours afin de savoir si elle l’aime réellement. Cinq jours ! Si Holopherne s’étonne de cette précision, il est heureux de constater que l’expiration de cette période tombe « le même jour que Zakmoukou…l’orgie sacrée ! La fête de la fécondité …La fête d’Oupa-Napichtim l’Eloigné et de son épouse !…Il habite l’île des Bienheureux…Pour l’atteindre, il faut traverser les Eaux de la Mort ! » Holopherne sait que Judith est amoureuse d’un homme de Béthulie. Il s’en offusque. « Béthulie, vilain nid de corbeaux, pas un de tes mâles n’échappera ! » Judith avoue avoir aimé, une fois, son mari, Manassé. Pour Holopherne, « il n’est que l’amour sur cette terre…Les amants touchent à la seule éternité qui soit, par la chaîne sans fin des baisers ! ». Pour Judith, « la gloire est plus belle que l’amour ! …La gloire défie la mort ! »

VOUS ÊTES LUISANTE DE RUSE ET DE TROMPERIE !

Cette longue scène passe de l’amour fou aux raisons de l’amour, à sa puissance et à sa force. Pour arriver au doute et au stratagème : « Vous mentez ! C’est l’évidence ! Vous êtes toute luisante de ruse et de tromperie ! » Judith affirme qu’elle est sincère, qu’Holopherne interroge les gens de son pays, elle est reconnue pour ses chants, ses poèmes et ses cantiques. Si elle refuse de chanter devant lui, c’est pour mieux lui réserver la primeur d’un chant et d’un cantique : «  je vous promets de chanter pour vous. Et d’une voix que l’on ne m’a pas entendue ! Je vous promets aussi, si Dieu le veut, de composer un cantique…à la louange de l’Eternel ! Mais chaque strophe ramènera votre nom et, si ce n’est pas votre nom, vos gestes…et, à défaut de gestes, votre visage. »

de g à d Vagaoo (Alcover) Holopherne (Jacques Grétillat) Judith (Mme Simone) Ada (France Ellys) La Pte Illustration

TU ES VENUE DANS LE CAMP POUR TUER HOLOPHERNE !

Holopherne entrevoie le futur et certains projets, mais Judith ne le suit pas. Il s’en offusque : « Vous m’écoutez avec vos oreilles, mais non avec vos yeux !…Ton regard refuse de se joindre au mien pour voir ce qui sera, pour s’éblouir de la même vision ! Tu ne veux pas ou tu ne peux pas…me suivre ! Quand j’essaie de fuir avec toi dans le futur, mes paroles reviennent frapper mes oreilles comme des balles lancées contre un mur ! »

Holopherne, en chantant et riant, a lu les intentions de Judith : « Tu es venue dans le camp pour tuer Holopherne ! » Elle tente de l’apitoyer quand elle découvre qu’elle va être torturée.

DES CARESSES ET DES ETREINTES !
ELLE DOIT S’ETEINDRE SOUS LA VOLUPTE !

Holopherne ne reviendra sur la torture qu’à la scène suivante. «- Pas de torture ! …J’y avais pensé…mais non ! C’est une passionnée. Je veux lui ménager une mort convenable à sa brûlante nature. Je veux qu’elle pense en mourant au bien-aimé qui languit sur son rocher. Tu vas prendre dans ma garde de très beaux hommes…d’autres aussi ! J’assisterai à leurs ébats…Mais recommande à mes braves l’extrême galanterie ! Gare à celui qui frapperait. Des caresses et des étreintes ! Elle doit s’éteindre sous la volupté. Va préparer la fête !  – La fête ! La fête d’amour !»

LE MEURTRE N’EST PLUS DANS TES YEUX !

Dans la dernière scène de ce premier tableau, Holopherne veut libérer Judith afin qu’elle rentre dans sa ville. Les yeux, au moment de le quitter, lorsqu’elle tourne la tête, font changer l’opinion Holopherne. « Viens ! Viens ici ! Le meurtre n’est plus dans tes yeux…Mais tes yeux sont pleins de douleur !…Mais tu restes ? » Judith accepte.

J’AIME L’ODEUR DE LA FEMME !

Les cinq jours sont écoulés quand nous passons au tableau suivant. C’est la fameuse nuit du Zakmoukou et la grande fête orgiaque, « la fête de l’Assouvissement »  de nos assyriens. « Tout l’immense camp titube dans une seule ivresse ».  « On entend une musique dissonante et parfois des chants psalmodiés…passent des ombres petites et démesurément grandes : des hommes, des femmes – l’ivresse, le désir. » Arrive Sisarioch, enivré, qui « aime l’odeur de la femme… pourchasse les filles de cuisine » et veut trainer Ada dans son lit. Mais arrive Holopherne et Sisarioch s’éclipse. Ada est aux anges, « n’êtes-vous pas émue, maîtresse ?…Il souffre. Il vous adore…Il a conquis l’univers ». Judith lui demande de reprendre ses esprits.

IL A LE COEUR D’UN HEROS

Ada et Judith discutent sur la beauté d’Holopherne, grand et majestueux. Ada confirme que toutes les femmes sont folles de lui, « Maîtresse, la nuit, j’entends les femmes crier en rêve le nom du Splendide. » En plus de la beauté, il « est généreux ! Il a le cœur d’un héros. »

Dans la scène IV, Holopherne interroge l’eunuque Vagaoo, rendu ivre par les généraux. « Elle ne m’aime pas ? Dis ! » En tout cas, Holopherne est amoureux et Vagaoo, enivré, ose se moquer de lui, « la bonne lamentation ! » Mais quand il sort son cimeterre, il préfère prendre la poudre d’escampette.

TUE-MOI ! JE VEUX ÊTRE L’HOMME DE TA VIE !

A l’entrée de Judith, Holopherne déclame d’emblée haut et fort son amour : « Je t’aime…Je suis triste, ma Judith, et je t’adore !Je veux ton souffle ! Si ! Donne-moi le feu de ton haleine !»  Judith lui reproche son empressement et sa convoitise. Elle lui fait la leçon, « le désir est beau, merveilleusement beau, mais s’il ne règne pas en maître brutal…s’il est craintif, pudique, dominé par le cœur. » Il se donne à elle en lui donnant sa vie. « Tue-moi ! Tue-moi ! Je veux être l’homme de ta vie ! Toute colère m’a laissé… » Il lui reproche sa sécheresse de cœur. Il sait que tout est perdu. Il n’y a plus qu’à se donner totalement. Il se livre et il attend son bourreau. Il lui donne la méthode et aussi lui explique comment opérer sa fuite. Sur la gorge d’Holopherne, la bouche de Judith redevient humaine. Elle chancelle : « Tu es beau ! Mes yeux te voient mon Holopherne. Tu es beau !…Ne détourne pas tes beaux yeux méchants. Qu’ils sont beaux, mon grand barbare !Possède-moi ! Je suis ta barque !…Prends ta proie dans le noir. Et ce n’est plus Yaoudith, tu entends ! Je suis une femme…une femme…une femme… » Et le second tableau de cet acte se termine sur cette union et sur la voix de Judith qui s’étouffe peu à peu.

HOLOPHERNE DECHIRE LE COEUR DE LA FEMME…IL « AIME »

Le troisième tableau va jusqu’à la mort d’Holopherne. Vagaoo se livre à Judith, il a tout entendu. Il est étonné du caractère et de la fragilité de notre généralissime. « La bête qui dort là, je la croyais plus implacable que la maladie. Et pas du tout ! Holopherne déchire le cœur de la femme, il boit ses larmes et sa jeunesse, mais il se torture avec elle. Il ‘aime’ »

J’AI ENFANTE MON DESTIN

La cinquième scène, Judith rejoint sa destinée en tuant Holopherne, en pleine détresse. En plein sommeil, il rêve. « Soudain l’assassinat ». Dans des murmures et des souffles, le général se meurt. Il faut maintenant fuir avec la fidèle Ada. Après le doute, la gloire. Le triomphe apparaît totalement dans la scène VII : « louange à toi, Dieu de mon père, Siméon ! Par le fer, j’ai brisé les cerceaux de fer, celui de la Tentation et celui du Doute !…Le jour qui se lève est le premier de mes jours ! J’ai enfanté mon destin. La joie de mon cœur bouillonne et déborde…Mais je saurai me contenir… »

Et l’acte finit dans la joie et les rires de Vagaoo qui regarde Judith et Ada s’éloigner.

ADIEU, MON AMANT,
QU’AGITE ENCORE UNE FOIS LA TEMPÊTE !
ET PLEURER JUSQU’A L’EVANOUISSEMENT DES ÂMES …

Le dernier acte commence par le glorieux retour de Judith et la complète défaite de l’armée assyrienne. Dans la seconde scène, Saaph devant la pâleur découvre le changement opéré dans le cœur de Judith. Le beau Saaph, impuissant devant la détermination de retrouver les restes d’Holopherne se donne la mort. « Je meurs pour tout ce que j’ai chéri. Ne te désole pas ! En me frappant à mort, je n’ai fait qu’obéir au plus enivrant appel. » (Acte III, sc. 3) Saaph est un homme avant tout, brûlé par le destin de Judith. « J’ai soif » dira-t-il asséché par le feu que porte encore Judith en elle. Mais Saaph a gagné le renoncement de Judith. Il lui ouvre les yeux par son trépas. Même s’il ne restait que quelques mètres. « Ah ! Son geste a décidé de moi. Je renonce à votre lumière, face, là-bas, dans le vent ! …Adieu, mon amant, qu’agite encore une fois la tempête ! Vos lèvres de glace garderont mon secret. Je reste auprès de toi, frère chéri, pour prier et pleurer jusqu’à l’évanouissement de nos âmes. Nous finirons ensemble. » (Acte III, sc. 3)

En 1922, Henry Bernstein présente sa Judith au Théâtre du Gymnase, aujourd’hui théâtre du Gymnase Marie Belle, dirigé par Jacques Bertin. Il en deviendra le directeur jusqu’à l’entrée en guerre avec l’Allemagne et son départ vers les Etats-Unis. Le premier rôle, Judith, a été attribué à Madame Simone, née Pauline Benda. Voilà ce qu’en dit le critique Gaston Sorbets, dans le n°124 de La Petite Illustration : « Dans l’esprit de l’auteur, l’interprétation de Judith resta immuablement attribuée à Madame Simone. Il y avait là une sorte de prédestination naturelle. Ces élans impulsifs et cette volonté raisonnée, cette ardeur et cette sécheresse, cette souplesse d’acier que M Henry Bernstein a donnés à sa Judith se trouvent dans le tempérament et dans le talent de sa glorieuse interprète qui tient, sans donner la moindre sensation d’un effort, ce rôle qui eût été écrasant pour tant d’autres. » 

Jacky Lavauzelle

FEU LA MERE de MADAME (Feydeau) L’ART DES DERAPAGES CONTRÔLES

Georges Feydeau
Feu la Mère de Madame
(1908 Comédie Royale)

Georges Feydeau BNF Gallica

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’ART DES
DERAPAGES
CONTRÔLES

Un Feydeau c’est comme une course de Formule 1. Nous sommes dans les tribunes et nous savons déjà que nous ne serons pas déçus. Nous savons aussi que Feydeau a toujours réalisé des dépassements brillants et impeccables. La belle mécanique est là, devant nous.

La stratégie de course est toujours la bonne. Il n’attaque pas fort d’emblée, il sait ménager son matériel et ses effets afin d’attaquer dans le milieu du circuit. Sans arrêt au stand. Le Feu la Mère de Madame se passe en un acte. Le circuit sera rapide et les ingrédients seront conséquents : une histoire de couple + la relation avec la belle-mère. Ça pourrait faire cliché, et ça fait cliché. Feydeau  assume totalement. Il a une réputation à tenir. Elle ne faiblira pas. Il faut aller au bout en tenant la pole position, sans relais et sans temps mort.

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 Les Personnages

Au départ, rien ne se passe et tout se place. Les voitures sont là en plein soleil à se regarder de côté. La situation banale, n’est presque pas théâtrale ou sportive. Il l’emmagasine la banalité, la normalité. Le modeste succède au modeste. Georges Feydeau entame une précision diabolique et chaque objet a son importance comme chaque pièce métallique a la sienne dans la réussite de la course. « Intérieur modeste…luxe à bon marché, bibelots gentils mais sans valeur…une chaise…un jupon…une boite d’allumettes et une veilleuse-réchaud…les pantoufles d’Yvonne…les pantoufles de Lucien… » Tout est décrit, ce qui repose sur le lit, à côté du lit, de l’autre côté du lit, près de la cheminée, sur la cheminée…

 

Georges Feydeau par Carolus Duran

Une normalité, mais une normalité bourgeoise où chacun a son domestique. Un domestique ou plutôt un quasi esclave. Domestique que le couple s’évertuera à faire travailler selon ses envies et ses humeurs.  La nôtre se nomme Annette, la bonne allemande à tout faire, à toutes les heures. Pour parler des seins de Madame, question existentielle et fondamentale, c’est le branle-bas de combat. C’est seulement sur un ton ironique que Lucien fait constater à sa femme Yvonne : «  c’est pour lui raconter que tu fais lever la bonne ? » Si elle se permet, ose, la scélérate,  rouspéter, car réveiller en plein sommeil pour des broutilles, les bourgeois s’esclaffent et s’insurgent: « – Quoi « encore » ? Oui « encore » ! Qu’ça veut dire ça, « encore » ? …Et faites de la camomille à monsieur ! » (Yvonne), « (après un moment et sur un ton de ricane) – Ah non ! …ce que tu peux embêter cette fille ! » . Les bourgeois ont un peu de pouvoir, ils en abusent. Quand Annette se permet une remarque sur le mal de ventre de monsieur, « si moussié n’était pas allé faire le bôlichinelle dehors… ! », Lucien, « s’emballant », lui répond sèchement : » Ah ! non ! non ! vous n’allez pas aussi vous mettre de la partie, vous, hein ?…Allez-vous coucher ! … (furieux) Je parle à madame…Ah ! non ! … si les domestiques s’en mêlent à présent ! » Lucien l’appelle, se croyant drôle et grand artiste en devenir, « La Joconde« …

 

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140

Les rapports qu’entretiennent les bourgeois avec la pauvre Annette nous les rendre encore plus antipathiques. Lucien est mauvais coucheur, va oublier ses clés, réveiller sa femme, comparer les seins de sa femme avec ceux d’un modèle, réveiller la bonne,… 

Comme une voiture mal préparée sur une mécanique trop bien huilée, Georges Feydeau va introduire de légers défauts de réglages, des petites confusions avec des décalages temporels, linguistiques, de situation, esthétiques, corporels, sociaux. Et la machine n’attendra plus que l’incident, le quiproquo pour chauffer, s’emballer et enfin exploser. Elle arrivera au bout, mais quand le drapeau à damier s’agitera, la voiture n’aura plus, après moultes sorties de route et de dérapages, fière allure. Pourtant les dérapages sont tous contrôlés.

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 Lacoste Marcel Simon Mlle Cassive

Robert de Beauplan le note dans le numéro de l’illustration du 7 avril 1923, le numéro 140 : « si l’on cherche à démêler ce qui fait l’inimitable originalité de ces œuvres, on trouvera sans doute ceci : empruntant une situation à la vie domestique la plus banale, la plus prosaïque, Feydeau en tire l’occasion d’une énorme bouffonnerie, où jaillit l’intarissable drôlerie du dialogue ; ou bien il imagine comme dans Feu la mère de Madame, un quiproquo qui nous laisse quelque temps dans l’incertitude entre le drame macabre et la farce, pour s’épanouir dans un feu d’artifice de gaîté. Georges Feydeau est un implacable logicien : il applique sa logique à l’être le plus illogique de tous, qui est la femme. Il nous la montre conséquente dans ses propos et inconséquente dans ses actes, et de ce contraste, il fait ressortir, en pince-sans-rire, la plus perspicace des philosophes. »

Mais l’être le plus illogique de la pièce n’est certainement pas Yvonne qui supporte les affres et les fadaises de son mari. Mais tous les deux apportent leurs lots d’incohérences et poussent leurs décalages dans le vaudeville débridé.

En décalant, l’intrigue s’en trouve déstabilisée, presque surréaliste. C’est dans ce déséquilibre qu’une situation en amène une autre, encore plus bancale, et que la recherche de l’équilibre ne se réalisera jamais tout à fait.  Nous avons vu le décalage social entre ce couple qui veut jouer aux riches avec un intérieur désepérément modeste. Lucien refusera de rentrer dans le lit où a dormi la bonne. Quel horreur !

Georges Feydeau Feu la Mère de Madame La Pte illustration n140 G Feydeau avec Marcel Simon et Mlle Cassive

Le décalage sur un mode temporel aussi avec la montre qui n’est pas à l’heure et qui retarde de dix minutes, tous les protagonistes sont réveillés en pleine nuit, Lucien est déguisé en Louis XIV… Il est aussi sémantique, avec la bonne allemande qui  prend le sel pour les sels et qui appelle le waterproof, le  Vatfairepouf, le vrai devient du frais… L’amphitrite, la Néréide,  devient l’entérite, la déesse pour l’inflammation de l’intestin. Le ciel se retrouve sublimé dans le cabinet de toilette. Décalage esthétique, artistique avec une discussion sur ce qui est de l’art et sur ce qui ne l’est pas, le peintre devient le peintre en bâtiment qui repeint les baignoires. Décalage des situations avec la cheminée éteinte qui réchauffe subjectivement le mari trempé qui retrouve l’illusion du feu, décalage des convenances, ce qui se fait et ce qui est à proscrire…

Comme un objet légèrement déséquilibré se mettra à rouler, de plus en plus vite, la pièce prendra son essor. Et elle grossit, grossit comme le crapaud qui, à la fin, explose.

Même si Feydeau utilise le gros fil de la belle-mère et de l’erreur d’adresse, chacun occupe son rôle pleinement. Les difficultés de monsieur sont désormais balayées et les lettres aux créanciers aussitôt envoyées. La joie à peine cachée et difficilement contenue de Lucien fera contrepoint avec la peine réelle  de sa femme. Nous sommes dans le quotidien et Feydeau frôle à chaque instant avec la vulgarité sans y tomber : « Prendre ses personnages parmi les gens d’une bourgeoisie moyenne et terre à terre, choisir des situations vulgaires – mais d’une irrésistible vérité – animer d’une verve folle des conversations extrêmement prosaïques, tirer le fond même du comique, non pas de l’intrigue, mais d’une observation minutieuse, trouver les mots pleins et robustes qui peignent les caractères ; mettre en relief et en pleine lumière d’humbles et quotidiennes vérité ; négliger tout dilettantisme littéraire et tout snobisme mondain pour ne rendre que la vie la plus plate, la plus commune, et la plus déshabillée, n’est-ce pas faire œuvre de réaliste ? » (Robert de Flers, Le Figaro)

Plus rien ne sera comme avant et nous laissons le couple seul, déchiré. La femme se retrouve joyeuse, ce n’est plus elle qui vient de perdre sa mère, mais la voisine. Le mari se désole de n’avoir pas pu régler enfin ses problèmes financiers.

 « Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître. » (Marguerite Yourcenar) Mais avec Feydeau, il nous tarde de revoir encore une nouvelle pièce pour que tout enfin redémarre sur les chapeaux de roue.

Texte paru dans La Petite Illustration n°140 du 7 avril 1923

Jacky Lavauzelle

Miloslav Chlupáč LA SEDUCTION DE LA SOUFFRANCE (Ležicí – 1960)

Miloslav Chlupáč
(1920 – 2008)
Ležicí (1960)Miloslav Chlipac lezici 1960 Musee Kampa Prague Photo J Lavauzelle

 LA SEDUCTION
DE LA
SOUFFRANCE

Dans les années 60, à Prague, les dissidents s’organisent.

L’émulation intellectuelle prépare les événements de 1968.  Antonín Jaroslav Liehm  commence à travailler à la revue littéraire Literární noviny et avec lui Milan Kundera, Ludvík Vaculík, Jan Procházka, Pavel Kohout et Ivan Klíma.

L’œuvre de Miloslav Chlupáč, Ležicí, date de 1960. Point d’origine de l’organisation de la contestation contre le pouvoir autoritaire. C’est aussi en 1960 que la Troisième République laisse définitivement la place à la République socialiste tchécoslovaque. Depuis 1953, le slovaque Viliam Široký préside aux destinées funestes du pays.

Aujourd’hui, La femme qui est là, sans nom, devant nous, couchée dans cette cour du Musée Kampa en compagnie de nombreuses œuvres de sculpteurs tchèques et slovaques, d’Eva Kmentová à d’Olbram Zoubek, en passant par René Roubiček,  ou les boules rouillées de čestmír Suška, raconte aussi cette histoire. La grande Histoire. Mais aussi la sienne, celle des femmes et de toute l’humanité, plus large encore que l’histoire misérable de ce Trou noir des pays communistes.

Cette femme est une douleur qui n’a pas de cri. Le cri s’étouffe dans les langueurs de la Vltava, qui, à côté, sépare le Petit côté (Malá Strana) de la Vieille ville (Staré Město). Le Charentais, Jacques Chardonne disait que « sauf la souffrance physique, tout est imaginaire. » Et c’est vrai que dans cette cour silencieuse, les cris sont étouffés. Des multitudes de cris pour une symphonie de la souffrance. Chlupáč, Kmentová, d’Olbram Zoubek, les êtres sont déchiquetés, soumis, amputés. Nous entendons les pas des visiteurs sur le gravier, nous entendons les oiseaux qui arrivent du pays Moldave, les cris joyeux des enfants qui jouent dans le parc du Musée Kampa.

Elle n’a ni cri, ni bouche, ni yeux. Elle n’a qu’un nez géométriquement parfait. Son visage n’est sensé ne rien exprimer. C’est seulement son corps et sa position qui expriment sa douleur. Le corps parle de la douleur comme il est, en lui-même, réceptacle de cette souffrance.

Le corps est dans le manque. En manque d’organes. Il n’a plus ce qui lui permet, ordinairement, naturellement, de s’exprimer. Comment, dans cet état minimal, peut-il nous dire quelque chose ?

Dans cette entière soustraction, l’être parle mieux. C’est quand le temps est compté que les mots dits sonnent, résonnent et s’amplifient. Le moins apporte le plus, le plus dense, plus de compact, plus de sens. Il ne lui reste que le nez, organe passif. Comme est passive, voire soumise, sa position. Presque dans l’attente du coup final, de l’exécution.

Ne plus savoir si elle souffre ou si elle se repose. Elle est là, couchée sur ce gravier trop gros, terre cuite isolée autour des miroirs déformants, des sculptures ouvertes et coupantes, autour d’une forme laiteuse où s’emprisonne un tronçon de bois. Si elle bouge, une lame ou des boules pourraient encore l’écraser et l’anéantir.

Miloslav Clupac Lezici M Kampa Prague détail Photo J Lavauzelle

Il lui manque quelque chose. Une statue, celle d’Eva Kmentová, semble être sa sœur ou sa mère. Celle de   Chlupáč est couchée sur le côté, légèrement. La souffrance vient aussi de sa mutilation. Il lui manque les mains et les pieds. Elle ne peut donc plus marcher, donc partir vers un ailleurs et ne plus pouvoir écrire ou faire. La création est amputée. La statue s’enfonce un peu plus dans la terre, le gravier s’écarte. En l’aspirant, le bras se lève.

La beauté blanche et la tranquillité de salle contrastent avec l’ampleur et la violence des corps mutilés. Ils bougent, autant qu’une statue peut bouger. Ils se retournent, se redressent. Du moins, ils essaient. Ces tentatives sont là, à chaque seconde reproduites. Les instants ne changent pas la forme de la douleur, ils l’amplifient.

Mais les oreilles sont rares. L’époque a changé et les douleurs différentes. Les statues sont là, pour beaucoup, inexpressives. Les cris seraient enfermés à jamais dans l’histoire, dans une histoire que nous ne comprendrions plus, d’une autre histoire qui ne serait plus la nôtre. Il ne resterait que des corps, des statues que l’on aimerait positionner dans son jardin.  Il ne reste que l’esthétique des rondeurs, voire de la féminité.

Mais, bien sûr, la souffrance se montrera toujours. Dans nos esprits. Dans nos mémoires. A l’œil qui s’ouvre, l’être qui souffre parlera car « personne ne saurait en finir. On peut changer de souffrance. On ne peut supprimer la souffrance. » (Henri Troyat)

La même année, en 1960, il créera Torso, qui ne possède plus que le tronc, un tronc blanc, massif.

En regardant le titre, la première fois, « Ležicí », inclinée, j’ai lu « lže » au lieu de « lež », autrement dit, « elle ment ». Est-ce que ce plan mentirait ? La position serait une position de repos si nous n’avions cette amputation et, plus que l’amputation elle-même, la position de la tête. Elle se lève vers le ciel. Elle tire sur ses épaules afin de donner une posture des plus inconfortables. La souffrance est belle et bien là, qui s’exprime.

La terre cuite qui la compose marque sa fragilité et la petite inscription, sous l’œuvre, indique bien «prosím, nedotýkejte se », « s’il vous plaît ne touchez pas ». L’œuvre dans sa souffrance et sa fragilité est bien plus humaine que beaucoup de spectateurs pressés dans la course mécanique, le temps de quelques clichés, des lieux à faire, dans ce petit centre de Prague.

Elle reposera ce soir, la nuit tombée, dans le calme de cette nuit fraîche encore mais claire. Elle reprendra, dans le répit nocturne, un instant, une minute afin de se regarder dans les miroirs déformants de Milan Dobeš et découvrir un autre possible, plus gai et plus heureux.

Une autre pancarte devrait être apposée : « Prosím, poslouchejte !», s’il vous plaît, écoutez !

Jacky Lavauzelle

 

Lukáš Rittstein : QUAND L’ORIGINE FECONDE L’AVENIR

Lukáš Rittstein
 Tanči (Danse)
Anči, (2005 – Musée Kampa Prague)

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Quand l’origine
Féconde l’avenir

Réalisées en toile souple, blanche et laquée, les sculptures de Lukáš Rittstein sont devenues le porte-étendard d’une marque, leader mondial du plafond tendu. Nous nous attendons à un travail marketing, entre publicités et paillettes. Une évidence pourtant s’oppose à cette mise en avant médiatique. Une lecture plus intime de l’œuvre aborde d’autres thématiques qui nous concernent tous, éthiques et environnementales. Greenwashing, éco blanchiment, peut-être. Mais les messages ne sont pas dissimulés.

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Les sculptures de Rittstein s’inscrivent dans un cycle nommé Manop – Le premier et le dernier. Les sites consacrés à ces sculptures citent toujours la même réplique, alors citons-la une fois pour toute : « Au bout de la civilisation vous apprend le plus sur vous-même et sur la civilisation ». Il y a de la pédagogie dans l’air. Notre civilisation serait-elle à ce point si confuse ?  

Un des souhaits de l’artiste serait donc de joindre, de lier, de délier  le début, l’alpha,  la non-contamination, la virginité, la naissance de l’humanité, la tribu, la localisation et la survie,  l’art brut et l’oméga, la modernité, la publicité, le commercial, la mondialisation, les matériaux industriels. Un début et une fin. Une complexité à la recherche de l’élément. Elémentaire, mon cher Lukáš  ?

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Comment donc joindre les deux bouts, jeter un pont entre l’alpha et l’oméga ? Comment comprendre notre parcours, en donner une lecture ? L’œuvre de Rittstein met le doigt sur nos oppositions, nos contradictions, par les origines, par les couleurs, le blanc et le noir, ou le marron, les matières, le souple et le dur, les genres, le féminin et le masculin, le yin et le yang. Ce n’est plus un pont, mais un viaduc. Revenons un instant sur son parcours esthétique et littéraire.

De 1991-1997 a étudié à l’Académie des Beaux-Arts de Prague et dans les années 1997-1999 à l’Académie des Arts de Prague. En 1999, il a reçu le prix Chalupeckého Henry (Cenu Jindřicha Chalupeckého). Dans la période qui va de 1997 à 2008 il part avec le photographe et peintre Barbara Šlapetová expédition en Nouvelle-Guinée pour les tribus autochtones.

Quand tout nous paraît illisible, voire confus, le mieux est de se ressourcer, de revenir au point de départ. Tenter le retour. L’autre alternative : fuir et foncer tête baissée… 

Le choix de Rittstein : revenir sur des fondamentaux de notre civilisation. Rittstein n’est pas parti pour s’isoler du monde mais pour le reconquérir, à sa manière. « Ce qui fait le charme et l’attrait de l’Ailleurs, de ce que nous appelons exotisme, ce n’est point tant que la nature y soit plus belle, mais que tout nous y paraît neuf, nous surprend et se présente à notre œil dans une sorte de virginité. » (André Gide, Journal) Nous reparlerons de cette virginité plus tard.


Leur livre de ces chemins Pourquoi la nuit est noire  (Proč je noc černá)  a reçu le prix 2005 de Magnesia Litera  (prix littéraire tchèque, http://www.magnesia-litera.cz/  ). Sur le site nous pouvons lire : « Autoři jsou věrohodnými tlumočníky výpovědí příslušníků dvou kmenů žijících v rozdílných biotopech Nové Guineje. Ve vysokohorské oblasti nebo v nížině deštného pralesa. Setkali se s nimi v několika expedicích v letech 1998 až 2002. Seznamujeme se s životním během lidí, jehož samozřejmou součástí je i kanibalismus. Vstupujeme do míst legend a duchů, kde se transcendentno a reálno mísí v neoddělitelném spojení. Cestujeme časem zpět po vlastní vývojové linii do doby kamenné a objevujeme nové morální kodexy a hodnotové systémy. Získáváme i nové vidění a měřítka pro hodnocení civilizace vlastní. To všechno v rámci syrové, znepokojivé autenticity rozhovorů, které pronikají hluboko do nitra papuánské duše a nevyhýbají se žádné životní situaci. Silný dojem je umocněn skvělým, většinou černobílým, fotografickým doprovodem, který tvoří organickou součást výpovědi. V něm se jistě uplatnilo vzdělání autorů, kteří jsou absolventy Akademie výtvarných umění. Kniha má příkladný grafický design. Závěrem: velmi zdařilá i vyzrálá knižní prvotina.”  (« Les auteurs témoignent sur  deux tribus différentes de la Nouvelle-Guinée, l’une dans les régions montagneuses et l’autre  dans la forêt tropicale de la plaine. Ils ont participé à plusieurs expéditions de 1998 à 2002. Ils se sont  familiarisés avec ces peuples, où le cannibalisme est  une composante naturelle. La légende, le mystère et la réalité se mélangent et sont  inextricablement liés. Nous voyageons dans le temps et suivons son développement à partir  de l’âge de pierre afin de découvrir de nouveaux codes moraux et systèmes de valeurs. Tout est dans les entretiens empreints d’authenticité et qui pénètrent profondément l’âme papoue. Cette forte impression est renforcée par l’utilisation du noir et blanc,  excellent contrepoint   photographique, qui s’intègre parfaitement au témoignage. En cela, il a certainement appliqué à l’écriture les techniques de l’Académie des Beaux-Arts de Prague. Le livre a une conception graphique exemplaire. Un début littéraire très réussi et mature. » (trad JL))

En 2010,  Lukas Rittstein revient avec Barbora Šlapetová pour une participation au pavillon tchèque pour la World Expo 2010 de Shanghai, le projet représentera l’harmonie entre urbanité et nature. Nous retrouverons le désir de symbiose entre les extrêmes. Même s’il est vrai que la nature envahit de plus en plus nos villes et inversement. Les deux s’interpénètrent continuellement, et les villes les plus urbanisées, comme La Grande Motte, intègrent des parties conséquentes aux espaces verts.

P4140277Dans Tanči, l’œuvre qui se trouve au Musée Kampa de Prague, nous retrouvons un tronc d’arbre rougeâtre et massif inséré dans une mâchoire blanche, entre deux crocs laiteux. Des éclaboussures sortent de l’arrière de cette matière blanche. Le blanc virginal, symbole de la paix, semble, a priori, bien inoffensif. Il se transforme pourtant, sorte de plante carnivore, en véritable monstre carnassier. La réalité n’est pas dans l’évidence comme l’habit ne fait pas le moine. Il faut donc se méfier des apparences, trop souvent trompeuses.

Le blanc n’est pas une couleur, mais une valeur. Le blanc s’obtient dans l’addition des couleurs, il n’oublie rien. La somme anéantit les couleurs qui la composent.   « Parfois une sage-femme, en inspectant de la main la virginité d’une jeune fille, par malice ou maladresse ou malheur, la lui fait perdre. » (Saint Augustin, La Cité de Dieu (420-429), I, XVIII) La nature, virginale, se retourne devant la brutalité, symbolisée par le tronc, l’arbre coupé de ses racines et de ses feuilles, par l’arbre mort, matière inerte.

La matière, les océans, le vent, le feu résistent. La nature maltraitée reste toujours la plus forte, au final. « La niaiserie, l’ignorance ou la peur, fût-elle même celle de l’enfer, ne forment pas les vierges. Ou du moins cette sorte de virginité me paraît aussi bête que l’espèce de chasteté obtenue par la castration. » (Georges Bernanos, Les grands cimetières sous la lune)

L’origine dans sa complexité contient des oppositions invisibles à l’œil. La douceur maîtrise la force du tronc. Le lisse contient le rugueux. Mais aussi la matière technologiquement pure ne saurait oublier la matière première par excellence, le bois.

La sculpture dénonce la déforestation mondiale et nous renvoie aussi au travail de Jean-Pierre Dutilleux avec une tribu, les Toulambis, et son reportage de 1979, Tribal Journeys. Dutilleux qui continua avec Sting son combat contre la déforestation en Amazonie notamment, lors de la tournée du Chef Raoni Metuktire.

Jacky Lavauzelle

Régis GIGNOUX : L’APPEL DU CLOWN (1923 au Théâtre du Grand Guignol)

Régis GIGNOUX
L’APPEL DU CLOWN
(Théâtre du Grand Guignol – le 23 mars 1923)

Régis Gignoux L'appel du clown 1923

 

 

 

 

 

 

BIM-BOUM-BEM-BAM-BOM-BÂOOOOOOOOO !!!!!!!

 L’Appel de la forêt, The Call of the Wild, le livre de Jack London sort en 1903 ; le livre suit les pattes du chien Buck qui finira par revenir vers une meute dans le Yukon et devenir enfin un mâle dominant. Notre mâle dominant se nomme Punch (M Gobet) et il attire la Dame (Jane Ader) dans L’Appel du clown, la pièce de théâtre en un acte jouait pour la première fois à Paris en 1923. Le Yukon glacial devient le Théâtre du Grand Guignol.

 

Gignoux L'appel du clown

Comme le loup dans sa forêt du nord-Canada, Punch lance un cri bestial et sauvage.  Ce cri peut enflammer un cœur désespéré. Un moment de fascination extrême et c’est tout le mondequi  bascule. Ce n’est pas son talent, son physique de clown, ses instruments, «-Non, c’est au moment où la salle éclate de rire, se tord en tire-bouchon que j’ai vu votre amoureuse, toute pâle, l’œil fixe, la narine dilatée, les lèvres tremblantes…au moment où vous reculez du piano, comme poursuivi par une bête, et où vous faites « bim-bem-bim-bâo » !  Je ne sais pas faire…ça commence par un cri de chien à la patte cassée, puis c’est un barrissement d’éléphant, un carillon d’amygdales, et votre voix finit en borborygme… »Bim-bem-boum-be-bi »…(Il tousse) Non…Je ne sais pas faire… (Le Monsieur) – Bim-boum-bem-bam-bom-bâooo ! (Punch) – Merveilleux ! Vous savez, vous ! Vous faites ça à volonté, sans effort…Je vous envie…Parce que j’ai essayé …Oui, monsieur…Elle a voulu que j’essaie…elle a exigé…Tout un après-midi, j’ai cherché, j’ai travaillé, j’ai gargouillé. Vous riez ! …Je vous comprends…Résultat : je me suis déchiré la gorge, avec inflammation de la glotte. (Le Monsieur) » (Scène 1)

Ce Bim-boum-bem-bam-bom-bâoo, c’est l’inexplicable, l’incompréhensible. Le trou noir de l’intelligence. Ce rien qui fait perdre tous les moyens. Cet appel de la forêt. Ce retour de l’animalité. L’appel du loup pour que la meute se forme et que les couples s’accouplent. Ce moment d’étrangeté qui accapare le réel et le domine, le soumet. Le Monsieur pose la question à Punch, le clown : «  Mais, entre nous, pourquoi est-ce bim-bada-boum qui l’a ravie, qui l’a affolée, qui l’a appelée ? Elle oublie tout, elle méconnaît tout pour répondre, à cet appel d’un inconnu, d’un rigolo, l’appel du clown…Comprenez-vous cette attraction, ce mystère, ce symbole ? » (Le Monsieur, Scène 1)

Régis Gignoux théâtre du Grand Guignol

Régis Gignoux se réfère au plus célèbre des clowns, Grock, le clown suisse, qui, dès 1922 fait sa tournée en France à L’Empire. Il utilise pour habiller Punch la même grande veste et le pantalon trop large qu’utilisait parfois Grock dans ses spectacles. Comme lui, il est reconnu et parcourt le monde entier. Il ne peut proposer à le Dame amoureuse qu’un rendez-vous dans plusieurs mois, plusieurs années. A la femme dans l’attente, il lui répond que, au mieux, il aura son premier jour de libre en 1926, trois ans plus tard : «  « Regarde ! …Encore huit jours ici, puis l’Angleterre, Londres, Manchester, Liverpool, matinée et soirée tous les jours…Oh ! la ! la ! …Après Copenhague, Stockholm…Christiania, pays pas gais, mais le change est bon…puis l’Amérique : que des chemins de fer, mais rien à faire dans le Pulmann à cause des nègres. Donc, 1923, 1924, on n’en parle pas ; 1925, toujours là-bas ; 1926, Paris du 4 au 7 janvier… » (Punch, scène 4)

Le clown Grock en 1903

Il arrivera à faire pleurer la Dame et de cette vie qu’elle imaginait merveilleuse et trépidante, à force de la rendre terne, routinière et usante : « – Le thé ! Cochonnerie ! Ça coupe l’appétit. Et je dîne de bonne heure. Faut que j’aie digéré avant mes quarante minute de bastringue…Alors bifteck, légumes verts, compote et une vieille bouteille d’Evian…C’est triste le succès. Il nous prive de tout. Je ne peux pas risquer d’être malade. Dans nos métiers, la vogue dure entre cinq et dix ans. Si tu n’as pas fait ta pelote, tu finis malheureux dans les boîtes. Alors, tu comprends, pas de blagues avec le travail, comme je disais au Monsieur ! » (Punch, scène 4)

A force de noirceur, la Dame retrouvera son homme, toujours là, à attendre, « Elle a eu une grande déception…Elle a fait un mauvais voyage…Heureusement que vous l’attendiez à la gare… » (Punch, scène 5) Et c’est dans les bras de son homme qu’elle repartira. Et Punch partira dans un « Bim-boum-bem-bam-bom-bâoo !. »  tonitruant. La belle est désormais vaccinée.

La notoriété de l’artiste, les feux de la rampe en attirent plus d’une dans les raies des lumières des  projecteurs. Mais l’aventure n’est pas où l’on croit : « Voici cet « envers du music-hall » cher à Madame Colette. M Régis Gignoux, lui aussi, oppose la réalité à la façade trompeuse. Mais il ne montre pas d’humbles détresses sous le sourire fardé, ni la mélancolie de la vie errante parmi les chambres d’hôtel solitaires et sans feu. Son clown qui a tourné la tête d’une jeune femme romanesque, est un gentleman méticuleux, soucieux de sa forme et de son hygiène et de son confort, qui tient registre de ses déplacements plusieurs années à l’avance et administre son art en parfait commerçant. La bohème, c’est bon pour la littérature : M Régis Gignoux, plus véridique, nous donne une leçon de bourgeoisie dans une loge de pitre. » (Robert de Beauplan, La Petite illustration n°158 du 18 août 1923)

 

L'appel du Clown 1923

Bien au contraire, Punch sait qu’il a tous les pouvoirs sur ce cœur ensorcelé. Il peut agir à sa guise. Mais il a vu le mari, malheureux et profondément amoureux dans sa loge. Il se doit, depuis le début, de démythifier son personnage. Elle ne le voit pas lui, mais elle voit une icône, un cri. Il la reconduit sur le bon quai de la gare. Il sait qu’il ne pourra que la rendre malheureusement et qu’elle l’aime pour de mauvaises raisons. Le clown a du cœur. Comme dans Tour est bien qui finit bien, de William Shakespeare, à la comtesse qui dit au clown qu’il restera un faquin calomniateur, celui-ci répondra  :  « Je suis un prophète, Madame, et c’est par le chemin le plus court que la vérité doit être dite. » (Acte I, scène 3)

Jacky Lavauzelle

TOROS R. ET LE GENOCIDE ARMENIEN : LES CONVOIS DE LA MORT

Հայոց Ցեղասպանություն
LE GENOCIDE AMENIEN (1915-1916)
LE MEMORIAL DU GENOCIDE ARMENIEN
PAR TOROS R.
(Aix-en-Provence)

Mémorial Génocide Arménien Aix en P Toros R (3)

 LES CONVOIS
DE LA MORT

Après le Déluge, la barque de Noé retrouve la terre ferme sur le Mont Ararat (Արարատ), symbole national arménien. Ararat se retrouve désormais dans le district turc de Daroynk (Դարոյնք). Mais d’autres déluges, naturels et humains, sont là qui attendent de balayer la nation Arménienne.

Mémorial Génocide Arménien Aix en P Toros R (4)

 

« Il y a tellement de choses à raconter » lâche un rescapé du Génocide Arménien dans le film de  Laurence Jourdan. Il y a tellement à dire que les mots se retrouvent à ne plus vouloir sortir devant l’immensité de l’horreur. Comment parler du Mal ? Comment parler de ses proches qui sont tombés devant soi ? Mais les mots finissent par sortir. Toutes les oreilles n’entendent pas encore, mais les mots sont là. Même de la bouche de Saha, à qui l’on avait tranchée la gorge, les mots sortent. Et les visions d’horreur se succèdent. L’Enfer est là. Des hommes ont commis de tels actes. L’homme centenaire se lève et évoque comment il dormait debout dans ce chaos. Se coucher s’était mourir.  Comment dans les corps égorgés qui flottaient et qu’il voyait se trouvait peut-être celui de son père. Le choc est là. Entre les corps égorgés et jetés dans les rivières, ceux affamés découpés par les aigles et les chacals, ceux jetés dans les précipices, ou simplement abattus comme des chiens, ceux vendus comme esclaves et ceux entassés sous des amas de corps, parfois encore en vie. Ces massacres sont ceux d’une horreur de notre histoire, à nous humains, de l’Horreur, dans une Anatolie démembrée et chaotique au cœur d’un monde plongé dans la première guerre mondiale. Une horreur dans le chaos du monde.

Certains auront la chance de survivre à l’indicible comme les 4200 sauvés par l’Amiral Dartige du Fournet, avec son croiseur Guichen, dans la pointe nord de la Baie d’Antioche en 1915. Les rescapés seront sauvés et verront enfin le bout du tunnel à Port-Saïd, mais garderont les stigmates de l’horreur à jamais dans leur chair et dans leurs nuits. Ce sauvetage ne lavera pas l’inaction des grandes puissances mais participera à la reconnaissance par le monde entier, sauf de la Turquie, du génocide.    

Mémorial Génocide Arménien Aix en P Toros R (2)

« Il y a tellement de choses à raconter » et il faut les raconter.  C’est arrivé aux portes de l’Europe, un déferlement inouï de haines et de violences sur ces Arméniens des six provinces qui se transforment en de terribles Provinces-abattoirs, comme le soulignera Leslie A. Davis (La province de la mort).

A Alep, en Syrie, est né, le 12 décembre 1934, le sculpteur Toros R. pour Toros Rast-klan né Toros Rasguelénian. A Alep, nœud de l’horreur génocidaire,  où les déportés arméniens survivants épuisés se retrouvaient, ceux de l’Anatolie Occidentale, après avoir transité par Konya puis Bozanti, ceux de l’est et du sud-est passés par Ra’s al-‘Ayn ( رأس العي), ceux du nord, ceux de Sivas (Սեբաստիա) , de Kharpout (Խարբերդ),  ou de Muş (Մուշ) qui traversèrent le camp de transit de Malatya (Մալաթիա) . A Alep, l’horreur ne finit pas. La route des supplices continue. Les rares survivants n’auront toujours pas fini leur calvaire. Ils repartiront, les uns vers le désert de Syrie, les autres vers celui de Mésopotamie.

Nous sommes en pleine guerre et de nombreux wagons sont réquisitionnés par l’armée. Mais le plan de déportation est établi et scrupuleusement respecté par les autorités. Les Arméniens partiront, à pied jusqu’à ce que mort s’ensuive.  Le Comité d’Union et Progrès de Constantinople établira même son centre opérationnel à Erzeroum (Կարին) afin de mieux planifier et contrôler le bon déroulement des déportations. Ce comité n’ayant pas trouvé de réelle solution finale que trouveront quelques années plus tard les nazis. La solution sera donc, in fine, l’épuisement des corps. Mais le corps résiste. Et la vie s’acharne quelquefois contre le plan systématique des Turcs.

 Entre la Mer Noire et la Mer Caspienne, la population arménienne d’Anatolie a été massacrée, torturée, déplacée entre 1915 et 1916, perdant près des 2/3 de ces membres.

Mémorial Génocide Arménien Aix en P Toros R (6)Le film de Laurence Jourdan, Le Génocide Arménien,  s’ouvre sur un vieil arménien de 101 ans, Artem Ohanian,  qui raconte : « Les Arméniens ont été tués comme des moutons. Nous avons été persécutés de diverses manières. On nous a éliminés avec toutes sortes d’armes. Les Turcs nous traitaient de traîtres d’infidèles. Qu’avions nous fait ? Quelle faute avions-nous commis? »

Au milieu des empires, au milieu des turbulences de la guerre, du bouleversement des alliances, les Arméniens se retrouvent seuls dans  une Arménie elle-même déchirée entre le Caucase et l’Anatolie, entre Erevan (Երևան) et Van (Վան).  L’arménien est la seule langue indo-européenne dite agglutinante. L’Arménie  agglutine aussi de nombreux handicaps. Il y a plus aujourd’hui d’arméniens dans la diaspora que dans le pays lui-même, indépendant depuis 1991. Il est enclavé entre trois acteurs majeurs : les Turcs, les Russes et les Perses. Le peuple arméniens a subi les occupations multiples et incessantes, des Partes, des Arabes, des Byzantins, des Mongols, des Perses, des Ottomans, des Russes, puis des Soviétiques. Des tremblements de terre meurtriers dont le dernier a fait 30 000 morts.

Les Arméniens, différents par la culture, la religion, un christianisme monophysite que l’on retrouve en Ethiopie, où le Fils à une seule nature divine, la langue, mélange de grec et d’araméen, cristallisent les vexations, les rancœurs des turcs depuis le démantèlement de leur territoire enclenché depuis leur échec à Vienne. Et peu importe si les Arméniens participent de plus en plus à la vie du pays, voire au gouvernement, peu importe s’ils sont nombreux à participer entre décembre 1914 et janvier  1915 à la bataille de Sarikamis afin de reprendre la ville de Kars (Ղարս) aux Russes. Peu importe si Enver Pacha, ministre de la guerre et généralissime de l’armée impériale écrit à l’Evêque de Konya, le 26 février 1915 : « les soldats arméniens ottomans remplissent consciencieusement leurs devoirs sur le théâtre de la guerre, ce que j’ai pu constater de ’visu’. Je vous prie donc de transmettre l’expression de ma satisfaction et de ma gratitude à la nation arménienne, connue de tous temps par son attachement au gouvernement impérial ottoman. »

Mémorial Génocide Arménien Aix en P Toros R (1)

Les préjugés sont là, tenaces. La population turque musulmane subissant des vexations militaires, des démembrements successifs, les pressions de l’Entente dans les Dardanelles, la pression des russes sur le Caucase entendront et verront les quelques arméniens qui se rallient aux russes ou ceux qui s’opposent à l’injustice de l’impôt sur les non-musulmans et à l’inégalité en droit des communautés religieuses. Il faut un bouc-émissaire afin de ressouder le sentiment national. Tous les Arméniens deviendront des traîtres et des ennemis.

Déjà entre 1894 et 1896, le panislamisme d’Abdülhamid II donne un avant-goût du génocide avec le massacre de 250000 arméniens. En 1908, suite à l’arrivée au pouvoir du mouvement Jeunes-Turcs, et à la victoire des unionistes sur les fédéralistes libéraux, 25000 arméniens de Cilicie sont massacrés à Adana. Il faut purifier la Turquie en éliminant tous les infidèles. Il faut désormais turquifier l’Anatolie. Les minorités n’ont plus leur place. Il faut les déplacer et les délocaliser. Viendra le moment des grandes déportations où les arméniens, souvent à pied, subiront le calvaire, les exécutions, les attaques des kurdes, la famine et la mort.

A Aix-en-Provence, entre deux lieux importants et très fréquentés, la Place du Général de Gaule et la Place François Villon pour les aixois, au bout du célèbre Cours Mirabeau, se trouve dans un endroit calme et reposant la statue de Toros, le mémorial aux victimes du génocide Arméniens de 1915. Sur un socle imposant, l’homme est à genoux, la tête inclinée. La vie est encore là. La chemise déchirée, les genoux écartés, l’homme reste stable et une puissance émane du corps. Le corps, à l’image de la nation arménienne, résiste, contre toutes les atrocités, les combats et les coups du sort. La résistance est là et les bras se lèvent. L’homme épuisé ne baisse pas les bras. Au contraire. Il luttera jusqu’à son dernier souffle.  

 Une sculpture digne et belle, comme peut être beau, dans sa grandeur, ce sentiment de dépassement.  Alors que frappe le tortionnaire, la victime se grandit. Après le long calvaire et le long cheminement vers la mort, les arméniens et les arméniennes finissent par tomber. Mais le poing est là qui se tend.  Il faut regarder devant, maintenant, sans oublier le passé douloureux. « Il faut savoir, coûte que coûte, Garder toute sa dignité Et, malgré ce qu’il nous en coûte, S’en aller sans se retourner Face au destin qui nous désarme.  » (Charles Aznavour, Il faut savoir)

 Jacky Lavauzelle

Letter from an Unknown Woman Max OPHÜLS : JUSTE AU BORD DE LA MEMOIRE (Lettre d’une inconnue 1948 )

MAX OPHÜLS
LETTRE D’UNE INCONNUE
Letter from an Unknown Woman
(1948)

  max ophuls Lettre d'une inconnue 1948

 

JUSTE AU BORD

DE LA MEMOIRE

 Comme pour ce vin de Valpolicella, dans la chaleur de la Vénétie,  ce « premier vignoble en descendant des Alpes », « les italiens le disent si bon avec les  vignes, les racines dans la vallée qui regardent la montagne», Max Ophüls  vendangera la vie d’un être sensible, à fleur de peau. Un être  amoureux éperdument, aveuglément de la montagne Brand. Une vendange dans une fixité ou une accélération vertigineuse du temps au bord du précipice. Dans le monde entier sans pour autant partir de Vienne. Le film s’enfoncera dans les ombres du passé, dans la nuit de Vienne. Une Vienne désertée où erre une âme qui a perdu sa montagne.  La lumière éclatante des premières images de l’enfance laissera, peu à peu, la nuit envahir l’écran et les cœurs.  

Carol Yorke et Joan FontaineStephan Brand (Louis Jourdan) en décachetant la lettre de  Lisa Berndle (Joan Fontaine) se lave le visage. Il ne sait pas encore ce qu’il a fait. Il va découvrir l’étendue du désastre causé par sa frivolité et sa vie débridée. Il fuit. Il fuit devant ses responsabilités comme il fuit le duel qui l’attend à l’aube : «L’honneur est un luxe réservé aux gentlemen…Je sortirai par derrière » Il n’a pas fui que son adversaire, il a  fui la femme qui l’a aimé toute sa vie, qu’il a marqué à jamais une inconnue, il a fui sa vie. Il va bientôt apprendre qu’il vient de tout perdre.  « Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. J’ai tant de choses à vous dire et peut-être si peu de temps…Je dois trouver la force d’écrire. Quand j’écrirai, il apparaîtra peut-être  que ce qui nous est arrivé avait une raison dépassant notre entendement. Si vous recevez cette lettre, vous saurez comment j’ai été à vous, quand vous ne saviez ni qui j’étais, ni même que j’existais. Je crois que nous avons deux naissances, le jour de notre naissance et quand commence notre conscience. Rien n’existe réellement dans mémoire avant ce jour de printemps où je vis une voiture de déménagement devant chez nous. »

Leo B Pessin et Joan Fontaine

Mais Lisa pense encore qu’il n’existe que deux naissances ; elle ignore encore  la troisième naissance, l’ultime naissance.

La première, celle de l’enfance, est un jardin clôturé d’une haute muraille. Des sons, des couleurs, des formes, des odeurs le parcourent. A force de longer cette cloison, nous y découvrons, un jour, une faille, la faille. C’est une ouverture qui bientôt se refermera derrière nous, définitivement. Nous la prenons inconsciemment, comme poussés. Lisa découvre la faille de son jardin d’enfance dans le déménagement de Stephan.  Le jardin est oublié quand, parfois, le chant d’un oiseau ou l’odeur d’une fleur échappée de la muraille nous feront revivre, éternelle madeleine, quelque chose de notre de nos origines.

 A qui peuvent bien appartenir de si jolis objets et de si somptueux mobiliers ? Qui peut jouer du piano aussi divinement ? L’enfance n’existe plus, d’ailleurs Max Ophüls ne la filme pas. Ce qui nous structure fondamentalement dans nos premières années est subitement balayé par quelques notes de piano et de douces dorures sur un meuble. Le temps ne compte plus, c’est l’instant qui est important. Nous sommes vers 1900. Le temps indiqué lui-même est incertain. Qu’importe. Ce n’est pas important. Par contre, le temps de la répétition de musique est attendu. Ce miracle qui illumine l’âme. C’est Le moment de la journée. Celui qui donne son sens à l’attente, à la journée, à la vie. En se balançant dans le jardin, elle tourne la tête rayonnante afin de voir la fenêtre d’où vient la douce mélodie. Il est dans sa musique, dans sa carrière, dans son prochain récital. Elle n’est plus, déjà, qu’à lui. Chaque legato lui coupe le souffle et chaque note appuie sur une zone précédemment vierge de son âme.

Lettre d'une inconnue Max Ophuls 1948 (1)Quand il termine brutalement son morceau, mécontent de lui, elle sursaute de sa balançoire comme si le coup entrait dans la chair. Elle rembarre son amie Marie (Carol Yorke) énervée de ce bruit musical. Cette amie, toujours dans le jardin avec ses jeux d’enfant, parle encore des garçons qui la taquinent à l’école. Peu importe l’âge que cet homme peut bien avoir, pour le moment, « il doit être vieux, je suppose ». Car de cette écoute, qui cristallise déjà l’ensemble des attentes et des désirs,  jaillira un feu d’artifice en découvrant l’inconnu, jeune et beau. Le mur de l’enfance s’est définitivement refermé.

Lettre d'une inconnue Max Ophuls 1948 (5)

Dans l’attente de la première vision, des bruits d’oiseaux envahissent la petite cour. Ces bruits, c’est son âme joyeuse, tellement excitée et survoltée,  qui envahit l’espace environnant ; un espace qui devient mélodieux et rallonge un peu plus le plaisir du piano. Le bonheur ne doit pas s’arrêter là. Un sourire, un merci et un bonjour et la pauvre Lisa est lardée de plaisir. Elle voudrait garder à jamais cette position et tenir pour toujours la poignée de porte entre ses doigts tremblants.

Cette deuxième naissance sera la plus belle et la plus douloureuse. C’est celle de l’attente et de l’espoir. Celle aussi où les déconvenues et les chagrins la marqueront à jamais. Sans jamais perdre patiente, Lisa attendra sous la pluie, dans la neige, son bien aimé. Elle a trouvé son dieu.

Voir son amant deviendra son unique obsession. Préparer ses tenues, repasser, apprendre à danser, apprendre les bonnes manières, connaître la musique et l’histoire des musiciens,  toutes les actions n’auront que ce seul et unique but. Être prête pour le grand jour de la prochaine rencontre. Lisa n’est même pas jalouse des conquêtes de Stephan. 

Elle est déjà au-delà. Presque dans un rêve. Et quand sa mère lui demande continuellement « Où es-tu, Lisa ? » Elle n’est déjà plus dans la pièce depuis ce tout premier jour de la rencontre. « En réalité, je vivais pour ces soirs où vous étiez seul et où je me disais que vous jouiez seulement  pour moi. » La rencontre est des plus intimes, sans la présence des corps. La musique relie les doigts à l’âme et pour Lisa, ce sont  « les heures plus heureuses de (sa) vie ».

Tout se résume à une question : comment faire pour le voir ? Le jeudi, c’est le jour du grand ménage, le jour des tapis. La poussière doit sortir des moindres mailles de la plus petite carpette. Tout le monde s’y met, sauf Stephan, absent pour la journée. Trouver le moyen de rentrer, de pénétrer dans ce paradis de la musique et de l’amour. Le tapis devient la clé d’entrée. Ce tapis enroulé devient magnifique et sublime quand son amie n’y voit qu’un simple tapis lourd et poussiéreux.

A son premier grand départ, celui pour Linz, avec le remariage de sa mère (Mady Christians) avec Monsieur Kastner  (Howard Freeman), ressemble à un véritable coup de tonnerre. Elle se sauve de la gare et revient en courant dans son immeuble, comme asphyxiée, à la dérive. Elle a perdu son oxygène, sa raison de vivre. Elle reste devant sa porte, couchée comme un chien qui attend son maître. Stephan arrive avec une nouvelle conquête. Vaincue, elle partira.
« Il ne me restait rien. J’allai à Linz ».

 

Lettre d'une inconnue

Quand un prétendant de Linz, jeune militaire promis à une grande carrière militaire, lui demande sa main, elle refuse. Elle n’est pas libre. « J’ai seulement dit la vérité. J’ai dit que je n’étais pas libre. »  Lisa a déjà officialisé sa liaison platonique viennoise. Ses rêves sont devenus si forts qu’ils en deviennent réels. « Mes pauvres parents, pour eux c’était la fin, pour moi, c’était un nouveau commencement. » Le retour à Vienne, le retour vers Stephan, « c’était notre ville », la ville hors du temps, la ville de ses rêves et de ses phantasmes. Le retour s’annonce donc lumineux et glorieux, nécessairement.

Mannequin chez Madame Spitzer (Sonja Bryden), elle donnera corps à sa féminité, toujours dans « l’apprentissage » afin de devenir la femme parfaite qui séduira Stephan.  Elle attire les hommes, mais elle se réserve pour le grand jour, elle se réserve pour l’homme de sa vie. Et le grand soir arrive. Seule dans l’attente, dans le froid et la neige. « Je vous ai déjà vue avant. Il y a quelques soirs. » Sa mémoire ne va pas plus loin, mais elle s’en moque. C’est déjà ça. Elle est tellement heureuse de passer ces minutes avec sa divinité.  Il veut se présenter, elle l’arrête. Elle le connaît tellement, si profondément. Depuis le temps. Il se dit que, tôt ou tard, il faudra bien savoir où aller, se donner un but ; mais elle, elle s’en moque. Peu importe le lieu, elle baigne dans l’ivresse de sa présence. Qu’ils soient là ou ailleurs, tant qu’ils sont liés. 

Être à ses côtés, être l’objet de toutes ses attentions. Lisa est au Paradis et elle réalise ses rêves les plus fous. « Je n’arrive jamais où je veux aller » lui lâche-t-il, bateau perdu dans la multitude de ses désirs et de ses amours. Elle, elle sait qu’elle est arrivée au port. Elle compte bien s’y arrimer longtemps. Le plus longtemps possible. Tout est si simple pour elle.  Stephan doit décommander sa soirée, élaborer les mensonges pour une certaine Lili, la femme de sa soirée, reporter un rendez-vous. Il reporte au lendemain, élabore des scénarios quand elle, toujours près de la porte, attend le cœur battant. Le temps déjà, pour elle, s’est arrêté.

Quand il lui demande si elle est libre le lundi, elle lui répond qu’elle n’a aucun rendez-vous prévu. Lui non plus.  Il se confie et devient enfin lui-même. Tout a commencé très vite, « trop vite, peut-être » avouera-t-il.  Il ne s’aime pas vraiment, non plus : « il est plus facile à plaire aux autres qu’à soi-même ». Elle a trouvé sa faille. Il n’a toujours pas trouvé ce qu’il cherchait. Elle a touché le point sensible. « Depuis quand êtes-vous dans mon piano ? Ne dites rien. Vous devez être une sorcière, qui peut se faire toute petite. »

La fleur qu’il lui donne sera, comme Vienne est devenue sa ville, sa fleur. Tout ce qu’il touche ou qu’il donne devient, de facto, sacré. Dans la fête foraine, désertée et froide, elle lui avoue préférer l’hiver, parce qu’  « au printemps il n’y a rien à imaginer ». C’est le manque qui donne de la présence, comme cet amour qui s’est forgé dans l’attente.

Le voyage immobile dans la fête foraine s’arrête bien entendu à Venise, la Sérénissime, capitale des Amoureux, puis en Suisse voir le « Matterhorn », le Cervin. Pour elle, « il n’y a jamais eu de voyages… », pas plus à Vera Cruz qu’à Rio, « pas plus qu’au soleil de minuit». Les villes, elle les connait par les prospectus illustrés de son père, qu’il rapportait de son agence de voyage, et par les programmes musicaux des villes où Stephan jouait.

Les voyages par les publicités, la gare en carton, les figures de cire, voilà ce qui compose l’univers de Lisa. Mais elle est comblée, peu importe si tout cela est factice puisque son amour est réel, authentique. Au contraire, il n’apparaît que plus solide, plus dur dans ce monde improbable. Quand, le soir, son père, mettait son habit de voyage, ils partaient tous, en rêve.  Elle s’étonne encore de tout. Lisa, petite fille de Vienne, n’a toujours pas grandi.

Elle ouvre les yeux devant ce bonheur qu’elle attendait depuis si longtemps. Gravir une montagne comme le Matterhorn ? Pour quoi faire ? « Pourquoi aimez-vous l’alpinisme ? » Pourquoi chercher si haut ce qu’il y a à côté de nous et qui nous tend les mains ? « Sans doute parce qu’il y a toujours une montagne plus haute que les autres ». Comme il y a toujours une dame plus belle que les autres et toujours un cœur solitaire à prendre et à consoler. Tous les pays sont visités ; alors, la machine repart. « Revoyons les décors de notre jeunesse ». Le temps et l’espace se réduisent à un lieu, le wagon, à cet unique point. Le monde tourne autour d’eux. Et le temps ne semble plus avancer. Il s’est arrêté. Lisa, blottie dans le creux de son wagonnet est la plus heureuse du monde. Le temps s’est tellement dilaté qu’ils n’en ont même plus conscience. La danse qui suivra épuisera tous les musiciens. « Comment pourrions-nous danser ainsi, sans avoir jamais dansé avant ». Ils tournent dans la félicité. Ils sont dans leur monde et, donc, en dehors du monde.

Pour que cet état dure encore, qu’il ne s’agisse pas que d’un rêve, il lui fera promettre de ne pas disparaître. Elle se colle contre le piano et le regarde tendrement. Elle se couche aux pieds du piano, comme elle se couchait devant sa porte. Elle regarde ses doigts parcourir à toute vitesse le clavier. Elle est heureuse.

Elle aura sa revanche. La femme qui monte les escaliers avec Stephan, c’est elle, enfin elle. Oubliées les autres.  Il n’y a plus qu’elle. Elle est Sa femme qui va bientôt s’abandonner dans ses bras.  Le mouvement de la caméra fait la même rotation au-dessus de l’escalier, comme avant quand elle l’attendait, cachée dans le couloir, pour  observer les différentes dames.

Le départ de Stephan pour un spectacle à la Scala de Milan est annoncé et l’absence ne durera  que  deux semaines. Ce ne sera pas long. Pour elle, c’est d’une éternité qu’il s’agit. Un espace infini.  « Je serai là à votre retour » lui lâche-t-elle sur le quai. C’est entendu, où pourrait-elle aller et que pourrait-elle faire sans lui. Sinon attendre son retour et compter les secondes qui les séparent. Elle ne parle plus que dans le souffle, le nom répété de Stephan s’étouffe dans sa gorge et comme si l’air venait à manquer.

Deux semaines ! Stephan lui crie sur le quai, deux semaines ! Elle le sait déjà : « ce train vous faisait sortir de ma vie ! »  Viendront la nouvelle solitude et l’espoir. Viendra l’accouchement d’un petit garçon. « Je voulais être une femme qui ne vous ait rien demandé ». Elle ne veut que donner. Donner son temps, son corps et son cœur, sa vie.

Pour faire vivre son fils, elle se marie avec  Johann Stauffer (Marcel Journet). Mais neuf années s’écoulent entre la naissance et le mariage. Pas une image, quelques photos de l’enfant que Stephan regarde à la loupe, à la fin du film. Le temps sans Stephan ne compte plus, ne vaut rien. Pas un seul plan, pas un seul raccourci. Comme si le temps repartait le jour du bal, où les deux amants se rencontrent à nouveau.  « Je le sais maintenant, rien n’arrive par hasard. Chaque instant est mesuré et chaque pas est compté »

« Je vous ai vue quelque part, je le sais. Je vous ai observée dans votre loge.» Il ne l’a pas oubliée totalement. Mais dans la somme de ses conquêtes, qui est-elle ? Dans quel concert ? A Vienne ? Il y a si longtemps. Il sait qu’elle peut l’aider. Il cherche, il fait défiler les visages, ceux qui sont « juste au bord de la mémoire. » Elle ne le laisse pas indifférent. Il sait qu’elle est différente des autres, « Qui êtes-vous ? » Il sait qu’elle est importante pour lui, mais en guise d’aide, il la remet en danger dans son couple. «Vous avez une volonté, LisaVous pouvez faire ce qui est juste ou détruire votre vie» lui prévient son mari. Mais Lisa n’a pas de volonté quand il s’agit de Stephan, elle est à lui comme la balle est au fusil. « Je n’ai de volonté que la sienne ! » lui répondra-t-elle.

Quand son fils doit partir, il prend la même gare que Stephan et doit, lui aussi, partir pour deux semaines. Comme elle a perdu Stephan, elle perdra son fils. Celui-ci mourra d’une épidémie de typhus, pour avoir pris, par erreur, un wagon en quarantaine à cause de cette infection. La boucle du temps se referme. « Deux semaines, deux semaines », lui crie son fils. Comme Stephan dix ans plus tôt.  En se retournant, les grilles de la gare semblent l’emprisonner dans son destin, ou l’empaler dans sa peine.

Elle revient dans le même café et rachète les mêmes fleurs blanches. Comme un rituel. Le temps dans sa boucle s’arrêtera-t-il à nouveau. En reprenant les fils, ses pas la conduiront à lui. Il suffit d’y croire et de fermer les yeux. De rentrer dans le flux et se laisser bercer par les vagues. Le corps reviendra sur la plage et le bateau retrouvera son port. Quand elle rentre dans l’appartement de Stephan, la porte grince. Toujours le même grincement, le même que le premier jour ; ce jour où elle est entrée, seule, pour découvrir l’appartement. Rien de plus rassurant. Et l’émotion la saisie quand elle retrouve, d’un coup, toutes les odeurs et les bruits d’avant, quand elle peut toucher à nouveau le piano.

« Vous êtes ici, et le temps pour moi vient de s’arrêter » et c’est Stephan qui parle. La boucle du temps vient de les reprendre ; ils sont synchros. Ils sortent du temps, tous les deux. Une statue grecque que Lisa regarde fait dire à Stephan que « les Grecs vénéraient un dieu inconnu en espérant sa venue. Le mien est une déesse. ..Pendant des années, je ne me réveillais pas sans me dire : ‘peut-être aujourd’hui, ma vie commencera vraimentParfois cela semblait si proche. Je suis plus âgé et je comprends mieux »  Mais il ne comprend pas que la solution est à ses côtés. Il est encore à la limite. Il est à deux doigts de résoudre le problème qui le mine. Et Lisa attend, son souffle pousse comme pour lui donner la solution. Mais rien ne vient. Désespérément.  Et c’est toujours elle qui, mal à l’aise, change de sujet, détourne la conversation. La révélation est reportée. Sans cesse. Lui, voit la beauté de la femme qui lui fait face, sa robe magnifique.

Les mots vont sortir. Elle n’en peut plus. Il faut qu’ils sortent. « Je suis venue ici pour vous dire…de nous ! » « Nous ne pouvons pas être sérieux si tôt.» Les mots ne sortiront pas, ni ce soir, ni jamais. Ils n’ont jamais été si près. La limite de la limite.  Et la question du voyage reprend : « Vous voyagez beaucoup ? » La musique mélodieuse devient inquiétante. Le temps vient de se réenclencher. La boucle est repartie comme dans un manège infernal. Elle sait que tout est perdu. Définitivement. Quand il assure qu’il « a pensé à elle toute la journée », elle n’en peut plus, elle qui pense à lui depuis tant d’années, nuit et jour.  Ses yeux se referment. Elle a mal, mais lui continue sans se rendre compte du désastre. « Vous vous sentez seule ? » Toutes les questions sont autant de poignards qui plongent dans son cœur et son ventre. Il l’assassine à petit feu.

« J’étais venue vous parler de vous. Vous offrir toute ma vie. Vous ne me reconnaissiez même pas » écrira-t-elle.  Les fleurs posées sur la table, resteront là. Mortes. « Je ne sais plus où je suis allée. Le temps est passé devant moi. Ni en heures, ni en jours, mais dans la distance entre nous» Le temps s’est accéléré qui emporte son amour, son fils et sa vie. Son fils meurt sans savoir qu’elle était là. Mais seul son corps était là. Elle n’était déjà plus de son monde. Elle avait lâchée prise. La partie était finie. … « Si vous aviez reconnu ce qui vous avez toujours appartenu ? Trouvé ce qui n’était jamais perdu. Si seulement… »

Stephan a compris. Enfin. Le valet de Stephan, John (Art Smith), muet, regarde, fidèle, ce maître aveugle à l’amour qui s’offre à lui. John pourrait dire tant de choses.  Il est la bonne conscience muette de son maître. C’est lui qui écrira le nom de Lisa à son maître. La limite vient d’être dépassée. Mais l’histoire ne se terminera que dans l’au-delà.

La troisième naissance viendra par la mort de Lisa. Elle prendra vie dans l’esprit de Stephan. En se retournant, au petit matin du duel qui l’emporte vers une mort certaine, il voit la jeune Lisa, comme au premier jour. Souriante et timide, lui tenant la porte, se cachant presque derrière. Il sourit. Il sait que maintenant il va la retrouver, que maintenant il la comprend. Il sait que Lisa est l’amour de sa vie. « Nous ne possédons éternellement que ce que nous avons perdu » (Ibsen) Stephan part vers sa mort, mais désormais il sait qu’il ne lui manque rien.

 

Jacky Lavauzelle

Lettre d’une Inconnue Max Ophuls
Letter from an unknown woman Ophuls

 

Karen BRAMSON – Le Professeur Klenow : LA LAIDEUR DE L’AMOUR

Karen BRAMSON
 Le Professeur Klenow
(1923)

Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (1)

 

 

 

 


L
A LAIDEUR DE L’AMOUR 

 Dans le Temps du 31 août 1917, en pleine guerre, entre des articles sur Verdun, la situation militaire, un Hommage à l’armée de Verdun, la colonne centrale est occupée par un écrivain danois. Alors que la bataille de Verdun vient de s’engager menée par Général Guillaumat depuis une dizaine de jours focalisant l’attention des lecteurs, un critique s’intéresse à la sortie de la traduction d’Une Femme libre, le livre d’une femme, Karen Bramson.

Pour qu’un tel livre fasse la Une dans de telles conditions, il faut vraiment qu’il s’agisse d’une femme d’exception. « Mme Karen Bramson est une femme de lettres danoise, qui a donné des témoignages publics de sympathie à la cause de la France et des alliés. Elle ne fait nul mystère de ses sentiments dans son roman : Une femme libre, qui a eu grand succès dans les pays scandinaves, et qui vient d’être traduit en français ? A de bien rares exceptions près, et qui ont fait scandale, les représentants de l’intelligence, en quelque pays que ce soit, n’en ont point avec l’ennemi. Mme Karen Bramson est aussi une féministe ardente, ce qui n’est nullement incompatible avec la faculté de juger sainement la grande guerre européenne. »  

 La pièce, Le Professeur Klenow, en trois actes, est présentée le 18 avril 1923 au Théâtre de l’Odéon. Un autre journaliste du Temps, André Rivoire, accueille cette nouvelle production de Karen Bramson : « Ce drame poignant met en scène avec une rare puissance une sorte de Quasimodo intellectuel…Sobrement et fortement exposé, puis conduit par l’auteur jusqu’au dénouement avec une sûreté aussi impitoyable que celle du principal personnage. » Le personnage principal, le Professeur, est joué spécialement par Paul Reumert, un acteur du Théâtre Royal à Copenhague, « le plus réputé parmi les acteurs actuels du Danemark » (Robert de Beauplan, la Pte Illustration n°148).

 Ce critique émet alors une critique de fond sur l’œuvre : «  L’œuvre de Mme Karen Bramson s’élève fort au-dessus des productions courantes de notre théâtre. Elle ferait honneur à nos meilleurs dramaturges. Il semble, d’ailleurs, qu’elle se rattache par certains côtés, à notre tradition romantique. Ce n’est pas sans raison qu’elle a évoqué un rapprochement avec Quasimodo. Nous retrouvons en Klenow l’antithèse de la hideur physique et de la passion. Au dénouement, Klenow cesse presque d’être horrible pour atteindre à une certaine sublimité. Son amour exclusif jusqu’à la plus atroce cruauté a vaincu tous les obstacles, il a triomphé même de la Beauté. Le monstre peut provoquer son absolution tragique : « Créateur, je te pardonne ! » Mais aussi, une influence nietzschéenne se fait sentir dans la pensée de Mme Karen Bramson. Si la douce et tendre Elise est condamnée à mourir, c’est qu’elle a eu pitié. La pitié est une faiblesse qui entre en conflit avec les lois inéluctables de la nature. Klenow, dont l’égoïsme « surhumain » ignore ma pitié, reste vainqueur. Est-ce à dire que Mme Karen Bramson condamne la bonté ? Non. Mais elle ne se fait pas d’illusion sur le sort qui l’attend. Et c’est précisément ce sacrifice volontaire qui fait la grandeur d’Elise. »

Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (2)

 

D’autres critiques relèvent le rapprochement évident au premier abord avec Quasimodo. C’est le cas d’André Antoine (L’Information) : « Ce qui fait la valeur de ce drame, ce que nous avons admiré, c’est la force, la profondeur et l’analyse des sentiments de Klenow, sa progressive descente vers une odieuse cruauté, l’infernale ingéniosité de la torture imposée à sa victime. Ce moderne Quasimodo apparaît aussi pitoyable et magnifique que l’autre.»

 L’œuvre présente deux personnages attachants, car mouvants : le Professeur Klenow et Forsberg, le père d’Elise (Mlle Clervanne), joué par Firmin Gémier. Elise, la fille protégée par le Professeur et le sculpteur Eric Wedel, joué par Jacquin, sont les éléments stables de la pièce, donc prévisibles. Ces deux derniers sont beaux et jeunes ; ils s’aiment. Elise et Eric sont mis en relief par les deux personnalités fortes que sont le Professeur et Forsberg. Par exemple, la description de la belle et tendre Elise se transforme dans la bouche du père en un personnage beaucoup plus complexe : « Et puis elle ressemble à sa mère, la misérable. Ce n’est pas cela qui pouvait améliorer les choses ! La même bouche vicieuse…Les mêmes yeux de colombe innocente…La mère est morte, mais elle revit dans la fille, qui doit expier. » 

Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (3)

La pièce s’articule sur l’opposition des deux hommes et sur l’ascendant du Professeur sur Eric, son meilleur ami, au moins au début de la pièce, et Elise, qu’il a sauvé des mains et de la maltraitance de son père.

 Regardons de plus près ce Professeur et Forsberg. Le professeur Klenow est un homme réputé dans son Université ; philosophe, il écrit sur les femmes.   Son livre, la Philosophie de la femme, élabore une théorie sur la femme : «Le mensonge est l’élément le plus puissant de tout ce qui constitue l’être féminin. Il en est le parfum, la couleur, la splendeur et l’essence même. C’est l’étincelle qui enflamme le désir du mâle. » (Cité par Forsber à l’acte I). Cette philosophie est appliquée dans la vie et dans son raisonnement : « –Vous pensez que j’ai menti ? » (Elise)  « –Tu es femme, mon enfant. » (Klenow, Acte I)

Le reste de ses théories sont basiques comme par exemple : « C’est la loi de l’univers même. Tout est lutte entre le plus fort et le moins fort. Les faibles ont la petite consolation de croire, quand ils sont vaincus, qu’ils s’inclinent par générosité ou par pitié. » (Acte III)

 Karen Bramson Le Professeur Klenow 1923 (4)

C’est justement le mensonge, qu’il attribue à la femme dans son être-même, qui constitue le personnage de Klenow. Sa parole change du premier au troisième acte, et dans les actes eux-mêmes. Il manie l’ironie et il est très difficile de savoir ce qu’il pense. Présenté comme l’être aimant par excellence au début de la pièce, il deviendra un tortionnaire, jouant sur sa force de persuasion. La seule à lui garder de l’admiration sera sa bonne, Marie, jouée par Madame Theray. « Heureusement, monsieur ne pense pas un mot de ce qu’il dit ! » (Marie, Acte I). Il ne prend pas de gants avec elle, elle s’en offusque souvent : « C’est un peu fort, tout de même, de me dire ça à moi, qui ne pense que du bien de monsieur et à l’honneur de monsieur … Jamais personne ne m’a parlé ainsi. Trahir ! C’est beau de tenir de tels propos après tout mon dévouement…» (Acte III) Elle lui trouvera toujours des excuses, même le jour où elle se retrouve mise à la porte par le Professeur. En fait, c’est la seule qui l’aime réellement, éperdument : « Alors, c’est sérieux ? Monsieur me donne congé…après tant d’années…et tant de…affections ? » (Acte III) Cet amour de Marie pour Klenow, Elise, seule le verra : « Est-ce que j’ai détruit pour vous …un espoir ? » Cette Marie, la bonne, femme de ménage, et la bonne et honnête femme du premier acte, changera de comportements et d’attitudes dans le second acte pour accompagner Klenow, pour ne pas le perdre, jusque dans sa méchanceté : « il y a longtemps que je me suis jurée de ne jamais abandonner monsieur…le pauvre homme ! J’ai bien vu son frère qui était aveugle, lui aussi…J’ai été sûre que ce malheur épouvantable arriverait aussi un jour à monsieur. C’était la même sorte d’yeux, tout rouge…et la même façon de regarder et de clignoter. J’ai fait semblant de ne pas le croire, mais je m’y attendais tout le temps. Le pauvre cher homme. »  Et Elise de réponde : « il aurait été moins malheureux avec vous, Marie. » (Acte III)

 Klenow a une obsession : la beauté, posséder la beauté. Il est la laideur personnifiée. Il est capable de tout pour l’accaparer, payer, mentir, mourir. La beauté, dit-il est éternelle, y compris celle des corps. Lui est le corps qui se décompose, il est la finitude du réel « Une jolie femme ne devrait jamais mourir. Toute beauté devrait être éternelle, c’est la création sublime…Regarde-toi ! Tourne-toi de tous les côtés…et dis-moi si ton cœur ne va pas éclater de joie en comprenant que tu es un chef-d’œuvre de la nature, le modèle parfait du corps féminin. » (Klenow, Acte I)

 Cette beauté peut faire exploser l’ordre qui entoure si bien le professeur. Il se veut un grand théoricien et logicien de la vie. Il travaille dans une pièce « meublée avec un goût sévère, des livres et des papiers partout. » (I)… « Vous savez combien j’aime avoir tout en ordre. J’achète toujours deux parapluies à la fois, pour le cas où j’en oublierais un dans le tramway… » (Acte I) « Je veux qu’on exécute mes ordres. Si cela ne te convient pas, tu peux t’en aller. » (Klenow à Elise, Acte I). Il a ses habitudes : « Je lui ai dit cent fois qu’elle devait être là quand je rentre. » (Klenow, Acte I)

 Il manie donc le double discours et l’ironie, et, en bon philosophe détestant la laideur qu’il incarne, surtout sur lui-même. Il se moque de son corps, de ses yeux malades et apprécie les caricatures sur son personnage : « Regardez ! C’est drôle…hein. Je n’ai jamais vu une chose plus ressemblante. Voyez ces jambes tordues, ce dos de travers et cette tête en boule…Quel magnifique bouffon je fais ! Ah ! la la ! (riant amèrement.) C’est tout à fait ma délicieuse silhouette quand je descends l’escalier de l’Université, le cou dans les épaules et les doigts de pied en l’air… Le brûler ! Vous êtes folle ! C’est une œuvre d’art de tout premier ordre ! Quelques traits de crayon démontrent que je suis la créature la plus ridicule sur terre. C’est le grand art ! Je n’arrive pas dans mon plus gros livre à ridiculiser mes semblables avec une telle force.» (Acte I)  …. « Du reste, pour admirer passionnément la beauté humaine, tu n’as qu’à me regarder, moi ! » (Klenow, Acte I). Son ironie va jusqu’à la pensée de sa mort : «je m’achétera à l’avance un confortable et coquet cercueil capitonné de soie, et je me composerai une épitaphe pleine de tendres éloges…pour que tout soit prêt à temps. » (Acte I). Il sait qu’il n’est pas bon mais intéressé. En fait, les autres pensent qu’il en rajoute : « Je ne suis pas bon. Je fais ce qui me plaît, voilà tout. Si quelqu’un en bénéficie du même coup, tant mieux. » (Klenow, Acte I)

 Cette laideur met donc en relief la beauté du corps d’Elise. Il réunit les contraires. Il se joue des oppositions. Comme dans son discours qu’il aime voir affronter par d’autres esprits. Et c’est avec Forsberg qu’il s’en donnera à cœur joie.

 Leur rencontre s’opère dans le premier acte. Intéressé fondamentalement par l’argent, la présentation qui en est faite ne trompe pas : «C’est un homme de cinquante ans, pauvrement habillé ; son attitude révèle une certaine éducation, mais on lit sur son visage les traces de toutes les bassesses qu’engendre la poursuite incessante de l’argent. Il s’incline profondément devant Klenow », Forsberg se présentera comme détaché des choses si matérielles : «Je déteste l’argent, cette idoles des canailles, qui nous piétinent, nous autres grandes âmes ! … «Je comprends votre étonnement. Sous ce veston misérable vous ne pouvez deviner la chrysalide qui enveloppe un penseur mille fois supérieur à ceux qui se font habiller chez un penseur à la mode…Je sais l’impression que je fais. »  (Acte I) « Mon idole à moi, c’est la Sagesse ! » (Acte I) « Je m’incline, quoique je me sente votre égal. » (Acte I)

Voilà comment il se présenterait s’il avait une carte de visite : « ‘Théodore de Forsberg, âme noble râtée, génie philosophique avorté.’ Et en dessous…deux points…  ‘Par suite des lamentables nécessités terrestres, petit marchand de vins, mais, grâce à son sens pratique de grande envergure, fraudeur en gros…’ Car, en vertu des lois de l’instinct de conservation, je me permets de bien baptiser mon vin avec de l’eau de source. » (Acte I)

« Je veux donner à mon fils une situation importante et enviable dans la société maudite qui m’a exclu du festin. Je veux lui préparer le magnifique spectacle des dos obséquieux, courbés, tremblants devant son pouvoir de faire du mal…Ah ! Quel doux rêve ! Voilà mon secret, monsieur le professeur…voilà ce que vaut ma cupidité, mon avarice et tout le reste. » (Acte I)

 Et Klenow n’est pas mieux. L’argent pour lui, c’est Elise. Son désir, la posséder. Non pas dans sa chair, mais dans son âme. Qu’elle soit là, à côté de lui. « J’ai réussi à déchirer le voile qui enveloppait ton esprit. Je t’ai fait entrevoir ce qu’il y a de plus puissant au monde : la grande passion, celle qui ne craint rien, qui ne s’arrête devant rien, qui suit sa voie jusqu’à la mort. Prouve que ton amour est plus puissant que le mien…et tu auras le droit de me quitter. Mais tu es encore là, devant moi…Aujourd’hui, encore tu n’oses pas suivre ton désir. » (Acte III)

Karen Bramson (6)

 Mais Elise ne veut pas mourir. Elle veut vivre avec son Erik Wedel. Mais elle est prisonnière. Prisonnière physiquement, dans le même appartement. Prisonnière dans la pensée d’absolu de Kleenow. Si elle part, il se tuera. Elle aura sa mort sur la conscience éternellement. « Tant que je serai vivant, il ne t’aura pas ! » (Acte III) Elle aura tué l’homme qui l’a sortie des griffes de son père. Si elle reste, elle devra attendre les derniers jours de ce professeur qui se dit mourant. Mais l’amour possessif de Klenow le garde en vie, le stimule : « je reste encore attaché à cette existence lamentable, je supporte encore de vivre comme une misérable épave humaine, pour être près de toi, pour entendre le son de ta voix. » (Acte III)

 Mais le choix de Klenow enferme Elise, qui n’accepte ni l’un ni l’autre. Son amour pour Erik ne se sera pas rendu possible dans la mort d’un homme. Vivre avec Klenow, montre d’égoïsme, n’est pas possible non plus. « Je comprends votre force, égoïste cruel. Vous appelez cela amour, de me voler mon bonheur…de me menacer…me torturer…Il avait raison…une telle vie …est pire que la mort. » (Acte III)

 C’est donc la mort qu’Elise choisit, sa mort. Klenow regarde ce corps sans vie et murmure : « Elle est à moi…je l’ai prise…La beauté m’a été sacrifiée…Créateur…je te pardonne. »

 Sa folie des grandeurs va jusqu’à ce pardon qu’il donne au Créateur lui-même. Ce n’est plus le Pardonnez-moi ! Il prend la place du divin qui vient de recevoir sa victime en offrande. « C’est trop fou pour ne pas être vrai. » disait Klenow dans le premier acte, mais si « la Raison c’est la folie du plus fort. La raison du moins fort c’est de la folie.» (Eugène Ionesco, Journal en miettes)

 Klenow n’était ni le plus doué, ni le plus intelligent, mais le plus acharné et le plus impitoyable. Il croyait aimer. Mais à trop étreindre, il a étouffé et enchaîné l’amour pur qui naissait dans son nid. Il est désormais seul, aveugle et fou. Il n’aura plus « la petite pression amicale des doigts » mais la « main inerte ». Il ne lui reste plus, dans sa folie, que son imagination. Il faudra qu’elle soit puissante et forte pour l’emmener loin, comme dans ce début du troisième acte où il disait à Elise : « Je savoure des imaginations magnifiques ! La laideur des réalités n’a plus de prise sur moi. Je suis devenu poète, Elise. J’aborde avec avidité les impressions extérieures…je les devine…et j’en tire secrètement de superbes images. Toi, je te vois partout. Et partout tu m’accompagnes avec un tendre sourire. N’est-ce pas, je suis heureux ? Je vois tes cheveux de soie…tes yeux, ces deux saphirs…ta peau pâle comme une fleur de pommier, les lignes de ton corps sculpté comme un marbre. Tu es la dernière chose vivante que j’ai vue. Je voulais que tu fusses la dernière. L’avare veut garder ses richesses dans la tombe !… »

 Ce tendre sourire a disparu. S’il est encore là, sur ses lèvres mortes, il est pour un autre. Lui, l’avare de l’amour, n’emportera dans le tombeau que son corps mutilé, sa folie et son âme malade.

Jacky Lavauzelle

 

La Petite illustration n°148 du 9 juin 1923

Pièce représentée pour la première fois au Théâtre de l’Odéon le 18 avril 1923

QU’EST-IL-ARRIVE A BABY JANE ? (ALDRICH) AU-DELA DES LUMIERES…

Robert ALDRICH
Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?

(What Ever Happened to Baby Jane? 1962)

  Au-delà des
lumières…

 Qu'est-il arrivé à Baby Jane ALDRICH

Un enfant dans la lumière, qui plonge dans les ténèbres. Une enfant dans le ciel, en cette année 1962 où John F. Kennedy lance son «We choose to go to the Moon ». En cette année où les Etats-Unis perdent l’étoile la plus brillante du cinéma, Marylin Monroe. En cette fameuse année-là de Cloclo où le ciel s’obscurcit avec, dans l’œil du cyclone, la crise cubaine. Nous sommes au cœur d’une autre crise où, dès l’enfance, chacun installe sa batterie de missiles.

 Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (1)

C’EST MOI QUI GAGNE L’ARGENT !

Une enfant qui crie, dans l’ombre de la scène, à son père comme au public : « c’est moi qui gagne l’argent ; je peux donc avoir ce que je veux ! » Une enfant dans la lumière de l’argent du spectacle et du show-business.

 Robert Aldrich pose une question dans le titre, comme une enquête policière. Notre Baby Jane a changé. Quelque chose s’est passé. Oui, mais quoi ? What Ever Happened to Baby Jane? Dans ce monde d’étoiles et de séismes, Aldrich installe sa loupe sur un couple de sœurs maudites. Au cœur de la plaie ouverte, entre la lumière de la gloire et les ténèbres de l’oubli.

DE VERITABLES REPLIQUES DE BABY JANE

La loupe d’Aldrich  contemple le petit monde d’Hollywood autour duquel tournent des starlettes, des producteurs affairés et des célèbres inconnus, un monde du business où les tréfonds des enfers ne sont jamais si loin de l’Eden.

Baby Jane Huston, la petite fille (Julie Allred), enfant star du music-hall, se multiplie à l’infini, à l’envi, clônée dans des poupées à sa taille, « n’oubliez pas, votre véritable Baby Jane vous attend à l’entrée, il vous suffit de la demander. Et dites à vos mamans que chacune de ces authentiques poupées sont de véritables répliques de votre Bady Jane Hudson ».
Son image se projette de tous côtés en autant de morceaux d’elle-même. Elle ne s’appartient plus. Elle est une marchandise. Elle ne se résume plus qu’à une chanson et à être une poupée inexpressive. Déjà, elle montre dans ce spectacle une mécanique sans âme, une répétition de pas calculés. Baby Jane est un automate, une belle mécanique mais qui chante déjà faux.

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (2)

JAMAIS JE N’OUBLIERAI

C’est son père qui se couche, honteux et mal à l’aise, devant la volonté de Baby Jane, mais qui s’affirme devant la timidité et l’indécision de la sœur, Blanche, en lui hurlant : « qu’est-ce que tu crois ? Je le dis toujours, c’est la faute des parents. »  

Blanche sera consolée par sa mère (Anne Barton) : « C’est toi qui as de la chance, Blanche. Un jour, tu attireras l’attention du public. Je veux que tu traites Jane et ton père, mieux qu’ils ne te traitent. Essaie de t’en souvenir.»  Elle s’en souviendra toute sa vie.  Les dents serrées et le visage perdu, les yeux fixés dans le lointain, les mots sortent : « Jamais je n’oublierai ! Je n’oublierai jamais !» Entre soumission et lutte, le combat de Blanche engage sa survie. Elle doit maîtriser un fauve affamé de scènes et de sunlights.

 I’ve written a letter to Daddy

Quant à son père (Dave Willock), accaparé par le succès de sa fille, trop content d’être assis sur une pépite, se montre  complétement dépassé dans son rôle de père. Quand le succès de Baby Jane disparaîtera, ce sera un complet traumatisme.
A la disparition inexpliquée du vedettariat, s’ajoutera les trahisons du public et de sa sœur.
 Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (7)Elle restera seule avec sa chanson fétiche dans la tête,  « J’ai écrit une lettre à mon père , I’ve written a letter to Daddy ». Un père déjà mort, dans la chanson, « son adresse est au ciel » ; à qui elle  dit « I love you ».  

LES ETOILES AUSSI MEURENT UN JOUR

Baby Jane n’est plus un ange. Elle ne l’a jamais été. Dès son plus jeune âge, elle se montre comme une véritable peste qui n’en fait qu’à sa tête. Peu importe si le public, témoin de ses crises, commence à se détourner d’elle. Elle s’en moque.  Elle fait sa colère car elle veut sa glace et elle l’aura.

La sœur, Blanche, la brune, reste dans l’ombre, déjà muette et victime des caprices de sa sœur, presque fascinée par la naissance de ce monstre terrifiant. Baby Jane trône, victorieuse et fanfaronnant,  petite reine à qui personne ne cherche à limiter ses désirs et ses caprices. La gloire sera bien éphémère et la carrière de l’enfant prodige  sera stoppée nette, déjà remplacée par sa sœur. Commencera l’involution rapide et un retour difficile sur terre. Les étoiles aussi meurent un jour. Et Baby Jane Hudson (Bette Davis) va revenir des étoiles au monde et du monde à Hollywood,  et d’Hollywood à la terre ferme.

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (4)

UN DECHET ! UNE NULLITE !

Les producteurs supporteront difficilement Jane, véritable boulet que supporteront afin de pouvoir faire tourner Blanche (Joan Crawford). En 1935, elle sera devenue la véritable grande star. Baby Jane sera le boulet attaché à la cheville de sa sœur, capable uniquement de pondre des navets, grâce à un contrat de Blanche qui les y oblige : « faire un film avec Baby Jane pour un film avec Blanche ».

 Le résultat : « un déchet, la nullité que cette Baby Jane ! », « Elle a un accent du sud comme moi ! », « personne ne voudrait voir la fin du film ! », « Elle ne peut pas arrêter de boire !», «  cette fille si sensible vient de descendre six caisses de scotch du studio, sans parler du reste», puis la chute s’accélèrera, entraînant dans son sillage sa sœur : l’accident, la maison, l’étage, le lit, le lit de torture, la faim et la mort.  

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (5)

C’EST A L’ASILE QU’ELLE FINIRA !

La haine de Jane sera plus tenace encore. Les producteurs qui sortent d’une représentation d’un film de Jane sont formels : « c’est à l’asile qu’elle finira ! »

IL NE TE FERA PLUS PEUR

Le film commence par les pleurs de Baby Jane dans le noir. Une date : 1917. Lumière sur la fille apeurée. La voix de son père : « tu veux le revoir, petite fille ? Il ne te fera plus peur. » Mais c’est le monstre qui sort de la boite qui se met à pleurer. Des larmes coulent sur la joue du jouet. C’est lui qui a eu peur en voyant le véritable monstre, Jane, qui se cache déjà dans le corps de l’enfant, sorte de nouvelle Regan, l’enfant possédée par le démon dans l’Exorciste.

Où EST LE MONSTRE ?

Jane dans ce retour aux réalités va subir un véritable traumatisme, en  entrant  dans une sorte d’autisme. Les relations avec les autres vont devenir de plus en plus complexes.  Elle chantera tout le temps sa chanson comme une sorte d’écholalie de sa maladie. Comme un disque rayé, elle gardera la même robe blanche et le même teint pâle,  à en devenir un monstre effrayant, fardé et glacial. Elle ne grandira plus. Elle se substituera à sa sœur, en substituant sa fortune, son chéquier, sa signature, sa voix. Sa sœur, brisée, cassée, battue subira encore et encore ses caprices.

 

Victor Buono what ever happened to baby jane 1962

L’accident qui précipite la chute sera filmé sans que l’on remarque les visages. Il est évident que Jane est au volant et qu’elle fonce sur sa sœur. Mais les évidences sont parfois trompeuses. Nous ne serons la vérité qu’à la fin du film.

Robert Aldrich What Ever Happened to Baby Jane (3)

Le générique commencera seulement après l’accident, une éternité depuis la première scène de Baby Jane Hudson.  Cette première partie a laissé passer dix-huit ans, saut temporel, film dans le film, qui résume le succès de la blonde, puis celui de la brune qui deviendra  la première star d’Hollywood, capable de racheter la célèbre maison de Rudolph Valentino. La seconde partie sera plus intime et inquiétante encore, le jeu des deux sœurs va se serrer, s’intensifier, jusqu’à la mort atroce d’une Blanche affamée et martyrisée. Les deux femmes se retrouveront dans la maison à ressasser des souvenirs. Plus personne dans la ville ne connaît la gloire passée de Baby Jane. Pourtant, Jane est bien persuadée d’être la grande et unique vedette de la ville…  

Jacky Lavauzelle

 

artgitato@yahoo.com