LUMIERE D’ETE de GREMILLON

Jean GREMILLON

Lumière d'été Jean Grémillion Artgitato 1943
LUMIERE D’ETE
1943
Le Bal des solitudes

 Trois hommes, trois statuts et trois moments. Michèle reste l’élément neutre du groupe où, autour, gravitent Patrice, Roland et Julien dans Lumière d’Été de Grémillon.

« TU DEVRAIS LE SAVOIR AVEC LE TEMPS »

Patrice (Paul Bernard), le noble, représente le passé, le temps long, celui des catastrophes, des drames, des meurtres, et des souvenirs lancinants. Il est le mal.

A la question de Cri-Cri qui cherche à savoir si celui-ci l’aime encore, il répond : « tu devrais le savoir depuis le temps !». Il sourit et semble heureux quand Cri-Cri lui montre son bureau avec des vielles photos, les lettres, des fleurs séchées, un vieux ticket de métro, des anciens articles, des programmes du premier soir de celle qui s’appelait encore Christiane. Ce carrefour des rencontres, des possibles et des excitations, des attentes où Patrice vivait encore. D’ailleurs son visage s’illumine déjà. La rupture avec Marie-Hélène, les vacances au Touquet, les premiers regards, « être seuls au monde ». A ce moment encore, ils vivaient, respiraient l’air du temps, puis vint la jalousie, le meurtre et les regrets si lourds à porter.

UNE IDEE N’ATTEND PAS !

Roland (Pierre Brasseur), l’artiste, le passionné, le futur, dans un mouvement continuel et effréné qui n’a peur que du repos et de la pause, en somme de l’ennui. « Une idée n’attend pas ! » lance t-il à Patrice dans son château.

C’EST PAS MAL, TU SAIS, LA SINCERITE !

Il n’est ni bon ni mauvais. Il s’efforce de dire la vérité, de l’incarner. « Je pensais à toi tout le temps, dit-il à Michèle, en venant sur la route, je me disais : il faut que je lui dise la vérité, elle le mérite. Je n’ai pas le droit de me taire… C’est pas mal, tu sais, la lucidité, la sincérité ! Rien dans les mains, rien dans les poches.»

Roland, est l’homme, mi démon déchu, mi génie, fatigué de s’être agité sans fin dans une création impossible afin de fuir sa véritable crainte : l’ennui. « Je ne suis pas malheureux, je suis abimé, usé, lessivé, foutu, liquidé, vidé et fatigué » Il n’a pas peur du malheur, ça occupe le malheur, il l’attend même, l’a souhaité ; mais même ce malheur n’a pas suffit ! : « C’est pas terrible le malheur ! Ce qui est terrible, c’est l’ennui ! ».

FONCE DEDANS ! TAPE LE PREMIER !

Le bonheur, le malheur, ça lui rappelle son père : « un marrant, mon père, dans son genre. Lui qui était malheureux comme des pierres, tu l’aurais vu se débattre, donner des conseils, surtout quand il avait bu un peu :surtout fait attention quand tu verras le malheur arriver, n’aie pas peur, ne perds pas de temps ! Le laisse pas placer un mot ! Fonce dedans ! Tape le premier ! Et il s’en ira sur la pointe des pieds !Eh bien, moi, quand le malheur est arrivé, je lui ai ouvert ma porte et je lui ai dit ‘entrez donc ! Vous êtes chez vous ! Ne vous gênez pas ! Faîtes voir un peu la gueule que vous avez ! Bah ! On s’en fait un monde ! Ce n’est pas terrible le malheur ! Ce qui est terrible : c’est l’ennui ! Oh l’ennui ! Mon dieu ! L’ennui ! ».

LA VISION DU BONHEUR DES ARTISTES

« L’ennui sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler… Celui qui est saoul du jeu et qui n’a point, par de nouveaux besoins, de raison de travailler, celui-là est pris parfois du désir d’un troisième état, qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, d’un mouvement bienheureux et paisible : c’est la vision du bonheur des artistes et des philosophes. » (Nietzsche Humain, trop humain, I, § 611, Bouquins I, p. 680)

UN PETIT PAYSAGE SORDIDE
AU FOND DU PLACARD

Pour vaincre cette mort temporel, il fait. « Il fait tout», souligne Michèle, comme dans son ballet, «le décor, les costumes, il a même trouvé le titre : le Bal des Ardents». Il peint une salle du Château en blanc, complètement blanc. Comme pour donner un sens à cette maison du Bon-Dieu « ouverte à tous».Mais le blanc lui-même ne trompera pas, il sera terrifiant, affreux. Ce sera le blanc du rejet et de la peur : « Tout en blanc. Rien que du blanc. La pièce sera tellement blanche que personne n’osera y rentrer. Pour mon mécène, je peindrai, tout de même, un petit paysage sordide et désolé, là-dedans, dans ce placard, en pénitence, dans le cabinet noir. Vous seul aurez la clé ! »

MORT DE RAGE !
MORT DE HONTE !
MORT D’HUMILIATION !

Il y a l’ennui, mais aussi l’échec. L’ennui est terrible, mais ce qui peut arriver de pire, c’est l’échec, car l’échec et l’indifférence c’est la mort. Après le fiasco de son ballet, Roland dit à Michèle qu’il «  était mort ! » et après un temps, il continue : « mort de rage, mort de honte  et d’humiliation !  Un désastre ! Nous avons sombré ! Même pas dans le ridicule, mais dans l’indifférence ! Ils sont tous partis au milieu du spectacle, les uns après les autres, sur la pointe des pieds. Je suis resté seul sur un strapontin !»

Il voudrait toutefois que Michèle soit heureuse. Mais il n’a pas le temps de l’aimer. C’est au-dessus de ses forces. « Ce qu’il y a de plus tristes, c’est que je t’aime pas assez » reconnaît-il à Michèle.

DANS LA MONTAGNE AVEC MICHELE

Julien, l’ouvrier, raisonné et calme, le présent, l’innocence, le dévouement. Il est clair que le cœur de Grémillon est du côté de Julien. Au bord de la fontaine quand son visage rencontre celui de Michèle, les deux ne font plus qu’un. Ils sont comme frère et sœur. Il est le lisse, livide, presque transparent. Ils sont peu nombreux à le voir, il passe. Sa beauté est quasi-informelle, intemporelle. Il en est presque raide, rigide, même quand il descend bras dessus, bras dessous dans la montagne avec Michèle, dans un plan final.

C’EST UN PAYS PERDU !

Michèle en débarquant dans ce coin des Alpes de Hautes-Provence découvre cette montagne que l’on transforme, que l’on désintègre et pulvérise, qu’on atomise. Cette unité éclate en de multiples petits rochers qui dévalent vers le bas. La hauteur est magnifiée, comme le génie de la Bastille ou la Grande-Roue de Paris. Comme ce bloc, les humains autour de Michèle vont se désintégrer en voulant ou en croyant s’unir à elle.

Pas d’arbres mais des rochers et des lignes de crêtes, pour mettre en valeur autant les personnages que les caractères.
Comme le dit Cri-Cri (Madeleine Renaud) à Michèle, « c’est un pays perdu ». Les gens le sont aussi en arrivant ici. Être sauvé s’est partir, à Paris par exemple, où s’attacher à Michèle, sorte de radeau navigant dans un des cercles de l’Enfer.

J’insiste sur ce point, le détail !
L’imagination, ce n’est rien, c’est du vent ! 

Jean Grémillon a commencé par le documentaire avec des sujets aussi divers que le revêtement des routes (1923), l’étirage des ampoules électriques, le roulement à billes ou la fabrication du ciment artificiel (1924).
Le premier plan commence donc par une vision de la montagne, une trompette avec des coups rapides, puis deux, nouvelle rafale, deux coups et un long. La caméra s’arrête nette sur le panneau « Attention aux Mines – Danger de Mort ». Nous sommes prévenus, nous aurons du sang, du sensationnel, des meurtres et des explosions de toutes sortes. Vient l’explosion, comme si la montagne partait en fusion, se réveillait. Un grand nuage blanc, suivi d’une multitude de galets roulants au fond du ravin. Chaque fragment qui tombe est important, il est cette montagne.
La  diatribe de Marcel Lévesque sur la force du détail qui balaye cette imagination qui n’est en fait « que du vent ». « Ce qui compte, c’est la documentation, le détail. J’insiste sur ce point, le détail ! »

UN ANGE DANS LA MAISON DU BON DIEU

Michèle Lagarde (Madeleine Robinson), descend du bus comme si elle descendait du ciel,  absorbée par la montagne magnétique, comme s’il s’agissait de sa création, que seules les cloches de la calèche feront sortir de son émerveillement. C’est l’Archange Gabriel tombé du ciel, que le malin emportera ! La pureté et la blancheur, l’innocence et l’Amour. Elle se dirigera d’abord avec Patrice, nouveau Méphistophélès à l’auberge-volière, l’Ange Gardien et ensuite au Château de Cabrière, la « Maison du Bon-Dieu » (Patrice). Pour enfin, lors du bal endiablé, sous l’air du Veau d’Or du Faust de Gounod, retrouver son nouvel amant Julien.

LE MAL EST DANS LE BAL

Le bal débridé comme l’ultime tentative du diable pour posséder l’ange. La danse dans sa tentation, dans son relâchement des corps, que la raison ne contrôle plus : « les danses sont toujours dangereuses ; c’est pourquoi les confesseurs doivent, autant qu’il est en leur pouvoir, en éloigner les paroissiens…Les prêtres ne peuvent jamais approuver d’une manière positive ce genre de divertissement ni s’y livrer ou y assister » (le Manuel du Confesseur, les danses et les bals). Cette danse, de plus, n’est pas n’importe laquelle, c’est celle du Veau d’Or, sans retenue, débridée, totalement. Plus aucune croyance. Tout ce vaut.

TU NE SERAS JAMAIS
COMBIEN JE T’AIME !

Si Michèle semble tomber du ciel, elle ressemble au mouton que l’aigle veut prendre dans ses griffes, et dont on parle tout au long du film. Cet aigle démoniaque, ici Paul, qui fascine et terrorise en même temps. Les êtres sont ses proies. Il a tué déjà pour assouvir son amour dans un épisode qui a fait la une des journaux à scandale. Il est prêt à tuer encore pour conquérir Michèle en utilisant Cri-Cri (Madeleine Renaud), en mettant en joue Julien (Georges Marchal) dans le parc du château, en embauchant Roland (Pierre Brasseur) afin que celui-ci amène Michèle dans sa tanière de Cabrière.

DES PIERRES, DU VENT, DU SOLEIL
ET DE LA NEIGE EN HIVER !

Cri-Cri, transie devant Paul, n’est qu’un esclave. Elle attend et ne vit que pour Paul. Elle a tout abandonné pour lui : son métier de danseuse reconnue à Paris, son avenir en l’attendant à l’Ange Gardien, en lui donnant son âme et son amour exclusif. « Tu ne seras jamais combien je t’aime !». Elle a perdu depuis sa joie. Le temps lui semble long dans cette interminable attente et ce qu’elle acceptait auparavant commence à devenir une plainte : « des pierres, toujours des pierres,… et du vent,…du soleil,…la neige l’hiver,…Ah oui ! C’est sauvage ! » Elle se réfugie dans ce reste d’amour, dans sa volière, dans son attente et dans les cartes de son tarot qu’elle fait parler en énumérant ce qui fait son univers : «  le ciel, la terre, eau, ruisseau, murmure, poudre : poussière et cendre (pour le barrage que les ouvriers construisent), ténèbres : absence, perfidie (pour Paul), le ciel, la terre, les éclairs, la foudre, etc. »

LA VERITE EST SORTIE DU PUITS !

Roland reste dans la tourmente d’une création qui le dépasse et qu’il ne peut maîtriser. Il est possédé lui-aussi, mais par ce qu’il lui échappe ! Même quand celui-ci le possède !
Roland ne veut plus de Michèle qui l’attend patiemment. Il est l’homme, perdu : « Moi ! Un jour, je peindrai un grand désert sur une toute petite toile et tout le monde aura peur ! La vérité est sortie du puits, elle se secoue ! Elle nous éclabousse ! Nous sommes trompés, perdus tous les deux »

OUI, JE T’AIME ! MAIS JE ME PREFERE !

Perdu aussi par son égoïsme absolu : «  Ce qu’il y a de plus triste, c’est que je ne t’aime pas assez ! Oui, je t’aime ! Mais, je me préfère ! »

Ne plus savoir ce qu’aimer veut dire

Michèle en descendant du bus, reste portée dans ce nuage d’un amour absolu, puis déçu, puis fataliste.
L’amour est d’abord sa vérité, sa vie. Aveugle, elle embrasse avec passion Julien qui se trompe de chambre sans attendre la lumière. Ça ne peut être que lui. Elle aime « toutes les fleurs, surtout les tournesols ».
Elle attend Roland, sa première question : « Monsieur Roland Maillard est-il arrivé ? », se ruer vers ce téléphone qui sonne et qui ne peut être que pour elle, bien-sûr. Dès qu’elle le voit, son cœur s’emballe : « je suis si heureuse ! Pourquoi ne m’as-tu pas donnée signe de vie ? », « tu m’as dit soit sage et attends-moi ! J’ai été sage ! Pourquoi es-tu méchant avec moi ? »… Pour finir Roland lui lance : «  Je t’assure, si tu m’aimes vraiment, tu devrais me quitter ! »

Jacky Lavauzelle

 

André MAUROIS La Fragmentation du moi

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 André MAUROIS

André Maurois & La fragmentation du moi Artgitato
LA FRAGMENTATION DU MOI
&
LA DERIVE DU TEMPS et DES ÊTRES

1/ LES THEMES MAJEURS d’André Maurois

A l’image de Mme Fontanes qui a « démonté toutes les pièces du mécanisme intellectuel de son mari » (Les Roses de septembre),  nous tenterons de démonter et de remonter une partie des  rouages et des pièces de l’œuvre d’André Maurois.

Les thèmes majeurs dans l’œuvre de Maurois se dessinent évidemment : une fragmentation, une métamorphose, une dérive de l’être dans le temps, une description d’une société monadique, de castes, l’importance des femmes, de la nature ou encore l’importance de la musique, de la simple voix flûtée à la symphonie endiablée, dans de nombreux descriptifs, l’importance apportée aux paysages dans la structuration d’une pensée ou dans la naissance d’une émotion, dans l’amour de certains lieux qui reviennent en boucle : la Normandie, l’Angleterre ou l’Italie.

2/ DE LA SOUDAINE JEUNESSE AUX SOLEILS DEFUNTS

Un des thèmes revenant constamment dans son œuvre : le temps, la durée, la mémoire, en somme, l’être ou l’âme, le moi dans le temps, et sa transformation dans ce passé mystérieux.

Déjà la seule maîtrise de notre être présent semble complexe. Notre être présent, là, que nous voyons à travers le miroir, nous étonne, nous déstabilise et nous questionne. Nous rajeunissons, nous vieillissons parce que ce que nous vivons dans l’instant est gai ou douloureux. En une fulgurance, le temps se joue de nous : « Fontane, dans une glace accrochée au mur, aperçut leurs deux visages et fut frappé par la soudaine jeunesse du sien. Ses yeux brillaient  et un air de sérénité semblait effacer les deux plis profonds de sa bouche. » (Les Roses de septembre)

Pour que, peu de temps après, Fontane retrouve son âge réel, peut-être même encore un peu plus vieux, avachi, cassé, déformé et abattu par la foudre des sentiments qui retombe : « En remontant l’escalier du Granada, Fontane sentit soudain qu’il était de nouveau un vieil homme. Son humeur avait changé brusquement, comme ces places de village qu’a transfigurées, un instant l’éblouissement d’une fête et qui se retrouvent, après les dernières fusées, sombres et pauvres, parmi les carcasses des soleils défunts. Il éprouvait de l’humiliation, de la honte et de la fureur. « La même phrase ! pensait-il, et sur le même ton…Ah ! Comédienne !… » (Les Roses de septembre)

3/ UNE RECOMPOSITION DES TRAITS
ORIGINAUX DE MON MOI

Ce passé, ni imprévisible, ni aléatoire, puisque succession de moments vécus ou d’impressions, s’organise, se restructure et se recombine pour devenir autre, pour finir dans l’oubli, ou devenir obsessionnel. Cette recombinaison en tout cas bouleverse totalement notre moi, voire finalement le change, à devenir à terme un autre moi.

A chaque moment, nous penserons à Proust. Cette dissolution et cette recomposition rapide de l’être, comme dans un Amour de Swann : « il suffisait que…mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi et, quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement…le sentiment de mon existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénué que l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore le lieu où j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’aurais pu être- venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néant d’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus des siècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi»  (A la Recherche du temps perdu, I).

UN PROUST CHIRURGIEN ET UN MAUROIS ARCHEOLOGUE

Dans Proust, le temps du changement est un temps court, celui d’une nuit, de la seconde. Proust opère en chirurgien. Maurois en observateur astronome, loin ; en regardant les grands bouleversements, tel un géologue. L’être, au fil du temps, se niche tout au long de sa vie écoulée, au fil d’un passé qui grandit, comme un arbre, cumulant ses cernes et ses anneaux ou comme une tortue portant  une carapace de plus en plus lourde, il souhaite parfois vouloir s’en débarrasser. Heureux sont les homards…

« Voyez-vous, mon ami, nous sécrétons, en cinquante ou soixante ans, une carapace d’obligations, d’engagements, de contraintes si lourde que nous ne pouvons vraiment plus la porter…Moi, j’en suis accablé…Les homards, eux, se réfugient de temps à autre dans un trou du rocher et font cuirasse neuve. Sans doute est-ce d’une métamorphose, ou d’une mue dont j’aurais besoin… » (Les Roses de septembre)

4/ UN COMPOSITEUR MYSTERIEUX
QUI ORCHESTRE NOTRE EXISTENCE

Les lignes, les cernes et les anneaux du temps ne sont, pour autant, ni linéaires ni égales dans leurs tailles. Les plus vieilles ne sont pas nécessairement les plus vite oubliées. Nos souvenirs et nos êtres sont entre les mains de ce « compositeur mystérieux qui orchestre notre existence »(Climats).

La densité du temps. Certaines secondes valent des années. Des existences se concentrent dans la force d’une émotion. Un temps qui se contracte ou se dilate, se remplit ou se vide comme une outre de tout ce qui l’entoure, comme le décrit Proust : « Une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats. Ce que nous appelons la réalité est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément » (A la Recherche du temps perdu, III) ou encore « les mesures du temps lui-même peuvent être pour certaines personnes accélérées ou ralenties. » (III). Amnésie, hypermnésie, paramnésie,… fausse mémoire, vraie reconnaissance, distraction de l’être, cheminement :

DES JOURS QUI VALENT DES ANNEES

« En ces quelques semaines, j’ai plus vécu là-bas qu’en ma vie toute entière. Comment mesurer la longueur d’un temps aboli sinon par la quantité d’images laissés par lui en notre esprit ? Chacun des jours passés avec Dolorès vaut, dans ma mémoire, une année. » (Les Roses de septembre). Comme si le plaisir se détournait du temps, s’en soustrayait. Ce passage nous rappelle celui de la Recherche : « c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraite au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. Et pourtant, je sentais que le plaisir qu’elle m’avait…donné dans ma vie était le seul qui fût fécond et véritable » (A la Recherche du temps perdu, III)

5/ NOS EMOTIONS LES PLUS FORTES
SONT-ELLES LES PLUS RESISTANTES ?

Nous sommes néanmoins aujourd’hui, la somme, plus ou moins,  des expériences de notre passé. Pour ne plus être, il suffirait d’oublier dans sa totalité ce temps, peut-être en s’enfonçant dans le bleu d’un verger.

« J’ai l’impression que si nous nous enfoncions dans ce verger bleuâtre, vous et moi, nous y oublierions le passé et ne reviendrions jamais sur terre. Le Léthé doit couler tout près d’ici. » (Les Roses de septembre)

D’abord le naître et l’être ; un être puis un autre lié à la défragmentation du précédent, et ensuite un être différent, un plus d’être, jusqu’au plus d’être du tout dans un dernier final. Quel est notre moi fondamental ? Qu’est ce qui fait que nous sommes toujours un peu le même ? Le jeune homme que nous étions et l’homme que nous sommes sont-ils encore un peu les mêmes ?

« Or l’homme que vous rencontrez dix ans, vingt ans plus tard, est celui d’un temps M’, M’’ ; il n’y a plus en commun, avec l’auteur de votre livre bien-aimé, que des souvenirs d’enfance, et encore… » (Les Roses de septembre)

« Nos émotions les plus fortes meurent, ne trouvez-vous pas ? Et on regarde la femme qu’on était il y a trois ans avec la même curiosité et la même indifférence que si elle était une autre. » (Climats)

« Peut-être parce que je suis devenue, pour ma fille, trop différente de la femme que font renaître ces souvenirs… » (L’Instinct du bonheur)

6/ ET QUE MEUVENT NOS HUMEURS

Des êtres morcelés en puzzles irréguliers, donc inconstants et changeants, et infidèles. L’être qui parle qui pense n’est fidèle qu’à cet être là, le temps du présent. Comme le disait Montaigne : « Chaque jour nouvelle fantaisie et se meuvent nos humeurs avec les mouvements du temps »

« Je ne comprends pas du tout qu’elle importance à la fidélité, avait-elle dit avec une diction martelée qui donnait toujours à ces idées un air abstrait et métallique. Il faut vivre dans le présent. Ce qui est important, c’est de tirer de chaque moment ce qu’il peut contenir d’intensité. On y arrive que de trois manières : par le pouvoir, le danger ou par le désir » (Climats)

7/ UN MOI PRESENT ET UN MOI DISPARU

En fait, cette métamorphose engendre des actions qui ne sont, peut-être, plus les nôtres et donc rend possible le pardon de l’autre pour ses actions répréhensibles.
Tout devient possible. « Supposez que demain, je chasse théâtralement de Preyssac Valentine que j’aime et qui m’aime, Valentine qui peut-être, il y a vingt ans, a été coupable et imprudente, mais qui n’est plus la même femme, qui se souvient à peine de ses actions de ce temps-là et de leurs causes réelles… » (L’Instinct du bonheur)

« L’homme qui regrette n’est plus l’homme qui a été coupable. Et ce n’est certes pas moi qui reprocherai à votre Moi présent et purifié les erreurs de votre Moi disparu. » (Ariel ou la vie de Shelley)

Le passé n’est plus. Il n’est déjà plus réel. Sans être encore un rien du tout. Il se réveille, comme dans la madeleine proustienne, où parfois-même se révèle dans une profondeur encore insoupçonné. Il suffit parfois de rencontrer un espace familier, une odeur particulière ; il nous renverra immédiatement dans un autre temps oublié, en rendant présent ce qui est, pour l’heure absent. Comment s’opère ce choix dans notre cerveau entre les images et les impressions qui resteront et les autres. Pourquoi des périodes entières meurent pour renaître et souvent meurent à jamais dans un total oubli. Rappelons-nous l’image proustienne des portes : « si nos souvenirs sont bien à nous, c’est à la façon de ces propriétés qui ont des petites portes cachées que nous-mêmes souvent ne connaissons pas. » (A la Recherche du temps perdu)

« Pourquoi certaines images demeurent-elles pour nous aussi nettes qu’au moment de la vision, alors que d’autres en apparence plus importantes, s’estompent puis s’effacent si vite ?» (Climats).

« Voyez mon cas : oui, il y a eu dans ma vie une affreuse tragédie, mais parce qu’elle est toujours restée muette, elle est maintenant comme étrangère…Et il faudrait la réveiller ? Commencer entre Valentine et moi, un dialogue douloureux qui ne finirait plus qu’avec notre mort ? » (L’Instinct du bonheur)

8/ « NOUS RECONNAISSONS LEUR VERITE
PASSE A LA FORCE PRESENTE
DE LEURS EFFETS« 

Il n’y a pas, nous le savons bien, une chronologie des événements. Un autre ordonnancement s’opère, mystérieux, magique.

« Les souvenirs de l’enfance ne sont pas, comme ceux de l’âge mûr, classés dans le cadre du temps. Ce sont des images isolées, de tous côtés entourées d’oubli, et le personnage qui nous y représente est si différent de nous-mêmes que beaucoup d’entre elles nous paraissent étrangères à notre vie. Mais d’autres ont laissé sur notre caractère des traces à ce point ineffaçables que nous reconnaissons leur vérité passée à la force présente de leurs effets. » (Le Cercle de Famille).

Cette jeunesse nous paraissais interminablement longue et monotone, souvent ennuyeuse ; et pourtant, il ne reste que quelques images, quelques photographies, rochers dans un océan immense informe.

« Quand je relis mon journal de jeune fille, j’ai l’impression de voler dans un avion très lent au-dessus d’un désert d’ennui. Il me semblait que je n’en finirais jamais d’avoir quinze ans, seize ans, dix-sept ans. « (Climats)

9/ CREER UN PASSE QUI NE FUT POINT

L’être du passé n’est plus, n’est pas, l’être présent. Rien n’interdit alors de faire de cet être, un être inventé, changeant, au gré des désirs et de notre volonté, ou d’une cristallisation amoureuse : « – Comme je suis bien ! dit-elle…Il me semble que je t’ai toujours connu…-L’amour, dit-il, créé, comme par magie, les souvenirs d’un passé merveilleux qui ne fut point. »(les Roses de septembre)

 « Je vous ai dit qu’elle vivait surtout dans l’instant présent. Elle inventait le passé et l’avenir au moment où elle en avait besoin puis oubliait ce qu’elle avait inventé. Si elle avait cherché à tromper, elle se serait efforcée de coordonner ses propos, de leur donner au moins un air de vérité ; et je n’ai jamais vu qu’elle s’en donnât la peine. Elle se contredisait dans la même phrase » (Climats)

Invention ou failles dans la mémoire, les failles sont parfois si nombreuses, que l’être sans trouve chamboulé. Qu’est ce qui est vrai ? Quelles sont les images, les sensations que nous possédons vraiment en les ayant vécus totalement. Quelle part pour le rêve ?

« Oublier le passé…Que cela paraît difficile, impossible, et que c’est facile si le décor de la vie change entièrement !…A partir de 1919, nous sommes venus vivre dans ce pays, où notre histoire était ignorée. Je vous assure que souvent, au cours de ces dernières années, je mes suis demandé si cette histoire était vraie. Qu’étais Martin-Buissière ? Un fantôme, le souvenir d’un rêve. » (L’Instinct du bonheur)

10/ AU MOINS UN AIR DE VERITE,
JUSTE UN AIR

Cette lecture de notre mémoire n’est, bien entendu, pas nécessairement mytho-maniaque, mais en tout cas elle permet aussi d’éviter le vulgaire, le commun  donc l’ennui :

« Elle disait : « Qu’est-ce que c’est que la vie ? Quarante années que nous passons sur une goutte de boue. Et vous voudriez qu’on perdît une seule minute à s’ennuyer inutilement » (Climats)

« Je vous ai dit qu’elle vivait surtout dans l’instant présent. Elle inventait le passé et l’avenir au moment où elle en avait besoin puis oubliait ce qu’elle avait inventé. Si elle avait cherché à tromper, elle se serait efforcée de coordonner ses propos, de leur donner au moins un air de vérité ; et je n’ai jamais vu qu’elle s’en donnât la peine. Elle se contredisait dans la même phrase » (Climats)

Tout s’opère, se mélange, le vrai, l’avoué, le passé décoré, les images qui s’imposent, et partent aussi rapidement, dans des rythmes différents. Mais au final, tout va si vite.  

«En marchant, je vois passer ma vie, comme les personnages des films. Elle me semble une toute petite chose. Je pense que ma vraie jeunesse, celle où l’on croit encore à la réalité d’un univers féérique, est finie. Comme cela a été vite. » (Le Cercle de Famille).

« -Ah ! Monsieur Schmitt, vous autres incrédules, vous êtes comme les éphémères qui dansent au soleil et ne pensent pas qu’ils seront morts le soir ». (Le Cercle de Famille)

11/TIRER DE CHAQUE MOMENT
CE QU’IL PEUT CONTENIR D’INTENSITE

Une  possibilité pour stopper ces mouvements virevoltants du temps c’est s’ancrer très fort dans l’immédiateté du présent, sans imagination, ni création, presque dans une vie animale. 

« Ce jour-là, pour Odile, la vie c’était une tasse de thé, des toasts bien beurrés, de la crème fraîche, c’est peut-être que les uns vivent surtout dans le passé et les autres seulement dans la minute présente » (Climats)

 « Je ne comprends pas du tout qu’elle importance à la fidélité, avait-elle dit avec une diction martelée qui donnait toujours à ces idées un air abstrait et métallique. Il faut vivre dans le présent. Ce qui est important, c’est de tirer de chaque moment ce qu’il peut contenir d’intensité. On y arrive que de trois manières : par le pouvoir, le danger ou par le désir » (Climats)

L’être dans cette dérive du temps, de fait tout en se défaisant. Comme une petite pièce de notre présent qui pourrait à elle-seule transformer radicalement l’ensemble de notre être sur lequel elle se pose. Nous voguons dans le mystère des choses et,

O mysterio das cousas, onde esta elle ?
Onde esta elle que nao aparece
Pelo menos a mostrar-nos que é misterio?
(Fernando Pessoa, Poèmes de Alberto Caeiro, XXXIX)

Jacky Lavauzelle

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André MAUROIS Une certaine idée du Monde

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 ANDRE MAUROIS

André Maurois une certaine idée du monde Artgitato

LES IDEES DE SON MONDE
ou
UNE CERTAINE IDEE DU MONDE

1/ LES IDEES DE SON MONDE

Le « monde », la classe dirigeante, ses codes, ses idées. En être. En être, c’est accepter et se plier à l’ensemble du protocole, même, et peut-être surtout, du plus insignifiant, vu de l’extérieur : « Surtout je crois que j’ai de l’influence sur lui. Au début, je lui ai dit que je détestais les idées de son monde. Il m’a répondu que ce n’était pas son monde. » (Les Roses de septembre)

Une noblesse qui s’affirme, s’entraide, se coopte. Un monde qui s’est dessiné depuis de très longues années et qui prospère. Du mariage aux amitiés, les intérêts sont protégés, développés, analysés. Bakounine disait dans un numéro de l’Egalité de 1869 : « Car toute politique bourgeoise, quels que soient sa couleur et son nom, ne peut avoir au fond qu’un seul but : le maintien de la domination bourgeoise ». André Maurois nous décrit au fil de ses romans, une caste de nobles coupée du monde. Peu, voire pas, de description du monde ouvrier ; le monde bourgeois lui-même est regardé avec soit de la curiosité, soit du dégoût.

1/ « ON SENT TOUT DE MÊME QU’ILS NE SONT PAS DE NOTRE MONDE« 

Le sentiment de sa classe reste le plus fort, tout oriente l’enfant à reproduire certains schémas prédéfinis, de l’école, de la famille ou des relations. L’œil de Maurois dans cette mondalogie de classe regarde les autres avec l’œil du colonial regardant un monde étrange, parfois grotesque et souvent vulgaire.

 « -Curieuses gens, pensa t’elle, ces Romilly…Affectueux, déférents, mais curieux…On sent tout de même qu’ils ne sont pas de notre monde. » (L’Instinct du bonheur)

La beauté de certaines personnes hors castes, permet de rapides écarts, le temps d’une brève rencontre et d’un rapide assouvissement ;  « Les belles boulangères et marchandes de Venise étaient pourtant d’une espèce très différentes de la sienne. Mais la comtesse Guiccioli unissait une reposante et affectueuse sottise aux grâces d’une femme bien née. » (Ariel ou la vie de Shelley)

3/ LES MALHEURS DE LA NAISSANCE

Les classes dirigeantes acceptent, à de rares exceptions, une possible intégration ; mais il va falloir que l’accédant montre ténacité, et surtout empressement mesuré. Les codes sont souvent complexes et toujours douloureux pour tout nouvel élu.

« Il a toujours été un si grand admirateur de la jeunesse et la sienne a été gaspillée parce que le point de départ était trop bas ; il lui a fallu quarante ans pour atteindre le niveau d’où sont partis un Peel, un Gladstone, un Manners. Malheur de la naissance, le plus dur peut-être de tous, parce que le plus injuste. Maintenant « c’est venu trop tard. »  (La vie de Disraeli)

Celles, qui par leur mariage, passe le pont-levis, s’en souviendront toute leur vie. Car ce sont le plus souvent des belles bourgeoises, de part l’effet combiné de leur beauté et de leur richesse, qui arrivent à rentrer dans le cœur de la forteresse.

« Les Saviniac, dit Valentine, voudront pour leur fils une fille bien née. – Ma chère, dit Mme de Guichardie, j’ai souvent parlé de cela avec Xavier ; il est beaucoup trop intelligent et moderne pour s’attacher à la naissance quand il s’agit d’une femme… S’il avait une fille à marier, ce serait une autre histoire…» (L’Instinct du bonheur)

« ELLE S’EXCUSAIT INUTILEMENT DE SA NAISSANCE RICHE ET BOURGEOISE« 

« Elle essaya de parler d’elle-même, de sa vie triste chez ses parents, de ce qu’elle eût aimé à faire pour les ouvriers de son père. Elle s’excusait inutilement de sa naissance riche et bourgeoise. » (Ni Ange ni bête)

 « -Eh bien ! On dit surtout que, si vous accepté à votre retour de Paris d’épouser un homme qui n’était pas en somme de votre monde…c’est que vous ne pouviez faire autrement. » (Ni Ange ni bête)

 4/ CE NE SONT PAS DES GENS
COMME NOUS

Mais la raison doit reprendre ses droits. La récréation est terminée. Ils ne sont pas nous. Ils nous amusent un peu, mais leur place n’est pas ici. Qu’ils retournent rapidement dans leur quartier malsain.

« ‘Ce ne sont pas des gens pour nous’ était une phrase Marcenat et une terrible condamnation » (Climats)

« Un visage nouveau surprenait, dans ce milieu fermé, comme un chien inconnu dans les rues de Combray » (Les Roses de septembre)

La caste dirigeante avec ses codes, devient un territoire apaisant, serein, charmant.

Tout est si simple pour qui y est né.

« Les deux hommes furent contents l’un de l’autre ; Byron trouvait en Shelley un homme de sa classe qui, malgré une vie difficile, avait conservé l’aisance charmante des jeunes gens de bon sang. » (Ariel ou la vie de Shelley)

« LES QUALITES DE CARACTERE DE SA RACE »

« Elle (Mathilde de La Mole) possède à un très haut degré les qualités de caractère de sa race pour n’être pas heurtée par les faiblesses de son monde. » (Sept visages de l’amour)

Des compositions séculaires, rodées, huilées, telles que des rencontres pourraient s’opérer naturellement, sans aucun dysfonctionnement ou incompréhension, entre des époques différentes. Un continuum sans faille, où la vie s’écoule aux rythmes des soirées mondaines.

« On pourrait dire que les personnages d’A la Recherche du temps perdu sont descendants directs de ceux de la Princesse de Clèves. Ils appartiennent au même monde ; ils vivent dans les mêmes salons et M. de Nemours fut certainement, au dix-septième siècle, cousin des Guermantes. » (Sept visage de l’amour)

5/ S’ELEVER DU SENTIMENT DE CASTE
AU SENTIMENT NATIONAL

Seul un séisme pourrait remettre en branle un tel édifice. Une évolution ne serait suffire. Certains en appellent à un sentiment plus large, notamment à l’écoute des bottes et des guerres qui se préparent…

« Sa grande tâche était l’éducation du parti ; il avait à le sortir de la protection ; à l’élever du sentiment de caste au sentiment national ; à lui apprendre le souci du confort populaire et de la solidité de l’Empire » (La vie de Disraeli) … ou d’une révolution qui rebattra les cartes.  « Tout le monde a envie de quitter une famille, un groupe social. On reste par lâcheté, par habitude. Une révolution donne à chacun sa liberté. » (Le cercle de Famille)

UNE CLASSE CONDAMNEE ?

« Pensez, à notre époque…Elle va vers un complet bouleversement. La classe à laquelle nous appartenons, Pauline et moi, est aussi condamnée que l’était la noblesse ne 1788 » (Les Roses de septembre)

Déjà de nombreuses voix se font entendre qui refusent cet état :  « As-tu compris qu’entre le prolétariat et la bourgeoisie, il existe un antagonisme qui est irréconciliable, parce qu’il est une conséquence nécessaire de leurs positions respectives ?  Que la prospérité de la classe bourgeoise est incompatible avec le bien-être et la liberté des travailleurs, parce que cette prospérité exclusive n’est et ne peut être fondée que sur l’exploitation et l’asservissement de leur travail, et que, pour la même raison la prospérité et la dignité humaine des masses ouvrières exigent absolument l’abolition de la bourgeoisie comme classe séparée ? Que par conséquent la guerre entre le prolétariat et la bourgeoisie est fatale et ne peut finir que par la destruction de cette dernière ? » (Bakounine,  L’Égalité, 7-28 août 1869, la Politique de l’Internationale)

Jacky Lavauzelle

 

André MAUROIS ou La Musique dans la Nature

André MAUROIS

André Maurois & La Musique de la nature Artgitato
La Musique
dans la nature

Le charme d’une musique rode, habille ou se jette sur les protagonistes dans l’œuvre d’André Maurois.

1/  » De la musique avant toute chose » (Verlaine, Art poétique)

Elle reste essentiellement terrienne. Quand la musique des hommes cherche à atteindre le ciel et le divin, les croassements des corbeaux ou les rafales d’une mitrailleuse nous rappellent la mort par ce qu’elle a de plus directe : le sang.

« Les corbeaux s’échappaient avec de grands mouvements d’ailes des hautes tours carrées aux fenêtres géminées et leurs croassements bruyants couvraient la musique éternelle des cloches. –Ils sentent le sang, dit à Geneviève une vieille qui sortait de l’église. » (Ni Ange ni bête)

« On devinait au-dehors les lueurs des fusées qui montaient et descendaient doucement ; le Padre et le docteur décrivaient encore leurs cadavres tout en manœuvrant prudemment les pièces d’ivoire du petit échiquier ; le canon et la mitrailleuse, coupant le rythme voluptueux de la valse, en firent une sorte de symphonie qu’Aurelle goûta assez vivement. » (Les Silences du Colonel Bramble)

2/« Prends l’éloquence et tords-lui son cou ! »

La musique de la nature n’est ni sérieuse, ni solennelle et pontifiante, c’est l’image des pintades criardes au plein milieu d’une ferme qui renvoie à l’orchestre sérieux et raides. La nature en contrepoint.

« Le bruit du moteur devenait plus précis. Gaston arrivait à la métairie des Bruyères. Dans la cour, il traversait une troupe de pintades, dignes et noires, comme un orchestre qui revient à ses pupitres, les hommes passaient les gerbes à la batteuse. » (Ni Ange ni bête)

André Maurois nous le rappelle à l’envi : la musique reste un élément essentiel, primordial. Elle se doit de rester près des hommes et ne pas prendre la grosse tête. Il ne l’aime ni grandiloquente ni exagérée, il ne l’aime pas non plus frivole et anarchique ; elle doit être pour le monde, dans le monde, ce n’est que dans le sentiment amoureux qu’elle deviendra symphonique, passionnée et exaltée :

«La musique, mon cher, c’est comme la religion…C’est excellent, mais pas jusqu’à l’exaltation » » (Le Cercle de Famille)

3/   » C‘est des beaux yeux derrière des voiles » (Verlaine, Art poétique)

C’est donc par des petites touches éparses, une note de couleur ou une voix flûtée, que la musique s’infiltre et nous rend joyeux, voire amoureux :  « Seuls les volets gris bordés de vert mettaient une note vive et humaine dans ce royaume de la terre. » (Les Silences du Colonel Bramble)

 « Sur quoi Mademoiselle, ayant prononcé de sa voix flûtée, releva légèrement sa large jupe noire, et, montant les marches de pierre avec une vivacité inattendue, disparut aux yeux de Philippe et alla commander son dîner » (Ni Ange ni bête)

Des éléments qui parcourent constamment nos êtres, comme l’eau du ruisseau pénétrant la roche dans sa chute : « L’eau courante a, comme la musique, le doux pouvoir de transformer la tristesse en mélancolie. Toutes deux, par la fuite continue de leurs fluides éléments, insinuent doucement dans les âmes la certitude de l’oubli. » (Ariel ou la vie de Shelley)

  « Qu’il était agréable de composer pour elle, avec un peu d’inquiétude, un bouquet de fleurs de champs, bleuets, soleils d’or et marguerites, ou une symphonie en blanc majeur, arums et tulipes blanches » (Climats)

L’amour donne à la nature d’autres couleurs et d’autres lumières. « La nature que j’avais tant aimée depuis qu’Odile me l’avait révélée, ne chantait plus que par des motifs mineurs et tristes. La beauté même d’Odile n’était plus parfaite et il m’arrivait de découvrir dans ses traits les signes de la fausseté. C’était fugitif» (Climats)

 Même si l’amour à sa musique propre et majestueuse…

Jacky Lavauzelle

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André Maurois – La lente dérive vers la mer

André MAUROIS
AndreMaurois 2
 La lente dérive
vers la mer

C’est le destin, maître de tout qui dirige le mouvement. Sans libération avec lassitude, oubli, parfois résignation attendue et sereine, toujours dans l’abandon de toute volonté :

« The weariest river, répétait-elle souvent, la rivière la plus lasse, j’aime bien ça…C’est moi, Dickie, la rivière la plus lasse… Et je m’en vais tout doucement vers la mer. » (Climats)

« Maintenant nous irons à pied. Je veux vous montrer la petite chapelle ancienne, celle où s’agenouille le torero avant de tuer ou d’être tué. Vous aimé les corridas, maestro ? No ? Je vous les ferai aimer. Mais d’abord il faut aimer la Mort. Nous autres, Espagnols, pensons tout le temps à notre mort. Nous la voulons honorable et belle. Ce qui nous plaît dans les courses de taureaux, c’est une grâce souriante, face aux cornes meurtrières…Nuestra vidas son los rios – Que van dar a la ma, – Que es el morir…Vous comprenez ? « Nos vies sont les ruisseaux – Qui vont se jeter dans la mer, – Qui est la Mort.» (Les Roses de septembre)

Notre monde lui-même n’est pas brillant, la chute est là d’une mort à l’autre : « Qu’espères-tu de ce monde mort ? As-tu si grande hâte de mourir toi-même ? »  (Le Cercle de Famille)

Aussi, même sans le sentiment d’un avenir radieux de l’au-delà, la mort conserve t’elle quelques attraits : «Elle avait beaucoup aimé son père, mais elle pensait que pour lui la mort était une délivrance et aussi qu’il fallait être dure. » (Le Cercle de Famille)

« J’ai peur de la torpeur morale où je te vois tomber. Tes plaisirs ne sont plus les vrais plaisirs, tes joies ne sont plus les vraies joies et je ne puis croire que ta résignation nonchalante soit la vraie sagesse » (Le Cercle de Famille)

La grâce n’apparaît pas, même dans au dernier moment. Lassitude, réduction et disparition. La nuit est là dans un repos silencieux : « Ils dorment tous. C’est bien. La journée a été rude. Cela doit être bon de dormir » (Anouilh, Antigone)

André Maurois ou la lente dérive vers la mer
Jacky Lavauzelle

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ANDRE MAUROIS – LA FEMME CAMELEON chez Maurois

André Maurois

André Maurois La femme caméléon Artgitato
La femme
caméléon

« Nous allons entrelacées,
Et le jour n’est pas plus pur
Que les fond de nos pensées » (Paul Verlaine, La Chanson des ingénues)

UN MORCEAU DE CIRE ENTRE MES MAINS

Une femme dans l’œuvre d’André Maurois n’a aucune personnalité, ou plutôt les a toutes ; elle a la personnalité de l’homme aimé, totalement. La femme se retrouve véritable caméléon.  Elle n’est, bien entendu, plus avec Maurois déjà ce qu’elle pouvait être du temps de Molière, par exemple. Les temps ont changé.

En ce temps là, l’homme prenait femme, la plus jeune possible, pour la « faire » à sa main, du moins le croyait-il et le souhaitait-il de tout son coeur : « Je ne puis faire mieux que d’en faire ma femme. Ainsi que je voudrai je tournerai cette âme ; comme un morceau de cire entre mes mains elle est, et je lui puis donner la forme qui me plaît. »(L’Ecole des femmes, Acte III, scène 3).

La femme a changé en ce début de XXè. Des mains de « son » créateur, elle n’est déjà plus passive, bien au contraire. De cire, elle est, mais c’est elle désormais qui prend la forme la plus adéquate. Nous passons de la bougie à l’ensemble des statues du musée Grévin. Elle anticipe les souhaits de l’homme à conquérir. Sa palette est large, elle offrira le meilleur ; cela passe par une connaissance de ses désirs et de ses motivations.

 «- Très intelligente pour une femme…Oui…Enfin rien ne lui est étranger. Naturellement elle dépend, pour ses sujets d’intérêt, de l’homme qu’elle aime. Au temps où elle adorait son mari, elle a été brillante sur les questions économiques et coloniales ; au temps de Raymond Berger, elle s’intéressait aux choses de l’art. » (Climats)

POUR QUE L’HOMME S’Y LAISSE PRENDRE

Rien ne l’arrête, pourvu que l’ilusion soit parfaite, qu’elle se fonde complétement dans la peau de l’autre aimé.

« Je savais si bien, moi femme, que Machiavel lui était aussi indifférent que les rayons ultraviolets ou les émaux limousins, et que d’ailleurs elle eût été capable de s’intéresser aux uns et aux autres et d’en parler assez intelligemment pour faire illusion à un homme si elle avait cru pouvoir lui plaire ainsi. » (Climats)

« -Eh, mon cher ! Que les femmes dépendent pour leurs idées de ceux qu’elles aiment, ce n’est pas nouveau, et ce n’est pas de moi… Ce qui m’étonne toujours, c’est que les hommes s’y laissent prendre et recherchent ce qu’ils appellent « les femmes intelligentes ». C’est une dépravation. » (Ni Ange ni bête)

« Au fond nous avons toujours besoin, nous femmes, de nous rehausser de quelque chose ou de quelqu’un…Il nous faut des pierres brillantes ou des hommes brillants. Pourquoi ? Parce que nous sortons à peine de l’esclavage et que nous ne sommes pas encore très sûres de notre position dans le monde. C’est cela, au fond, notre faiblesse. A chaque instant, nous voulons êtres rassurées et seule cette garde mâle, autour de nous, calme nos craintes. » (Les Roses de septembre)

 Un caméléon ou une mante religieuse absorbant l’être aimé pour en conserver sa substantifique essence et vivre sa force et sa vie : « Je suis heureuse d’être une femme, me dit-elle un soir, parce qu’une femme a beaucoup plus de ‘possibles’ devant elle qu’un homme… Un homme a une carrière, me dit Solange, tandis qu’une femme peut vivre les vies de tous les hommes qu’elle aime. Un officier lui apporte la guerre, un marin l’Océan, un diplomate l’intrigue, un écrivain les plaisirs de la création… Elle peut avoir les émotions de dix existences sans l’ennui quotidien de les vivre. » (Climats)

DEVENIR CETTE FEMME-LA

Elle prend la couleur de lieu, si le lieu est celui de l’être aimé. Elle est alors intuitive et sans morale. Tout est bon pour être aimé et garder l’être aimé, à en devenir féroce et animale : « -Qu’est-ce que vous appelez ‘féminine’ ? – Eh bien, un mélange de qualités et de défauts : de la tendresse, un prodigieux dévouement à l’homme qu’elle aime. » (Climats)

« Une femme amoureuse n’a jamais de personnalité ; elle dit qu’elle en a une, elle essaie de se le faire croire, mais ce n’est pas vrai. Non, elle essaie de comprendre la femme que l’homme qu’elle aime souhaite trouver en elle et devenir cette femme-là… » (Climats)

« Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s’engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel. »
(Paul Eluard, L’amoureuse)

La femme caméléon dans l’œuvre d’André Maurois
Jacky Lavauzelle

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MAUROIS : LE CHEVALIER & LA PRINCESSE

ANDRE MAUROIS

RAFAEL Sueño del Caballero Maurois Le Chevalier & la princesse Argitato
Le Chevalier
& la Princesse
 

« Elle était en larmes et s’appuyait, se blottissait contre ce torse,
ce cœur, sans lesquels elle ne pouvait vivre »
(Maurice Drouon, Les Rois maudits, La Louve de France

 A l’origine était l’amour parfait, un héros, fort et titanesque, et sa belle, fragile, douce et tendre, voire larmoyante.

Le héros, Cavalier d’or, magnifique, serait le défenseur, armé et bataillant contre tous les ennemis. Comme dans toute l’œuvre de Maurois, la belle serait là, à attendre ou prisonnière, point fixe, dans sa chambre, sa tour ou son château aimantant le cavalier errant et tournoyant, défendant dans des contrées interlopes, lointaines ou non, l’honneur de sa dame.

Ce que ce héros défend avant l’amour, c’est la tranquillité de son foyer : « Ce récit réveilla en Shelley tous ses sentiments de chevalier errant, endormis depuis quelques années dans la paix de la vie conjugale. » (Ariel ou la vie de Shelley)

Pour cela, il déploie muscles et cuirasse, force et vaillance. Il n’y a jamais de réflexions inutiles ; la défense, blottie dans ses gènes, rejaillit violement, tel l’animal attaqué :

« ‘Comme je l’aime’, et je l’entendais avec une force croissante, ce thème de Chevalier protecteur, du dévouement jusqu’à la mort qui avait accompagné pour moi depuis l’enfance l’idée de l’amour véritable » (Climats)

« Mais en écoutant cette attaque contre Odile, cette attaque juste et mesurée, mon réflexe fut celui du Chevalier et je défendis ma femme avec force. » (Climats)

« Toutes les fois qu’à l’Opéra l’on jouait Siegfried, je suppliais Mlle Chauvière d’obtenir qu’on m’y emmenât parce qu’à mes yeux j’étais une Walkyrie captive qui ne pouvait être délivrée que par un héros. » (Climats)

« Quelques jours plus tard, nous allâmes ensemble à l’Opéra voir mon cher Siegfried. Ce fut pour moi un grand plaisir que de l’écouter à côté de celui qui était devenu mon héros. » (Climats)

« Que nus requert ça en la nostre marche?»
(Mais pourquoi vient-il nous poursuivre chez nous ?)
(La Chanson de Roland, XXVIII)

Ce héros romanesque ne vieillit pas, toujours dans le mouvement, une action interminable, en dehors du temps.

« Et puis il y a un Chevalier romanesque, qui garde un cœur de vingt ans et se laisserait aller avec bonheur au vent de passion qui l’emporte » (Les Roses de septembre)

« De tel barnage l’ad Deus enluminet,»
(D’un tel courage Dieu l’a illuminé)
(La Chanson de Roland, XL)

Il est beau, bien entendu, mais surtout il brille de par l’éclat de son âme, comme de son armure : « Les voyant debout sur le seuil de la vie, il pensait à deux chevaliers errants dont les armes brillaient au soleil. » (La vie de Disraeli)

Comme dans un rêve, magnifique et pur, sublimé : « Quelquefois il (Disraeli) se couchait sous un arbre, dans le jardin à l’italienne, et rêvait. Il créait des décors étranges et brillants. Il y rencontrait des êtres parfaitement beaux, un jeune chevalier anglais qu’il sauvait de la mort, une princesse à laquelle il se dévouait. » (La vie de Disraeli)

« Meilz voelt murir que guerpir sun barnet.»
(Il aimerait mieux mourir que d’abandonner ses barons)»
(La Chanson de Roland, XL)

Ou dans une lutte qui ne peut jamais rencontrer le déshonneur ; l’issue est donc dans le mouvement jusqu’à la mort toujours là, faisant face :

« Deux chevaliers masqués combattaient ; leurs lances ne rencontraient plus que le métal ; jamais plus, pour l’un ni pour l’autre, la visière ne devait être soulevée » (La vie de Disraeli)

Le héros prend avec la Grande guerre, une autre dimension, plus vaste et patriotique : le héros de guerre :  «Les méthodes américaines permettaient d’assurer le bonheur des pauvres, par l’abondance et non par la révolution. Pendant quelques mois, jeunesse populaire et jeunesse bourgeoise avaient été unies dans le respect des héros. » (Le Cercle de Famille)

Maintenant, ils assaillent le domaine social, vaste étendue de possibles encore à conquérir, à sublimer : prolétaires, ouvriers, villes ouvrières.

« Cette clique de jeunes gentilshommes en gilet blanc, qui écrivaient des vers, parlaient de chevaliers, de donjons, de seigneurs et prétendaient conquérir les ouvriers par ces parades féodales, amusait beaucoup John Bull. » (La vie de Disraeli)

  Jacky Lavauzelle

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Hommage à Théophile Viau

Hommage à Théophile de Viau

enfer Dante Doré

La Balade
aux Enfers

Echantillon et composition libre à partir des poèmes de Théophile de Viau

Chacun à son plaisir doit gouverner son âme et sa peine.
Moi, j’ai vécu longtemps par le feu animal
Je vivais de poison et je distillais mon mal
Un jour, enfin, j’ai su échafauder la feinte
Et de ce triste vallon ouvrir la nuit à des milliers de plaintes
Y laissant à jamais et la poudre et la haine.

Maintenant mon cœur se chauffe au devant de la gloire
Quand, hier, épuisé, il se consumait encore.
Sur mes pas languissaient les pluies de la mort
Sans forces plombé d’une voûte large et noire
Ne respirant brutal que la flamme et le fer,
Je croyais alors que mon ombre étonnerait l’enfer,
Employant au carnage, et le sang, et les charmes.
Je n’étais qu’un pantin sans fortune ni armes.

Hier encore je m’engourdissais dans l’idolâtrie
Depuis longtemps déjà j’oubliais ma patrie
Sans plus se souvenir de ce que j’étais jadis,
Je croyais fermement que ce sort résumait ma vie
Mon esprit enragé y voulait voir la guerre
Pour son contentement, et le Ciel, et la terre,
Plongés dans la froidure des tréfonds du Chaos
Quand des flèches plantées rougissaient tout mon dos
Dans cet entonnoir que je croyais narguer,
Je me voulais régent, je n’étais que laquais.

De ce monde tout entier j’en attendais la ruine.
De cette histoire ici je souhaite vous conter
Sans amitiés dans cette tempête que j’ai su dompter.
Du désordre comment j’ai bifurqué par la voie divine.

J’ai joui toute la nuit et j’ai joué tout le jour,
M’admirant du plus près dans des actes délictueux,
Mais n’étais-je point dans le sombre tombeau sinueux
En croyant aimer sous un épais voile, aveuglé pour toujours.

C’est alors enfin que je descendis voir la vicieuse Créature
Qui en ces lieux régnait sans feux ni habits
Qui fit pis que m’arracher les couleurs de la vie
Se pavanant sous les lustres de frénétiques peintures.

Je traînais mille fois ma prison, la glace dans mes os mutilés
Ce nid m’enchaînait et mon âme toute déchirée
N’avait pas encore goûté ni usé aux joies fécondes
En tournant sans cesse dans la funeste ronde.

Ô mort, si vous le voulez je suis prêt à partir ;
J’étais à ce point démuni de raison pour pouvoir réussir
Assuré que si je mourrai je ne perdrai qu’un cœur éméché, 
Abîmes ! Vous savez mal ce qu’est un cœur asséché
Quand dépouillé, dévidé, il ne reste que la bile.

Les pas qui me portaient toutefois tremblaient malhabiles.

Le monstre devenu noir pressait sans cesse mon mal,
La douleur d’alors d’un seul coup par miracle s’en alla.
A force de pression plus un cri ne sortit par ce poing brutal

 

Une porte alors s’ouvrit, un rayon, l’au-delà.
Je sentis alors un feu enfin me prendre, me soulever
Je jurais, chavirais et tremblait de toute mon âme diminuée,
Par cette flèche d’or que vous m’aviez tirée.
Le Mal s’acharnait, gesticulait fort encore
Jamais dans sa poigne je ne sentis autant la mort

Par le renfort de ses sbires assoiffés en nuées.
Poussé par une délicieuse ardeur je frémissais
Bien loin encore du port où le glas s’éteignait
Ce vent rejetait et ce voile et la nuit mise à bas
Je m’élevais abandonnant un peu plus les sévères frimas.
Et les doigts du Malin desserrant ses filets
Ne purent que se résoudre à ouvrir les collets.

Aux accents apeurés et tremblants de ma voix
J’ai vu alors et les fleuves et les bois
Des couleurs en nombre et des étoiles partout
Mes yeux riaient dansaient croyant m’en rendre fou
Mon corps s’embrasait comme l’avait fait mon âme.
Le lieu sombre cacha sous la lune son venin et sa lame.

Ce nouveau Ciel de son plus doux flambeau
Inspira dans son sein ce qu’il a de plus beau.
Mes sens retrouvèrent leur raison et ma vie la joie,
Enfin si libre sans devoir une fois encore me lever dans l’effroi.
D’une chute si longue aux tourments sans visages
J’ai trouvé depuis la grâce aux traits si doux et sages.

Jacky LAVAUZELLE

LE SYNDROME DE FRANCOIS MAYNARD

François Maynard François Maynard

Le Syndrome de Maynard

Le syndrome de Maynard comme le passage d’une vie mondaine remplie d’honneur et de distinctions à une vie recluse d’ermite.

Après avoir connu les plus hautes sphères de l’Etat et côtoyé les plus puissants de France et d’Italie, François Maynard ne souhaite se nourrir,à la fin de sa vie, que de solitude, de nature et de désert.

Le syndrome de Maynard : des ors et des médailles au sable et aux étoiles, une volonté maladive de se libérer des contraintes et donner « à son désert les restes de sa vie. »

UN NOBLE QUI VAVOIT METTRE LES PIERRERIES EN OEUVRE

Elève de Malherbe, qui disait que de ces élèves celui-ci « faisoit le mieux les vers », avocat, secrétaire de Marguerite de Valois, la Reine Margot,  qui « émoit les vers et qui les savoit faire » (Pélisson), « elle avoit la coutume de dire que Maynard étoit un orfèvre excellent, qui savoit mettre les pierreries en œuvre » (Pélisson), président au Présidial d’Aurillac, Conseiller au Parlement, diplomate, anobli en 1644, académicien.

 

 LA FINESSE DE LA POESIE

Côtoyant, accompagnant tous les puissants de son temps : « Mais s’i avoit eu en France l’honneur et l’estime des gens de la plus haute condition, comme il se voit par les lettres escrites, il n’acquit pas moins celle des plus grands personnages d’Italie, pendant le séjour qu’il fit à Rome, l’an 1634, avec M de Nouailles qui y estoit pour lors ambassadeur. Urbain VIII l’honora mesme  de sa conversation et, dans cette cognoissance que ce savant pontife avoit des lettres sacrées et profanes, il se plaisoit à lui communiquer souvent ses ouvrages et à s’entretenir avecque luy de la finesse de la poésie.» (Colletet)

LAS DE ME PLAINDRE

Une cassure intervient qui le fait renoncer aux biens et à la reconnaissance du monde religieux, intellectuel ou royal. Colletet souligne un peu plus loin : « Mais enfin, lassé de l’embarras de la cour et de la chicane du palais, il se retira chez luy pour vaquer, quelques temps avant sa mort, à l’estude de la philosophie. Les quatre vers qu’il fit mettre sur la porte de son cabinet, apprennent l’estat de sa fortune et de son âme :
Sur François Maynard

Las d’espérer et de ma plaindre
Des muses, des grands et du sort,
C’est ici que j’attends la mort
Sans la désirer ni la craindre »

JE SUIS LAS D’ENCENSER L’AUTEL DE LA FORTUNE

Nous pourrions croire à une lassitude, las d’avoir à contrôler ses faits et gestes, si nous n’avions dans ces poèmes plus que la recherche d’un havre de paix dans un château entouré de verdures et de solitude prompte à la réflexion philosophique.
Il y a une urgence maladive de retrouver une paix intérieure « Je suis las d’encenser l’autel de la fortune, Et brusle de revoir mes rochers et mes bois, Où tout me satisfait, où rien ne m’importune. » (Adieu Paris, adieu pour la dernière fois), ou « Les palais y sont pleins d’orgueil et d’ignorance ; Je suis las d’y souffrir, et honteux d’avoir mis Dans ma tête chenue une vaine espérance. » (Désert où j’ai vécu dans un calme si doux)
Il y a de l’amertume dans ces pertes de temps et dans ce manque cruel de reconnaissance : « Depuis que je cognois que le siecle est gasté
Et que le haut merite est souvent mal-traité, Je ne trouve ma paix que dans la solitude. 
» (Adieu Paris, adieu pour la dernière fois)

MES VERS SONT MESPRISEZ

Il a dû expliquer, s’abaisser, entendre des commentaires sarcastiques, voire méprisants. Il semble se lâcher : « Il est vray. Je le sçay. Mes Vers sont mesprisez. Leur cadence a choqué les Galans et les Belles, Graces à la bonté des Orateurs frisez, Dont le faux sentiment regne dans les Ruelles. Ils s’efforcent en vain de ravaler mon prix ; Et malgré leur malice, aussi foible que noire, Mon Livre sera leu de tous les beaux Esprits ; Et, plus il vieillira, plus il aura de Gloire. Tant qu’on fera des Vers, les miens seront vivans ; Et la Race future, équitable aux Sçavans, Dira que j’ay connu l’Art qui fait bien Escrire. » (Il est vray. Je le sçay. Mes vers vous mesprisez).

 

MA PLUME EST UNE PUTAIN

Comme si François Maynard avant vendu son âme, s’était prostitué devant des Béotiens, à se justifier : « Ma plume est une putain,
Mais ma vie est une sainte»
(Il n’est homme en l’Univers…). Il souhaite sanctifier le reste de sa vie, se laver des hontes et des ténèbres de sa vie mondaine.

  J’AY FLATTE LES PUISSANS
J’AY PLASTRE LEURS MALICES

En se préparant à mourir, il sait que la tâche reste ardue et difficile. Son âme sera-t-elle sauvée ? : Pour entrer sans frayeur dans la terre des morts ? J’ay flatté les puissans, j’ay plastré leurs malices,
J’ay fait de mes pechez mes uniques plaisirs, Je me suis tout entier plongé dans les delices, Et les biens passagers ont esté mes desirs.
Tout espoir de salut me semble illegitime ; Je suis persecuté de l’horreur de mon crime, Et son affreuse image est toujours devant moy. 
»(je suis dans dans le penchant de mon âge de glace)

Jacky Lavauzelle

CARAVAGE : L’INCREDULITE DE ST THOMAS

Le Caravage
Michelangelo Merisi da Caravaggio
L’incrédulité de Saint Thomas
(vers 1603)

 

L'incrédulité Le Caravage

Le doute et la foi
Une impossible rencontre


Simone Weil, dans la Pesanteur et la Grâce, dans le chapitre consacré au malheur, nous disait : « Souffrance : supériorité de l’homme sur Dieu. Il a fallu l’incarnation pour que cette supériorité ne fût pas scandaleuse. ». Le Christ apporte son corps martyrisé devant les hommes. Sans supériorité, il est là, attendant le jugement. Sa plaie ouverte est le centre de tous les regards et de toutes les attentions. Il n’est plus divin, mais un homme parmi les hommes.

 

L'incrédulité de Saint Thomas (la blessure)

En deçà de la foi
David Salle voulait voir dans la peinture des corps un point de vue qui ne soit pas ordinaire. L’œuvre du Caravage participe à cette extraordinaire position de corps, d’une plaie et d’un doigt, du matériel et du spirituel, du doute et de la foi. Il n’y a pas d’obscénité dans cette pénétration, juste un moment où l’homme montre ses limites. L’acte est solennel, les visages en témoignent. Mais de la puissance des ces regards, s’évanouit la force du divin.

Les têtes se retrouvent en se rassemblant, comme dans une possible unité d’esprit. Quatre têtes, côte à côte, comme représentant le monde et ses quatre points cardinaux. En haut, les têtes, le divin, la réflexion, la raison, la foi ; plus bas, le corps, la plaie, le mal, la souffrance, le doute.

Les têtes sont là mais la stupeur ferme la bouche des personnages. Stupeur et attente. Est-ce possible ? Ce doigt qui pénètre, que révélera t-il ?

Loin d’apporter des réponses dans la hauteur de la foi, ce doigt ne montre rien et, en pénétrant, assèche le retour et limite les perspectives. Le doigt montre l’individu, le ‘Je’, qui se perd dans l’universel de ce corps.

La preuve par une insaisissable rencontre
Nous rentrons, par le doigt de Saint Thomas, dans l’insaisissable. Il voit la plaie, mais cela ne suffit pas. Il faut faire entrer un peu de sa chair dans la chair de l’autre, quitte à l’ouvrir à nouveau et à faire souffrir. La vérité serait-elle à ce prix ? Cette tentative semble réussir. Le doigt rentre, le corps du Christ s’ouvre. Plus que dans la proximité nous sommes dans l’être. Mais y sommes-nous vraiment. La chair qui s’ouvre laisse-t-elle passer la vérité ? Quelle vérité ? Que promet réellement cette rencontre ?

La proximité insaisissable

« « A aucun instant, écrit Hofmannsthal (Die Wege und die Begegnungen – Les Chemins et les Rencontres) le sensible n’est autant chargé d’âme, et ce qui est de l’âme aussi sensible que dans la rencontre. » Le corps lui-même s’y ouvre à l’inconnu qu’aucun sens pourtant ne nous donne et l’âme est elle-même inquiétée  d’un obscur désir. La proximité est bien celle de l’insaisissable. Mais il semble que pour Hofmannsthal la rencontre soit vouée à la déception et que cet insaisissable meure avec l’infini qu’il portait en lui, lorsque nous tentons de le saisir La rencontre promet plus que l’étreinte ne peut tenir. » (Jean-Louis Chrétien, l’Effroi du beau).

La rencontre du doigt se pensait comme l’ouverture et le commencement de la foi. Le toucher a accouché d’un banal assentiment ; oui, cela est vrai, la plaie est là, c’est certain, l’homme qui est là a survécu et alors ?
Le corps en s’ouvrant pour recevoir réduit la puissance pour ne retenir que l’anecdotique d’un ressenti dans la fugacité de l’instant.

 Pas de sentimentalisme dans l’œuvre du Caravage, pas de moralisme non plus. Le fait est là, enfin !,devant Saint Thomas. Peut-être est-ce le Christ qui retient, peut-être aussi amène t-il le doigt pour le planter là dans la chair. Les yeux des trois hommes sont vissés devant cette fente béante, ne regardant qu’elle et oubliant l’homme dans sa gloire. Il y a comme une scène de marché où l’homme doit toucher la fraicheur du fruit avant de l’acheter en le palpant, le retournant, afin de s’assurer que son acte ne sera nullement regretté et son argent bien dépensé.

Pendant que la plaie apparaît, c’est le Christ qui commence à disparaître. La communication qui aurait dû se créer se perd dans cette chair ouverte, seulement ouverte.

L’éclairage de l’érotisme

Si le toucher limite la rencontre, elle ouvre le champ à un érotisme dans le sens de Francis Marmande : « l’érotisme est un éclairage. Mais il n’est pas seulement ce qui illumine : il est dans la conscience de l’homme ce qui met l’être en question. Sans doute l’éclaire t-il trop crûment. » (Le Journal Littéraire, n°2 p56).

Et cet éclairage Le Caravage l’apporte non pour Saint Thomas, qui après cette certitude retombera maladivement dans le doute, mais au spectateur. Il amène aussi ce que la chair à de triste et de maudite. Mais à ce titre, peut refonder une humanité nouvelle. « En un sens l’œuvre de chair apparut maudite aux premiers hommes. C’est même cette malédiction qui a fondé l’humanité. C’est elle qui l’a séparée de son contraire, l’animalité qu’elle regarde encore, à certains égards, avec une inconsolable nostalgie » (Georges Bataille, l’Erotisme)

La porte qui s’est ouverte par cette plaie n’a apportée qu’une simple réponse à Saint Thomas. Où en sommes-nous alors maintenant ?
« Nous sommes au point où l’amour est tout juste possible. » (Simone Weil, La Pesanteur et la grâce)

 

Jacky Lavauzelle

artgitato@yahoo.com