JEAN LOUIS VIVES – Juan Luis Vives BNE MADRID – 胡安·路易斯·比韦斯 – Жан Луи Вивес

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JUAN LUIS VIVES
JEAN LOUIS VIVES
胡安·路易斯·比韦斯
Жан Луи Вивес
1492-1540

BNE Biblioteca Nacional de España Biblitothèque Nationale d'Espagne Artgitato Madrid Luis Vivès


LES COMMENTAIRES DE JEAN LOUIS VIVES
SUR SAINT-AUGUSTIN

« Saint-Augustin : De la Cité de Dieu contenant le commencement et procez d’icelle cité avec une deffence de la Religion chrestienne contreles erreurs et medisances des Gentils, heretiques et autres ennemisde l’Eglise de Dieu, illustrée des commentaires de Jean Louis Vives de Valance, le tout fait francaïs par Gentian Hervet d’Orléans ; chanoine de Rheims, et enrichie de plusieurs annotations des histoires anciennes et modernes par François de Belleforest, Comingeois… »

Philippe Tamizey de Larroque
La bibliothèque de Mlle Gonin
Veuve Lamy, 1885 – pp. 5-37

*******

Jean-Louis Vivès
philosophe
, érudit, humaniste,
pédagogue hors de pair

Si la métaphore n’était un peu bien usée, on dirait que Valence est le séjour des muses. Aucune ville d’Espagne n’a mieux servi les études libérales ; aucune n’a mieux compris cette religion de l’art dont les dogmes sont éternels ; aucune n’est restée plus fidèle au culte des sciences et des lettres. L’université de Valence, plus heureuse que ses deux grandes rivales, Salamanque et Alcala de Hénarès, est encore vivante, toujours prospère, sinon aussi glorieuse que par le passé. Sa gloire consiste maintenant à glorifier les hommes de mérite qui l’ont illustrée. La grande salle des actes, garnie de bancs en amphithéâtre, est littéralement tapissée de portraits presque tous remarquables. La variété des costumes et des physionomies n’est pas le moindre attrait de cette belle galerie composée de professeurs de toutes les facultés, de religieux de tous les ordres, de docteurs séculiers et clercs, de prélats, de princes de l’église. Il n’y a pas une seule médiocrité parmi ces illustrations locales, proposées comme exemples aux étudiants. Au centre de la cour d’honneur, entre la bibliothèque et les collections de ce musée d’hommes illustres, se dresse la statue en marbre blanc du plus illustre de tous, Jean-Louis Vivès, philosophe, érudit, humaniste, pédagogue hors de pair, qui partagea avec Erasme et Budé le triumvirat du savoir dans le siècle de l’érudition, et brilla parmi les plus doctes par la profondeur des connaissances et la solidité du jugement. »

Revue des Deux Mondes tome 71, 1885
J.-M. Guardia
Une excursion aux îles Baléares
Valence

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VIVES ENTRE ERASME ET BUDEE

La contagion s’était manifestée de bonne heure : elle vint d’abord de l’Italie, C’est là en effet que les écrivains connus sous le nom d’humanistes, qui inaugurèrent en Espagne la renaissance des lettres, cherchèrent dès la fin du XVe siècle leurs inspirations. Antonio de Lebrixa est le représentant le plus remarquable de cette classe de penseurs et d’érudits. À leur approche, la vieille scolastique frémit. Le célèbre savant Louis Vivès raconte qu’à Valence, sa patrie, son vieux maître, dévoué à la routine de l’école, faisait déclamer ses élèves contre les novateurs ; lui-même avoue qu’il avait composé contre Antonio de Lebrixa des déclamations détestables et vivement applaudies. Des succès de ce genre ne pouvaient séduire un homme tel que Vivès, l’esprit le plus judicieux de son temps. De bonne heure il quitta l’Espagne, et profita si bien de son séjour dans les universités du nord, qu’il ne tarda point à prendre rang lui-même parmi les plus illustres humanistes ; il figura, malgré sa jeunesse, entre Érasme et Budée, dans ce glorieux triumvirat du XVIe siècle, où il brilla par le jugement autant que ses deux rivaux par l’éloquence et l’invention. Vivès devina mieux que nul autre le rôle souverain qui était réservé à l’érudition, c’est-à-dire au savoir joint à l’esprit de libre recherche. Il est un de ses écrits surtout qui atteste combien ce génie étendu et pénétrant comprenait l’état et les tendances de son époque : c’est le Traité des causes de la décadence des études, son chef-d’œuvre peut-être. Dès le début de sa carrière, il s’était fait connaître par son Commentaire sur la Cité de Dieu de saint Augustin. La préface de cette œuvre est un modèle de bon sens et de fine raillerie. On y voit mise à nu l’ignorance prétentieuse de la scolastique monacale ; les franciscains et les dominicains y sont vigoureusement raillés : on bat avec leurs propres armes ces infatigables ergoteurs, on les confond avec des citations empruntées à leurs propres ouvrages : jamais Érasme n’a porté de tels coups. Vivès aimait et vénérait comme un maître l’auteur de l’Éloge de la Folie ; nul plus que lui ne contribua à répandre ses écrits en Espagne. Cette propagande ne dura guère cependant. Les moines détestaient Érasme, ils abhorraient Vivès. Ce dernier était plus particulièrement l’objet de la haine des ordres mendiants, les dominicains et les franciscains, dont il avait démasqué la crasse ignorance et l’insatiable avidité. Vaincus un moment, les moines ressaisirent le sceptre de la scolastique et rentrèrent dans les chaires des universités. Quant aux jésuites, ils n’avaient pas attendu, pour mettre Érasme et Vivès hors de leurs bibliothèques, que le saint-office eût interdit la lecture de leurs écrits ; ils les rangeaient parmi les suspects : autores de sospechosa doctrina, dit le père Mariana dans une lettre inédite à don Gaspar de Quiroga, inquisiteur général et archevêque de Tolède.

La réforme et les réformateurs en Espagne
H.-M. Guardia
Revue des Deux Mondes T.28, 1860

LOPE DE VEGA BNE Madrid – Мадрид – 马德里 – Лопе де Вега – 诺普德维加

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LOPE DE VEGA
Лопе де Вега
诺普德维加
1562-1635

BNE Biblioteca Nacional de España Biblitothèque Nationale d'Espagne Artgitato Madrid Lope de Vega

LE THEÂTRE DE LOPE DE VEGA
par Louis Viardot en 1833

« Enfin, parut Lope de Vega. Devant lui, comme devant ces puissants génies qui paissent au milieu des dissensions publiques et les apaisent par leur ascendant, la guerre cessa. Il monta, suivant l’expression de Cervantès, sur le trône de la comédie, et régna sans partage, sans rivaux, sans contradicteurs. Il faut, au milieu de ce tableau rapide, s’arrêter un moment à cet homme extraordinaire, qui eut une si prodigieuse influence sur le théâtre moderne.

Lope de Vega, né en 1562, montra, dès la première enfance, un goût très vif pour les lettres et surtout pour la scène. A l’âge de onze ans, il composait déjà de petites pièces. Les événements dont sa jeunesse aventureuse fut agitée, ses malheurs, ses voyages, le détournèrent d’abord de ce premier penchant ; mais de retour dans son pays natal, il s’y abandonna sans réserve, et fit succéder sans interruption, jusqu’à sa mort, cette foule incroyable d’ouvrages de tous genres qu’à lui seul, entre tous les hommes, il a été donné de produire. Dans la préface d’un livre imprimé en 1604, lorsqu’il avait quarante-deux ans, il porte à plus de vingt-trois mille feuilles le nombre de vers qu’il avait déjà écrits pour le théâtre. En 1618, il assure que le nombre des comédies qu’il a composées s’élève à huit cents ; en 1620, à neuf cents. « J’ai eu assez de vie, dit-il en 1629, lorsqu’il publiait la vingtième partie de ses œuvres dramatiques, pour en écrire dix-sept cents. » Enfin, en 1635, année de sa mort, il avait achevé les dix-huit cents comédies que lui attribuent son ami Perez de Montalban et le savant Nicolas Antonio. Toutes furent représentées, la moitié au moins imprimées. Dans ce nombre, il en est plus de cent dont chacune ne lui coûta qu’un jour de travail, et, comme il le dit lui-même, «en vingt-quatre heures passa des Muses au théâtre. » Pour compléter la liste immense des œuvres de Lope de Vega, il faut ajouter à ces dix-huit cents comédies environ quatre cents autos sacramentales, un grand nombre d’intermèdes, des poèmes épiques, didactiques et burlesques (la Jerusalem conquistada, la Gatomaquia, etc.), des épîtres, des satires, des dissertations, des pièces fugitives et une foule innombrable de sonnets. On a fait sur les œuvres de Lope cet effrayant calcul, que, pendant les soixante-treize ans qu’il a vécu, c’est-à-dire depuis l’heure de sa naissance jusqu’à celle de sa mort, et bien que sa jeunesse eût été perdue pour les lettres, il a dû écrire chaque jour huit pages entières, presque toutes de poésie. Le nombre total de ses écrits est évalué à cent trente-trois mille pages et à vingt-un millions de vers. L’histoire littéraire n’offre certes rien qui approche de cette fécondité vraiment fabuleuse ; et quand même aucun autre mérite ne s’attacherait au nom de Lope de Vega, il devrait vivre toutefois dans la mémoire des hommes comme un de ces prodiges que la nature ne produit pas une seconde fois.

Maître absolu, arbitre souverain du théâtre et de la littérature de son pays, Lope, comme tant d’autres dictateurs, manqua à sa haute vocation. Cet homme prodigieux, que Cervantès appelait monstruo de naturaleza, pouvait réformer et diriger le goût du public, il trouva plus commode d’y sacrifier ; et les applaudissements de la multitude le précipitèrent dans des défauts qu’il connaissait, mais qu’il ne voulut pas éviter, et auxquels il donna sciemment l’autorité de son exemple et de sa renommée. « Il faut, disait-il dans une de ses préfaces, que les étrangers remarquent bien qu’en Espagne les comédies ne suivent pas les règles de l’art. Je les ai faites telles que je les ai trouvées ; autrement on ne les aurait point entendues. » « Ce n’est pas, dit-il encore dans son Arte nuevo de hacer comedias, que j’ignore les préceptes de l’art. Dieu merci. Mais quelqu’un qui les suivrait en écrivant serait sûr de mourir sans gloire et sans profit….. Aussi, quand je dois écrire une comédie, j’enferme les règles sous six clefs, et je mets dehors Plaute et Terence pour que leur voix ne s’élève pas contre moi….. Je fais des pièces pour le public ; et puisqu’il les paie, il est juste de les faire à son goût. » Lope termine ce traité poétique en convenant qu’il est plus barbare que ceux auxquels il donne des leçons, et que toutes ses comédies, hors six qu’il ne nomme point, pèchent gravement contre les véritables règles de l’art. Lope de Vega, rassasié d’honneurs et de richesses, objet de gloire pour sa patrie et d’envie pour les étrangers, dont la renommée enfin fut telle que son nom servait à personnifier l’excellence en toutes choses, Lope de Vega doit sembler bien sévère envers lui-même, lorsqu’au milieu de cette multitude il n’excepte que six comédies de sa propre réprobation ; et cependant la postérité, plus sévère encore, n’a pas même ratifié cet arrêt. Aucun de ses innombrables ouvrages n’a mérité d’être donné pour modèle. On les a plutôt cités comme une preuve de l’abus des facultés naturelles, et comme un guide contre les fautes où il entraîne. Cette intarissable imagination, cette prodigieuse facilité d’écrire, ce talent de peindre les caractères et de faire agir les passions, tant d’habileté à manier le dialogue, tant d’esprit, tant de finesse, toutes ces qualités qu’il répandit à pleines mains dans ses œuvres, et qu’il réunissait au plus haut degré, sont comme étouffées par leur propre excès. On dirait d’un arbre vigoureux que n’émonde point la main du jardinier, et qui use sa sève en jets désordonnés et stériles. Partout on sent l’absence du travail consciencieux, du goût épuré ; partout, l’oubli de cette crainte salutaire du public, et de cette rigueur pour soi-même sans laquelle il n’est point de perfection.




Toutefois, pour juger avec équité Lope de Vega, il faut se reporter à son époque. Si la certitude et l’enivrement du succès lui firent préférer des triomphes faciles à une gloire plus noble et plus durable, quel modèle, quel rival avait-il pour guider ou pour exciter son talent ? En Espagne, personne n’entra dans la carrière qu’il parcourait avec tant d’éclat, sinon à sa suite, et pour l’imiter servilement jusqu’en ses extravagances. Rien, dans le reste de l’Europe, ne pouvait lui donner plus de lumières ou plus d’émulation. En France, la scène était encore abandonnée aux Jodelle, aux Hardy, et l’Italie s’était arrêtée à la Mandragore. Avec Lope de Vega parut un seul autre grand génie, créateur aussi du théâtre de sa nation, unissant des qualités et des défauts à peu près semblables, et qu’il serait aussi facile qu’intéressant de mettre en parallèle. Mais la barrière qui séparait alors les langues du nord et celles du midi sépara les deux illustres rivaux. Shakespeare et Lope de Vega vécurent en même temps sans se connaître, et ne purent s’emprunter ni cette noble jalousie de gloire, ni ces leçons réciproques que donnent les luttes du génie. Chacun d’eux régna seul, unique, dans un empire incontesté. Comme Shakespeare et avec lui, Lope conservera toujours l’honneur d’avoir fondé le théâtre moderne ; mais par des raisons de politique et de langage, plus que Shakespeare, il porta son influence chez les nations étrangères, et nous, Français, auxquels il a le plus prêté, nous devons répéter ce juste éloge de son illustre éditeur, lord Holland : « Si Lope de Vega n’eût point écrit, les chefs-d’œuvre de Corneille et de Molière n’auraient peut-être jamais existé ; et si nous ne connaissions pas leurs ouvrages, Lope passerait encore pour un des grands auteurs dramatiques de l’Europe. »

Douze ans avant la mort de Lope de Vega (1621), arriva celle de Philippe III, et à ce monarque triste et dévot succéda un jeune prince ami des plaisirs et passionné pour le théâtre. Philippe IV aimait le commerce des gens de lettres, les recevait à la cour, et s’amusait à jouer avec eux ces comédies improvisées, alors fort à la mode en Italie. On lui attribue même plusieurs ouvrages dramatiques qui furent représentés sous le nom d’un esprit de cette cour (por un ingenio de esta corte), entre autres la passable comédie intitulée Donner la vie pour sa dame. Cette circonstance accrut encore le mouvement imprimé par Lope de Vega, et amena la plus brillante époque du théâtre espagnol. Une foule d’auteurs s’étaient, de son vivant, jetés sur les traces du maître, tels que les docteurs Ramon et Mira de Mescua, le licencié Miguel Sanchez, le chanoine Tarraga, don Guillen de Castro, Aguilar, Luis Vêlez de Guevara, et cent autres ; mais tous l’imitaient et restaient loin de lui. Ce ne fut qu’à la fin de son règne que parut le rival qui devait le détrôner : Calderon de la Barca.

Louis Viardot
Revue des Deux Mondes – 1833 – tome 2
Essai sur l’histoire du théâtre espagnol

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POESIE DE LOPE DE VEGA

LES VOYANTS

Quand vers les vains trésors d’autres tendaient la main,
Poursuivant le plaisir comme on chasse une proie,
Eux portaient les fardeaux sous lesquels l’âme ploie
De l’aurore à la nuit, du soir au lendemain.

S’immolant chaque jour, ils ont pris le chemin
De la mort héroïque et sans gloire, la voie
Du sacrifice obscur ; ils ont cherché la joie
Au-delà de la vie et de l’amour humain.




Ils ont passé… Déjà, sans doute, on les oublie,
Mais vous que fit pleurer leur divine folie,
Vous qui savez que rien ne s’achève ici-bas,

Qui dans l’ombre entendez souvent frémir une aile,
En vous penchant sur ces martyrs, n’avez-vous pas
Vu dans leurs yeux mourans poindre l’aube éternelle !

Poésies
Vega
Revue des Deux Mondes tome 28, 1915

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LE TOMBEAU VIDE

I
LES PORTEUSES DE PARFUMS

L’aube luit, fraîche et claire, après l’horreur des jours
Où, le Juste expirant sous les cieux noirs et sourds,
Notre espérance fut brisée ;
Nous suivons de nouveau le chemin de douleurs ;
En tremblant, en pleurant, nous moissonnons des fleurs
Dans la printanière rosée.

Avant que parût le matin,
J’ai coupé la menthe et le thym,
L’hysope, la rouge anémone ;
J’ai cueilli près de ma maison
Les violettes du gazon
Et l’odorante cinnamome.

Voici les lys pourprés que le Seigneur trouvait
Plus beaux dans la splendeur dont le ciel les revêt
Que le plus grand de nos monarques ;
Sur le front du Martyr, leurs calices soyeux
Et leurs baumes, mêlés aux larmes de nos yeux,
Laveront les sanglantes marques.

Dans l’albâtre et l’argent, j’ai pris
Les aromates de grand prix,
Le nard pur, l’aloès, la myrrhe,
Pour en oindre ces pieds troués,
Qui sur la croix furent cloués,
Ce corps plus pâle que la cire.

Nous voulons, ce matin, l’embaumer de nouveau,
Mais le roc est si lourd qui ferme le caveau,
Si faibles sont nos mains de femme !
Qui roulera pour nous cette pierre aujourd’hui ?
Reverrons-nous Jésus et pourrons-nous sur lui
Répandre le dernier dictame ?

Sans force, dans l’ombre, à présent,
Le Christ immobile est gisant.
Qui roulera pour nous la pierre,
La lourde pierre du tombeau,
Et dans la grotte quel flambeau
Nous guidera de sa lumière ?

II
L’APPARITION DES ANGES

 La tombe ouverte est vide ; avec l’air du matin,
Le jour librement y pénètre ;
Ce n’est pas un mirage, un reflet incertain,
Rien ne nous reste plus du Maître.

C’en est donc fait, ô Christ ! Nous ne les verrons
Vos mains dont le geste délivre,
Vos yeux dont le regard guérit, Seigneur Jésus,
Vous sans qui nous ne saurions vivre !

Heureux les affligés qui pleurent sur un corps !
Nous n’avons qu’une pierre nue ;
Le Seigneur est perdu dans la foule des morts,
Englouti par l’ombre inconnue.

Hommes vêtus de blanc, redoutables et beaux,
Dont l’épée au jour étincelle,
Ayez pitié de nous, ô gardiens des tombeaux !
Voyez notre angoisse mortelle.

Puisque le Christ n’est plus, une dernière fois
Laissez-nous adorer ses restes,
Et demander encore à sa bouche sans voix
L’écho des paroles célestes.

Par pitié, rendez-nous son corps martyrisé,
Afin que notre amour l’embaume,
Et qu’à genoux autour de lui, le cœur brisé,
Nous chantions le funèbre psaume !

En contemplant ses traits apaisés par la mort,
Nous oublierons enfin peut-être
Les affres du supplice et nous dirons : Il dort,
Il ne souffrira plus, le Maître.

Au soleil levant,
La tombe est ouverte,
La crypte est déserte :
Le Christ est vivant !

Il n’est pas resté
Dans le noir mystère ;
Il n’est plus sous terre,
Le Ressuscité.

Triomphant il sort
Du funèbre abîme :
La sainte victime
A vaincu la mort.

Ne le cherchez plus
Parmi la poussière :
C’est dans la lumière
Qu’habite Jésus.

Poésies
Vega
Revue des Deux Mondes tome 28, 1915

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EN SILENCE

 Vous pleurez un héros, une sainte au cœur tendre :
Ne pleurez pas trop fort ceux que le ciel vous prit !
Peut-être qu’ils sont là, qu’ils peuvent vous entendre,
Que sur vous plane leur esprit.

Si vous les chérissiez vraiment plus que vous-même,
Ayez pitié ! N’affligez pas de vos sanglots,
De vos pleurs déchirans, leur âme qui vous aime
Dans la lumière et le repos.

Songez qu’ils ont souffert, que leur lutte est finie ;
O vous qui respectiez leur sommeil ici-bas,
Par votre angoisse aveugle et vos cris d’agonie,
A présent ne les troublez pas !

Que leur regard, s’il vous contemple, en vous ne lise
Point de révolte impie ou d’âpre désespoir ;
Que leur paix se reflète en votre âme soumise
Ainsi que dans un pur miroir.

Vous entendrez leur voix, si vous savez vous taire,
Vous suivrez leur élan dans l’espace étoile,
Et vous ne serez plus triste ni solitaire
A votre foyer désolé.

Poésies
Vega
Revue des Deux Mondes tome 28, 1915

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L’UNION SUPRÊME

Dieu ne veut pas que pour toujours notre espoir meure,
Que les liens les plus puissans et les plus doux
Soient rompus sans pitié par un destin jaloux ;
Vous l’avez appris, vous dont la flamme demeure.

Vous fûtes à ce monde arrachés avant l’heure,
Ou condamnés au deuil solitaire… Sur vous,
Mère ou sœur délaissée, infortunés époux,
Plus d’une âme attendrie et pitoyable pleure.

Mais ces riches d’un jour qui plaignent votre sort,
Ceux qui n’ont point passé par l’ombre de la mort,
Ni gravi comme vous la douloureuse voie,

Que peuvent-ils savoir de votre amour si beau,
De votre surhumaine et triomphante joie,
Cœurs à jamais unis par-delà le tombeau !

Poésies
Vega
Revue des Deux Mondes tome 28, 1915

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LA RÉVÉLATION

Sur la route que j’ai péniblement suivie,
Tu marchais devant moi d’un pas vif et léger,
Tu chantais, tu riais à l’heure du danger,
Et tu rouvrais le ciel à mon âme asservie.

Combien de fois à la douleur tu m’as ravie !
Contre moi-même tu savais me protéger ;
Tu me semblais souvent un divin messager ;
Je t’appelais tout bas ma lumière et ma vie.

Et cependant, ô mon trésor, je t’ignorais,
Je ne pressentais pas mon deuil et mes regrets ;
Mais aujourd’hui mon cœur est clairvoyant et sage,

Il fut illuminé par l’ange au glaive ardent :
Amour, je te connais et j’ai vu ton visage,
Car on ne t’aperçoit jamais qu’en te perdant.

Poésies
Vega
Revue des Deux Mondes tome 28, 1915

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MIGUEL DE CERVANTES – BNE MADRID – Мигель де Сервантес – 塞万提斯

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CERVANTES
Miguel de Cervantes Saavedra
Мигель де Сервантес

塞万提斯
1547-1616
CERVANTES BNE

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 DON QUIJOTE DE LA MANCHA
El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha
DON QUICHOTTE de la Manche

Miguel de Cervantès

Prólogo
Prologue

Don Quijote Don Quichotte Miguel de Cervantes Prologo Prologue Artgitato Traduction Française

Desocupado lector: sin juramento me podrás creer que quisiera que este libro, como hijo del entendimiento, fuera el más hermoso, el más gallardo y más discreto que pudiera imaginarse. Pero no he podido yo contravenir al orden de naturaleza, que en ella cada cosa engendra su semejante.
Lecteur inoccupé sans serment aucun, crois-moi, j’aurais envie que ce livre, comme fruit de l’entendement, soit le plus beau, le plus brave et le plus fin que l’on puisse imaginer. Mais je ne pouvais pas violer l’ordre de la nature, qui veut que chaque chose engendre son semblable.
Y, así, ¿qué podía engendrar el estéril y mal cultivado ingenio mío, sino la historia de un hijo seco, avellanado, antojadizo y lleno de pensamientos varios y nunca imaginados de otro alguno, bien como quien se engendró en una cárcel, donde toda incomodidad tiene su asiento y donde todo triste ruido hace su habitación?
Et donc, que pouvait engendrer un  stérile et inculte talent comme le mien, sinon l’histoire d’un fils maigre, rabougri, fantasque et plein de pensées étranges et inimaginables, comme ce qui a été engendré dans une prison où tout inconfort a son siège et où tout triste bruit a son habitation ?
El sosiego, el lugar apacible, la amenidad de los campos, la serenidad de los cielos, el murmurar de las fuentes, la quietud del espíritu son grande parte para que las musas más estériles se muestren fecundas y ofrezcan partos al mundo que le colmen de maravilla y de contento.
La paix, le calme, l’aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des fontaines, un esprit calme sont de grands secours aux muses les plus stériles et fertiles qui apportent alors au monde des fruits merveilleux et plaisants.
Acontece tener un padre un hijo feo y sin gracia alguna, y el amor que le tiene le pone una venda en los ojos para que no vea sus faltas, antes las juzga por discreciones y lindezas y las cuenta a sus amigos por agudezas y donaires.
Il arrive à un père d’engendrer un enfant laid et sans grâce, mais l’amour lui bande les yeux de peur qu’il ne voit ses défauts, il les juge pour des subtilités et des finesses et en parle à ses amis comme des expressions d’intelligence et de malice.
Pero yo, que, aunque parezco padre, soy padrastro de don Quijote, no quiero irme con la corriente del uso, ni suplicarte casi con las lágrimas en los ojos, como otros hacen, lector carísimo, que perdones o disimules las faltas que en este mi hijo vieres, que ni eres su pariente ni su amigo, y tienes tu alma en tu cuerpo y tu libre albedrío como el más pintado, y estás en tu casa, donde eres señor della, como el rey de sus alcabalas, y sabes lo que comúnmente se dice, que «debajo de mi manto, al rey mato», todo lo cual te esenta y hace libre de todo respecto y obligación, y, así, puedes decir de la historia todo aquello que te pareciere, sin temor que te calunien por el mal ni te premien por el bien que dijeres della.
Mais moi, bien que je ne sois pas le père, je suis seulement le beau-père de Don Quichotte, je ne souhaite pas suivre cet usage courant, et te prier, presque les larmes aux yeux, comme les autres, cher lecteur, de pardonner ou de dissimuler les défauts de mon fils. Puisque tu n’es ni un parent, ni un ami, et que tu as ton âme dans ton corps et ta volonté libre comme tout un chacun, et tu vis dans ta maison, où tu en es le seigneur, comme le roi de ses impôts, et tu sais comme il est dit communément que « sous ma robe, je tue le roi, » tout ce qui fait que tu es exempté envers moi de respect et que tu es libre de toute obligation, et, ainsi, tu raconteras de l’histoire tout ce qui te semblera bon pour toi, sans crainte d’être calomnié par le mal ni récompensé pour le bien que tu diras d’elle.

Image illustrative de l'article Don Quichotte

Solo quisiera dártela monda y desnuda, sin el ornato de prólogo, ni de la inumerabilidad y catálogo de los acostumbrados sonetos, epigramas y elogios que al principio de los libros suelen ponerse. Porque te sé decir que, aunque me costó algún trabajo componerla, ninguno tuve por mayor que hacer esta prefación que vas leyendo.
J’aurais aimé te la livrer nue, sans les fioritures du prologue, ou le catalogue innombrable des sonnets coutumiers, épigrammes et louanges dont l’usage veut qu’en début des livres ils soient fixés. Parce que je dois te dire que si la composition m’a coûté un peu de travail, un plus important encore a été nécessaire à la préface que tu lis à présent.
Muchas veces tomé la pluma para escribille, y muchas la dejé, por no saber lo que escribiría; y estando una suspenso, con el papel delante, la pluma en la oreja, el codo en el bufete y la mano en la mejilla, pensando lo que diría, entró a deshora un amigo mío, gracioso y bien entendido, el cual, viéndome tan imaginativo, me preguntó la causa, y, no encubriéndosela yo, le dije que pensaba en el prólogo que había de hacer a la historia de don Quijote, y que me tenía de suerte que ni quería hacerle, ni menos sacar a luz las hazañas de tan noble Caballero.
Plusieurs fois, je pris ma plume pour écrire, et souvent le l’ai laissée, ne sachant pas ce que j’allais écrire ; et un jour, le papier devant moi, avec une plume à l’oreille, le coude sur le bureau et la main sur sa joue, en pensant à ce que je dirais, est venu, à l’improviste, un de mes amis, drôle et spirituel, qui, me voyant, m’a demandé la cause de ma préoccupation. Je lui ai dit que je pensais au prologue qu’il faudrait pour l’histoire de Don Quichotte, et j’en étais si découragé que je ne souhaitais plus la faire ni de mettre au grand jour les exploits de notre noble chevalier.

-Porque ¿cómo queréis vos que no me tenga confuso el qué dirá el antiguo legislador que llaman vulgo cuando vea que, al cabo de tantos años como ha que duermo en el silencio del olvido, salgo ahora, con todos mis años a cuestas, con una leyenda seca como un esparto, ajena de invención, menguada de estilo, pobre de concetos y falta de toda erudición y doctrina, sin acotaciones en las márgenes y sin anotaciones en el fin del libro, como veo que están otros libros, aunque sean fabulosos y profanos, tan llenos de sentencias de Aristóteles, de Platón y de toda la caterva de filósofos, que admiran a los leyentes y tienen a sus autores por hombres leídos, eruditos y elocuentes? Pues ¿qué, cuando citan la Divina Escritura?
« Comment ne pas être dérouté par ce pensera le public, antique législateur, quand il verra que, après tant d’années, moi qui dormais dans le silence de l’oubli, je viens maintenant, avec toutes mes années derrière moi, avec une légende sèche comme un jonc, oublieux de l’innovation, le style diminué, pauvre d’esprit et manquant et d’érudition et de doctrine, sans annotations sur les marges, sans notes à la fin du livre, comme je vois dans d’autres livresmême quand ils sont fabuleux et profanes, remplis de citations d‘Aristote, de Platon et de toute le troupe des philosophes, qu’admire le public qui voit combien les auteurs qu’ils lisent sont érudits et éloquents ? Et que dire de ceux qui citent les Saintes Ecritures ?
No dirán sino que son unos santos Tomases y otros doctores de la Iglesia, guardando en esto un decoro tan ingenioso, que en un renglón han pintado un enamorado destraído y en otro hacen un sermoncico cristiano, que es un contento y un regalo oílle o leelle.
Ne penserait-on pas qu’ils sont comme des saints Thomas et autres docteurs de l’Église, peignant en une ligne un amour dépravé  et en une autre un sermon chrétien Christian, faisant de celui-ci un cadeau et une merveille à entendre.
De todo esto ha de carecer mi libro, porque ni tengo qué acotar en el margen, ni qué anotar en el fin, ni menos sé qué autores sigo en él, para ponerlos al principio, como hacen todos, por las letras del abecé, comenzando en Aristóteles y acabando en Xenofonte y en Zoílo o Zeuxis, aunque fue maldiciente el uno y pintor el otro.
Tout cela a fait défaut dans mon livre, parce que je n’ai rien à renvoyer à la marge, ou à préciser à la la fin ni ne sais quels sont les auteurs que j’ai suivis afin de les nommer, comme tout le monde, par les lettres de l’alphabet, en commençant par Aristote et en terminant par Xénophon ou par Zoilo ou Zeuxis, le premier un médisant et l’autre un peintre.
También ha de carecer mi libro de sonetos al principio, a lo menos de sonetos cuyos autores sean duques, marqueses, condes, obispos, damas o poetas celebérrimos; aunque si yo los pidiese a dos o tres oficiales amigos, yo sé que me los darían, y tales, que no les igualasen los de aquellos que tienen más nombre en nuestra España.
Il va également manquer dans  mon livre de sonnets au commencement, au moins ces sonnets dont les auteurs sont ducs, marquis, comtes, évêques, reines ou poètes célèbres; même si je dois demander aux deux ou trois amis officiels, je sais qu’ils me les donneraient, et de telle sorte qu’ils ne seraient pas égalés par les plus beaux noms de notre Espagne.
En fin, señor y amigo mío —proseguí—, yo determino que el señor don Quijote se quede sepultado en sus archivos en la Mancha, hasta que el cielo depare quien le adorne de tantas cosas como le faltan, porque yo me hallo incapaz de remediarlas, por mi insuficiencia y pocas letras, y porque naturalmente soy poltrón y perezoso de andarme buscando autores que digan lo que yo me sé decir sin ellos. De aquí nace la suspensión y elevamiento, amigo, en que me hallastes, bastante causa para ponerme en ella la que de mí habéis oído.
Eh bien, seigneur et ami – continuai-je-, je détermine que le seigneur Don Quichotte restera enterré dans les fichiers de La Manche, jusqu’à ce que le ciel envoie quelqu’un l’habillant de toutes ces choses qui lui manquent, parce que je suis incapable de remédier à mon échec et à mon manque de lettres, et parce que je suis fainéant et naturellement paresseux, incapable d’aller à la recherche d’auteurs qui disent ce que je sais dire sans les invoquer. D’où l‘hésitation et la pensée, ami, en laquelle vous me trouvâtes, cause suffisante comme vous l’avez entendu.

Oyendo lo cual mi amigo, dándose una palmada en la frente y disparando en una carga de risa, me dijo:
En entendant cela, mon ami, se frappant le front et la cuisse, dans un énorme rire, me dit:

—Por Dios, hermano, que agora me acabo de desengañar de un engaño en que he estado todo el mucho tiempo que ha que os conozco, en el cual siempre os he tenido por discreto y prudente en todas vuestras aciones.
-par Dieu, frère, vous venez juste de me sortir de la tromperie où j’étais depuis trop longtemps, moi qui vous tenais pour discret et prudent dans toutes vos actions.
Pero agora veo que estáis tan lejos de serlo como lo está el cielo de la tierra. ¿Cómo que es posible que cosas de tan poco momento y tan fáciles de remediar puedan tener fuerzas de suspender y absortar un ingenio tan maduro como el vuestro, y tan hecho a romper y atropellar por otras dificultades mayores?
Mais maintenant je vois que vous en êtes aussi loin que le ciel ne l’est de la terre. Comment est-il possible que des choses si petites,  et si faciles à remédier, peuvent endormir vos forces et absorber votre esprit accoutumé à casser et à écraser bien d’autres difficultés majeures ?
A la fe, esto no nace de falta de habilidad, sino de sobra de pereza y penuria de discurso.
Ma foi cela ne vient pas d’un manque de compétences, mais  de beaucoup de paresse et de la pauvreté de la pensée.
¿Queréis ver si es verdad lo que digo? Pues estadme atento y veréis cómo en un abrir y cerrar de ojos confundo todas vuestras dificultades y remedio todas las faltas que decís que os suspenden y acobardan para dejar de sacar a la luz del mundo la historia de vuestro famoso don Quijote, luz y espejo de toda la caballería andante.
Vous voulez voir si ce que je dis est vrai ? Soyez à l’écoute et vous verrez en un clin d’œil comme je confonds  toutes vos difficultés et solutionne tous ces défauts à vous décider de suspendre et d’arrêter l’histoire de votre célèbre Don Quichotte, la lumière et le miroir de toute la chevalerie errante.

—Decid —le repliqué yo, oyendo lo que me decía—, ¿de qué modo pensáis llenar el vacío de mi temor y reducir a claridad el caos de mi confusión?
«Dites, répliquai-je, ayant entendu ce qu’il dit de moi, comment pensez-vous combler le vide qui me terrorise et réduire notablement le chaos de ma confusion ?

******************
MIGUEL DE CERVANTES BNE
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ANTONIO MACHADO – BNE – MADRID – Антонио Мачадо – 安东尼奥马查多

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Antonio MACHADO
Антонио Мачадо
安东尼奥马查多
1875 – 1939

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ANTONIO MACHADO
CAMINOS
Les Chemins

De la ciudad moruna
De la ville mauresque
tras las murallas viejas,
par-delà les vieux murs,
yo contemplo la tarde silenciosa,
je contemple l’après-midi tranquille,
 a solas con mi sombra y con mi pena.
seul avec mon ombre et ma peine.





*

 El río va corriendo,
La rivière court
entre sombrías huertas
au milieu des jardins ombragés
 y grises olivares,
et des oliviers gris,
por los alegres campos de Baeza
par les champs  joyeux de Baeza.

 Tienen las vides pámpanos dorados
Ils abritent les vignes aux branches dorées
 sobre las rojas cepas.
sur des cépages rouges.
Guadalquivir, como un alfanje roto
Guadalquivir, comme un coutelas cassé
 y disperso, reluce y espejea.
et dispersé, brille et miroite.

 Lejos, los montes duermen
Ailleurs, les montagnes ensommeillées
envueltos en la niebla,
enveloppées dans la brume,
niebla de otoño, maternal; descansan
dans le brouillard de l’automne, maternelle; reste
las rudas moles de su ser de piedra
les masses grossières des êtres de pierre
en esta tibia tarde de noviembre,
en ce chaleureux après-midi de novembre,
tarde piadosa, cárdena y violeta.
après-midi contemplatif, livide et violet.

*

 El viento ha sacudido
Le vent a secoué
los mustios olmos de la carretera,
la route des ormes,
levantando en rosados torbellinos
dans des remous tourbillonnent
 el polvo de la tierra.
la poussière de la terre.
 La luna está subiendo
la lune se lève
amoratada, jadeante y llena.
meurtrie, haletante et pleine.

*

 Los caminitos blancos
Les chemins blancs
se cruzan y se alejan,
se coupent et se fuient,
buscando los dispersos caseríos
à la recherche des hameaux disséminés
del valle y de la sierra.
de la vallée et de la montagne.
Caminos de los campos…
Les chemins du camp ….
¡Ay, ya, no puedo caminar con ella!
Oh non ! Je ne peux marcher avec elle !

Traduction Jacky Lavauzelle
Artgitato

ALPHONSE LE SAGE – ALFONSO EL SABIO -BNE MADRID – Альфонсо Мудрого – 阿方索的智者

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ALFONSO EL SABIO
Alfonso X el Sabio
Alfonso X de Castilla

ALPHONSE LE SAGE
Альфонсо Мудрого
阿方索的智者
1221-1284
Roi de Castille le 1er juin 1252
Rey 1 de junio 1252

par  José de Alcoverro Amorós
1835-1908




 BNE Biblioteca Nacional de España Biblitothèque Nationale d'Espagne Artgitato Madrid Alfonso El Sabio Alphonse le sage

 L’ASTRONOME & LE PHILOSOPHE

 « Alphonse X, roi de Castille et de Léon, surnommé l’astronome et le philosophe, mort en 1284. On lui doit les Tables Alphonsines. C’est lui qui disait que, si Dieu l’avait appelé à son conseil au moment de là création, il eût pu lui donner de bons avis. Ce prince extravagant croyait à l’astrologie. Ayant fait tirer l’horoscope de ses enfants, il apprit que le cadet serait plus heureux que l’aîné, et il le nomma son successeur au trône. Mais, malgré la sagesse de cet homme, qui se jugeait capable dé donner des conseils au Créateur, l’aîné tua son frère cadet, mit son père dans une étroite prison et s’empara de la couronne ; toutes choses que sa science ne lui avait pas révélées. »

Collin de Plancy
Dictionnaire infernal
Henri Plon, 1863 -6e édition, pp. 22-23

*




FABLES DE FLORIAN
Le roi Alphonse

Certain roi qui régnait sur les rives du Tage,
Et que l’on surnomma le Sage,
Non parcequ’il était prudent,
Mais parcequ’il était savant,
Alphonse, fut surtout un habile astronome.
Il connaissait le ciel bien mieux que son royaume,
Et quittait souvent son conseil
Pour la lune ou pour le soleil.
Un soir qu’il retournait à son observatoire,
Entouré de ses courtisans,
Mes amis, disaitil, enfin j’ai lieu de croire
Qu’avec mes nouveaux instruments
Je verrai cette nuit des hommes dans la lune.
Votre majesté les verra,
Répondaiton ; la chose est même trop commune,
Elle doit voir mieux que cela.
Pendant tous ces discours, un pauvre, dans la rue,
S’approche, en demandant humblement, chapeau bas,
Quelques maravédis : le roi ne l’entend pas,
Et, sans le regarder, son chemin continue.
Le pauvre suit le roi, toujours tendant la main,
Toujours renouvelant sa prière importune ;
Mais, les yeux vers le ciel, le roi, pour tout refrain,
Répétait : je verrai des hommes dans la lune.
Enfin le pauvre le saisit
Par son manteau royal, et gravement lui dit :
Ce n’est pas de haut, c’est des lieux nous sommes
Que Dieu vous a fait souverain.
Regardez à vos pieds ; vous verrez des hommes,
Et des hommes manquant de pain.

*

ALPHONSE X ET LES JUIFS

« À en juger superficiellement, et surtout quand on les compare à leurs coreligionnaires d’Angleterre, de France et d’Allemagne, les Juifs d’Espagne se trouvaient à cette époque dans une situation très satisfaisante. En Castille, ils étaient alors gouvernés par le roi Alphonse X (1252-1284), que ses contemporains avaient surnommé le Sage, et qui était, en effet, un ami de la science et un esprit libéral. Quand il marcha, eu sa qualité de prince héritier, contre Séville, il avait des Juifs dans son armée, et après la victoire, au moment de partager les terres à ses soldats, il n’oublia pas les Juifs. Il répartit entre eux les champs d’un village qu’il leur donna en entier, et qui prit le nom de village des Juifs, Aldea de los Judios. Les Juifs de Séville, qui vivaient malheureux sous les Almohades, ayant sans doute accueilli avec joie son entrée dans la ville conquise, Alphonse les traita avec bienveillance et leur donna trois mosquées pour les transformer en synagogues. Comme témoignage de leur reconnaissance, les Juifs de Séville lui offrirent une clef admirablement travaillée, sur laquelle était gravée cette inscription en hébreu et en espagnol : Le Roi des rois ouvre, le roi du pays va entrer.

Quand il eut pris les rênes du gouvernement, Alphonse X confia des fonctions publiques à des Juifs. Il eut comme ministre des finances un savant talmudiste, Don Meïr de Malea, qui porta le titre d’almorazif. Son fils Don Zog (Isaac) lui succéda dans cette dignité. Le médecin du roi. qui était en même temps son astronome et son astrologue, était également un Juif, Don Juda ben Moïse Koben. Il se trouvait, à ce moment, en Espagne, peu de savants chrétiens comprenant l’arabe. Des Juifs traduisaient les ouvrages arabes eu castillan, et des clercs traduisaient alors la version castillane en latin. Alphonse X employa un chantre de la synagogue de Tolède, Don Zog ibn Sid, à la rédaction de tables astronomiques, appelées, depuis, tables alphonsines, et qu’on pourrait désigner à plus juste titre sous le nom de tables de Zog ou Sid. On trouve encore un autre savant juif à la cour de Castille, Samuel Hallévi (Aboutafia Alawi ?), qui attacha son nom à une clepsydre, qu’il avait confectionnée sur l’ordre du roi.

On pourrait conclure de la prédilection marquée par le roi pour les savants juifs qu’il traitait leurs coreligionnaires avec équité. Il n’en était rien. Les préjugés du temps avaient également exercé leur influence néfaste sur Alphonse X, qui restreignit l’activité des Juifs par une législation oppressive, les considérant comme une classe inférieure. On ne sait pas si la législation wisigothe, cette source empoisonnée à laquelle s’alimentait sans cesse la haine des Espagnols contre les Juifs, avait été traduite en castillan sur son ordre ou sur l’ordre de son père, mais il est certain qu’Alphonse X promulgua lui-même plusieurs édits contre les Juifs.

Dans le code qu’il publia en castillan pour être appliqué aux divers peuples de son royaume (1257-1266), il ajouta un chapitre relatif aux Juifs, où on lit, entre autres : Quoique les Juifs ne croient pas au Christ, ils sont quand même tolérés dans les pays chrétiens, afin qu’ils rappellent à tous qu’ils descendent de ceux qui ont crucifié Jésus. On y lit aussi que les Juifs étaient honorés autrefois et appelés le peuple de Dieu, mais qu’ils s’étaient avilis par le crime commis sur Jésus ; aucun Juif ne peut donc exercer un emploi public ou être revêtu d’une dignité en Espagne. Alphonse X accueillit dans son code toutes les lois d’exception que la malveillance des Byzantins et des Visigoths avait inventées contre les Juifs, il y ajouta même d’autres restrictions. Il ordonna aux Juifs et aux Juives de porter un signe distinctif à leur coiffure, déclarant passibles d’une amende ou de la flagellation ceux qui contreviendraient à cet ordre. Juifs et chrétiens ne pouvaient ni manger ensemble, ni se baigner ensemble. Alphonse le Sage ajouta également foi à cette fable ridicule que les Juifs crucifiaient tous les ans un enfant chrétien, le vendredi saint. Pourtant, le pape Innocent IV lui-même avait déclaré cette accusation mensongère et proclamé l’innocence des Juifs. Mais, dès qu’un pape élevait la voix eu faveur des Juifs, on ne croyait plus à son infaillibilité. Aussi Alphonse X renouvela-t-il contre les Juifs l’interdiction de se montrer dans les rues le vendredi saint ; il menaça de mort ceux qui crucifieraient même une figure de cire. Mais voici une singularité encore plus étrange. Alphonse X, qui avait attaché un médecin juif à sa personne, interdit aux chrétiens de se servir de remèdes préparés par un Juif ! Il faut cependant ajouter qu’il défendit de profaner les synagogues, d’imposer aux Juifs le baptême par contrainte, de les faire comparaître devant les tribunaux pendant leurs fêtes, et il les dispensa des cérémonies burlesques qui accompagnaient la prestation du serment dans certains pays, ne les obligeant qu’à poser simplement la main sur la Thora.




Pour le moment, toutes ces lois restaient sans conséquence pratique ; Alphonse X ne les mettait pas en vigueur. Mais plus tard, elles furent appliquées et contribuèrent à rendre le séjour de l’Espagne très douloureux pour les Juifs. »

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
Dictionnaire universel françois et latin, 6e édition
1771 – Tome 1, p. 79
Controverses religieuses. Autodafé du Talmud
1236-1270

ISIDORE DE SEVILLE – BNE MADRID – SAN ISIDORO – Saint Isidore – святой Исидор – 圣伊西多尔

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SAN ISIDORO
Isidore de Séville
Saint Isidore
святой Исидор
圣伊西多尔
560/570 – 636

par  José de Alcoverro Amorós
1835-1908
Réalisée en 1891
elaborada en yeso en 1891




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*
LA CROSSE POUR ISIDORE DE SEVILLE

« On donne cette crosse à l’évêque dans l’ordination, selon S. Isidore de Séville, pour marquer qu’il a droit de corriger & qu’il doit soûtenir les foibles. L’auteur de la vie de S. Césaire d’Arles, parle du clerc qui portoit sa crosse ; & celui qui a écrit la vie de S. Burchard évêque de Wurtsbourg, le loue de ce que sa crosse n’étoit que de bois. »
Mallet
L’Encyclopédie, 1re éd
1751 – Tome 4, p. 514
Article « Crosse »

*

LES TROIS SACREMENTS D’ISIDORE DE SEVILLE :
LE BAPTÊME, LE CHRÊME ET L’EUCHARISTIE

« Sacremens, (Hist. ecclésiastiq.) les différentes sectes des chrétiens ont beaucoup varié sur le nombre des sacremens ; & pour abréger ce sujet dont le détail seroit très-étendu, je me contenterai de dire que les Chrétiens de S. Thomas ne reconnoissent que trois sacremens, le baptême, l’ordre & l’eucharistie. S. Bernard mettoit au nombre des sacremens la cérémonie de laver les piés qui se pratique le jeudi-saint. Damien établissoit douze sacremens. Isidore de Séville ne compte pour sacremens que le baptême, le chrême & l’eucharistie. Les Arméniens en général ne mettent point la confirmation & l’extrème-onction entre les sacremens ; mais Vardanès, un de leurs docteurs, établit sept sacremens, savoir le baptême, la célébration de la liturgie, la bénédiction du myron, l’imposition des mains, le mariage, l’huile dont on oint les malades, & la cérémonie des funérailles. (D. J.)' »

Jaucourt
L’Encyclopédie, 1re éd
1751 -Tome 14, pp. 477-478
Article « Sacrement »

*

LES ACÉPHALITES

ACÉPHALITE. s. m. Acephalita. Hérétique. Voyez Acéphale ; c’est la même chose. Le Chanoine Régulier de Léon, qui a écrit la vie de S. Isidore de Séville, dit Acephalita, & marque que cette Secte étoit fort étendue en Espagne & en France, au temps de ce Saint. Peut-être que dans ces pays-là on les nommoit alors Acéphalites, & non pas Acéphales.

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
Dictionnaire universel françois et latin, 6e édition
1771 – Tome 1, p. 79
Article « ACÉPHALITE »

*




LA REGLE DE SAINT ISIDORE DE SEVILLE

« Quant au temporel des monasteres, l’évêque en avoit autrefois l’administration ; il y établissoit des économes pour en avoir la direction & leur fournir les nécessités de la vie. Les abbés & les moines ne pouvoient rien aliéner ni engager sans que l’évêque eût approuvé & signé le contrat : c’est ce que prouvent les conciles d’Agde & d’Epone ; les troisieme & quatrieme conciles d’Orléans ; le second concile de Nicée ; les capitulaires & la regle de S. Isidore de Séville. »

Jaucourt, Boucher d’Argis
L’Encyclopédie, 1re éd
1751 – Tome 10, pp. 638-639
Article « Monastère »

*

LES QUATRE ORDRES D’ISIDORE DE SEVILLE
LES PATRIARCHES, LES ARCHEVÊQUES, LES METROPOLITAINS ET LES EVÊQUES

« Mais parmi les Latins, Isidore de Séville est le premier qui parle des Archevêques. Il distingue quatre ordres dans le gouvernement de l’Eglise : Patriarches, Archevêques, Métropolitains, & Evêques. Il soutient que les Archevêques présidoient les Métropolitains. Ainsi le mot d’Archevêque n’étoit guère connu dans l’église latine avant Charlemagne »

Jésuites et imprimeurs de Trévoux
Dictionnaire universel françois et latin, 6e édition
1771 – Tome 1, p. 473
Article « Archevêque »

*

SAINT ISIDORE LECTEUR
DE L’ENEIDE de VIRGILE

« S. Isidore de Séville, qui vivoit au commencement du septieme siecle, rapporte ces vers de Virgile. (Æn. II. 348.)
Juvenes, fortissima, frustrà,
Pectora, si vobis, audentem extrema, cupido est
Certa sequi ; (quæ sit rebus fortuna videtis :
Excessêre omnes adytis, arisque relictis,
Dî quibus imperium hoc steterat) : succurritis urb
Incensæ : moriamur, & in media arma ruamus.
L’arrangement des mots dans ces vers paroît obscur à Isidore ; confusa sunt verba, ce sont ses termes. Que fait-il ? il range les mêmes mots selon l’ordre que j’appelle analytique : ordo talis est, comme s’il disoit, il y a inversion dans ces vers, mais voici la construction : Juvenes, fortissima pectora, frustrà succurritis urbi incensæ, quia excessêre dii, quibus hoc imperium steterat : undè si vobis cupido certa est sequi me audentem extrema, ruamus in media arma & moriamur. Isid. orig. lib. I. cap. xxxvj. Que l’intégrité du texte ne soit pas conservée dans cette construction, & que l’ordre analytique n’y soit pas suivi en toute rigueur : c’est dans ce savant évêque un défaut d’attention ou d’exactitude, qui n’infirme en rien l’argument que je tire de son procédé ; il suffit qu’il paroisse chercher cet ordre analytique. On verra au mot Méthode, quelle doit être exactement la construction analytique de ce texte. »

Beauzée
L’Encyclopédie, 1re éd.
Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand, 1766 -Tome 8, pp. 852-862
Article ‘Inversion’

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1
Vues générales

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2
Antonio MACHADO
Антонио Мачадо
安东尼奥马查多
1875 – 1939

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*

3
SAN ISIDORO
Isidore de Séville
Saint Isidore
святой Исидор
圣伊西多尔
560/570 – 636

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4
ALFONSO EL SABIO
Alfonso X el Sabio
Alfonso X de Castilla

ALPHONSE LE SAGE
Альфонсо Мудрого
阿方索的智者
1221-1284
Roi de Castille le 1er juin 1252
Rey 1 de junio 1252

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5
CERVANTES
Miguel de Cervantes Saavedra
Мигель де Сервантес

塞万提斯
1547-1616
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6
LOPE DE VEGA
Лопе де Вега
诺普德维加
1562-1635
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7
JUAN LUIS VIVES
JEAN LOUIS VIVES
胡安·路易斯·比韦斯
Жан Луи Вивес
1492-1540
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8
ANTONIO DE NEBRIJA
Antonio Martínez de Cala y Xarava
安东尼内布里哈
1441-1522
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BNE
BIBLIOTECA NACIONAL DE ESPAÑA

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A Tamara Weber-Fillion – Chanson Jacky Lavauzelle – 塔玛拉·韦伯 – 菲利安 – Тамара Вебер-Филлион

A TAMARA WEBER-FILLION
塔玛拉·韦伯 – 菲利安
Тамара Вебер-Филлион


Chanson

de
Jacky Lavauzelle

A Tamara Weber-Fillion Jacky Lavauzelle Chanson Artgitato

A Tamara Weber-Fillion 

Emportez–moi ! Emportez-moi !
Dans un désert
Sur la mer !

Sur votre carrousel
Sur votre moulin

Sur de la mousse aigre-douce
Bordez-moi de pleurs
Bordez-moi de cœurs
Bordez-moi de bonheur
Sur une caravelle
Dans un bordel

 La peur fait sa belle
Je cherche Je suis Sancho
Je cherche
Avec ce qui me reste
de toi
Avec ce qui me reste
de sang
Sur le fond de tes yeux
J’ai longtemps navigué
Sans jamais regardé

Mais où allions-nous
Triste compagnon ?
Je chavire depuis
Et depuis si longtemps déjà

je chavire Je chavire
Je chavire hélas

J’attrape des rimes
J’attrape des baffes

Et des baffes et des rames
Et je rame en sous-marin
Sur le pont  je ne sens rien
Je me casse Je me brise
je n’attends rien

Je n’entends que les chiens
J’attrape des embruns
Je recrache des brises

Sur le tour de tes yeux
J’ai glissé j’suis tombée
Je dévisse Je dévisse
Je creuse ma tombe

Sur le fond de notre enfer
Les yeux grands ouverts

je vais Je plisse Je brûle enfin
Je n’ai plus mal Je n’ai plus mal
Même plus mal
Mais je saigne
Emportez–moi Emportez-moi
Dans le désert des cœurs
Sur une mer de leurres
Sur votre carrousel
Sur votre moulin

Bordez-moi de sueurs
Bordez-moi de peurs

Sur une caravelle
Dans un bordel
La peur fait sa belle
Je cherche Je suis Sancho
Je cherche
Avec ce qui me reste
de toi
Avec ce qui me reste
de sang
 Même si je saigne encore
Le berceau s’est vidé
Et l’enfant est parti
Je ne suis plus
Je ne sais plus

J’attends sans attendre
Même le temps s’est arrêté
Une main au-dessus se tend
Je l’attrape
Je t’attrape
Je m’attrape

Du fond je m’écarte
Sans savoir où je vais

Je plisse et je visse
Je dévisse Je m’immisce
Mais je l’attrape cette main
Même si j’ai mal encore à nouveau
Mais je sors vivant
Mais comment ?

Je sors vivant Enfin je crois
Même si je saigne encore
Emportez–moi Emportez-moi
Dans le désert des cœurs
Sur un dessert des leurres
Sur votre carrousel
Sur votre moulin

Bordez-moi de sueurs
Bordez-moi de peurs

Sur une caravelle
Dans un bordel
La peur fait sa belle
Je cherche Je suis Sancho
Je cherche
Avec ce qui me reste
de toi
Avec ce qui me reste
de sang
Avec ce qui me reste
de sang
 Pour que j’aime encore

Jacky Lavauzelle

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A Tamara Weber-Fillion 

A Tamara Weber-Fillion Jacky Lavauzelle Chanson Artgitato 2

Plaza de Tirso de Molina : El centro de la lucha – Тирсо де Молина – 迪爾索德莫利納

 Madrid – Мадрид – 马德里

Plaza de Tirso de Molina
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Madrid Blason Artgitato  Madrid L'Ours & L'arbousier Artgitato La estatua del oso y del madroño

Photo Jacky Lavauzelle
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Madrid Drapeau Artgitato



 PLAZA DE TIRSO DE MOLINA
Place de Tirso de Molina
Тирсо де Молина
迪爾索德莫利納


EL CENTRO DE LA LUCHA
战斗的中心
Место резисторы
La Place des Résistances et des Luttes

TIRSO DE MOLINA
Тирсо де Молина
蒂尔索·莫利纳
1579-1648

 

‘originalité qui se retrouve dans les œuvres de Tirso de Molina (« immoralité révoltante…tout y est sacrifié, convenance, vraisemblance, possibilité même« ), suinte des murs et des échoppes de la Plaza. Bien plus que la Puerta del Sol, nous sommes au cœur des luttes de la CNT et autres mouvements anticapitalistes.

LE THEÂTRE DE TIRSO DE MOLINA
par Luis de Viel-Castel

Le théâtre espagnol n’est certainement pas une école de morale. Les faiblesses de l’amour, les excès, les trahisons, les violences dont il peut devenir le principe, sont les ressorts habituels sur lesquels repose l’intrigue des drames péninsulaires. Souvent même ils nous présentent des situations tellement vives, que nos dramaturges modernes, au milieu de leurs plus extrêmes hardiesses, n’oseraient pas les risquer. Hâtons-nous de dire que, grâce à l’élévation du langage, à la couleur poétique, à l’exaltation qui en anime le tableau, ces situations n’ont en réalité rien de bien choquant. Chez Lope, chez Calderon et la plupart de leurs imitateurs, l’expression cesse rarement d’être chaste, alors même que la pensée est le plus hasardée. Au sérieux, à la dignité, à la pureté même qui règnent dans la peinture de ces égaremens, on sent que c’est la passion qui parle et non pas le libertinage. C’est là un trait caractéristique dont on ne saurait tenir trop de compte, parce qu’il donne la véritable mesure de l’époque et du pays.

Un seul poète fait exception à cette règle : nous voulons parler de Tirso de Molina, un des esprits les plus originaux qui aient jamais existé.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (1)

Son véritable nom était Gabriel Tellez. Il était moine de la Merci ; cette circonstance, rapprochée de la nature de ses drames, fait comprendre qu’il ait cru devoir se couvrir du voile, d’ailleurs très transparent, du pseudonyme. Il est vrai que lorsqu’il prit l’habit religieux à l’âge de cinquante ans, la plupart de ses comédies étaient déjà composées ; mais on croit qu’antérieurement à cette époque, il avait déjà reçu les ordres sacrés. Né à Madrid vers l’an 1570, huit ans après Lope de Vega, dont il fut, dit-on, l’ami, et pour qui il professait une grande admiration, il mourut en 1648, à Soria, dans un couvent dont il était depuis peu devenu le supérieur. Le souvenir de ses travaux plus que profanes ne l’avait pas empêché d’être appelé dans les dernières années de sa vie aux fonctions les plus actives et aux emplois de confiance de la carrière monastique, à ceux de prédicateur, de professeur en théologie, de qualificateur, d’historiographe. S’il faut en croire le témoignage d’un écrivain contemporain, la supériorité qui distingue ses œuvres poétiques ne l’aurait pas abandonné dans les compositions si différentes auxquelles il consacra la fin de sa longue existence.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (2)

Avec Lope de Vega, Calderon et Moreto, Tirso de Molina occupe, parmi les poètes dramatiques de l’Espagne, un rang qui le place tout-à-fait hors de ligne. C’est d’ailleurs le seul rapport qui existe entre lui et ces trois grands hommes. Son génie est d’une nature tellement singulière, qu’il ne comporte pour ainsi dire aucune comparaison.

Il ne faut chercher dans ses comédies ni l’art de disposer un sujet avec régularité, ni celui d’enchaîner, de préparer les incidents de manière à les rendre vraisemblables. Bien plus encore que Lope de Vega, il semble avoir méconnu l’importance de ce genre de mérite qui constitue pourtant une portion si essentielle de la perfection du talent dramatique. Il ne faut lui demander non plus ni ce bonheur d’invention qui distingue Lope, ni l’habileté à varier les caractères, ni une élévation, une pureté de sentiments auxquelles il paraît avoir été tout-à-fait étranger. Soit par l’effet de sa propre nature, soit par celui de ses habitudes sociales, il est certain qu’on trouve dans ses écrits l’empreinte d’une grossièreté de mœurs qui forme un contraste fort étrange avec la délicatesse exquise de la plupart des maîtres de la scène espagnole. Chez lui, les situations sont parfois d’une immoralité révoltante, les plaisanteries descendent trop souvent jusqu’à l’obscénité. L’amour, tel qu’il le conçoit, n’est pas ce sentiment tendre et dévoué qu’on admire dans Lope, ce n’est pas non plus cette exaltation chevaleresque et métaphysique tout à la fois qui plaît tant chez Calderon : Tirso ne voit dans l’amour que le désordre des sens et tout au plus celui de l’imagination. Ses héroïnes, à très peu d’exceptions près, se font remarquer par un dévergondage effronté que rendent à peine supportable les séductions de la grâce piquante dont il a soin de les orner.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (3)

Voilà sans doute de grandes imperfections, mais elles s’effacent en quelque sorte devant les rares et admirables qualités qui donnent aux ouvrages de Tirso une physionomie si particulière. Il est supérieur à tous ses rivaux par la richesse et la variété de sa poésie. Nul n’a possédé comme lui le secret des innombrables ressources de la belle langue castillane ; nul n’a su la manier avec cette merveilleuse facilité et en faire un instrument aussi souple, aussi flexible. Ses dialogues sont un modèle achevé de naturel, de grâce et de malice. L’esprit qu’il y répand à pleines mains est de cette nature saine et vigoureuse qui constitue la véritable force comique. Sans doute Tirso a peu de scrupules sur les moyens d’amener des effets aussi puissants : tout y est sacrifié, convenance, vraisemblance, possibilité même ; mais le plaisir qu’on éprouve à voir se développer en liberté cette ingénieuse et brillante imagination est si vif, qu’on lui pardonne les expédients bizarres et pourtant monotones par lesquels elle s’ouvre trop souvent la carrière.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (5)

En Espagne les écrivains dramatiques se sont généralement signalés par leur étonnante fécondité ; Tirso, sous ce rapport encore, est un des plus remarquables. Près de trente ans avant sa mort, il avait déjà composé trois cents pièces de théâtre ; quatre-vingts seulement ont été conservées. Dans ce grand nombre figurent, indépendamment des comédies d’intrigue, base principale de sa renommée, beaucoup de drames historiques qui sont loin d’être sans mérite. La Femme prudente (la Prudencia en la muger) présente un tableau animé et fidèle des luttes de la royauté et de l’aristocratie castillanes pendant le moyen-âge. Dans Sixte-Quint ou le Choix par la vertu, on suit avec intérêt le développement du caractère à la fois pieux, austère et ambitieux que le poète, d’accord avec l’histoire, prête à cet illustre pontife. Les Exploits des Pizarres reproduisent, avec une vérité frappante, l’indomptable énergie, l’esprit aventureux, les passions effrénées des premiers conquérants de l’Amérique, l’admiration qui s’attachait à leurs succès prodigieux, et les fabuleuses exagérations qu’y mêlait la crédulité populaire. On trouve, dans tous ces ouvrages, de la poésie, des traits ingénieux et parfois un talent remarquable à tirer parti des traditions et des circonstances locales pour donner au sujet une couleur historique assez mal soutenue, il est vrai, dans d’autres endroits. Néanmoins il n’en est pas un seul qui soit resté au théâtre ou qu’on lise habituellement, parce que la composition générale en est très défectueuse, parce que l’intérêt, au lieu de se rattacher à une action unique ou principale, s’y perd dans la multitude des personnages et des incidents inutiles, parce qu’enfin ce sont plutôt, dans leur ensemble, des chroniques dialoguées, confuses et prolixes, que de véritables drames.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (6)

Les comédies religieuses de Tirso, celles dont il a puisé le sujet dans la vie des saints, donnent lieu à peu près aux mêmes observations. La plus remarquable peut-être porte un titre qu’il est assez difficile de traduire en français El Condenado por desconfiado, c’est-à-dire l’Homme damné pour avoir désespéré. L’idée en est frappante et ne manque pas de profondeur. Un ermite qui a passé dix années dans la prière et dans les austérités du désert, se laisse entraîner à douter des promesses célestes et de l’avenir que la bonté divine lui réserve dans l’éternité. Le démon, saisissant avec empressement ce moment de faiblesse, réussit, par ses insinuations perfides, par ses conseils décevants, à jeter dans l’âme de l’ermite les germes du désespoir. Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (7)Le malheureux en vient bientôt à se regarder comme prédestiné aux flammes infernales. Pour s’étourdir, pour se venger en quelque sorte, il se précipite dans tous les excès ; il meurt enfin, couvert de crimes, dévoré de remords, mais n’osant, ne voulant pas faire à la clémence divine un appel dont il n’attend plus rien. Dans le même moment, un brigand, un assassin, un homme dont la vie entière n’a été qu’un tissu de forfaits, mais qui n’a jamais entièrement désespéré de la bonté de Dieu, expire sur un échafaud, repentant et contrit. Son âme, portée par les anges, s’élève vers le ciel, et celle de l’ermite est plongée dans l’abîme. Une telle conception caractérise d’une manière trop frappante le catholicisme espagnol de cette époque pour que nous n’eussions pas cru devoir la signaler, alors même qu’elle n’eût pas fourni à Tirso des inspirations admirables, malheureusement mêlées de grandes extravagances et d’indignes bouffonneries. Il règne dans cette œuvre étrange une ardeur de foi et de charité, une exaltation pieuse dont l’expression vraiment entraînante forme un contraste singulier avec la manière habituelle de l’auteur. Il ne semble pas d’ailleurs que de son temps ce contraste parût aussi extraordinaire : on peut le supposer du moins, en lisant dans les approbations motivées par lesquelles les censeurs ecclésiastiques autorisaient la publication des diverses parties de son théâtre, qu’ils n’y ont rien vu de contraire à la religion et aux bonnes mœurs, rien qui ne fût propre à recréer honnêtement les esprits studieux et à prémunir la jeunesse contre les dangers du monde.



Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (8)

Nous ne nous étendrons pas davantage sur les drames historiques et religieux de Tirso de Molina. Comme nous l’avons dit, ils sont aujourd’hui complètement oubliés, et c’est dans ses comédies d’intrigue qu’il faut chercher ses titres de gloire. Ne pouvant nous dissimuler l’impossibilité de faire suffisamment apprécier par voie d’analyse ou de traduction les beautés qu’il y a prodiguées, et qui tiennent d’une manière si exclusive au génie particulier de la langue castillane, nous allons cependant essayer d’en donner quelque idée.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (9)



On considère assez généralement comme son chef-d’œuvre l’Amant timide, ou, pour traduire plus exactement le titre espagnol, le Courtisan timide (el Vergonzoso en palacio) L’idée est au fond la même que celle d’une célèbre comédie de Lope de Vega, le Chien du Jardinier ; mais contrairement à la tendance ordinaire des deux poètes, Tirso a porté dans d’exécution une délicatesse dont l’œuvre de Lope est tout-à-fait dépourvue.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (10)

La scène est en Portugal. On peut remarquer en passant que ce pays, alors simple province de la monarchie espagnole, paraît avoir été pour Tirso l’objet d’une sorte de prédilection : il se plaît à y placer le théâtre de ses drames, à peindre le caractère jaloux et passionné de ses habitants, à faire ressortir les traits particuliers de leur esprit, quelquefois même à reproduire leur langage, dont la mollesse et la mignardise sont pour lui une source intarissable de plaisanteries. L’action, tout-à-fait imaginaire, mais que l’auteur a rattachée à des circonstances historiques, se passe au XIVe siècle. Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (11)Un jeune homme, élevé à la campagne au milieu des bergers dont il partage les travaux, se décide à fuir la maison paternelle pour chercher fortune et se soustraire à l’insupportable ennui d’une existence trop peu en accord avec les rêves ambitieux de son imagination. Le hasard le conduit à la cour du duc d’Avero, prince de la maison royale. Gravement compromis, au moment même de son arrivée, par l’imprudente générosité avec laquelle il favorise la fuite d’un proscrit, il obtient son pardon par l’intercession de la princesse Madelaine, fille du vieux duc, qui n’a pu voir sans en être touchée le dévouement courageux, la bonne grâce et le danger du jeune aventurier. Elle fait plus, elle obtient de son père que don Dionis (c’est le nom qu’il a pris) restera auprès d’elle pour lui servir de secrétaire et pour achever son éducation. Dans cette situation qui établit entre eux des rapports si intimes, le sentiment de préférence que la princesse éprouve déjà pour don Dionis prend bientôt le caractère d’une violente passion. Don Dionis lui-même est loin d’être insensible aux attraits de sa charmante élève. Il ne tarde pas, d’ailleurs, à s’apercevoir de l’impression qu’il produit sur elle ; mais d’autant plus timide qu’il aime davantage, il ne peut croire entièrement à son bonheur. Vainement Madelaine, comprenant la nécessité d’encourager un amant que l’extrême inégalité de leurs positions respectives doit rendre peu hardi, lui prodigue, avec une coquetterie fine et piquante, des avances peu équivoques. Si un moment il semble près d’y répondre par l’aveu de son amour, bientôt, et dès que la princesse, croyant en avoir assez dit, craignant peut-être d’avoir dépassé les bornes de la pudeur, s’arrête et attend sa réponse, il s’inquiète de ce silence ; il en conclut que les espérances qu’il commençait à former étaient de pures illusions, et qu’il avait mal interprété quelques paroles prononcées au hasard. Cette situation si naturelle et si gracieuse est admirablement rendue. Elle rappelle à quelques égards, comme nous le disions tout à l’heure, celle d’une comédie de Lope ; mais ce qui en fait la grande supériorité, ce qui rend bien plus intéressants don Dionis et sa maîtresse, c’est qu’ici ce sont deux sentiments tendres et sincères qui se trouvent aux prises, tandis que, dans le Chien du Jardinier, la lutte est celle d’une femme altière et capricieuse avec un homme froid et intéressé, qui ne l’aime pas, qui ne voit dans sa liaison avec elle que l’occasion de faire fortune, et dont l’âme est aussi subalterne que le rang.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (12)




Cependant la princesse se décide à mettre fin à cet état d’incertitude et d’angoisses. Le comte de Vasconcelos, que son père veut lui faire épouser, est sur le point d’arriver, et elle veut, avant qu’il se présente, s’être mise hors d’état de lui donner sa main. Elle fait appeler don Dionis, qui se hâte d’accourir ; cette scène caractérise trop bien le genre de Tirso pour que je n’essaie pas de la traduire…

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (13)

Et elle s’éloigne, laissant en proie à de nouvelles incertitudes, à de nouvelles agitations, l’amant qu’elle vient d’enivrer de bonheur.

Il y a une autre scène vraiment charmante, mais qu’il est impossible de traduire, parce que l’agrément infini dont elle est remplie consiste dans une suite d’équivoques étroitement liées au génie et au tour particulier de la langue espagnole. Le vieux duc, bien éloigné de soupçonner ce qui se passe entre sa fille et don Dionis, demande à ce dernier s’il est content des progrès de son élève. Madelaine, feignant de rappeler les détails d’une leçon qu’il lui aurait donnée, fait allusion à son prétendu songe et à l’entretien dont il a été suivi. Dans un langage plein de dépit et d’irritation, elle se plaint de la maladresse de don Dionis, qui, dit-elle, s’embarrasse de tout, ne la comprend pas, et ne sait pas se faire comprendre. Elle met ainsi à profit la présence de son père pour adresser à son amant des aveux et des reproches que, seule avec lui, elle n’eût pas osé lui exprimer. La joie secrète de don Dionis, trouvant dans ces emportements la preuve non équivoque de la passion qu’il inspire, la bonhomie du vieux duc, qui, prenant au sérieux la colère de sa fille, s’efforce de calmer ce qu’il regarde comme un caprice, et de la réconcilier avec son précepteur, tout cela forme un jeu de théâtre plein de grâce, de naturel et de vrai comique.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (14)

Sur ces entrefaites on vient annoncer que le fiancé de la princesse, le comte de Vasconcelos, n’est plus qu’à quelques lieues d’Avero, où il doit arriver le lendemain. Il n’y a plus un moment à perdre pour rendre impossible le mariage projeté. Madelaine n’hésite pas. Enhardie par le désespoir qu’elle lit sur la figure de don Dionis, elle lui écrit de se trouver à minuit dans le jardin du palais, où finiront, dit-elle, les craintes du courtisan timide. À minuit, en effet, elle vient l’y chercher, et, l’appelant en termes caressans, elle l’introduit dans son appartement… À peine le jour a-t-il paru, qu’elle s’empresse avec une audace digne des héroïnes de Tirso, d’aller déclarer à son père qu’elle a fait choix d’un époux, que cet époux est don Dionis, et qu’il ne faut plus penser au comte de Vasconcelos. Le duc, comme on peut le croire, est d’abord fort scandalisé d’un pareil aveu ; mais, par le plus grand hasard, on découvre en ce moment même que don Dionis n’est rien moins que le cousin du roi, le fils du duc de Coïmbra. Enveloppé presque en naissant dans la proscription qu’une injuste accusation de trahison a attirée sur la tête de son père, on a dû jusqu’alors, pour le sauver, cacher sa naissance et la lui laisser ignorer à lui-même ; l’innocence du duc de Coïmbra est enfin reconnue, il rentre dans son rang, dans ses honneurs, et son fils devient, sans difficulté, l’époux de la princesse, qui s’était donnée à lui lorsqu’elle le croyait encore un aventurier obscur.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (15)

Cette comédie serait un chef-d’œuvre achevé si l’auteur se fût attaché à concentrer l’intérêt sur Madelaine et don Dionis. Il est fâcheux qu’il ait cru devoir joindre à l’action principale une multitude d’incidens oiseux et une seconde intrigue, qui, bien que fort agréable dans plusieurs de ses détails, constitue un hors-d’œuvre des plus invraisemblables. Elle roule sur les amours de la sœur de Madelaine, la princesse Sérafine, dont le caractère romanesque, l’imagination spirituelle et exaltée, sont peints d’une manière fort attachante. Cette intrigue se dénoue comme la première et dans le même instant, par un rendez-vous nocturne ; mais les circonstances en sont bien autrement bizarres. À la faveur de l’obscurité, Sérafine reçoit chez elle, à la place de celui qu’elle avait appelé, un amant jusqu’alors malheureux. Lorsque le jour vient lui révéler son erreur, elle en témoigne d’abord quelque courroux ; mais, apprenant que le coupable est un des plus grands seigneurs du Portugal, elle se résigne sans beaucoup de peine à lui donner sa main.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (16)

Nous avons dit qu’à notre avis le Courtisan timide était le chef-d’œuvre de son auteur. Cependant, si nous avions à désigner, parmi les comédies de Tirso de Molina, celle qui donne l’idée la plus complète des qualités de son esprit et de son style, notre choix s’arrêterait peut-être sur la Villageoise de Vallecas.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (17)

Le sujet de cette pièce est assez compliqué. Un officier récemment revenu de l’armée de Flandre, qu’il a quittée pour échapper aux suites d’un duel, s’est arrêté quelque temps à Valence avant de se diriger sur Madrid, où il va solliciter sa grâce. Il est parvenu à séduire une jeune personne d’une noble naissance, et bientôt après il a continué son voyage sans l’avertir de son départ, sans même lui avouer qu’il ne s’était fait connaître à elle que sous un nom supposé. Presque aux portes de Madrid, don Vicente (c’est le nom de l’officier) se repose un moment, à l’entrée de la nuit, dans une auberge où il rencontre un autre voyageur. La maladresse d’un valet amène le troc involontaire de leurs valises ; ils ne découvrent l’erreur qu’après leur départ, lorsqu’ils ne peuvent plus se rejoindre et la réparer. Don Vicente, en examinant les objets contenus dans la valise qui lui est tombée entre les mains, y trouve les papiers d’un jeune homme arrivé du Mexique peu de jours auparavant pour se marier à Madrid. Muni de ces papiers, il n’hésite pas à se présenter à la place du futur époux dans la maison de la fiancée, la belle Sérafine, où ils sont également inconnus l’un et l’autre, et il y obtient un succès si complet, que, lorsque le véritable Mexicain se présente, il est repoussé comme un imposteur. Tout cela donne lieu à une suite d’incidents très piquants, où l’imagination de Tirso se joue avec la gaieté et la force comique qui lui sont ordinaires.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (18)

Cependant, tandis que le perfide don Vicente se prépare à consommer sa double trahison, l’amante qu’il a si indignement trompée à Valence, la malheureuse Violante, s’est mise à sa poursuite, et elle est parvenue à retrouver sa trace. Déguisée en villageoise, elle s’est établie dans le village de Vallecas, d’où elle vient chaque matin apporter et vendre aux riches habitans de Madrid des pains délicats et exquis. La maison de sa rivale est, comme on le pense bien, du nombre de celles où elle s’introduit de la sorte, et à force d’adresse et d’artifice, elle réussit à faire naître, pour entraver les projets de don Vicente, des obstacles dont il s’efforce vainement de découvrir la source. Une circonstance inattendue, en donnant à Violante un accès et des intelligences plus faciles dans cette maison, vient singulièrement en aide à ce stratagème. En dépit du costume vulgaire dont elle est revêtue, ses attraits ont touché le cœur du frère de Sérafine, qui, ne s’attendant pas sans doute à éprouver beaucoup de résistance de la part d’une personne de cette condition, s’empresse de lui faire part des sentimens qu’il éprouve pour elle. C’est à cet incident, purement épisodique en apparence, que se rattachent les plus jolies scènes de la Villageoise de Vallecas. Violante ne veut ni accueillir des hommages qu’elle ne peut payer de retour, ni désespérer, par de trop brusques refus, un amant dont le concours peut servir utilement ses desseins. Dans cette situation difficile, elle a recours, pour ne rien compromettre, à toutes les ressources d’une coquetterie d’autant plus raffinée, qu’elle se déguise sous les dehors d’une extrême naïveté. Tantôt feignant de ne pas bien comprendre la galanterie délicate de don Juan, elle y répond avec une affectation de simplicité ignorante et gracieuse qui, tout à la fois, le désespère et le ravit ; tantôt, pressée plus vivement, elle se défend par des saillies imprévues où l’esprit le plus fin et le plus charmant se fait jour à travers la feinte rusticité du langage. Nous voudrions qu’il fût possible de traduire un pareil dialogue. C’est la vivacité de Beaumarchais, c’est ce feu roulant de spirituelles équivoques, de reparties vives, inattendues, rehaussées encore par l’attrait de la poésie et aussi par une vérité de sentiment, par un naturel auquel Beaumarchais, qui visait exclusivement à l’épigramme, n’a jamais aspiré. Nous devons insister sur cette comparaison, parce qu’elle caractérise le mérite principal de Tirso de Molina, parce que des scènes plus ou moins semblables à celles que nous venons d’indiquer se rencontrent dans la plupart de ses ouvrages, parce qu’aujourd’hui même, au théâtre, de la part d’un public peu littéraire et qu’on pourrait croire peu capable d’apprécier de telles beautés, ces gracieux ébats d’une riche imagination, cet emploi merveilleux de la souplesse et des innombrables ressources d’une des plus belles langues du monde excitent encore de véritables transports.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (22)

Il est inutile de dire que la Villageoise de Vallecas se termine, comme toutes les comédies de Tirso, par un mariage qui vient, en réparant l’honneur de l’héroïne, récompenser son courage et son adresse. Cette pièce nous suggère quelques réflexions applicables d’ailleurs à presque tous les ouvrages du poète. Il est évident que Tirso n’avait pas le sentiment de ce qu’il y a de dégradant, de pénible, dans la situation de Violante, courant comme une aventurière après l’homme qui l’a séduite, et qui, au moment même ou il se voit en quelque sorte contraint de l’épouser, dissimule assez mal le regret qu’il éprouve de cette nécessité. Voulant, sans aucun doute, appeler l’intérêt sur cette jeune fille, s’il eût jugé une telle situation avec les idées qu’elle nous inspire, il se fût attaché à la dissimuler, à l’adoucir, au lieu d’en faire un sujet de plaisanteries empreintes parfois d’une licence vraiment grossière. Ce qui est remarquable aussi, c’est le caractère du héros qui, non content de trahir Violante, veut, sous un faux nom, à l’aide de la plus indigne supercherie, enlever Sérafine à l’époux qui lui est destiné. Don Vicente n’en est pas moins représenté comme un modèle de franchise, de loyauté et de bravoure. On voit que dans sa conviction, et par conséquent dans celle de Tirso, l’amour excuse suffisamment les déceptions les plus odieuses dont il est le mobile. C’est, au surplus, la morale que professent à peu près indistinctement les poètes dramatiques de l’Espagne, et Lope, Calderon, Moreto eux-mêmes prêtent sans scrupule à ces amans si chevaleresques, à ces amantes si délicates, si exaltées, qu’ils se plaisent à mettre sur la scène, des actes de perfidie et même de cruauté dont nous ne tolérerions pas le spectacle.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (20)

Il y a une autre comédie de Tirso, la Villageoise de la Sagra, qui ressemble singulièrement à la , tant par la nature du sujet que par le genre d’esprit qu’il y a prodigué. Un de ses grands moyens de succès, un des ressorts qu’il emploie le plus habituellement, c’est le contraste de la naïveté rustique réunie à la finesse et à la grâce de la coquetterie la plus exquise. Tantôt, comme dans les deux comédies dont nous venons de parler, ce contraste si piquant n’est qu’un artifice auquel a recours une jeune fille engagée dans une entreprise amoureuse qui la force à cacher son rang sous un humble déguisement. Tantôt, comme dans Marie Hernandez, la Galicienne, et dans plusieurs autres pièces, il s’agit véritablement d’une paysanne dont la passion et la jalousie exaltent ou développent l’esprit naturel. La répétition de ces combinaisons si peu variées et qui se ressemblent tellement lorsqu’elles ne sont pas complètement identiques, n’eût fourni à un poète ordinaire que des effets d’une fatigante monotonie. Tirso, en homme de génie, a su se reproduire continuellement sans se copier. Chacune des scènes où il fait figurer ces villageoises vraies ou prétendues se distingue par la variété non moins que par la grâce incomparable des saillies originales et des reparties inattendues qu’il y a semées à pleines mains.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (21)

C’est à un autre genre de mérite que Don Gil aux chausses vertes doit la popularité extrême dont il jouit sur le théâtre de Madrid. L’intrigue de cette comédie, l’une des plus invraisemblables de l’auteur, et ce n’est pas peu dire, est un modèle de complication et de vivacité. Les incidents s’y croisent et s’y multiplient à un tel point, que l’esprit éprouverait à les suivre une véritable fatigue, s’il n’y trouvait aussi un très grand amusement. Rarement, d’ailleurs, Tirso a donné à ses héroïnes autant d’audace, de pétulance, de dévergondage, nous dirions d’impudence, si, à force de grâce et de malice, il ne désarmait le sentiment qui dicterait une qualification aussi sévère. Il s’agit, suivant l’usage à peu près invariable de l’auteur, d’une amante abandonnée qui poursuit son amant infidèle, et qui, après avoir fait échouer, au moyen de mille artifices, ses projets de mariage, l’amène enfin à réparer ses torts. Par une autre combinaison non moins familière à Tirso, c’est sous un déguisement d’homme que dona Juana accomplit son entreprise, et, ainsi déguisée, elle parvient à inspirer à sa rivale une violente passion. La prédilection de Tirso pour un ressort aussi singulier, la complaisance un peu monotone avec laquelle il ne cesse d’y revenir, les plaisanteries plus que libres dont cette idée bizarre lui fournit l’inépuisable texte, décèlent bien l’imagination corrompue et blasée du moine licencieux.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (23)

Une autre de ses comédies, Marthe la pieuse ou la Dévote amoureuse, est empreinte à un plus haut degré encore du même caractère. C’est peut-être le plus original de ses ouvrages. Une jeune fille, que son père veut forcer à épouser un riche vieillard, a recouru, pour se conserver à l’homme qu’elle aime secrètement, au plus étrange des stratagèmes. Elle feint de se sentir tout à coup saisie d’une ardeur de dévotion qui ne lui permet pas de penser au mariage. Son père, après avoir vainement essayé de lutter contre sa résistance, se voit contraint d’y céder et de lui laisser suivre un genre de vie conforme à ses nouvelles inclinations. Sous prétexte de fréquenter les églises, de visiter les hôpitaux, de porter aux malades des secours et des consolations, Marthe obtient une liberté qu’elle n’avait jamais eue jusqu’alors. Maîtresse absolue de ses démarches qui n’excitent plus aucun soupçon, elle profite dans l’intérêt de son amour des facilités qu’elle s’est ainsi ménagées. L’amant préféré par elle, don Philippe, se présente sous le costume d’un pauvre étudiant malade qui demande l’aumône de porte en porte. Le père de Marthe veut le congédier après lui avoir donné quelques secours ; mais, comme entraînée par l’impulsion d’une ardente charité, elle s’approche du pauvre étudiant, elle l’embrasse comme si elle voulait soutenir sa faiblesse ; elle insiste pour le retenir, pour le soigner, pour ne le laisser partir que lorsqu’il sera complètement guéri. Le vieillard se montre d’abord aussi surpris que mécontent de ce qui lui paraît un caprice fort étrange, il exige le départ du prétendu malade. Néanmoins les larmes de sa fille, ses gémissements, ses supplications finissent par le désarmer. Fatigué plutôt que convaincu, il consent à ce que l’étudiant reste dans sa maison, où il promet de donner à Marthe des leçons de grammaire et de latin, pour qu’elle puisse, dit-elle, comprendre ses prières.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (24)

Ici commence une suite de scènes tellement bizarres, qu’il est difficile d’en donner une idée. Tirso nous montre les deux amans se prodiguant les caresses les plus intimes et mêlant aux vives expressions de la passion on plutôt de l’ivresse des sens le jargon d’un mysticisme dérisoire par lequel ils semblent se plaire à aiguiser le sentiment du plaisir autant qu’à abuser le crédule don Gomez, qui, témoin de leurs transports, de leurs jalousies, de leurs raccommodements, n’y voit qu’autant d’élans de la piété de sa fille. On ne saurait imaginer une combinaison plus scandaleuse, plus immorale, nous dirions plus impie, s’il n’était souverainement injuste d’appliquer les susceptibilités de notre siècle sceptique à une époque où la foi religieuse était trop solidement établie pour qu’on put voir dans de pareils écarts une attaque sérieuse dirigée contre elle. Tirso seul pouvait traiter un semblable sujet avec assez d’art, d’esprit, de malice, et y jeter une force comique assez puissante pour le rendre supportable. Quelque convaincus que nous soyons de l’impossibilité de transporter dans une autre langue des choses aussi profondément originales, nous tenterons de traduire un des passages les plus piquants de cette singulière comédie.

Plaza de Tirso de Molina Madrid Artgitato (25)

La sœur de Marthe, Lucie, a découvert le secret du prétendu étudiant. Don Philippe, qui, comme nous le verrons plus tard, a de puissantes raisons pour craindre d’être reconnu, essaie de s’assurer de son silence en lui persuadant que c’est pour elle qu’il a pris ce déguisement. Il y réussit avec d’autant plus de facilité qu’elle est d’avance toute disposée à accepter ses hommages. Bientôt Marthe les surprend à son tour dans les bras l’un de l’autre. À cette apparente trahison, sa jalousie éclate avec fureur. Vainement don Philippe essaie de la calmer en lui expliquant l’embarras où il s’est trouvé, l’artifice auquel il a dû recourir pour leur sûreté commune : elle n’écoute rien, elle menace de tout révéler à don Gomez. Don Philippe s’épuise en protestations et en prières. « Non, non, lui répond-elle avec emportement ; vive Dieu, je ne serai satisfaite que lorsqu’on m’aura vengée en vous donnant la mort. » Ces derniers mots ont été entendus par don Gomez, survenu à l’improviste avec son ami le vieux capitaine Urbina, celui-là même à qui il avait d’abord destiné la main de Marthe.

DON GOMEZ. — Qu’entends-je ? ma fille pousse des cris, ma fille jure ? Qu’est-ce que cela signifie ?

LE CAPITAINE. — Une jeune fille jurer !

DON PHILIPPE, à voix basse. — Eh bien ! cruelle, vengez-vous. Voici les deux vieillards, ils vous ont entendue, achevez de me donner la mort.

MARTHE, à voix basse. — Ne dites rien. (Haut.) Un chrétien jurer ! violer ainsi le second des commandemens ! Prendre en vain le nom de Dieu ! Misérable étudiant, pas un mot de réplique, sortez à l’instant de cette maison, ou prosternez-vous et baisez la terre pour expier un tel péché. Voilà donc ce dont vous êtes capable ! Je ne puis contenir ma colère, je me sens toute brûlante ; sortez, vous dis-je, ou bien baisez la terre.

DON PHILIPPE. — Madame, madame, doucement, je me fâcherai à mon tour. Il n’y a pas un si grand mal à invoquer le nom de Dieu lorsqu’on dit la vérité.

DON GOMEZ, au capitaine. — Elle le gronde parce qu’elle croit qu’il a offensé Dieu en jurant ! Vit-on jamais piété aussi parfaite !

LE CAPITAINE. — Quel excès de scrupule !

DON PHILIPPE. — Au reste, je vais quitter cette maison.

MARTHE, le frappant. — Vous allez partir, méchant homme ? C’est ainsi que je châtie ceux qui jurent en vain.

DON PHILIPPE. — Doucement, vous dis-je, cela devient sérieux.

MARTHE, à demi-voix. — Perfide, c’est la jalousie qui me met hors de moi.

DON GOMEZ. — Ma fille, calme-toi, ne t’emporte pas de la sorte.

MARTHE. — Non, mon père, l’insolent a mérité la mort. Quoique je sois une pécheresse, je ne permettrai jamais à personne de jurer en ma présence, c’est un trop grand péché.

LE CAPITAINE. — Elle pleure !

DON GOMEZ. — C’est assez, Marthe, ton zèle pieux s’est assez manifesté ; s’il n’a juré que pour dire la vérité, il n’y a pas un si grand mal.

DON PHILIPPE. — Certes, je ne l’ai pas fait sans qu’elle m’en eût donné de justes motifs. Vous ne connaissez pas son caractère.

DON GOMEZ. — Qu’est-il donc arrivé ?

DON PHILIPPE. — Je lui donnais une leçon de grammaire : elle voulait décliner le mot coelus, coeli, avec le mot amor, amoris ; je lui représentais qu’ils n’appartiennent pas à la même déclinaison ; elle n’en tenait compte. J’ai fini par me fâcher. Vive Dieu ! lui ai-je dit, vous ne devez pas décliner ainsi ces deux mots. Voilà ce qui l’a mise dans l’état où vous la voyez. Je ne resterai pas ici un moment de plus.

MARTHE. — Ce qu’il dit est vrai, les choses se sont passées de la sorte.

DON PHILIPPE. — Adieu donc, on ne traite pas ainsi les gens de bien.

MARTHE. — Vous partez en effet ? Allons, revenez, maître Berrio.

DON PHILIPPE. — Non, je ne reviendrai pas. Fussiez-vous ma mère, je ne permettrai à personne de porter la main sur moi. Adieu, vous dis-je.

MARTHE. — Retenez-le, mon père.

DON GOMEZ. — Qu’il s’en aille, s’il veut.

MARTHE — Vous le laissez partir ? Ne voyez-vous pas qu’il est en colère ?

DON GOMEZ. — Qu’importe ?

MARTHE. — Que deviendra-t-il, malade comme il est ? Oh ! mon Dieu ! je pleure de pitié rien qu’en y pensant !

DON PHILIPPE. — Laissez-moi en liberté.

MARTHE. — Apaisez-le, de grace, faites-moi cette faveur. Je ne puis supporter la pensée que ce soit à cause de moi qu’il quitte la maison.

DON GOMEZ. — Allons, revenez, frère.

LE CAPITAINE. — Qu’il ne soit plus question de rien.

DON PHILIPPE. — Porter les mains sur moi, sur un licencié, sur un homme qui a pris ses degrés, sur un clerc tonsuré !

MARTHE. — Quoi ! mon frère, vous avez reçu les ordres sacrés ? Pardon, pardon, je l’ignorais.

DON PHILIPPE. — Je ne vous pardonnerai qu’à condition que vous me baiserez la main à genoux.

MARTHE, s’agenouillant. — Je subirai cette mortification.

LE CAPITAINE. — Quelle humilité inouïe !

MARTRE, à part. — Ah ! ce baiser a la saveur du miel.

Nous disions tout à l’heure que don Philippe avait de puissans motifs pour craindre d’être reconnu. En effet, Tirso, qui semble, dans cette comédie, avoir voulu se jouer de toutes les convenances et braver tous les sentimens honnêtes, Tirso suppose que don Philippe a récemment donné la mort au frère de Marthe et de Lucie, au fils de Don Gomez. Et remarquez que les deux jeunes personnes, au moment où elles se livrent à lui, le savent parfaitement. Don Gomez en est également informé, et il dirige un procès criminel contre ce même homme qu’il loge à son insu dans sa maison. Les choses n’en restent pas là. Marthe et son amant trouvent, dans le fait même qui semblerait élever entre eux une insurmontable barrière, un moyen de faciliter leur union. Un messager aposté par eux vient annoncer à don Gomez que don Philippe a été arrêté à Séville, que le procès se poursuit avec rapidité, et que, s’il désire se donner la satisfaction d’assister au supplice du meurtrier de son fils, il n’a pas un moment à perdre. Le crédule don Gomez, saisi de la joie la plus vive, part sur-le-champ pour l’Andalousie ; mais à peine a-t-il quitté Madrid, qu’il apprend la déception dont il vient d’être l’objet. Il s’empresse de revenir sur ses pas. Il n’est déjà plus temps. Marthe a mis son absence à profit pour épouser le prétendu licencié, et il ne lui reste plus d’autre parti à prendre que de pardonner, ce qu’il fait d’assez bonne grâce.

Le Tour et le Souterrain est encore un des chefs-d’œuvre de Tirso. Cette comédie sort un peu du cercle habituel des déguisemens et des intrigues plus qu’invraisemblables sur lesquels sont fondés presque tous les drames de ce poète. Avec plus de vérité, de naturel et de décence, elle n’a ni moins de grace ni moins de piquant que les meilleures de celles dont nous avons déjà parlé, et il n’en est peut-être pas où l’on trouve plus de ces observations fines, de ces traits vraiment comiques, de ces expressions pittoresques et originales, créées avec tant de bonheur et si parfaitement appropriées au sujet, qu’on n’est pas d’abord frappé de leur nouveauté hardie.

Une veuve encore jeune et jolie, mais pauvre, a sous sa dépendance une sœur à peine sortie de l’enfance. Elle veut la marier à un riche vieillard qui doit les doter l’une et l’autre. Le futur époux est attendu à Madrid, et déjà les deux sœurs sont établies dans la maison conjugale, que sa jalouse prévoyance a fait en quelque sorte disposer comme un couvent. L’entrée doit en être absolument interdite à tout étranger, et c’est seulement par un tour qu’auront lieu les communications nécessaires avec le dehors. À l’aspect de ces préparatifs, la jeune fille, qui s’était représenté le mariage comme un état de liberté, recule d’effroi ; la terreur qu’elle éprouve, surmontant sa timidité enfantine, la porte à écouter les vœux d’un amant en qui elle voit un libérateur. En dépit des obstacles accumulés par la jalousie, un souterrain dont on n’avait pas deviné l’existence leur donne un moyen facile de s’entendre et de se rapprocher. Ils ont pourtant quelque peine à éluder la surveillance intéressée de la veuve, qui ne veut pas laisser échapper pour sa sœur, et surtout pour elle-même, l’occasion d’un établissement ; mais cette surveillance est mise en défaut par une heureuse circonstance. Tandis qu’avec une gravité affectée elle prêche à sa jeune sœur la résignation aux devoirs les plus sévères du mariage, et qu’à la plus légère apparence de regrets mondains elle l’accable du pompeux étalage d’une rigoureuse morale, elle est loin d’éprouver elle-même l’insensibilité dont elle veut lui imposer la loi. Elle a remarqué les empressemens d’un autre jeune homme qui, charmé de sa beauté, a recours à mille stratagèmes pour pénétrer jusqu’à elle, et bien qu’elle feigne d’abord d’eu être très irritée, elle ne peut bien long-temps soutenir une dissimulation trop contraire à ses sentimens réels. Il se trouve que les amans des deux sœurs sont liés d’une intime amitié. Ils mettent en commun leurs espérances et leurs projets, et après une longue suite d’artifices, dont l’objet est d’amener la veuve à ne pas se montrer moins indulgente pour autrui qu’elle ne l’est pour elle, ce but est enfin atteint. Le vieillard est congédié.

Les deux caractères de femmes sont charmans et parfaitement tracés. Sans leur prêter, à beaucoup près, l’exaltation romanesque que leur eût donnée Lope de Vega, Tirso s’est abstenu cette fois de nous présenter ses héroïnes sous les traits d’un dévergondage extravagant. Non-seulement leur vertu n’a pas encore fait naufrage, ce qu’il faut noter chez lui comme une rareté ; mais jusque dans leurs plus grandes hardiesses, elles portent une retenue, une réserve qui leur sont d’ailleurs prescrites par la situation dans laquelle elles se trouvent, et qui concourent beaucoup à l’effet dramatique. La jeune fille a encore toute la timidité naïve de l’enfance : c’est avec beaucoup de grace que Tirso nous la montre hésitant d’abord devant une entreprise qui effraie son inexpérience, puis, lorsqu’un moment de surprise et l’effroi du sort dont elle est menacée l’y ont enfin engagée, retrouvant aussitôt sa présence d’esprit et luttant avec une finesse vive et malicieuse qui révèle sa véritable nature contre les difficultés qui se présentent. Le rôle de la veuve est plus remarquable, plus approfondi, et on peut dire qu’il constitue le fond du sujet. C’est la lutte des calculs intéressés de l’esprit contre les entraînemens du cœur. Obligée par le projet qu’elle a formé, par son état de veuvage, par les habitudes retirées, le costume monacal qui, à cette époque, en étaient l’accompagnement nécessaire, à affecter une austérité que démentent tous ses penchans intimes, elle s’efforce vainement de tenir la balance entre ces tendances contraires ; elle devient hypocrite, non par caractère, ce qui serait odieux, mais par nécessité, par position, ce qui est tout-à-fait comique et n’exclut pas la portion de sympathie qu’on est toujours disposé à accorder aux faiblesses de l’amour. Tirso a tiré le plus heureux parti de ce contraste, et il y a trouvé la matière de plusieurs scènes ou brille, avec la gaieté ingénieuse qui est le trait distinctif de son talent, une profonde connaissance du cœur humain.

Ce sont encore de fort jolies comédies que la Jalousie guérie par la jalousie, la Jalouse d’elle-même, le Chértinient de la crédulité, Il n’y a pire Sourd que celui qui ne veut pas entendre, Voilà ce qui s’appelle négocier, etc. Si nous nous bornons à les citer, c’est que nous craindrions de tomber dans la monotonie en continuant à analyser des compositions qui reproduisent, dans des proportions diverses, il est vrai, des beautés et des défauts déjà suffisamment indiqués pour caractériser Tirso de Molina.

Dans le Prétendant aux belles plumes et aux belles paroles, Tirso, par une exception bien rare, a traité un sujet sentimental. Deux hommes aspirent à la main d’une même femme. L’un des deux, magnifique en paroles, prodigue en protestations, mais profondément égoïste, n’en est pas moins préféré ; son rival, plus simple, tendre, dévoué, prêt à tout immoler pour l’objet de son amour, n’est payé de ses sacrifices que par des froideurs et des mépris. Cependant, après de longues épreuves, sa généreuse constance est enfin récompensée. Sur ce fond assez commun, semé d’incidens romanesques et invraisemblables, mais qui ne manquent pas d’intérêt, Tirso a brodé quelques-uns de ces dialogues animés, brillans, spirituels, qui donnent parfois tant de prix à ses drames les plus médiocrement conçus.

Les Épreuves de l’Amour et de l’Amitié appartiennent au même ordre d’idées. Tirso y a peint l’exaltation du sentiment tendre et désintéressé avec un éclat, un charme, un entraînement, qui prouvent que si sa nature le portait peu vers le beau idéal, il savait du moins le comprendre et même l’exprimer.

Nous nous arrêterons un peu davantage au Convié de pierre, autrement dit le Moqueur de Séville, non pas que cette pièce nous paraisse, tant s’en faut, se distinguer par un mérite plus éminent que les précédentes, mais parce que c’est le premier type de tous les Festins de pierre, de tous les Don Juan qui ont paru depuis sur les divers théâtres de l’Europe, après que Molière eut vulgarisé la terrible et bizarre légende empruntée par Tirso à une vieille tradition espagnole. On prétend que cette tradition n’est pas sans quelque fondement historique ; qu’il existait, en effet, à Séville, nous ne savons trop à quelle époque du moyen-âge, un don Juan Tenorio, appartenant à une grande famille de l’Andalousie, et tristement connu par ses désordres et ses excès de tout genre ; qu’il avait réellement tué un certain commandeur, après avoir enlevé sa fille ; que ce commandeur fut enterré dans le couvent de Saint-François où on lui éleva un monument orné de sa statue ; enfin que les moines de ce couvent, voulant mettre un terme aux débordemens de don Juan, dont, sans doute, ils avaient reçu quelque outrage, l’attirèrent dans un guet-apens où il trouva la mort, et répandirent le bruit qu’il avait été précipité dans les flammes infernales au moment où il insultait la statue du commandeur. Quoi qu’il en soit de ce fait, il est certain que la comédie de Tirso, véritable légende rimée où l’on ne retrouve que dans un degré assez peu éminent les brillantes qualités de ce poète, contient en germe tout le chef-d’œuvre de Molière, sauf les développemens admirables du caractère du héros, et l’incomparable scène de M. Dimanche. Rien ne prouve mieux, pourtant, que la comparaison de ces deux ouvrages, à quel point il est vrai que, dans la lutte qui s’établit entre l’imitateur et son modèle, la supériorité du génie créateur peut être du côté du premier.

Tirso a encore composé un Amour médecin qu’on pourrait croire, d’après son titre, avoir été aussi imité par Molière ; mais il n’existe en réalité aucun rapport entre les deux drames, si ce n’est la parodie assez plaisante du jargon pédantesque de la faculté par une personne qu’un stratagème amoureux a revêtue de la robe doctorale.

Nous nous sommes assez étendu sur les ouvrages de Tirso de Molina pour qu’on puisse juger si nous avons eu tort de le ranger parmi les esprits les plus originaux qu’ait produits l’Espagne. Les rares facultés dont il était doué, et qui lui valurent de son temps de si grands succès, n’ont pourtant pas préservé sa renommée de ces vicissitudes plus fréquentes dans l’histoire de la littérature espagnole que dans aucune autre. Contemporain de Lope de Vega, irrégulier et incorrect comme lui dans la forme de ses drames, et de plus, complètement étranger, antipathique même à la délicatesse exagérée de pensées et de sentimens qui commençait à prévaloir sur la scène, il dut, dès le règne de Philippe IV, être jugé moins favorablement par la génération nouvelle dont le goût raffiné jusqu’à la subtilité repoussait comme triviale et grossière la simplicité relative de l’âge précédent. Plus tard, lorsque l’école française fit invasion sur le théâtre espagnol, Tirso, comme Lope de Vega, disparut complètement de la scène. Ses comédies étaient tombées dans l’oubli le plus absolu, et ce n’est qu’à une époque très rapprochée de nous qu’on s’est hasardé à remettre en lumière quelques-unes des plus remarquables. Cette tentative a eu un plein succès. Le public a accueilli avec enthousiasme ces charmantes compositions où il s’est étonné de trouver, après deux siècles, tant de grace et de fraîcheur, et de tout l’ancien théâtre espagnol, ces comédies sont maintenant, elles étaient du moins encore, il y a deux ou trois ans, celles qu’on jouait le plus souvent à Madrid, celles qui y obtenaient le plus d’applaudissemens.

Mais si Tirso est remonté, en Espagne, au rang élevé dont il n’aurait jamais dû déchoir, si son nom y est redevenu glorieux et populaire, il a été moins heureux de l’autre côté des Pyrénées. Il est resté presque complètement inconnu des critiques étrangers qui ont écrit sur le drame espagnol. La plupart ne l’indiquent même pas, et si quelques-uns font mention de lui, c’est en termes si concis, si vagues, si inexacts, qu’on s’aperçoit facilement qu’ils n’ont eu sous les yeux aucune de ses pièces. Eussent-ils, d’ailleurs, essayé de les lire, il leur aurait certainement été impossible de les apprécier et même de les comprendre. Tirso, par la nature des sujets qu’il a traités, par le tour de ses plaisanteries, par ses continuelles allusions à l’histoire, aux traditions, aux usages, aux locutions familières de son pays et de son temps, est essentiellement Espagnol, et Espagnol du XVIIe siècle. Cela est si vrai, qu’il y a, dans ses ouvrages, beaucoup de passages vraiment inintelligibles aujourd’hui, même à Madrid, pour quiconque n’a pas fait une étude approfondie de l’histoire et de la langue castillanes, beaucoup d’autres qui ne peuvent être entendus qu’à l’aide d’une connaissance minutieuse des localités et du caractère distinctif des populations diverses dont se compose la monarchie péninsulaire. Ce sont là des choses qu’il est impossible d’apprendre ou de deviner hors de l’Espagne. C’est dire assez que Tirso ne peut être vraiment senti et goûté qu’à Madrid, et qu’a Madrid même, où pourtant il s’est opéré en sa faveur une si forte réaction, il ne peut être complètement apprécié que par un assez petit nombre de personnes.

De grands succès contemporains suivis d’un long oubli, une grande gloire locale qui n’a pas retenti à l’étranger, tel a donc été le sort de Tirso. Tel a été aussi, à des degrés différens, celui de la plupart des écrivains espagnols du XVIIe siècle. À cette communauté de fortune de tant d’esprits si diversement doués, il faut chercher sans doute, indépendamment des causes individuelles et secondaires, une cause première et générale. Cette cause, nous l’avons indiquée en parlant du changement absolu qui ne tarda pas à s’effectuer dans les mœurs, les habitudes, le goût littéraire du pays. Si ce changement eût eu lieu progressivement, par degrés, il eût sans doute diminué peu à peu la popularité des poètes qui avaient illustré le règne de Philippe III et celui de Philippe IV ; mais leurs noms, déjà consacrés par le temps, auraient survécu à cette révolution. Il n’en fut pas ainsi. À l’éclatante lumière que répandaient encore sous Philippe IV les lettres et les arts, et qui faisait illusion sur les misères d’une décadence politique et sociale déjà irrémédiable, succédèrent en un instant les plus profondes ténèbres. Les grands siècles littéraires sont ordinairement suivis d’une époque de critique et de philologie qui précède l’entier anéantissement du goût et du savoir : l’imagination, le génie créateur, ont disparu ; mais des esprits subtils, exacts, pleins de sagacité, se consacrent en quelque sorte à dresser l’inventaire des richesses intellectuelles amassées dans l’âge précédent, comme pour les mettre à l’abri du grand naufrage dont ils semblent avoir le pressentiment. C’est alors que se forment définitivement les réputations et que chacun est placé au rang que lui conservera la postérité. Cette époque intermédiaire, celle des Aristarque et des Quintilien, a manqué à l’Espagne. Il n’a pas été donné au génie espagnol de se recueillir en lui-même avant d’expirer, de jouir de sa gloire, de contempler ses œuvres, de les classer, de les commenter, de préparer, pour ainsi dire, le jugement que devaient en porter les générations futures et les peuples étrangers. La littérature castillane est morte tout entière et toute à la fois ; elle a cessé d’exister le jour où les richesses de la poésie et la puissance de l’imagination lui ont fait défaut. Encore un coup, l’Espagne a passé sans transition d’un jour éclatant à une nuit profonde, et lorsqu’elle a commencé, un demi-siècle plus tard, à sortir de ce sommeil léthargique, tout était tellement changé, qu’elle avait perdu le souvenir de son glorieux passé. Les grands poètes, dramatiques du siècle précédent, ensevelis presque au milieu de leurs triomphes, surpris par la révolution qui venait de s’opérer avant d’avoir subi l’épreuve de la véritable critique, avant que l’opinion eût pu se mûrir sur leur compte, étaient tout-à-fait oubliés. Le texte plus ou moins défiguré d’une partie de leurs compositions, voilà tout ce qui restait d’eux ; encore les véritables auteurs d’un bon nombre de ces drames, de quelques-uns même des plus beaux, étaient-ils ignorés ou problématiques. Quant à leur date précise, aux circonstances dans lesquelles ils avaient été écrits, à la manière dont on les avait accueillis, aux discussions dont ils avaient pu être l’objet, on n’avait sur tous ces points aucune notion positive. La même obscurité enveloppait l’existence des poètes eux-mêmes : il en est plus d’un, à ne compter que les plus illustres et les plus dignes de l’être, dont on ne pouvait pas même fixer à une époque seulement approximative la naissance et la mort, dont on ne connaissait ni l’origine, ni le rang, rien en un mot que le nom imprimé en tête de leurs ouvrages. On peut affirmer sans exagération que l’histoire littéraire de la Grèce et de l’ancienne Rome nous est beaucoup plus familière que ne l’était dès-lors aux Espagnols celle de leur propre pays à une époque bien rapprochée pourtant, mais dont ils avaient abjuré toutes les traditions. Encore aujourd’hui, à vrai dire, cette histoire n’existe pas, les élémens n’en ont pas même été réunis. Aussi long-temps qu’une érudition patiente et intelligente ne les aura pas rassemblés, aussi long-temps surtout que des réimpressions correctes n’auront pas mis à la portée du public un choix fait avec goût et discernement dans cette masse effrayante de drames que contiennent ces vieilles collections confuses, informes, presque illisibles et cependant précieuses par leur rareté, il n’est guère possible d’espérer que cette belle littérature devienne pour l’Espagne, et surtout pour le reste de l’Europe, un objet d’études habituelles, et qu’elle obtienne des esprits capables de l’apprécier le tribut d’une admiration complètement éclairée.

Revue des Deux Mondes
tome 21, 1840 Louis de Viel-Castel
Le Théâtre espagnol
Tirso de Molina

MONUMENTO ALFONSO XII – MONUMENT ALPHONSE XII – 阿方索十二碑 – Альфонсо XII памятник

Madrid – Мадрид – 马德里
Monumento Alfonso XII
Monument Alphonse XII
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Madrid Blason Artgitato  Madrid L'Ours & L'arbousier Artgitato La estatua del oso y del madroño

Photo du Monument d’Alphonse XII
Jacky Lavauzelle

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Madrid Drapeau Artgitato



 PARQUE DE EL RETIRO
Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 103
MONUMENTO ALFONSO XII
Monument à Alphonse XII
阿方索十二碑
Альфонсо XII памятник

ALPONSE XII
ALFONSO XII
Альфонс XII
阿方斯十二
1857-1885
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Rey de España
Roi d’Espagne
西班牙国王

Король Испании
1874-1885

ALFONSO XII Alphonse XII Rey de España Roi d'Espagne

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        Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 300          

      

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 3

ALPHONSE XII en 1875

« La révolution qui s’est faite, il y a trois mois en Espagne et qui a rappelé de l’exil le jeune fils de la reine Isabelle, devenu le roi Alphonse XII, cette révolution ou cette restauration a eu l’avantage de s’accomplir par une sorte de mouvement spontané. La monarchie nouvelle n’a eu aucune peine à s’accréditer en Europe…C’est comme un retour à ce qui existait avant le mois de septembre 1868 ; mais depuis cette révolution de 1868 tout s’est étrangement aggravé au-delà des Pyrénées, et de là précisément cette situation qui ne peut s’éclaircir en un jour ; de là les difficultés de ce règne naissant d’un jeune homme jeté brusquement dans tous les embarras, seul avec ses dix-sept ans, sa bonne grâce, et sa sœur, la comtesse de Girgenti, qui est allée le rejoindre, qui redevient maintenant princesse des Asturies. La question est de savoir quel caractère prendra ce règne nouveau à peine inauguré, et surtout comment il dénouera la guerre carliste. »

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 1

« Évidemment les choses ne sont ni simples ni faciles à Madrid. Le jeune roi Alphonse XII se trouve entre toutes les influences qui l’assiègent, qui sont en conflit autour de lui, jusque dans le gouvernement. La lutte est engagée entre la fraction la plus réactionnaire de l’ancien parti modéré, dont l’unique préoccupation est d’effacer impitoyablement tout ce qui s’est passé depuis 1868, et les libéraux qui, en rétablissant la monarchie bourbonienne ou en l’acceptant aujourd’hui, veulent en faire une œuvre de transaction et de conciliation.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 22 C’est l’histoire de toutes les restaurations possibles. Que les anciens modérés, rejetés par la haine de la révolution vers un absolutisme plus ou moins avoué, cherchent à profiter de leur crédit auprès du roi et de l’infante, sa sœur, qu’ils s’efforcent de reprendre position dans l’armée, dans l’administration, et d’imprimer à la royauté nouvelle un caractère décidé de réaction, surtout dans les affaires religieuses, ce n’est point douteux ; ils ont déjà obtenu plus d’un succès, ils n’ont pas pu obtenir tout ce qu’ils désiraient. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 201Alphonse XII est heureusement défendu par son éducation, par sa jeunesse, qui résiste, par les idées auxquelles il s’est accoutumé dans l’exil, en France, en Angleterre, et il est soutenu dans ces idées par l’homme qui a le plus sa confiance intime, par le président du conseil lui-même, M. Canovas del Castillo, qui reste le médiateur aussi actif qu’habile entre toutes les influences. Sans refuser des satisfactions aux vieux modérés, M. Canovas del Castillo met d’un autre côté tout son zèle à rallier des hommes de tous les partis, à créer autour du roi une sorte d’union libérale nouvelle. Le rapprochement est sensible et croissant. Le général Serrano est allé récemment chez le roi et chez l’infante, qui l’ont gracieusement reçu. Des pourparlers ont eu lieu, dit-on, avec d’autres personnages, notamment avec M. Sagasta, qui a été ministre d’Amédée et qui était du dernier cabinet de Serrano. Il y a peu de jours, Alphonse XII témoignait des attentions particulières au général Morionès, un des chefs militaires créés par la révolution, celui qui a le privilège d’exciter le plus les antipathies des modérés.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 5

De ces deux politiques qui se combattent, quelle est celle qui l’emportera ? La plus prévoyante assurément est celle qui veut faire d’Alphonse XII le roi de la nation, de toutes les opinions, non d’un parti. Et ce n’est pas seulement de la prévoyance, c’est une nécessité. Quoique bien des choses aient changé, la monarchie qui vient de reparaître à Madrid se retrouve jusqu’à un certain point dans les conditions où était la monarchie d’Isabelle II à l’origine, en face de don Carlos. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 107Comme autrefois, le double caractère de la royauté nouvelle est d’être en même temps légitime selon le droit monarchique, et libérale par les idées, par les intérêts qu’elle est appelée à représenter. Qu’elle rassure les intérêts conservateurs profondément inquiétés par la révolution, cela va sans dire ! Elle n’est pas moins obligée de rester libérale, constitutionnelle, si elle veut garder sa raison d’être et sa force contre les carlistes, le dernier et le plus sérieux ennemi qu’elle ait à combattre, à soumettre par la politique ou par les armes.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 301

C’est là, à vrai dire, la question qui s’agite à Madrid comme en Navarre, et si elle n’est pas encore résolue, elle vient du moins d’entrer dans une phase nouvelle par l’intervention d’un des hommes les mieux faits pour représenter la cause carliste, don Ramon Cabrera, comte de Morella, qui s’est prononcé pour la paix, pour Alphonse XII. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 21Ce fut autrefois un des derniers partisans tenant la campagne pour le premier don Carlos. Jeune alors, simple étudiant de Tortosa au début de la guerre de sept ans, rapidement signalé pour son audace et son habileté, Cabrera était un des chefs carlistes les plus redoutés, exerçant d’impitoyables représailles auxquelles on avait malheureusement donné une excuse en fusillant sa mère. Il avait fini par s’emparer de la citadelle de Morella, où il régnait en maître, même quelquefois sans obéir aux ordres du prétendant, et où il tint pendant quelques mois encore après le traité de Vergara par lequel le général carliste Maroto rendait les armes. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 9Une fois en 1848 il a reparu dans les montagnes de la Catalogne, tentant de nouveau la fortune pour la cause du prétendant, et pendant quelque temps il donnait du travail au malheureux général Concha, qui a été tué l’an dernier à l’attaque des retranchements de la Navarre ; mais depuis cette époque Cabrera a vécu en Angleterre, où il s’est marié, où son esprit s’est ouvert à d’autres idées. Hôte d’un pays libre, il s’est éclairé, et sans abandonner encore sa cause il en est venu à croire que la royauté devait être de son temps. Un moment, il y a quelques années, il a été le conseil du nouveau prétendant, de celui qui est aujourd’hui en armes à Estella ; mais il avait désapprouvé la guerre actuelle, il avait refusé d’y prendre part. Il avait une autre politique, il voulait exercer une action toute morale. Peut-être, si la république avait duré encore, serait-il resté dans sa retraite, espérant peu du prétendant et de ses idées. Le rétablissement de la royauté à Madrid l’a décidé ; il s’est déclaré pour le roi Alphonse XII et pour la paix, il s’est fait auprès du gouvernement nouveau le négociateur d’une sorte de convenio qui n’est que le renouvellement du traité de Vergara, qui sauvegarderait les intérêts de ceux qu’il continue à appeler ses compagnons d’armes de la cause carliste, en même temps que les droits traditionnels des provinces basques. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 108Il est bien clair que c’est là un acte tout personnel, que Cabrera n’a aucun titre décisif pour traiter au nom des chefs carlistes ou dans l’intérêt des provinces livrées à l’insurrection, et il est possible que cette tentative spontanée de médiation qu’on a essayé de travestir et d’atténuer par une divulgation prématurée n’ait point un effet immédiat ; mais Cabrera a gardé un grand prestige dans le monde carliste, dans les provinces où il a conquis sa renommée, où la guerre sévit aujourd’hui ; il a dans l’armée insurgée de nombreux amis, disposés à suivre ses conseils comme des ordres. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 7C’est assurément le coup le plus grave qui ait été porté jusqu’ici à la cause du prétendant, et don Carlos a beau fulminer contre Cabrera, exercer des répressions sanglantes pour empêcher les désertions ; il ne pourra pas contenir longtemps l’immense désir de paix qui se manifeste partout, le mouvement qui a déjà commencé. Les soumissions se multiplient, les députations provinciales refusent les subsides. Le prétendant ne représente plus qu’une guerre d’un succès impossible et inutilement sanglante. Tout tourne en faveur du jeune Alphonse XII, qui représente aujourd’hui la paix pour l’Espagne, et si malgré tout la lutte devait se prolonger encore, ce serait aux chefs de l’armée libérale de précipiter le dénouement par un dernier et énergique effort. »

Charles de Mazade
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire – 31 mars 1875
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 8, 1875 -pp. 689-700

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 304

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ALPHONSE XII en 1876

« L’Espagne, quant à elle, vient à peine d’échapper à la guerre civile, et elle est encore tout entière aux fêtes de la paix qu’on s’est hâté de célébrer. Le jeune roi Alphonse XII est entré à Madrid à la tête de 25,000 hommes de son armée, escorté par les généraux qui se sont signalés dans la dernière guerre contre les carlistes : Quesada, Martinez Campos, Morionès, Loma. Évidemment les ovations qui ont accompagné le jeune souverain, les chefs militaires et l’armée, ont été cette fois aussi spontanées que sincères ; c’était le sentiment public qui éclatait au passage de ces soldats éprouvés par une rude campagne, et l’Espagne tout entière, représentée par des députations, assistait aux fêtes de Madrid. il y a quelques mois à peine, l’Espagne en était réduite à s’épuiser dans cette lutte meurtrière et odieuse, dont on ne croyait pas voir si prochainement la fin, et qui aurait pu en effet se prolonger, tant les moyens dont le prétendant a disposé jusqu’au bout étaient puissants. Aujourd’hui tout est terminé, et le signe le plus frappant d’une pacification complète, c’est que le service du chemin de fer, interrompu depuis trois ans, est maintenant rétabli entre Madrid et la frontière de la Bidassoa.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 302 Une partie de l’armée a été laissée comme force d’occupation dans les provinces du nord, où il reste à effacer les traces de la guerre civile, et ce ne sont pas seulement des traces matérielles ; il faut aujourd’hui rétablir l’ordre légal partout, réintégrer les libéraux dans des propriétés dont ils ont été violemment dépouillés, et qui ont été vendues par le gouvernement carliste. C’est toute une œuvre réparatrice à réaliser dans ces provinces séquestrées et exploitées par don Carlos pendant trois ans, et après tout l’Espagne a bien le droit de se sentir soulagée, de célébrer la paix qui lui est rendue, même avec une certaine prodigalité d’enthousiasme, de lauriers et d’illuminations.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 302Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 6

Les réjouissances, les distributions de titres aux généraux et les vers adressés de toutes parts à Alphonse XII, au jeune roi « pacificateur, » ne suppriment pas malheureusement bien d’autres difficultés qui pèsent sur le gouvernement de Madrid, et dont quelques-unes sont la conséquence inévitable de la dernière victoire. L’Espagne a reconquis les provinces du nord, elle en a fini heureusement avec la guerre civile. Voici maintenant une question des plus graves, des plus délicates, qu’on ne peut plus éluder, celle du régime auquel on soumettra les provinces reconquises, et déjà deux politiques semblent être en présence.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 309 L’une, qui s’est déjà produite sous la forme de manifestations, de pétitions aux cortès, réclame l’abolition des fueros, des privilèges basques ; l’autre politique, qu’on dit représentée par un des généraux les plus populaires aujourd’hui, par Martinez Campos, serait pour la conservation de ces privilèges. Peut-être même le général Martinez Campos, pour hâter la pacification, a-t-il fait quelques promesses. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 301Le président du conseil, M. Canovas del Castillo, interrogé dans les chambres, n’a point hésité à déclarer que les provinces du nord devaient avant tout être ramenées à l’unité nationale et constitutionnelle, — puis qu’on pourrait s’entendre avec des représentans locaux sur le régime administratif qu’il faudra créer. En d’autres termes, cela veut dire que les privilèges d’exemption du recrutement militaire et des impôts généraux devront commencer par être supprimés, et qu’une certaine autonomie d’administration n’est point exclue. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 207Ce n’est plus ici une question de droit comme en 1839, après la première guerre carliste, terminée par un traité, par ce qui s’est appelé le convenio de Bergara. Aujourd’hui les Basques ont combattu jusqu’au bout, ils ont été soumis par les armes, ils n’ont plus aucun droit, puisqu’ils ont eux-mêmes déchiré leur titre ; mais la population libérale des provinces, qui a souffert de la guerre carliste, qui a été spoliée, traitée en ennemie par le prétendant, et qui est restée toujours fidèle à l’Espagne, au gouvernement de Madrid, cette population, elle aussi, tient aux fueros ; elle a les droits de sa fidélité et de son dévoûment.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 205 Des villes comme Saint-Sébastien, Bilbao, qui ont subi des sièges, des bombardemens sans capituler devant l’ennemi, méritent de n’être point traitées absolument en pays conquis. C’est là le point délicat sur lequel le gouvernement et les cortès vont avoir à se prononcer.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 202

Une autre difficulté, qui n’est pas moins grave, commence aujourd’hui pour l’Espagne, ou plutôt reparaît désormais au premier rang, puisqu’elle n’était jusqu’ici qu’ajournée, c’est la difficulté religieuse. Cette question est agitée partout en ce moment au-delà des Pyrénées ; elle a été discutée dans les cortès à l’occasion de l’adresse au roi, elle doit être maintenant résolue à propos de la constitution nouvelle que le cabinet vient de soumettre au parlement. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 306Le président du conseil, soutenu jusqu’ici par le jeune roi, M. Canovas del Castillo s’est prononcé pour la liberté ou tout au moins pour la tolérance religieuse, mais il a contre lui des influences puissantes, le clergé, la fraction absolutiste de l’ancien parti modéré, peut-être même des généraux, puisqu’il y a toujours des généraux dans la politique au-delà des Pyrénées, — et voilà maintenant la lutte plus enflammée que jamais par un bref que le pape vient d’adresser à l’archevêque de Tolède en faveur de l’unité religieuse espagnole. Le pauvre pontife a cru sans doute que la jeune monarchie rétablie depuis si peu de temps encore à Madrid n’avait pas assez d’embarras, et il lui a envoyé son bref pour aider à la pacification des esprits au lendemain de la défaite des carlistes ! Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 100Un effort désespéré va évidemment être tenté. M. Canovas del Castillo a plus que jamais besoin d’être soutenu, non-seulement par le roi, mais par tous les libéraux. Il obtiendra sans nul doute de faire inscrire dans la constitution les idées de tolérance dont il est le défenseur, et il les fera respecter. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 204C’est la monarchie constitutionnelle libérale qu’il a voulu rétablir d’accord avec le jeune souverain lui-même, et cette monarchie ne peut chercher sa force dans une politique qui a son représentant naturel dans le prétendant vaincu d’hier Alphonse XII est rentré avec le drapeau libéral à Madrid, avec ce drapeau il a eu raison de l’insurrection carliste. Son principal conseiller, M. Canovas del Castillo, a une dernière victoire à gagner, c’est de ne point laisser les passions religieuses assombrir et troubler le nouveau règne en lui préparant la fin qui est au bout de toutes les réactions. L’Espagne ne peut pas s’isoler aujourd’hui dans le mouvement libéral qui entraîne l’Europe. »

Ch. de Mazade
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire — 31 mars 1876
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 14, 1876 -pp. 703-713

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LA MORT D’ALPHONSE XII
en 1885

La Mort d'Alphonse XII

« Plus que jamais aujourd’hui, l’imprévu règne dans le monde et se mêle aux affaires des peuples sous toutes les formes, même sous cette forme mystérieuse et cruelle des morts inopinées qui sont des événements, L’imprévu en ce moment pour l’Espagne est cette fin prématurée du roi Alphonse XII, de ce prince de vingt-huit ans qui n’avait que des raisons de vivre, qui, depuis plus de dix ans déjà, portait, avec la bonne grâce de la jeunesse, le poids de la couronne, au milieu des difficultés qui ne manquent jamais au-delà des Pyrénées.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 8 L’Espagne sortait des démêlés et des embarras que l’affaire des Carolines lui avait suscités avec l’Allemagne ; elle en sortait honorablement, pacifiquement, par cette médiation du pape qui a été elle-même un grand imprévu, qui a fait tout ce qu’elle pouvait, tout ce qu’on lui demandait en préparant la possibilité d’une transaction entre les deux pays. Aujourd’hui c’est bien plus qu’un différend de diplomatie à propos de quelques îles perdues dans les mers lointaines, c’est la situation tout entière de l’Espagne remise subitement en doute par la mort si inattendue de ce jeune souverain qui vient d’être enlevé par un mal inexorable, qui s’est éteint, il y a trois jours, au château du Pardo, ne lais-saut que de bons souvenirs et un grand vide.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 101

Tel qu’il a été, en effet, le règne si brusquement interrompu du roi Alphonse XII n’aura pas été sans profit et sans honneur pour l’Espagne. Il avait commencé, il y a tout près de onze ans, le 30 décembre 1874, dans des conditions certes singulièrement critiques, d’un côté, l’expérience républicaine qui avait succédé au court essai d’une royauté étrangère, n’avait réussi qu’à mettre le pays en feu, à précipiter l’Espagne dans une dissolution sanglante ; d’un autre côté, une formidable insurrection carliste occupait les provinces du Nord et menaçait de passer l’Èbre, de se répandre dans la péninsule entière. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 401L’impuissance de tout gouvernement à Madrid, la guerre civile dans le Nord, l’anarchie incendiaire partout, c’était le dernier mot de cette révolution de 1868 qui avait cru inaugurer une ère nouvelle en renversant la monarchie d’Isabelle II et qui n’avait fait que précipiter la nation espagnole dans les aventures meurtrières. C’est alors, après six années de convulsions, qu’éclatait, le 30 décembre 1874, ce mouvement militaire de Sagonte qui trouvait aussitôt un écho à Madrid comme dans les provinces, parce qu’il répondait à un sentiment universel de lassitude, et qui ramenait au troue le fila de la reine Isabelle sous le nom d’Alphonse XII.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 304Ce prince de dix-sept ans qui venait de passer par l’exil, qui avait ou le temps de faire son éducation dans les écoles de Paris, de Vienne et de Londres, de voir les nations étrangères, ce jeune représentant d’une tradition dynastique renouée dans le péril avait la bonne fortune d’être rappelé pour rendre à son pays la paix, la stabilité, les garanties de la monarchie constitutionnelle. Il portait à l’Espagne sa jeunesse, qui était une séduction, une nature précocement mûrie dans les épreuves, un esprit libre et ouvert, la bonne volonté, et on ne peut pas dire qu’il ait manqué au rôle que les circonstances lui préparaient. Il n’avait pas seulement montré le courage qui lui était naturel, aux premiers temps de la restauration, lorsque, marchant avec tous les chefs de l’armée ralliés à son drapeau, il avait à vaincre l’insurrection carliste, à pacifier les provinces du Nord ; dans le gouvernement, dans ses relations avec les partis, avec les hommes, il ne tardait pas à montrer une singulière sagacité, de la finesse, du jugement. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 208Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 307Appliqué à ses devoirs, il les remplissait en prince éclairé et aimable qui se considérait comme le chef de tous les Espagnols, n’excluant personne, sachant ménager les opinions et même les amours-propres ou les ambitions, suppléant par un tact naturel à l’expérience dans la pratique des institutions restaurées pour assurer à son pays l’ordre sans la réaction, les garanties libérales sans l’anarchie. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 306Alphonse XII savait être roi ; il savait aussi mettre dans la politique l’entrain, la bonne humeur et la facilité séduisante de la jeunesse. Il a pu se tromper quelquefois et avoir ses fantaisies. Il n’avait certainement pas tout calculé lorsqu’il entreprenait un jour ce voyage d’Allemagne qui, à son passage à Paris, devenait l’occasion d’indignes scènes de rues, désavouées d’ailleurs par le sentiment de la France. D’ordinaire, il était avisé ; il avait aussi le secret des vaillantes et généreuses inspirations de cœur qui le conduisaient au milieu des populations éprouvées par les fléaux meurtriers et lui faisaient une juste popularité. Les partis irréconciliables dans leur hostilité, se flânaient toujours de le renverser ; ils se seraient probablement usés à la longue contre la force de ce jeune roi, qui, en définitive, a donné dix ans de paix à son pays, qui avait l’esprit assez libéral pour ne se refuser à aucun progrès légitime et pouvait promettre à la Péninsule un avenir suffisamment assuré. Aujourd’hui, tout cela est détruit. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 200Il reste une enfant de cinq ans, héritière de la monarchie espagnole avec une régence, et, ce qui complique encore plus les choses, c’est que la jeune veuve d’Alphonse XII, aujourd’hui régente, paraît devoir bientôt mettre au monde un enfant, que si le nouveau-né est un prince, c’est à lui que reviendra la couronne : de sorte que cette frêle enfant, reine en ce moment, peut ne plus l’être dans quelques mois. C’est un cas qui ne s’est peut-être jamais présenté.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 106

Qu’adviendra-t-il de cette situation douloureuse, de cette crise qui, sans être un interrègne, est assurément aussi grave qu’imprévue ? La première nécessité sans nul doute était d’assurer d’abord sans hésitation, par le concours de toutes les forces, la transmission régulière de la couronne, de ne laisser place à aucune division entre les partis ralliés à la monarchie, et le président du dernier cabinet conservateur.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 211M. Canovas del Castillo, a donné l’exemple d’une généreuse abnégation en conseillant à la nouvelle régente, à la reine Christine, d’appeler au pouvoir le chef de l’opposition libérale, M. Sagasta. C’est donc un ministère libéral composé de MM. Sagasta, Gonzalez. Alonso Martinez, Camacho, Moret, Montero-Rios, qui va prendre la direction des affaires de la jeune royauté, avec la résolution hautement déclarée de faire respecter la légalité constitutionnelle et avec la certitude d’être appuyé par les conservateurs eux-mêmes. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 305Les chefs de l’armée de leur côté, les généraux qui représentent l’influence militaire, les Martinez Campes, les Jovellar, les Quesada, les Concha, les Salamanca, les Pavia, n’ont point hésité un instant à offrir leur concours au gouvernement, quel qu’il soit, chargé d’inaugurer le nouveau règne. Nul doute que les cortès qui vont se réunir au plus tôt ne se hâtent de reconnaître la régence et que toutes les mesures ne soient déjà prises pour garantir l’ordre dans le pays, pour maintenir la légalité dynastique et constitutionnelle dans cette transition difficile.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 209 Le danger, à vrai dire, n’est peut-être pas pour aujourd’hui ou pour demain ; mais l’Espagne n’est pas certainement au bout de ses crises, et on peut bien penser que les partis ennemis se tiennent déjà prêts à saisir les occasions que peut leur offrir une minorité. Étranges combinaisons des choses ! L’Espagne le retrouve à l’heure présente dans une situation à peu près semblable à celle où elle était il y a un peu plus de cinquante ans, à l’avènement de la reine Isabelle. Il y a des différences sans doute, il y a eu depuis un demi-siècle bien des événements, bien des changements, bien des révolutions. En réalité, c’est encore une enfant, une jeune fille, qui représente la monarchie constitutionnelle, entre les carlistes qui sont toujours les carlistes comme autrefois, et les révolutionnaires qui s’appellent aujourd’hui les républicains.

Comment tenir tête à tant d’orages possibles ? Tous les constitutionnels espagnols, libéraux et conservateurs sont certainement intéressés à faire face au péril. Si les républicains conspirateurs réussissaient à accomplir au-delà des Pyrénées une révolution où disparaîtrait la monarchie, ils ne fonderaient sûrement pas un ordre nouveau comme ils s’en flattent dans leurs illusions ; ils ne pourraient que ramener l’Espagne aux effroyables crises où elle a failli se dissoudre il y a douze ans, et le plus inévitable résultat de leurs tentatives serait de donner une force nouvelle au carlisme, qui profiterait et des malheurs qu’aurait déchaînés la république et de la disparition de ce qui reste de monarchie constitutionnelle au-delà des Pyrénées.Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 104 Que des républicains sectaires ne le voient pas, c’est leur éternelle faiblesse. Les républicains plus réfléchis et plus prévoyants qui existent sans doute au-delà des Pyrénées sont faits pour être sensibles à ce danger, et ce n’est pas dans tous les cas la France, même la France républicaine, qui pourrait appeler de ses vœux une révolution aussi embarrassante pour elle qu’elle serait redoutable pour l’Espagne. »

Ch. de Mazade
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire – 30 novembre 1885
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 72, 1885 -pp. 706-717

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L’ESPAGNE APRES LA DISPARITION D’ALPHONSE XII
en 1886

Au moment où il y a des affaires sérieuses un peu partout, — en Angleterre, où s’agite toujours la question d’Irlande, en Italie, où les élections viennent de s’accomplir, en Allemagne même, où les débats économiques succèdent au vote delà loi ecclésiastique, l’Espagne est tout entière à un événement attendu depuis quelques mois. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 308Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 308La jeune veuve du roi Alphonse XII, la reine régente Marie-Christine, a mis au monde un prince dont la naissance a « été accueillie et est considérée par les Espagnols comme un gage de sécurité publique. Tout se réunit pour donner à cet événement un caractère particulièrement intéressant, et si on a pu souvent dire que l’imprévu règne au-delà des Pyrénées, l’histoire de l’Espagne, depuis quelques mois, prouve du moins que cet imprévu peut tromper quelquefois les mauvais augures.

Lorsque le roi Alphonse XII s’éteignait si prématurément, à la fin de ]’année dernière, il est, certain que l’Espagne se trouvait tout à coup dans une situation critique qui pouvait aisément devenir périlleuse. La princesse chargée à l’improviste du lourd fardeau d’une régence était une étrangère peu connue jusque-là, peu mêlée aux affaires, excitant peut-être quelque ombrage. De plus, l’hérédité restait pour ainsi dire en suspens. On ne savait si la jeune infante qui succédait pour le moment à son père resterait définitivement la reine, ou si elle ne devrait pas s’effacer devant le nouveau-né qu’on attendait. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 400L’avenir pouvait paraître assez sombre, tout au moins assez énigmatique. En réalité, le sentiment du péril est peut-être ce qui a sauvé l’Espagne. Le pays ne fut jamais plus tranquille qu’il ne l’a été depuis quelques mois. Tout s’est passé sans accident, sans trouble, dans les circonstances Jes plus douloureuses et les plus difficiles. La reine Christine, depuis son avènement à la régence, a montré autant de tact et d’intelligence que de droiture. Elle s’est popularisée lorsqu’il y a quelques jours, au lendemain d’une tempête qui s’était abattue sur Madrid et avait fait de nombreuses victimes, elle a tenu à aller elle-même, malgré son état, visiter les malheureux, porter des secours à toutes les misères. Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 210C’est justement peu après s’être imposé ces généreuses fatigues qu’elle a mis au monde ce prince, — le premier peut-être dont le règne commence avec la vie, — et dont la naissance a pu être annoncée aux provinces par ce.simple mot : « Le roi est né ! » L’hérédité s’est trouvée ainsi fixée. La jeune reine provisoire est redevenue la princesse des Asturies. L’enfant né d’hier est le roi d’aujourd’hui. Il a été bienvenu et acclamé partout dans les provinces comme à Madrid. Les partis ont fait pour un moment trêve à leurs querelles devant ce berceau. Le président du congrès, M. Cristino Martos, qui a été républicain sous une république éphémère, le président du sénat, le général Concha, marquis de la Havane, se sont plu également à saluer le nouveau prince comme une espérance pour le peuple espagnol, comme un « symbole d’ordre, de liberté, de tous les intérêts du régime représentatif. » Le pape Léon XIII a été choisi comme le parrain de l’enfant royal. On peut dire aujourd’hui que la douloureuse crise de transition ouverte par la mort du roi Alphonse XII est close : un nouveau règne a commencé en pleine paix, au milieu d’une satisfaction assez générale.

Monumento Alfonso XII Monument Alphonse XII Parque de El Retiro Madrid Artgitato 206

Ce règne qui s’ouvre au-delà des Pyrénées est, il est vrai, une minorité, et ce serait une singulière illusion de croire que toutes les difficultés sont finies parce qu’on a pu dire il y a quelques jours à Madrid ce mot qui a couru partout : « Nous avons un roi ! » Assurément, rien n’est fini, les partis hostiles n’ont pas désarmé. On a même déjà prétendu que les carlistes se préparaient à une nouvelle campagne et les républicains, de leur côté, n’ont pas renoncé à leurs complots révolutionnaires. Il y aura des conspirations, des agitations, peut-être des insurrections, c’est possible. Il y a pourtant une chose assez claire. Les carlistes, depuis un demi-siècle, ont déjà fait bien des tentatives de guerre civile, et même quelquefois dans des conditions qui semblaient favoriser leur cause, ils n’ont jamais roussi ; ils n’auraient des chances, peut-être sérieuses, que si les républicains commençaient par bouleverser le pays. Ils le savent bien, et les républicains qui ont quelque raison sentent bien aussi que, s’ils réussissaient à rejeter l’Espagne dans des révolutions nouvelles, ils rendraient une force singulière au carlisme, qui se retrouverait bientôt en armes devant eux. Le nouveau roi n’est qu’un enfant et la personne chargée d’exercer la régence n’est qu’une femme ; mais les gouvernemens de minorité n’ont pas toujours été les plus faibles dans un pays aux intincts généreux et chevaleresques. Cet enfant et cette femme, qui n’ont de défense que dans la nation et par la nation, représentent, après tout, une société nouvelle, les garanties libérales, des institutions protectrices de tous les droits, de toutes les opinions. Ils trouvent une sorte de force dans leur faiblesse comme dans tout ce qu’ils représentent pour le bien et l’avantage du pays. Tous les partis réguliers, qu’ils s’appellent libéraux ou conservateurs, sont également intéressés à ne pas ruiner par leurs divisions une cause qui est leur propre cause, à se rallier autour de cette jeune monarchie constitutionnelle, qui, en même temps qu’elle est la tradition vivante, est la garantie de tous les progrès sérieux, légitimes et durables. »

Charles DE MAZADE
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire – 31 mai 1886
Revue des Deux Mondes, 3e période, tome 75, 1886 -pp. 705-716

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