Les Fenêtres POEMES DE RAINER MARIA RILKE

Rainer Maria Rilke
LES FENÊTRES

LES FENÊTRES
1924-1925
Ecrits en Français

signature 2


LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Gedichte – Poèmes

 

RAINER MARIA RILKE
1875-1926

 Rainer Maria Rilke Portrait de Paula Modersohn-Becker 1906
Portrait de Rainer Maria Rilke
1906
Par Paula Modersohn-Becker

*








 

LES FENÊTRES
de Rainer Maria Rilke

Gedicht von Rainer Maria Rilke

 

*

Les Fenêtres Rainer Maria Rilke Artgitato Van Gogh La Charcuterie 1888
Van
Gogh – La Charcuterie – 1888

*

LES FENÊTRES

I

Il suffit que, sur un balcon
ou dans l’encadrement d’une fenêtre
celle que nous perdons
en l’ayant vue apparaître.

Et si elle lève les bras
pour nouer ses cheveux, tendre vase:
combien notre perte par là
gagne soudain d’emphase
et notre malheur d’éclat !

II

Tu me proposes, fenêtre étrange, d’attendre;
déjà presque bouge ton rideau beige.
Devrais-je, ô fenêtre, à ton invite me rendre ?
Ou me défendre, fenêtre? Qui attendrais-je ?

Ne suis-je intact, avec cette vie qui écoute,
avec ce cœur tout plein que la perte complète
Avec cette route qui passe devant, et le doute
que tu puisses donner ce trop dont le rêve m’arrête ?

III

N’es-tu pas notre géométrie,
fenêtre, très simple forme
qui sans effort corconscris
notre vie énorme?

Celle qu’on aime n’est jamais plus belle
que lorsqu’on la voit apparaître
encadrée de toi; c’est, ô fenêtre,
que tu la rends presque éternelle.

Tous les hasards sont abolis. L’être
se tient au milieu de l’amour,
avec ce peu d’espace autour
dont on est maître.

IV

Fenêtre, toi, ô mesure d’attente,
tant de fois remplie,
quand une vie se verse et s’impatiente
vers une autre vie.

Toi qui sépares et qui attires,
changeante comme la mer, –
glace, soudain, où notre figure se mire
mêlée à ce qu’on voit à travers ;

échantillon d’une liberté compromise
par la présence du sort;
prise par laquelle parmi nous s’égalise
le grand trop du dehors.

V

Comme tu ajoutes à tout,
fenêtre, le sens de nos rites:
Quelqu’un qui ne serait que debout,
dans ton cadre attend ou médite.

Tel distrait, tel paresseux,
c’est toi qui le mets en page:
il se ressemble un peu,
il devient son image.

Perdu dans un vague ennui,
l’enfant s’y appuie et reste;
il rêve…Ce n’est pas lui,
c’est le temps qui use sa veste.

Et les amantes, les y voit-on,
immobiles et frêles,
percées comme les papillons
pour la beauté de leurs ailes.

VI

Du fond de la chambre, du lit, ce n’était que pâleur qui sépare,
la fenêtre stellaire cédant à la fenêtre avare
qui proclame le jour.
Mais la voici qui accourt, qui se penche, qui reste:
après l’abandon de la nuit, cette neuve jeunesse céleste
consent à son tour!

Rien dans le ciel matinal que la tendre amante contemple,
rien que lui-même, ce ciel, immense exemple:
profondeur et hauteur!
Sauf les colombes qui font dans l’air de rondes arènes,
où leur vol allumé en douces courbes promène
un retour de douceur.
(Fenêtre matinale.)

VII

Fenêtre, qu’on cherche souvent
pour ajouter à la chambre comptée
tous les grands nombres indomptés
que la nuit va multipliant.

Fenêtre, où autrefois était assise
celle qui, en guise de tendresse,
faisait un lent travail qui baisse
et immobilise….

Fenêtre, dont une image bue
dans la claire carafe germe.
Boucle qui ferme
la vaste ceinture de notre vue.

VIII

Elle passe des heures émues
appuyé à sa fenêtre,
toute au bord de son être,
distraite et tendue.

Comme les lévriers en
se couchant leurs pattes disposent,
son instinct de rêve surprend
et règle ces belles choses

que sont ses mains bien placées.
C’est par là que le reste s’enrôle.
Ni les bras, ni les seins, ni l’épaule,
ni elle-même ne disent: assez !

IX

Sanglot, sanglot, pur sanglot !
Fenêtre, où nul se s’appuie!
Inconsolable enclos,
plein de ma pluie !

C’est le trop tard, le trop tôt
qui de tes formes décident:
tu les habilles, rideau,
robe du vide !

X

C’est pour t’avoir vue
penchée à la fenêtre ultime,
que j’ai compris, que j’ai bu
tout mon abîme.

En me montrant tes bras
tendus vers la nuit,
tu as fait que, depuis,
ce qui en moi te quitta,
me quitte, me fuit….

Ton geste, fut-il la preuve
d’un adieu si grand,
qu’il me changea en vent,
qu’il me versa dans le fleuve ?




 

LES FENÊTRES
de Rainer Maria Rilke

Gedicht von Rainer Maria Rilke

 

*




VERGERS – Recueil de poèmes de RAINER MARIA RILKE – 1924-1925

Rainer Maria Rilke
VERGERS

VERGERS
1924-1925
Ecrits en Français

signature 2


LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Gedichte – Poèmes

 

RAINER MARIA RILKE
1875-1926

 Rainer Maria Rilke Portrait de Paula Modersohn-Becker 1906
Portrait de Rainer Maria Rilke
1906
Par Paula Modersohn-Becker

*








 

VERGERS
de Rainer Maria Rilke
1924-1925

Gedicht von Rainer Maria Rilke

 

*

Vergers Rainer Maria Rilke 1924 1925 Artgitato Paul Klee Mythe de Fleur 1918
Mythe de Fleurs Paul Klee 1918

*




VERGERS

1
MON COEUR FAIT CHANTER DES ANGES

Ce soir mon cœur fait chanter
des anges qui se souviennent
Une voix, presque mienne,
par trop de silence tentée,

Monte et se décide
à ne plus revenir;
tendre et intrépide,
à quoi va-t-elle s’unir ?

 

2
LAMPE DU SOIR

Lampe du soir, ma calme confidente,
mon coeur n’est point par toi dévoilé;
(on s’y perdrait peut-être;) mais sa pente
du côté sud est doucement éclairée.

C’est encore toi, ô lampe d’étudiant,
qui veux que le liseur de temps en temps
s’arrête, étonné, et se d´range
sur son bouquin, te regardant.

(Et ta simplicité supprime un Ange.)

3
L’ANGE A TA TABLE

Reste tranquille, si soudain
l’Ange à ta table se décide;
efface doucement les quelques rides
que fait la nappe sous ton pain.

Tu offriras ta rude nourriture,
pour qu’il en goûte à son tour,
et qu’il soulève à la lèvre pure
un simple verre de tous les jours.




4
LES ETRANGES CONFIDENCES

Combien a-t-on fait aux fleurs
d’étranges confidences,
pour que cette fine balance
nous dise le poids de l’ardeur.

Les astres sont tous confus
qu’à nos chagrins on les mêle.
Et du plus fort au plus frêle
nul ne supporte plus

notre humeur variable,
nos révoltes, nos cris -,
sauf l’infatigable table
et le lit (table évanouie).

5
LES DANGERS DE LA POMME

Tout se passe à peu près comme
si l’on reprochait à la pomme
d’être bonne à manger.
Mais il reste d’autres dangers.

Celui de la laisser sur l’arbre,
celui de la sculpter en marbre,
et le dernier, le pire :
de lui en vouloir d’être en cire.

6
L’INVISIBLE

Nul ne sait, combien ce qu’il refuse,
l’Invisible, nous domine, quand
notre vie à l’invisible ruse
cède, invisiblement.

Lentement, au gré des attirances
notre centre se déplace pour
que le cœur s’y rende à son tour:
lui, enfin Grand-Maître des absences.

7
LES PLIS DES ETOILES DORMANTES

À Mme et M. Albert Vulliez.

Paume, doux lit froissé
où des étoiles dormantes
avaient laissé des plis
en se levant vers le ciel.

Est-ce que ce lit était tel
qu’elles se trouvent reposées,
claires et incandescentes,
parmi les astres amis
en leur élan éternel?

Ô les deux lits de mes mains
Abandonnés et froids,
légers d’un absent poids
de ces astres d’airain.

8
LES DERNIERS MOTS

Notre avant-dernier mot
serait un mot de misère,
mais devant la conscience-mère
le tout dernier sera beau.

Car il faudra qu’on résume
tous les efforts d’un désir
qu’aucun goût d’amertume
ne saurait contenir.




9
LE SILENCE DIVIN

Si l’on chante un dieu,
ce dieu vous rend son silence.
Nul de nous ne s’avance
que vers un dieu silencieux.

Cet imperceptible échange
qui nous fait frémir,
devient l’héritage d’un ange
sans nous appartenir.

10
C’EST LE CENTAURE QUI A RAISON

C’est le centaure qui a raison,
qui traverse par bonds les saisons
d’un monde à peine commencé
qu’il a de sa force comblé.

Ce n’est que l’Hermaphrodite
qui est complet dans son gîte.
Nous cherchons en tous les lieux
la moitié perdue de ces Demi-Dieux.

11
CORNE D’ABONDANCE

Ô belle corne, d’où
penchée vers notre attente?
Qui n’êtes qu’une pente
en calice, déversez-vous!

Des fleurs, des fleurs, des fleurs,
qui, en tombant font un lit
aux bondissantes rondeurs
de tant de fruits accomplis!

Et tout cela sans fin
nous attaque et s’élance,
pour punir l’insuffisance
de notre cœur déjà plein.

Ô corne trop vaste, quel
miracle par vous se donne !
Ô cor de chasse, qui sonne
des choses, au souffle du ciel !

12
COMME UN VERRE DE VENISE

Comme un verre de Venise
sait en naissant ce gris
et la clarté indécise
dont il sera épris,

ainsi tes tendres mains
avaient rêvé d’avance
d’être la lente balance
de nos moments trop pleins.

13
DOUX PÂTRE

Doux pâtre qui survit
tendrement à son rôle
avec sur son épaule
un débris de brebis.
Doux pâtre qui survit
en ivoire jaunâtre
à son jeu de pâtre.
Ton troupeau aboli
autant que toi dure
dans la lente mélancolie
de ton assistante figure
qui résume dans l’infini
la trêve d’actives pâtures.

14
LA PASSANTE D’ETE

Vois-tu venir sur le chemin la lente, l’heureuse,
celle que l’on envie, la promeneuse?
Au tournant de la route il faudrait qu’elle soit
saluée par de beaux messieurs d’autrefois.

Sous son ombrelle, avec une grâce passive,
elle exploite la tendre alternative:
s’effaçant un instant à la trop brusque lumière,
elle ramène l’ombre dont elle s’éclaire.




15
SUR LE SOUPIR DE L’AMIE

Sur le soupir de l’amie
toute la nuit se soulève,
une caresse brève
parcourt le ciel ébloui.

C’est comme si dans l’univers
une force élémentaire
redevenait la mère
de tout amour qui se perd.

16
PETITE ANGE EN PORCELAINE

Petit Ange en porcelaine,
s’il arrive que l’on te toise,
nous t’avions quand l’année fut pleine,
coiffé d’une framboise.

Ça nous semblait tellement futile
de te mettre ce bonnet rouge,
mais depuis lors tout bouge
sauf ton tendre tortil.

Il est desséché, mais il tient,
on dirait parfois qu’il embaume;
couronné d’un fantôme,
ton petit front se souvient.

17
LE TEMPLE DE L’AMOUR

Qui vient finir le temple de l’Amour?
Chacun en emporte une colonne;
et à la fin tout le monde s’étonne
que le dieu à son tour

de sa flèche brise l’enceinte.
(Tel nous le connaissons.)
Et sur ce mur d’abandon
pousse la plainte.

18
EAU QUI PRESSE

Eau qui se presse, qui court -, eau oublieuse
que la distraite terre boit,
hésite un petit instant dans ma main creuse,
souviens-toi!
Clair et rapide amour, indifférence,
presque absence qui court,
entre ton trop d’arrivée et ton trop de partance
Tremble un peu de séjour.

19
EROS

I
Ô toi, centre du jeu
où l’on perd quand on gagne;
célèbre comme Charlemagne,
roi, empereur et Dieu, –

tu es aussi le mendiant
en pitoyable posture,
et c’est ta multiple figure
qui te rend puissant. –

Tout ceci serait pour le mieux;
mais tu es, en nous (c’est pire)
comme le noir milieu
d’un châle brodé de cachemire.

II
Ô faisons tout pour cacher son visage
d’un mouvement hagard et hasardeux,
il faut le reculer au fond des âges
pour adoucir son indomptable feu.

Il vient si près de nous qu’il nous sépare
de l’être bien-aimé dont il se sert;
il veut qu’on touche, c’est un dieu barbare
que des panthères frôlent au désert.

Entrant en nous avec son grand cortège,
il y veut tout illuminé, –
lui, qui après se sauve comme d’un piège,
sans qu’aux appâts il ait touché.

III
Là, sous la treille, parmi le feuillage
il nous arrive de le deviner:
son front rustique d’enfant sauvage,
et son antique bouche mutilée …

La grappe devant lui devient pesante
et semble fatiguée de sa lourdeur,
un court moment on frôle l’épouvante
de cet heureux été trompeur.

Et son sourire cru, comme il l’infuse
à tous les fruits de son fier décor;
partout autour il reconnaît sa ruse
qui doucement le berce et l’endort.

IV
Ce n’est pas la justice qui tient la balance préciser
c’est toi, ô Dieu à l’envie indivise,
qui pèses nos torts,
et qui de deux cœurs qu’il meurtrit et triture
fais un immense cœur plus grand que nature,
qui voudrait encor

grandir…Toi, qui indifférente et superbe,
humilies la bouche et exaltes le verbe
vers un ciel ignorant…
Toi qui mutiles les êtres en les ajoutant
à l’ultime absence dont ils sont des fragments.

20
QUE LE DIEU SE CONTENTE DE NOUS

Que le dieu se contente de nous,
de notre instant insigne,
avant qu’une vague maligne
nous renverse et pousse à bout.

Un moment nous étions d’accord :
lui, qui survit et persiste,
et nous dont le cœur triste
s’étonne de son effort.




21
DANS LA MULTIPLE RENCONTRE

Dans la multiple rencontre
faisons à tout sa part,
afin que l’ordre se montre
parmi les propos du hasard.

Tout autour veut qu’on l’écoute -,
écoutons jusqu’au bout;
car le verger et la route
c’est toujours nous !

22
LA DISCRETION DES ANGES

Les Anges, sont-ils devenus discrets !
Le mien à peine m’interroge.
Que je lui rende au moins le reflet
d’un émail de Limoges.

Et que mes rouges, mes verts, mes bleus
son œil rond réjouissent.
S’il les trouve terrestres, tant mieux
pour un ciel en prémisses.

23
LE MOUVANT EQUILIBRE

Combien le pape au fond de son faste,
sans être moins vénérable,
par la sainte loi du contraste
doit attirer le diable.

Peut-être qu’on compte trop peu
avec ce mouvant équilibre;
il y a des courants dans le Tibre,
tout jeu veut son contre-jeu.

Je me rappelle Rodin
qui me dit un jour d’un air mâle
(nous prenions, à Chartres, le train)
que, trop pure, la cathédrale
provoque un vent de dédain.

24
CE QU’IL NOUS FAUT CONSENTIR

C’est qu’il nous faut consentir
à toutes les forces extrêmes;
l’audace est notre problème
malgré le grand repentir.

Et puis, il arrive souvent
que ce qu’on affronte, change:
le calme devient ouragan,
l’abîme le moule d’un ange.

Ne craignons pas le détour.
Il faut que les Orgues grondent,
pour que la musique abonde
de toutes les notes de l’amour.

26
LA FONTAINE

Je ne veux qu’une seule leçon, c’est la tienne,
fontaine, qui en toi-même retombes, –
celle des eaux risquées auxquelles incombe
ce céleste retour vers la vie terrienne.

Autant que ton multiple murmure
rien ne saurait me servir d’exemple;
toi, ô colonne légère du temple
qui se détruit par sa propre nature.

Dans ta chute, combien se module
chaque jet d’eau qui termine sa danse.
Que je me sens l’élève, l’émule
de ton innombrable nuance!

Mais ce qui plus que ton chant vers toi me décide
c’est cet instant d’un silence en délire
lorsqu’ à la nuit, à travers ton élan liquide
passe ton propre retour qu’un souffle retire.

27
MON CORPS

Qu’il est doux parfois d’être de ton avis ;
frère aîné, ô mon corps,
qu’il est doux d’être fort
de ta force,
de te sentir feuille, tige, écorce
et tout ce que tu peux devenir encor,
toi, si près de l’esprit.

Toi, si franc, si uni
dans ta joie manifeste
d’être cet arbre de gestes
qui, un instant, ralentit
les allures célestes
pour y placer sa vie.

28
LA DEESSE

Au midi vide qui dort
combien de fois elle passe,
sans laisser à la terrasse
le moindre soupçon d’un corps.

Mais si la nature la sent,
l’habitude de l’invisible
rend une clarté terrible
à son doux contour apparent.

29
LE VERGER
I

Peut-être que si j’ai osé t’écrire,
langue prêtée, c’était pour employer
ce nom rustique dont l’unique empire
me tourmentait depuis toujours: Verger.

Pauvre poète qui doit élire
pour dire tout ce que ce nom comprend,
un à peu près trop vague qui chavire,
ou pire: la clôture qui défend.

Verger: ô privilège d’une lyre
de pouvoir te nommer simplement;
nom sans pareil qui les abeilles attire,
nom qui respire et attend…

Nom clair qui cache le printemps antique,
tout aussi plein que transparent,
et qui dans ses syllabes symétriques
redouble tout et devient abondant.

II

Vers quel soleil gravitent
tant de désirs pesants?
De cette ardeur que vous dites,
où est le firmament?

Pour l’un à l’autre nous plaire,
faut-il tant appuyer?
Soyons légers et légères
à la terre remuée
par tant de forces contraires.

Regardez bien le verger:
c’est inévitable qu’il pèse;
pourtant de ce même malaise
il fait le bonheur de l’été.

III

Jamais la terre n’est plus réelle
que dans tes branches, ô verger blond,
ni plus flottante que dans la dentelle
que font tes ombres sur le gazon.

Là se rencontre ce qui nous reste,
ce qui pèse et ce qui nourrit
avec le passage manifeste
de la tendresse infinie.

Mais à ton centre, la calme fontaine,
presque dormant en son ancien rond,
de ce contraste parle à peine,
tant en elle il se confond.

IV

De leur grâce, que font-ils,
tous ces dieux hors d’usage,
qu’un passé rustique engage
à être sages et puérils?

Comme voilés par le bruit
des insectes qui butinent,
ils arrondissent les fruits;
(occupation divine).

Car aucun jamais ne s’efface,
tant soit-il abandonné;
ceux qui parfois nous menacent
sont des dieux inoccupés.

V

Ai-je des souvenirs, ai-je des espérances,
en te regardant, mon verger?
Tu te repais autour de moi, ô troupeau d’abondance
et tu fais penser ton berger.

Laisse-moi contempler au travers de tes branches
la nuit qui va commencer.
Tu as travaillé; pour moi c’était un dimanche, –
mon repos, m’a-t-il avancé?

D’être berger, qu’y a-t-il de plus juste en somme?
Se peut-il qu’un peu de ma paix
aujourd’hui soit entrée doucement dans tes pomme
Car tu sais bien, je m’en vais…




VI

N’était-il pas, ce verger, tout entier,
ta robe claire, autour de tes épaules?
Et n’as-tu pas senti combien console
son doux gazon qui pliait sous ton pied?

Que de fois, au lieu de promenade,
il s’imposait en devenant tout grand;
et c’était lui et l’heure qui s’évade
qui passaient par ton être hésitant.

Un livre parfois t’accompagnait…
Mais ton regard, hanté de concurrences,
au miroir de l’ombre poursuivait
un jeu changeant de lentes ressemblances.

 

VII

Heureux verger, tout tendu à parfaire
de tous ses fruits les innombrables plans,
et qui sait bien son instinct séculaire
plier à la jeunesse d’un instant.

Quel beau travail, quel ordre que le tien!
Qui tant insiste dans les branches torses,
mais qui enfin, enchanté de leur force,
déborde dans un calme aérien.

Tes dangers et les miens, ne sont-ils point
tout fraternels, ô verger, ô mon frère?
Un même vent, nous venant de loin,
nous force d’être tendres et austères.

30
TOUTES LES JOIES DES AÏEUX

Toutes les joies des aïeux
ont passé en nous et s’amassent;
leur cœur, ivre de chasse,
leur repos silencieux

devant un feu presque éteint…
Si dans les instants arides
de nous notre vie se vide,
d’eux nous restons tout pleins.

Et combien de femmes ont dû
en nous se sauver, intactes,
comme dans l’entr’acte
d’une pièce qui n’a pas plu -,

parées d’un malheur qu’aujourd’hui
personne ne veut ni ne porte,
elles paraissent fortes
appuyées sur le sang d’autrui.

Et des enfants, des enfants!
Tous ceux que le sort refuse,
en nous exercent la ruse
d’exister pourtant.

 

31
PORTRAIT INTERIEUR

Ce ne sont pas des souvenirs
qui, en moi, t’entretiennent;
tu n’es pas non plus mienne
par la force d’un beau désir.

Ce qui te rend présente,
c’est le détour ardent
qu’une tendresse lente
décrit dans mon propre sang.

Je suis sans besoin
de te voir apparaître;
il m’a suffi de naître
pour te perdre un peu moins.

32
LA DOUCE VIE

Comment encore reconnaître
ce que fut la douce vie?
En contemplant peut-être
dans ma paume l’imagerie

de ces lignes et de ces rides
que l’on entretient
en fermant sur le vide
cette main de rien.

33
LE SUBLIME EST UN DEPART

Le sublime est un départ.
Quelque chose de nous qui au lieu
de nous suivre, prend son écart
et s’habitue aux cieux.

La rencontre extrême de l’art
n’est-ce point l’adieu le plus doux?
Et la musique: ce dernier regard
que nous jetons nous-mêmes vers nous !

34
COMBIEN DE PORTS

Combien de ports pourtant, et dans ces ports
combien de portes, t’accueillant peut-être.
combien de fenêtres
d’où l’on voit ta vie et ton effort.

Combien de grains ailés de l’avenir
qui, transportés au gré de la tempête,
un tendre jour de fête
verront leur floraison t’appartenir.

Combien de vies qui toujours se répondent;
et par l’essor que prend ta propre vie
en étant de ce monde,
quel gros néant à jamais compromis.

35
L’OFFRANDE

N’est-ce pas triste que nos yeux se ferment ?
On voudrait avoir les yeux toujours ouverts,
pour avoir vu, avant le terme,
tout ce que l’on perd.

N’est-il pas terrible que nos dents brillent ?
Il nous aurait fallu un charme plus discret
pour vivre en famille
en ce temps de paix.

Mais n’est-ce pas le pire que nos mains se cramponnent,
dures et gourmandes ?
Faut-il que des mains soient simples et bonnes
pour lever l’offrande !

36
LA MELODIE PASSAGERE

Puisque tout passe, faisons
la mélodie passagère ;
celle qui nous désaltère,
aura de nous raison.

Chantons ce qui nous quitte
avec amour et art ;
soyons plus vite
que le rapide départ.

37
L’ÂME-OISEAU

Souvent au-devant de nous
l’âme-oiseau s’élance;
c’est un ciel plus doux
qui déjà la balance,

pendant que nous marchons
sous des nuées épaisses.
Tout en peinant, profitons
de son ardente adresse.

38
VUE DES ANGES

Vues des Anges, les cimes des arbres peut-être
sont des racines, buvant les deux;
et dans le sol, les profondes racines d’un hêtre
leur semblent des faîtes silencieux.

Pour eux, la terre, n’est-elle point transparente
en face d’un ciel, plein comme un corps?
Cette terre ardente, où se lamente
auprès des sources l’oubli des morts.

39
LES INCONNUS

Mes amis, vous tous, je ne renie
aucun de vous; ni même ce passant
qui n’était de l’inconcevable vie
qu’un doux regard ouvert et hésitant.

Combien de fois un être, malgré lui,
arrête de son œil ou de son geste
l’imperceptible fuite d’autrui,
en lui rendant un instant manifeste.

Les inconnus. Ils ont leur large part
à notre sort que chaque jour complète.
Précise bien, ô inconnue discrète,
mon cœur distrait, en levant ton regard.

40
LE CYGNE

Un cygne avance sur l’eau
tout entouré de lui-même,
comme un glissant tableau;
ainsi à certains instants
un être que l’on aime
est tout un espace mouvant.

Il se rapproche, doublé,
comme ce cygne qui nage,
sur notre âme troublée…
qui à cet être ajoute
la tremblante image
de bonheur et de doute.

41
NOSTALGIE DES LIEUX

Ô nostalgie des lieux qui n’étaient point
assez aimés à l’heure passagère,
que je voudrais leur rendre de loin
le geste oublié, l’action supplémentaire !

Revenir sur mes pas, refaire doucement
– et cette fois, seul – tel voyage,
rester à la fontaine davantage,
toucher cet arbre, caresser ce banc…

Monter à la chapelle solitaire
que tout le monde dit sans intérêt;
pousser la grille de ce cimetière,
se taire avec lui qui tant se tait.

Car n’est-ce pas le temps où il importe
de prendre un contact subtil et pieux ?
Tel était fort, c’est que la terre est forte;
et tel se plaint: c’est qu’on la connaît peu.

42
LE SORT IMMOBILE

Ce soir quelque chose dans l’air a passé
qui fait pencher la tête;
on voudrait prier pour les prisonniers
dont la vie s’arrête.
Et on pense à la vie arrêtée…

À la vie qui ne bouge plus vers la mort
et d’où l’avenir est absent ;
où il faut être inutilement fort
et triste, inutilement.

Où tous les jours piétinent sur place,
où toutes les nuits tombent dans l’abîme,
et où la conscience de l’enfance intime
à ce point s’efface,

qu’on a le cœur trop vieux pour penser un enfant
Ce n’est pas tant que la vie soit hostile;
mais on lui ment,
enfermé dans le bloc d’un sort immobile.

43
TEL CHEVAL QUI BOIT A LA FONTAINE

Tel cheval qui boit à la fontaine,
telle feuille qui en tombant nous touche,
telle main vide, ou telle bouche
qui nous voudrait parler et qui ose à peine -,

autant de variations de la vie qui s’apaise,
autant de rêves de la douleur qui somnole:
ô que celui dont le coeur est à l’aise,
cherche la créature et la console.




45
LUMIERE

Cette lumière peut-elle
tout un monde nous rendre ?
Est-ce plutôt la nouvelle
ombre, tremblante et tendre,
qui nous rattache à lui ?
Elle qui tant nous ressemble
et qui tourne et tremble
autour d’un étrange appui.
Ombres des feuilles frêles,
sur le chemin et le pré,
geste soudain familier
qui nous adopte et nous mêle
à la trop neuve clarté.

46
LA BLONDEUR DU JOUR

Dans la blondeur du jour
passent deux chars pleins de briques ;
ton rosé qui revendique
et renonce tour à tour.

Comment se fait-il que soudain
ce ton attendri signifie
un nouveau complot de vie
entre nous et demain.

47
LE SILENCE UNI DE L’HIVER

Le silence uni de l’hiver
est remplacé dans l’air
par un silence à ramage;
chaque voix qui accourt
y ajoute un contour,
y parfait une image.

Et tout cela n’est que le fond
de ce qui serait l’action
de notre cœur qui surpasse
le multiple dessin
de ce silence plein
d’inexprimable audace.

 

48
LA NATURE

Entre le masque de brume
et celui de verdure,
voici le moment sublime où la nature
se montre davantage que de coutume.

Ah, la belle! Regardez son épaule
et cette claire franchise qui ose …
Bientôt de nouveau elle jouera un rôle
dans la pièce touffue que l’été compose.

49
LE DRAPEAU

Vent altier qui tourmente le drapeau
dans la bleue neutralité du ciel,
jusqu’à le faire changer de couleur,
comme s’il voulait le tendre à d’autres nations
par-dessus les toits. Vent impartial,
vent du monde entier, vent qui relie,
évocateur des gestes qui se valent,
ô toi, qui provoques les mouvements interchangeables
Le drapeau étale montre son plein écusson, –
mais dans ses plis quelle universalité tacite !

Et pourtant quel fier moment
lorsqu’un instant le vent se déclare
pour tel pays: consent à la France,
ou subitement s’éprend

des Harpes légendaires de la verte Irlande.
Montrant toute l’image, comme un joueur de cartes
qui jette son atout,
et qui de son geste et de son sourire anonyme,
rappelle je ne sais quelle image
de la Déesse qui change.

50
LA FENÊTRE

I

N’es-tu pas notre géométrie,
fenêtre, très simple forme
qui sans effort circonscris
notre vie énorme?

Celle qu’on aime n’est jamais plus belle
que lorsqu’on la voit apparaître
encadrée de toi; c’est, ô fenêtre,
que tu la rends presque éternelle.

Tous les hasards sont abolis. L’être
se tient au milieu de l’amour,
avec ce peu d’espace autour
dont on est maître.

II

Fenêtre, toi, ô mesure d’attente,
tant de fois remplie,
quand une vie se verse et s’impatiente
vers une autre vie.

Toi qui sépares et qui attires,
changeante comme la mer, –
glace, soudain, où notre figure se mire
mêlée à ce qu’on voit à travers ;

échantillon d’une liberté compromise
par la présence du sort ;
prise par laquelle parmi nous s’égalise
le grand trop du dehors.

III

Assiette verticale qui nous sert
la pitance qui nous poursuit,
et la trop douce nuit
et le jour, souvent trop amer.

L’interminable repas,
assaisonné de bleu -,
il ne faut pas être las
et se nourrir par les yeux.

Que de mets l’on nous propose
pendant que mûrissent les prunes;
ô mes yeux, mangeurs de rosés,
vous allez boire de la lune !

51
A LA BOUGIE ETEINTE

À la bougie éteinte,
dans la chambre rendue à l’espace,
on est frôlé par la plainte
de feu la flamme sans place.

Faisons-lui un subtil
tombeau sous notre paupière,
et pleurons comme une mère
son très familier péril.

52
L’APPROCHE

C’est le paysage longtemps, c’est une cloche,
c’est du soir la délivrance si pure -;
mais tout cela en nous prépare l’approche
d’une nouvelle, d’une tendre figure…

Ainsi nous vivons dans un embarras très étrange
entre l’arc lointain et la trop pénétrante flèche;
entre le monde trop vague pour saisir l’ange
et Celle qui, par trop de présence, l’empêche.

53
LA ROSE

On arrange et on compose
les mots de tant de façons,
mais comment arriverait-on
à égaler une rosé ?

Si on supporte l’étrange
prétention de ce jeu,
c’est que, parfois, un ange
le dérange un peu.

54
L’IMPERTUBABLE NATURE

J’ai vu dans l’œil animal
la vie paisible qui dure,
le calme impartial
de l’imperturbable nature.

La bête connaît la peur ;
mais aussitôt elle avance
et sur son champ d’abondance
broute une présence
qui n’a pas le goût d’ailleurs.

55
OBJETS OBSCURS

Faut-il vraiment tant de danger
à nos objets obscurs?
Le monde serait-il dérangé,
étant un peu plus sûr?

Petit flacon renversé,
qui t’a donné cette mince base?
De ton flottant malheur bercé,
l’air est en extase.

56
LA DORMEUSE

Figure de femme, sur son sommeil
fermée, on dirait qu’elle goûte
quelque bruit à nul autre pareil
qui la remplit toute.

De son corps sonore qui dort
elle tire la jouissance
d’être un murmure encor
sous le regard du silence.




57
LA BICHE

Ô la biche : quel bel intérieur
d’anciennes forêts dans tes yeux abonde ;
combien de confiance ronde
mêlée à combien de peur.

Tout cela, porté par la vive
gracilité de tes bonds.
Mais jamais rien n’arrive
à cette impossessive
ignorance de ton front.

58
SOUS CES BEAUX ARBRES

Arrêtons-nous un peu, causons.
C’est encore moi, ce soir, qui m’arrête,
c’est encore vous qui m’écoutez.

Un peu plus tard d’autres joueront
aux voisins sur la route
sous ces beaux arbres que l’on se prête.

59
LES ADIEUX

Tous mes adieux sont faits. Tant de départs
m’ont lentement formé dès mon enfance.
Mais je reviens encor, je recommence,
ce franc retour libère mon regard.

Ce qui me reste, c’est de le remplir,
et ma joie toujours impénitente
d’avoir aimé des choses ressemblantes
à ces absences qui nous font agir.

 

VERGERS
de Rainer Maria Rilke
1924-1925

Gedicht von Rainer Maria Rilke

 

*

Vergers Rainer Maria Rilke 1924 1925 Artgitato Paul Klee Mythe de Fleur 1918

LA POESIE de RAINER MARIA RILKE – Werk des Dichters Rainer Maria Rilke

signature 2Rainer Maria Rilke

LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Gedichte – Poèmes
Texte

 

RAINER MARIA RILKE
1875-1926

 Rainer Maria Rilke Portrait de Paula Modersohn-Becker 1906
Portrait de Rainer Maria Rilke
1906
Par Paula Modersohn-Becker

*

 

La Poésie
de Rainer Maria Rilke
Werk des Dichters
Rainer Maria Rilke

Gedicht von Rainer Maria Rilke

 

*

DIE ARMEN WORTE
Les Pauvres Mots
1897

 Die armen Worte, die im Alltag darben,
Les pauvres mots, aux teintes du quotidien,
die unscheinbaren Worte, lieb ich so.
ô ces mots discrets, comme je les aime.

*

MOTTO
DEVISE
1897

Das ist die Sehnsucht: wohnen im Gewoge
Le désir est ainsi : vivre dans la vague
und keine Heimat haben in der Zeit.
et sans patrie dans le temps qui passe.

Ernst Ludwig Kirchner, Baigneuses entre pierres, 1912, musée Städel, Francfort-sur-le-Main

*

Das Buch vom mönchischen Leben 
Le livre de la vie monastique
 1899

Da neigt sich die Stunde und rührt mich an
Comme se pose l’heure et me touche
mit klarem, metallenem Schlag:
par son clair impact métallique :

Le Livre de la vie monastique Das Buch vom mönchischen Leben Artgitato Rainer Maria Rilke Jean II Restout Moine en Prière





*

EINSAMKEIT
SOLITUDE
1902

 Die Einsamkeit ist wie ein Regen.
La solitude est comme la pluie.
Sie steigt vom Meer den Abenden entgegen;
Elle monte de la mer vers les soirées ;

*

LES VAGUES DU CŒUR 
Einmal nahm ich zwischen meine Hände

Einmal nahm ich zwischen meine Hände
Une fois, je pris dans mes mains
dein Gesicht. Der Mond fiel darauf ein.
ton visage. La lune alors tomba sur lui.

*

HERBST
AUTOMNE
1902

Die Blätter fallen, fallen wie von weit,
Les feuilles tombent, elles tombent venant de loin,
als welkten in den Himmeln ferne Gärten;
comme venant des jardins desséchés lointains du ciel ;

*

LE PARFUM
DER DUFT

Wer bist du, Unbegreiflicher: du Geist,
Qui es-tu, élément incompréhensible : ô toi, esprit,
wie weißt du mich von wo und wann zu finden,
comment sais-tu où et quand me trouver,

*

LES FENÊTRES

Il suffit que, sur un balcon
ou dans l’encadrement d’une fenêtre
celle que nous perdons
en l’ayant vue apparaître.

Les Fenêtres Rainer Maria Rilke Artgitato Van Gogh La Charcuterie 1888

*
BLANCHES ÂMES
Weiße Seelen

Weiße Seelen mit den Silberschwingen,
Âmes blanches aux ailes d’argent,
Kinderseelen, die noch niemals sangen,-
Âmes d’enfants qui jamais encore n’ont chanté,

*

AVENTE
L’AVENT

Es treibt der Wind im Winterwalde
Le vent souffle dans la forêt d’hiver
die Flockenherde wie ein Hirt
Un blanc troupeau de flocons tel un berger


Maslenitsa, Boris Koustodiev, 1916
*

EINGANG
L’ARBRE NOIR DANS LE CIEL
1906

Wer du auch seist: am Abend tritt hinaus
Qui que tu sois : sors le soir
aus deiner Stube, drin du alles weißt;
de ta chambre, dans laquelle tu sais tout ;

*

PROMENADE
Spaziergang
1924

Schon ist mein Blick am Hügel, dem besonnten,
Mon regard est déjà sur la colline, le soleil en face,
dem Wege, den ich kaum begann, voran.
Sur ce chemin, qu’à peine je commence.

*

LES QUATRAINS VALAISANS
36 poèmes
36 Gedichte
1926

Les Quatrains Valaisans Rainer Maria Rilke Blumenfamilie 1922 Paul Klee

*

LES ROSES
RECUEIL DE 24 POEMES

LES ROSES RAINER MARIA RILKE artgitato Vase avec des tulipes, roses et d'autres fleurs avec des insectes 1669 de Maria van Oosterwijk

*

Sonette aus dem Portugiesischen (Rilke)
Sonnets from the Portuguese  (Elizabeth Barrett Browning)
Sonnets Portugais (trad. Jacky Lavauzelle)

Elizabeth-Barrett-Browning Sonnets from the Portuguese Elizabeth Barrett Browning Sonette aus dem Portugiesischen RILKE

*

Les SONNETS de Louise Labé
Die Sonette von Louise Labé 
Louise Labé Les Sonnets Giovanni Bellini Jeune Femme à sa toilette 1515 Musée d'histoire de l'Art de Vienne

*

TENDRES IMPÔTS A LA FRANCE
RECUEIL DE 15 POEMES

Tendres impôts à la France Rainer Maria Rilke Artgitato Le Cirque ambulant 1940 Musée d'Art de São Paulo

*




VERGERS
RECUEIL DE POEMES
1924 – 1925

Vergers Rainer Maria Rilke 1924 1925 Artgitato Paul Klee Mythe de Fleur 1918

 ********

signature 2

***********
RAINER MARIA RILKE
LE REDEMPTEUR DES PAUVRES MOTS

Disons maintenant quelques mots des moyens employés par Verhaeren pour atteindre la vision, pour traduire la passion dans les phénomènes intérieurs et pour éveiller l’enthousiasme. Examinons d’abord s’il est vrai de dire que Verhaeren soit un artiste au point de vue de la langue. Ses moyens verbaux ne sont nullement restreints. Si, dans ses termes ou dans ses rimes, on peut constater des retours fréquents qui confinent parfois à la monotonie, on remarque chez lui dans l’emploi du mot une étrangeté, une nouveauté, un inattendu qui sont presque sans exemple dans la lyrique poésie française. Une langue ne s’enrichit pas uniquement de néologismes. Un mot peut acquérir une vie nouvelle en prenant une place et un sens qu’il n’avait pas, par une transvaluation de sa signification, comme fit Rainer Maria Rilke dans la poésie allemande. « Être le rédempteur par la vie poétique des pauvres mots qui se meurent d’indigence dans la vie journalière », voilà peut-être qui est supérieur à la création de nouveaux vocables.

Stefan Zweig
Émile Verhaeren : sa vie, son œuvre
Traduction par Paul Morisse et Henri Chervet.
 Mercure de France, 1910
pp. –360

********




LES CAHIERS DE MALTE LAURIDS BRIGGE

 A vouloir commenter ce livre, on risque de prouver surtout que pour l’avoir trop compris on l’a mal deviné, tant on sent qu’il se veut irréductible à l’entendement. Ce serait là sans doute un truisme s’il s’agissait d’une pure œuvre d’art. Mais précisément chez cet authentique poète qu’est Rilke, le plus original peut-être et l’un des plus richement doués parmi les Allemands de sa génération, la pente de l’esprit, l’inclinaison morale est si forte qu’elle détermine la vision, de telle sorte qu’on lui ferait tort d’une part essentielle en ne se préoccupant point de la signification de ses écrits.

Les deux petits volumes de prose dont il est question révèlent pleinement une richesse secrète, un sens d’intimité que les œuvres précédentes ne décelaient encore que par affleurements. Dans ce recueil de souvenirs et d’impressions, qui tient autant d’un traité de la vie intérieure que d’une étude de psychologie, nous sommes d’abord frappés par la prédominance d’une sensualité attentive et déliée, d’où se dégage par une sorte d’intuition immédiate, une image étendue de la vie. Rilke ose les déductions les plus lointaines et les plus compliquées sans prendre le détour de la combinaison intellectuelle ; il ne quitte pas sa sensation et, si son cœur est tourmenté d’une soif d’absolu toute pascalienne, il ne souhaite pas  » trouver Dieu ailleurs que partout.  »  Il l’y cherche avec une ferveur exaltée, avec un soin méticuleux, avec une inquiétude qui n’est pas sans péril. Il est comme un chien sur la piste du divin.

Il nous introduit dans une atmosphère moite et enfiévrée où un monde à venir semble en éclosion continuelle. La vie s’y tient inachevée et trop serrée comme à l’intérieur d’un bourgeon.

Un jeune homme de ces temps-ci, le dernier descendant d’une vieille famille aristocratique du Danemark, fait à Paris, dans la misère et l’isolement, l’expérience d’un déracinement bien autre- ment grave que s’il se détachait, simplement, de sa terre et de ses morts. Déracinant son cœur, il passe d’une époque à une autre, il entreprend de se quitter lui-même pour parcourir dans la solitude l’espace très long qui sépare de la sympathie l’amour. Il ne continue pas sa lignée. Les temps nouveaux sont entrés en lui, il a élargi son cadre, il a laissé là sa maison et ce qu’il possédait.


C’est là ce qui donne au lyrisme de Rilke son accent unique, sa force, son importance. Peut-être faut-il rapporter ce trait si particulier à ses influences ou à ses origines slaves. Il fait fréquemment penser à Dostoïevski dont il est loin pourtant par la nature de son talent comme par sa volonté d’artiste. Il a, à un haut degré, la faculté de contact avec la matérialité des choses qui manque au grand romancier russe. C’est au point qu’il donne l’impression de posséder quelque sens supplémentaire lui permettant des relations plus variées et plus intimes avec le monde des phénomènes. Son style très imagé prend presque toutes ses expressions dans des termes de mouvement. Les choses chez lui ne sont pas, elles deviennent et l’on pourrait dire qu’il a l’adjectif dynamique. Il obtient par là une adhérence si intime entre la pensée et la forme que celle-ci suggère l’idée d’une peau bien plus que d’un vêtement. Son invention verbale est sans bornes, mais il lui arrive parfois d’outrepasser les limites du possible, et son goût qui est fin, à certaines fâcheuses défaillances… Il est juste cependant de dire que quand il se contorsionne en d’invraisemblables acrobaties, ce n’est jamais que par nécessité, et comme pour atteindre un objet hors de sa portée.

Ce lyrique qu’on dirait tout absorbé par ses grands événements à ses moments perdus se révèle observateur remarquable, psychologue subtil et narquois. Il a la vision impeccablement concrète, le trait original, sûr et concentré, un don amusant de la charge et peut-être l’étoffe d’un romancier.

Les notes de M. L. Brigge ne sont pas un livre beau, bien fait, réussi. Elles ont quelque chose de trop vert, de trop foisonnant, de trop jeune, un tremblement trop peu dominé ; elles ne sont que délicieuses et importantes, et lourdes du mystère des œuvres vivantes.

La Nouvelle Revue Française
NRF, 1911
Tome V

LES QUATRAINS VALAISANS de RAINER MARIA RILKE – 1926

Rainer Maria Rilke
Les Quatrains Valaisans

LES QUATRAINS VALAISANS
1926
Ecrits en Français

signature 2


LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Gedichte – Poèmes

 

RAINER MARIA RILKE
1875-1926

 Rainer Maria Rilke Portrait de Paula Modersohn-Becker 1906
Portrait de Rainer Maria Rilke
1906
Par Paula Modersohn-Becker

*




 

LES QUATRAINS VALAISANS
de Rainer Maria Rilke
1926

Gedicht von Rainer Maria Rilke

 

*

Les Quatrains Valaisans Rainer Maria Rilke Blumenfamilie 1922 Paul Klee

1

PETITE CASCADE

Nymphe, se revêtant toujours
de ce qui la dénude,
que ton corps s’exalte pour
l’onde ronde et rude.

Sans repos tu changes d’habit,
même de chevelure;
derrière tant de fuite, ta vie
reste présence pure.

*




2
PAYS, ARRÊTE A MI-CHEMIN

Pays, arrête à mi-chemin
entre la terre et les cieux,
aux voies d’eau et d’airain,
doux et dur, jeune et vieux,

comme une offrande levée
vers d’accueillantes mains:
beau pays achevé,
chaud comme le pain!

*

3
ROSE DE LUMIERE

Rose de lumière, un mur qui s’effrite -,
mais, sur la pente de la colline,
cette fleur qui, haute, hésite
dans son geste de Proserpine

Beaucoup d’ombre entre sans doute
dans la sève de cette vigne;
et ce trop de clarté qui trépigne
au-dessus d’elle, trompe la route.

4
CONTREE ANCIENNE

Contrée ancienne, aux tours qui insistent
tant que les carillons se souviennent -,
aux regards qui, sans être tristes,
tristement montrent leurs ombres anciennes.

Vignes où tant de forces s’épuisent
lorsqu’un soleil terrible les dore…
Et, au loin, ces espaces qui luisent
comme des avenirs qu’on ignore.

5
DOUCE COURBE LE LONG DU LIERRE

Douce courbe le long du lierre,
chemin distrait qu’arrêtant des chèvres;
belle lumière qu’on orfèvre
voudrait entourer d’une pierre.

Peuplier, à sa place juste,
qui oppose sa verticale
à la lente verdure robuste
qui s’étire et qui s’étale.

6
PAYS SILENCIEUX DONT LES PROPHETES SE TAISENT

Pays silencieux dont les prophètes se taisent,
pays qui prépare son vin;
où les collines sentent encore la Genèse
et ne craignent pas la fin!

Pays, trop fier pour désirer ce qui transforme,
qui, obéissant à l’été,
semble, autant que le noyer et que l’orme,
heureux de se répéter -;

Pays dont les eaux sont presque les seules nouvelles,
toutes ces eaux qui se donnent,
mettant partout la clarté de leurs voyelles
entre tes dures consonnes!

7
ALPAGES DES ANGES

Vois-tu, là-haut, ces alpages des anges
entre les sombres sapins?
Presque célestes, à la lumière étrange,
ils semblent plus que loin.

Mais dans la claire vallée et jusques aux crêtes,
quel trésor aérien!
Tout ce qui flotte dans l’air et qui s’y reflète
entrera dans ton vin.

8
BONHEUR DE L’ETE

Ô bonheur de l’été: le carillon tinte
puisque dimanche est en vue;
et la chanteur qui travaille sent l’absinthe
autour de la vigne crépue.

Même à la forte torpeur les ondes alertes
courent le long du chemin.
Dans cette franche contrée, aux forces ouvertes,
comme le dimanche est certain!

9
L’INVISIBLE QUI LUIT

C’est presque l’invisible qui luit
au-dessus de la pente ailée;
il reste un peu d’une claire nuit
à ce jour en argent mêlée.

Vois, la lumière ne pèse point
sur ces obéissants contours,
et, là-bas, ces hameaux, d’être loin,
quelqu’un les console toujours.




10
CES AUTELS

Ô ces autels où l’on mettait des fruits
avec un beau rameau de térébinthe
ou de ce pâle olivier -, et puis
la fleur qui meurt, écrasée par l’étreinte.

Entrant dans cette vigne, trouverait-on
l’autel naïf, caché par la verdure?
La Vierge même bénirait la mûre
offrande, égrainant son carillon.

Entrant dans cette vigne, trouverait-on
l’autel naïf, caché par la verdure?
La Vierge même bénirait la mûre
offrande, égrainant son carillon.

11
LE SANCTUAIRE

Portons quand même à ce sanctuaire
tout ce qui nous nourrit: le pain, le sel,
ce beau raisin … Et confondons la mère
avec l’immense règne maternel.

Cette chapelle, à travers les âges,
relie d’anciens dieux aux dieux futurs,
et l’ancien noyer, cet arbre-mage,
offre son ombre comme un temple pur.

12
Le clocher chante

Mieux qu’une tour profane,
je me chauffe pour mûrir mon carillon.
Qu’il soit doux qu’il soit bon
aux Valaisannes.

Chaque dimanche, ton par ton,
je leur jette ma manne;
qu’il soit bon, mon carillon,
aux Valaisannes.

Qu’il soit doux, qu’il soit bon;
samedi soir dans les channes
tombe en gouttes mon carillon
aux Valaisans des Valaisannes.

13
LA CONSTANCE PAYSANNE

L’année tourne autour du pivot
de la constance paysanne;
la Vierge et Sainte Anne
disent chacune leur mot.

D’autres paroles s’ajoutent
plus anciennes encor, –
elles bénissent toutes,
et de la terre sort

cette verdure soumise
qui, par un long effort,
donne la grappe prise
entre nous et les morts.

14
LA ROSE MAUVE

Un rose mauve dans les hautes herbes,
un gris soumis, la vigne alignée….
Mais au-dessus des pentes, la superbe
d’un ciel qui reçoit, d’un ciel princier.

Ardent pays qui noblement s’étage
vers ce grand ciel qui noblement comprend
qu’un dur passé à tout jamais s’engage
à être vigoureux et vigilant.

15
TOUT ICI CHANTE

Tout ici chante la vie de naguère,
non pas dans un sens qui détruit le demain;
on devine, vaillants, dans leur force première
le ciel et le vent, et la main et le pain.

Ce n’est point un hier qui partout se propage
arrêtant à jamais ces anciens contours:
c’est la terre contente de son image
et qui consent à son premier jour.




16
CALME NOCTURNE

Quel calme nocturne, quel calme
nous pénètre du ciel.
On dirait qu’il refait dans la palme
de vos mains le dessin essentiel.

La petite cascade chante
pour cacher sa nymphe émue…
On sent la présence absente
que l’espace a bue.

17
AVANT QUE VOUS COMPTIEZ DIX

Avant que vous comptiez dix
tout change: le vent ôte
cette clarté des hautes
tiges de maïs,

pour la jeter ailleurs;
elle vole, elle glisse
le long d’un précipice
vers une clarté-sœur.

qui déjà, à son tour,
prise par ce jeu rude,
se déplace pour
d’autres altitudes.

Et comme caressée
la vaste surface reste
éblouie sous ces gestes
qui l’avaient peut-être formée.

18
LA VIGNE PENCHEE

Chemin qui tourne et joue
le long de la vigne penchée,
tel qu’un ruban que l’on noue
autour d’un chapeau d’été.

Vigne: chapeau sur la tête
qui invente le vin.
Vin: ardente comète
promise pour l’an prochain.

19
NOIR SERIEUX

Tant de noir sérieux
rend plus âgée la montagne;
c’est bien ce pays très vieux
qui compte Saint Charlemagne

parmi ses saints paternels.
Mais par en haut lui viennent,
à la secrète sienne,
toutes les jeunesses du ciel.

20
LA PETITE CLEMATITE

La petite clématite se jette
en dehors de la haie embrouillée
avec ce liseron blanc qui guette
le moment de se refermer.

Cela forme le long du chemin
des bouquets où des baies rougissent.
Déjà? Est-ce que l’été est plein?
Il prend l’automne pour complice.

21
PAIX INFINIE

Après une journée de vent,
dans une paix infinie,
le soir se réconcilie
comme un docile amant

Tout devient calme, clarté…
Mais à l’horizon s’étage,
éclairé et doré,
un beau bas-relief de nuages.

22
L’ETONNEMENT DES ORIGINES

Comme tel qui parle de sa mère
lui ressemble en parlant,
ce pays ardent se désaltère
en se souvenant infiniment.

Tant que les épaules des collines
rentrent sous le geste commençant
de ce pur espace qui les rend
à l’étonnement des origines.

 23
L’AUREOLE DE LA TERRE

Ici la terre est entourée
de ce qui convient à son rôle
d’astre; tendrement humiliée,
elle porte son auréole.

Lorsqu’un regard s’élance: quel vol
par ces distances pures;
il faut la voix du rossignol
pour en prendre mesure.

24
LA VOIX DES EAUX

Voici encor de l’heure qui s’argente,
mêlé au doux soir, le pur métal
et qui ajoute à la beauté lente
les lents retours d’un calme musical.

L’ancienne terre se reprend et change:
un astre pur survit à nos travaux.
Les bruits épars, quittant le jour, se rangent
et rentrent tous dans la voix des eaux.

25
LE LONG DU CHEMIN POUSSIEREUX

Le long du chemin poussiéreux
le vert se rapproche du gris;
mais ce gris, quoique soumis,
contient de l’argent et du bleu.

Plus haut, sur un autre plan,
un saule montre le clair
revers de ses feuilles au vent
devant un noir presque vert.

À côté, un vert tout abstrait,
un pâle vert de vision,
entoure d’un fond d’abandon
la tour que le siècle défait.




26
FIER ABANDON DE CES TOURS

Fier abandon de ces tours
qui pourtant se souviennent
– depuis quand jusqu’à toujours –
de leur vie aérienne.

Cet innombrable rapport
avec la clarté pénétrante
rend leur matière plus lente
et leur déclin plus fort.

27
AU BONHEUR DE LA VIGNE

Les tours, les chaumières, les murs,
même ce sol qu’on désigne
au bonheur de la vigne,
ont le caractère dur.

Mais la lumière qui prêche
douceur à cette austérité
fait une surface de pêche
à toutes ces choses comblées.

28
PAYS QUI CHANTE EN TRAVAILLANT

Pays qui chante en travaillant,
pays heureux qui travaille;
pendant que les eaux continuent leur chant,
la vigne fait maille pour maille.

Pays qui se tait, car le chant des eaux
n’est qu’un excès de silence,
de ce silence entre les mots
qui, en rythmes, avancent.

29
LE CLAIR MIROIR DE L’ESPACE

Vent qui prend ce pays comme l’artisan
qui, depuis toujous, connaît sa matière;
en la trouvant, toute chaude, il sait comment faire,
et il s’exalte en travaillant.

Nul n’arrêterait son élan magnifique; nul
ne saurait s’opposer à cette fougueuse audace -,
et c’est encor lui qui, prenant un énorme recul,
tend à son œuvre le clair miroir de l’espace.

30
AU LIEU DE S’EVADER

Au lieu de s’évader,
ce pays consent à lui-même;
ainsi il est doux et extrême,
menacé et sauvé.

Il s’adonne avec ferveur
à ce ciel qui l’inspire;
il excite son vent et attire
par lui la plus neuve primeur

de cette inédite
lumière d’outre-mont :
l’horizon qui hésite
lui arrive par bonds.

31
CHEMINS QUI NE MENENT NULLE PART

Chemins qui ne mènent nulle part
entre deux prés,
que l’ont dirait avec art
de leur but détournés,

chemins qui souvent n’ont
devant eux rien d’autre en face
que le pur espace
et la saison. 

32
QUELLE DEESSE, QUEL DIEU

Quelle déesse, quel dieu
s’est rendu à l’espace,
pour que nous sentions mieux
la clarté de sa face.

Son être dissous
remplit cette pure
vallée du remous de sa vaste nature
de sa vaste nature.

Il aime, il dort.
Forts du Sésame,
nous entrons dans son corps
et dormons dans son âme.

33
LE VENT BLEU

Ce ciel qu’avaient contemplé
ceux qui le loueront
pendant l’éternité:
bergers et vignerons,

serait-il par leurs yeux
devenu permanent,
ce beau ciel et son vent,
son vent bleu?

Et son calme après,
si profond et si fort,
comme un dieu satisfait
qui s’endort.

34
LA NOBLE CONTREE

Mais non seulement le regard
de ceux qui travaillent les champs,
celui des chèvres prend part
à parfaire le lent

aspect de la Noble Contrée.
On la contemple toujours
comme pour y rester ou pour
l’éterniser

dans un si grand souvenir
qu’aucun ange n’osera,
pour augmenter son éclat,
intervenir.

35
AU CIEL PLEIN D’ATTENTION

Au ciel, plein d’attention,
ici la terre raconte;
son souvenir la sourmonte
dans ces nobles monts.

Parfois elle paraît attendrie
qu’on l’écoute si bien -,
alors elle montre sa vie
et ne dit plus rien.

36
LA LETTRE DECHIREE

Beau papillon près du sol,
à l’attentive nature
montrant les enluminures
de son livre de vol.

Un autre se ferme au bord
de la fleur qu’on respire -:
ce n’est pas le moment de lire.
Et tant d’autres encor,

de menus bleus, s’éparpillent,
flottants et voletants,
comme de bleues brindilles
d’une lettre d’amour au vent,

d’une lettre déchirée
qu’on était en train de faire
pendant que la destinataire
hésitait à l’entrée.

*************
RAINER MARIA RILKE
LES QUATRAINS VALAISANS
Les Quatrains Valaisans Rainer Maria Rilke Blumenfamilie 1922 Paul Klee

signature 2

LE LIVRE DE LA VIE MONASTIQUE Poème de Rainer Maria Rilke – Das Buch vom mönchischen Leben – 1899

Rainer Maria Rilke
Le Livre de la vie monastique

Traduction – Texte Bilingue

Traduction Jacky Lavauzelle

signature 2


LITTERATURE ALLEMANDE
Deutsch Literatur

Gedichte – Poèmes

 

 

RAINER MARIA RILKE
1875-1926

 Rainer Maria Rilke Portrait de Paula Modersohn-Becker 1906
Portrait de Rainer Maria Rilke
1906
Par Paula Modersohn-Becker

*

Le Livre de la vie monastique

Poème de Rainer Maria Rilke

Gedicht von Rainer Maria Rilke

Das Buch vom mönchischen Leben

*

Le Livre de la vie monastique Das Buch vom mönchischen Leben Artgitato Rainer Maria Rilke Jean II Restout Moine en Prière

*

Da neigt sich die Stunde und rührt mich an
Comme se pose l’heure et me touche
mit klarem, metallenem Schlag:
par son clair impact métallique :
   mir zittern die Sinne. Ich fühle: ich kann –
Je tremble de tous mes sens. Je sens : je peux –
und ich fasse den plastischen Tag.
et je prends ce jour.

*

Nichts war noch vollendet, eh ich es erschaut,
Rien n’a été terminé avant que je le voie,
ein jedes Werden stand still.
chacun demeurait dans l’instant.
Meine Blicke sind reif, und wie eine Braut
Mes yeux sont mûrs, et comme une épouse
kommt jedem das Ding, das er will.
vient pour chacun d’eux la chose qu’il veut.

*

Nichts ist mir zu klein und ich lieb es trotzdem
Rien n’est trop petit pour moi et je l’aime de toute façon
und mal es auf Goldgrund und groß,
et le peins sur un grand fond d’or,
und halte es hoch, und ich weiß nicht wem
et je l’élève, et je ne sais
 löst es die Seele los…
pas qu’il répond à l’âme libérée…

*

Ich lebe mein Leben in wachsenden Ringen,
Je vis ma vie dans des anneaux croissants,
die sich über die Dinge ziehn.
qui attirent les choses.
  Ich werde den letzten vielleicht nicht vollbringen,
Peut-être ne finirais-je pas le dernier,
 aber versuchen will ich ihn.
mais je veux essayer.

*

Ich kreise um Gott, um den uralten Turm,
Je tourne autour de Dieu, autour de la tour antique,
und ich kreise jahrtausendelang;
et je tourne depuis des millénaires ;
und ich weiß noch nicht: bin ich ein Falke, ein Sturm
et je ne sais pas encore : suis-je un faucon, une tempête
 oder ein großer Gesang.
ou une grand cantique ?

 

**********
Le Livre de la vie monastique
Das Buch vom mönchischen Leben

LU XUN Proses Poèmes & Analyses – 鲁迅 – 散文 诗

LITTERATURE CHINOISE
中国文学

LU XUN
鲁迅
散文 Prose
Poème 诗

1880-1936

 Traduction Jacky Lavauzelle

 Lu Xun Oeuvres Proses et Poésie Artgitato 2



texte bilingue

 

 

LU XUN
Proses et Poèmes
Analyses

Traduction Jacky Lavauzelle

PROSE

**

La Véritable histoire de Ah Q
阿Q正传
1921-1922
 Chapitre I
第一章
Préface
 序
la véritable histoire de Ah Q Lu Xun Artgitato

***
Analyse

*
LU XUN
Chirurgien de l’âme

La médecine et la littérature empreintent parfois des chemins inattendus. En partie par son impuissance, voire par un certain charlatanisme, la médecine a longtemps décu et a poussé à prendre l’encrier. Passer de la plaies à la plume. Toucher les consciences semble plus efficace que de recoudre, de soigner les infections, de recoudre.  « La médecine peut guérir le corps, elle ne peut guérir le cœur » disait  Saint Paul de Tarse.

Lu Xun Chirugien de l'Âme Artgitato

**

LU XUN
AU BANQUET DE LA DYNASTIE MING

Comme en France, cette fin de XVIIème en Chine est fleurissante. Nous sommes à la fin de la dynastie Ming. Même si c’est la technique de la porcelaine qui symbolise le mieux cette période, tous les arts, sans être totalement révolutionnaires, arrivent à une maturité certaine. Nous pensons à l’épopée, au XIVème siècle, des cent huit voleurs de Au bord de l’eau de Shi Nai’an, sortes de Robin des bois révoltés contre le pouvoir en place.

Lu Xun au banquet de la dynastie Ming Portrait de Yongle

***

 SOUS LA VOÛTE GLACEE DE LA MORT

Lu Xun écrit pour le présent. La postérité, il n’y pense pas. Tout au plus  il l’aborde comme quelque chose de tellement  loin. Ce n’est pas son but. Einstein disait que « celui qui ne peut plus éprouver ni étonnement ni surprise est pour ainsi dire mort : ses yeux sont éteints. »
Lu Xun a les yeux constamment ouverts. Ouverts sur son époque et ses contemporains.

Lu Xun Sous la voûte glacée de la mort Artgitato Le Monde illustré 1858 Supplice du lingtchi

**********

LuXun1930

L’ENFANT MOURANT – Poème de HANS CHRISTIAN ANDERSEN – Det døende Barn

Denmark- Danemark – Danmark
arbejde Hans Christian Andersen
Œuvre de Hans Christian Andersen
Det døende Barn
L’Enfant Mourant
Poème de Hans Christian Andersen
Hans Christian Andersen silhouette 3

Traduction – Texte Bilingue
Hans Christian Andersen Poésie Poesi
LITTERATURE DANOISE POESIE DANOISE
dansk litteratur dansk poesi danske digte

 

Andersen Hans Christian Andersen Oeuvre Arbejde Artgitato 2

Hans Christian Andersen
1805 – 1875
Hans_Christian_Andersen_Signature_svg

Traduction Jacky Lavauzelle

Det døende Barn
L’Enfant mourant

Arbejde                                        Hans Christian Andersen
Œuvre de Hans Christian Andersen

Det døende Barn L'Enfant mourant poème de Hans Christian Andersen Artgitato Munch_Det_Syke_Barn_1885-86

Edvard Munch
Det Syke Barn
L’Enfant malade
Nasjonalmuseet
1885-86

Poème de Hans Christian Andersen

**

Moder, jeg er træt, nu vil jeg sove,
Mère, je suis fatigué, maintenant je veux dormir,
Lad mig ved dit Hjerte slumre ind;
Laisse-moi sommeiller sur ton cœur ;
Græd dog ei, det maa Du først mig love,
Ne pleure pas, n’aie pas peur,
Thi din Taare brænder paa min Kind.
Tes larmes brûlent sur ma joue.
Her er koldt og ude Stormen truer,
Voici la froid et la tempête menace,
Men i Drømme, der er Alt saa smukt,
Mais dans mon rêve, il fait si beau,
Og de søde Englebørn jeg skuer,
Et  je vois l’ange illuminé,
Naar jeg har det trætte Øie lukt.
Quand mes yeux fatigués se ferment.

*

Moder, seer Du Englen ved min Side?
Mère, ne vois-tu pas l’ange à mes côtés ?
Hører Du den deilige Musik?
Entends-tu cette délicieuse musique ?
See, han har to Vinger smukke hvide,
Regarde les deux belles ailes blanches,
Dem han sikkert af vor Herre fik;
Que notre Seigneur a dû faire ;
Grønt og Guult og Rødt for Øiet svæver,
Du vert, de l’or et du rouge dansent devant mes yeux,
Det er Blomster Engelen udstrøer!
Voilà des fleurs que l’ange disperse !
Faaer jeg ogsaa Vinger mens jeg lever,
Aurais-je des ailes dès maintenant,
Eller, Moder, faaer jeg naar jeg døer?
Ou, Mère, les aurais-je à ma mort ?

*

Hvorfor trykker saa Du mine Hænder?
Pourquoi serres-tu mes mains ?
Hvorfor lægger Du din Kind til min?
Pourquoi ces soupirs sur ma joue ?
Den er vaad, og dog som Ild den brænder,
Elle est humide, et pourtant le feu brûle,
Moder, jeg vil altid være din!
Mère, je serai toujours à toi !
Men saa maa Du ikke længer sukke,
Mais il ne faut plus soupirer,
Græder Du, saa græder jeg med Dig.
Tu pleures et je pleure avec toi.
O, jeg er saa træt! — maa Øiet lukke –
Oh, je suis si fatigué ! – je dois fermer les yeux –
 — Moder — see! nu kysser Englen mig!
– Mère – regarde ! maintenant c’est l’ange qui m’embrasse !

**************

Poème de Hans Christian Andersen

Œuvre de Hans Christian Andersen – Arbejde Hans Christian Andersen

Denmark– Danemark – Danmark
arbejde Hans Christian Andersen
Œuvre de Hans Christian Andersen

Hans Christian Andersen silhouette 3

Traduction – Texte Bilingue
Hans Christian Andersen
Poésie Poesi

LITTERATURE DANOISE POESIE DANOISE
dansk litteratur dansk poesi danske digte

Hans_Christian_Andersen_Signature_svg

Hans Christian Andersen
1805 – 1875

Traduction Jacky Lavauzelle

Andersen Hans Christian Andersen Oeuvre Arbejde Artgitato 2



Arbejde Hans Christian Andersen
Œuvre de Hans Christian Andersen

 

Den lille pige med svovlstikkerne
La Petite Fille aux allumettes
1845

Det var så grueligt koldt; det sneede og det begyndte at blive mørk aften;
Il faisait terriblement froid ; il avait neigé toute la journée et la nuit tombait déjà ;
det var også den sidste aften i året, nytårsaften.
c’était la dernière nuit de l’année, le nuit du Nouvel An.

La Petite Fille aux allumettes Den lille pige med svovlstikkerne Hans Christian Andersen Bayes 1889

**

Det døende Barn
L’Enfant mourant

Moder, jeg er træt, nu vil jeg sove,
Mère, je suis fatigué, maintenant je veux dormir,
Lad mig ved dit Hjerte slumre ind;
Laisse-moi sommeiller sur ton cœur ;

Det døende Barn L'Enfant mourant poème de  Hans Christian Andersen Artgitato Munch_Det_Syke_Barn_1885-86

**

Moderen med Barnet
La Mère et l’Enfant

Hist, hvor Veien slaaer en Bugt,
Là-bas où la route fait un crochet,
Ligger der et Huus saa smukt. 
Il y a  une maison si belle.

Moderen med Barnet La Mère et l'Enfant Hans Christian Andersen Anna Ancher Soleil dans la pièce bleue 1891 Skagen Museum Danemark

**********

NOTICE SUR ANDERSEN

Un jour, à Copenhague, je vis entrer dans ma chambre un grand jeune homme dont les manières timides et embarrassées, le maintien un peu lourd, eussent pu déplaire à une petite-maîtresse, mais dont le regard caressant et la physionomie ouverte et candide inspiraient au premier abord la sympathie. C’était Andersen. J’avais un volume de ses œuvres sur ma table. La connaissance entre nous fut bientôt faite. Après avoir passé avec moi plusieurs heures dans une de ces conversations poétiques qui ouvrent le cœur et appellent les épanchements, Andersen me parla des douleurs qu’il avait éprouvées ; et, comme je le priai de me raconter sa vie, il me fit le récit suivant :

« Je suis né, me disait-il, en 1805, à Odensée, en Fionie. Mes aïeux avaient été riches ; mais, par une longue suite de malheurs et de fausses spéculations, ils perdirent tout ce qu’ils possédaient, et il ne leur resta que le douloureux souvenir de leur première condition. J’ai plus d’une fois entendu ma grand’mère me parler de ses parents d’Allemagne et du luxe qui les entourait. C’était une triste chose que de la voir ainsi s’entretenir des joies de la jeunesse dans la pauvre demeure que nous habitions. Mon père, qui, à sa naissance, semblait destiné à jouir d’un bien-être honorable, fut obligé d’entrer en apprentissage et de se faire cordonnier. Quand il se maria, il était si pauvre qu’il ne pouvait acheter un lit. Un riche gentilhomme venait de mourir ; on avait exposé son corps sur un catafalque, et, quelque temps après, ses héritiers vendirent à l’encan tout ce qui avait servi à ses funérailles. Mon père réunit le fruit de ses épargnes et acheta une partie du catafalque pour en faire un lit de noces. Je me rappelle encore avoir vu ces grandes draperies noires, déjà vieilles, déjà usées, et sillonnées par des taches de cire. C’est là que je suis né. Mon père continuait son état, qui allait tantôt bien, tantôt mal, selon le temps et selon les pratiques. Nous vivions dans un état de gêne presque continuel, mais enfin nous vivions ; et le soir, quand l’heure du repas était venue, quand ma mère posait sur la table notre frugal souper, il y avait encore parfois entre nous des heures de gaieté que je ne me rappelle pas sans émotion. Lorsque je fus en âge de travailler, on me mit dans une fabrique. J’y passais la plus grande partie du jour. Le reste du temps j’allais à l’école des pauvres, j’apprenais à lire, à écrire, à compter. Un de nos voisins, qui m’avait pris en amitié, me prêta quelques livres, et je lus avec ardeur toutes les comédies que je pus me procurer et toutes les biographies d’hommes célèbres. Cette lecture éveilla en moi d’étranges sensations. Je levai les yeux au-dessus de l’état de manœuvre auquel j’étais astreint, et il me sembla que je pouvais aussi devenir un homme célèbre. Mon père mourut lorsque j’avais douze ans ; je restai seul avec ma mère, continuant mon travail et mes rêves. J’avais une voix d’une pureté remarquable. Souvent, quand je chantais, le maître d’école m’avait loué, et les passants s’étaient arrêtés pour m’entendre. Je m’étais exercé aussi à réciter quelques-uns des principaux passages que je trouvais dans les comédies ; et les voisins, qui assistaient aux répétitions et qui me voyaient faire de si grands gestes et déclamer si haut, affirmaient que j’avais d’admirables dispositions pour devenir acteur. Ma pauvre mère, qui n’avait jamais quitté sa ville natale, qui n’avait jamais rêvé pour moi qu’une honnête profession d’artisan, fondit en larmes en apprenant cette nouvelle : mais je persistai dans ma résolution. J’amassai patiemment schelling par schelling tout ce que je pouvais avoir à ma disposition ; et quand je fis un jour la récapitulation de ma caisse, je n’y trouvai pas moins de treize rixdalers (environ trente-trois francs). C’était une fortune, une fortune qui me semblait inépuisable. Je ne songeai plus qu’à partir. Ma mère essaya en vain de m’arrêter. Elle m’avait procuré, disait-elle, une excellente place d’apprenti chez un tailleur : dans peu de temps je pourrais gagner un salaire suffisant pour me faire vivre ; dans quelques années je pourrais être premier ouvrier ; et qui sait ? par la suite, je pourrais peut-être avoir une maîtrise. Tous ces riants projets, qui avaient plus d’une fois fait tressaillir de joie le cœur de ma bonne mère, ne me séduisaient pas. J’avais quatorze ans, j’étais seul, je ne connaissais personne au monde capable de me protéger ; mais une voix intérieure me disait que je devais partir. Avant de me donner la permission que je sollicitai d’elle, ma mère voulut encore faire une épreuve. Il y avait dans la ville que nous habitions une vieille femme renommée à plusieurs lieues à la ronde pour sa science magique. C’était notre sibylle de Cumes, notre Meg-Merrilies ; et, quoique les bons chrétiens d’Odensée la regardassent comme un peu entachée de sorcellerie, tout le monde pourtant avait recours à elle, et tout le monde parlait d’elle avec une sorte de vénération ; car elle pouvait deviner l’avenir par le moyen des cartes, par des invocations mystérieuses qu’on ne comprenait pas. Elle disait aux jeunes filles quand elles devaient se marier, et aux vieillards combien de temps durerait l’hiver et comment serait la récolte. Ma mère alla prier cette parente des enchanteurs de vouloir bien l’honorer d’une visite ; et quand elle la vit venir, elle la prit par la main, la fit asseoir sur le bord de son lit et lui servit du café dans sa plus belle tasse ; puis elle lui expliqua ma situation et lui demanda conseil. La magicienne mit ses lunettes sur le bout de son nez, prit ma main gauche, la regarda attentivement, puis la regarda encore, et dit, d’une voix solennelle, qu’un jour on illuminerait la ville d’Odensée en mon honneur.

« Ces paroles de la sibylle dissipèrent toutes les craintes de ma mère. Elle me donna sa bénédiction, et je partis. Je saluai avec enthousiasme les plaines fécondes qui se déroulaient à mes regards, la mer qui s’ouvrait devant moi. Mais quand je fus arrivé au delà du second Belt, je me jetai à genoux sur le rivage, je fondis en larmes, et je priai Dieu de ne pas m’abandonner. J’entrai à Copenhague avec mes treize écus dans ma bourse, et tout mon bagage dans un mouchoir de poche. Je m’installai dans la première auberge qui s’offrit à ma vue, et, comme je ne savais rien de la vie pratique, je me fis servir sans hésiter tout ce dont j’avais besoin. Quelques jours après j’étais ruiné : il ne me restait qu’un écu. J’avais été me présenter au directeur du théâtre, qui, me voyant si jeune et si inexpérimenté, ne se donna même pas la peine de m’interroger, et répondit que je ne pouvais entrer au théâtre, parce que j’étais trop maigre. Il était temps d’aviser aux moyens de vivre, et je passai de longues heures à y réfléchir. Un matin, j’appris par hasard qu’un tailleur cherchait un apprenti. J’allai le trouver ; il me prit à l’essai et me mit à l’ouvrage. Mais, hélas ! à peine y eus-je passé quelques heures, que je me sentis horriblement triste et ennuyé. Tous mes rêves d’artiste, assoupis un instant par la nécessité, se ranimèrent l’un après l’autre. Je rendis au tailleur l’aiguille qu’il m’avait confiée, et je descendis dans la rue avec la joie d’un captif qui recouvre sa liberté. Je commençais pourtant à comprendre que toutes mes fantaisies poétiques ne me procureraient pas la plus petite place dans les hôtels de Copenhague et qu’il fallait me chercher un emploi, m’astreindre au travail. Tandis que je m’en allais ainsi cheminant le long de l’Amagertorv, en songeant à ce que je pourrais devenir, je me rappelai qu’on avait souvent, à Odensée, vanté ma voix, et il me sembla que c’était là un don du ciel dont je devais savoir profiter. Je m’en allai du même pas frapper à la porte de notre célèbre professeur de musique, Siboni. Je racontai naïvement, à la domestique qui vint m’ouvrir, toute mon histoire et toutes mes espérances. Elle rapporta fidèlement mon récit à son maître, et j’entendis de grands éclats de rire. Siboni avait ce jour-là plusieurs personnes à dîner chez lui, entre autres Weyse, le compositeur, et Baggesen, le poëte. Tout le monde voulut voir cet étrange voyageur qui s’en venait ainsi chercher fortune, et l’on me fit entrer. Weyse me prit par la main, Baggesen me frappa sur la joue en riant et en m’appelant petit aventurier. Siboni, après m’avoir entendu chanter, résolut de m’enseigner la musique et de me faire entrer à l’Opéra. Je sortis de cette maison avec l’ivresse dans l’âme. Tous mes songes d’artiste allaient donc se réaliser, la vie s’ouvrait devant moi avec des couronnes de fleurs et de chants harmonieux ; et le lendemain, Weyse, qui avait fait une collecte chez ses amis, m’apporta soixante-dix écus. Il m’engagea à me mettre sérieusement au travail, à me chercher une demeure au sein d’une famille honnête ; et je tombai dans un mauvais gîte. Mais je n’y restai pas longtemps. Je perdis un jour ma voix et toutes mes espérances. Siboni voulait que je m’en retournasse à Odensée ; moi je voulais rester et devenir acteur. J’entrai à l’école de danse du théâtre ; je figurai dans quelques ballets. Je remplissais gauchement mon rôle, hélas ! et j’étais malheureux. Je ne gagnais pas plus de six francs par mois, et, dans les jours rigoureux d’hiver, je n’avais qu’un pantalon de toile. Mais j’espérais toujours que la voix me reviendrait. Je voulais être acteur à tout prix, et, quand je rentrais dans ma chétive mansarde, je m’enveloppais dans la couverture de mon lit pour me réchauffer ; je lisais et je répétais des rôles de comédie. À cette époque, j’avais encore toute la candeur, toute l’ignorance et toutes les naïves superstitions d’un enfant. J’avais entendu dire que ce qu’on faisait le 1er janvier, on le faisait ordinairement toute l’année. Je me dis que, si je pouvais entrer le 1er janvier sur le théâtre, ce serait d’un bon augure. Ce jour-là, tandis que toutes les voitures circulaient dans les rues, tandis que les parents allaient voir leurs parents et les amis leurs amis, je me glissai par une porte dérobée dans la coulisse, je m’avançai sur la scène. Mais alors le sentiment de ma misère me saisit tellement, qu’au lieu de prononcer le discours que j’avais préparé, je tombai à genoux et je récitai en pleurant mon Pater noster.

« Cependant mon sort allait changer ; le vieux poëte Guldberg m’avait pris en affection. Il me donna les honoraires d’un livre qu’il venait de publier ; il me fit venir chez lui, et m’engagea à lire des ouvrages instructifs, puis à écrire. Mon éducation élémentaire n’était pas encore faite ; j’ignorais jusqu’aux règles grammaticales de ma langue, et quand je voulus m’exercer à écrire, j’écrivis une tragédie. Guldberg la lut, et la condamna d’un trait de plume. Je me remis aussitôt à l’œuvre, et dans l’espace de huit jours j’en écrivis une autre que j’adressai à la commission théâtrale. Quelque temps après, M. Collin, directeur du théâtre, m’engagea à passer chez lui. Il me dit que ma tragédie ne pouvait être jouée, mais qu’elle annonçait des dispositions, et qu’il avait obtenu pour moi une bourse dans un gymnase de petite ville.

« Dès ce moment, j’entrai dans la vie sérieuse. J’allais chercher l’instruction dont j’avais besoin, j’allais poser les bases de mon avenir. Jusque-là je n’avais eu qu’une existence incertaine et hasardée : je devais marcher désormais par un sentier plus ferme. Je le compris, et je remerciai M. Collin avec toute l’effusion d’un cœur reconnaissant. Mais le temps que j’ai passé à cette école, où j’entrai par une faveur, spéciale, est celui qui me pèse encore le plus sur le cœur : jamais je n’ai tant souffert, jamais je n’ai tant pleuré. J’avais dix-neuf ans ; je commençais mes études avec des écoliers de dix ans, parmi lesquels je ne pouvais trouver ni un camarade ni un ami. J’étais seul dans la maison du recteur, et cet homme semblait avoir pris à tâche de m’humilier, de me faire sentir à toute heure le poids de ma pauvreté et de mon isolement. Que Dieu lui pardonne d’avoir traité avec tant de barbarie l’orphelin sans défense qui lui était confié ! Pour moi, je lui ai pardonné depuis longtemps, et je me souviens sans colère et sans haine qu’il a fait pour moi ce qui me semblait impossible : il m’a fait regretter les jours d’hiver où je gagnais six francs par mois, où je n’avais pas de feu pour me réchauffer et point de vêtements pour me couvrir.

« Enfin ce temps d’épreuves passa. Je subis mes examens d’une manière satisfaisante. J’entrai à l’université de Copenhague, et je fus noté comme un bon élève. J’avais publié quelques poésies dont on parla dans le monde. Plusieurs hommes distingués me prirent sous leur patronage ; plusieurs maisons me furent ouvertes. Je continuai mes études avec calme, avec joie. Je ne savais encore où elles me mèneraient, mais je sentais le besoin de m’instruire. Quand elles furent terminées, Œhlenschlœger, Œrstedt, Ingemann, me recommandèrent au roi. J’obtins par leur entremise ce que nous appelons un stipende de voyage (reise stipendium). Je visitai, en 1833 et 1834, l’Allemagne, la Suisse, la France, l’Italie, étudiant la langue, les mœurs, la poésie des lieux où je passais. Maintenant me voilà bourgeois de Copenhague. Je n’ai ni place ni pension, j’écris dans une langue peu répandue et pour un public peu nombreux ; mais tôt ou tard les romans que j’écris s’écoulent, et Reitzel, le libraire, me paye exactement. Souvent, quand je regarde les jolis rideaux qui décorent ma chambre de Nyhavn et les livres qui m’entourent, je me crois plus riche qu’un prince. Je bénis la Providence des voies par lesquelles elle m’a conduit et du sort qu’elle m’a fait. »

Dans l’espace de quelques années, Andersen a publié plusieurs ouvrages qui lui ont assuré une place honorable parmi les écrivains du Danemark. Il est jeune encore ; il a compris le besoin d’étudier pour écrire, et ses dernières poésies, ses derniers romans, annoncent un progrès. Comme romancier, il ne manque pas d’une certaine facilité d’invention. Il a tracé avec bonheur des caractères originaux, des situations vraies et dramatiques. Il sait observer, il sait peindre et jeter sur toutes ses peintures un coloris poétique. Il a surtout le grand talent de pénétrer dans la vie du peuple, de la sentir et de la représenter sous ses différentes faces. Son Improvisateur est un tableau vif et animé d’une existence aventureuse d’artiste au milieu de la nature italienne, au milieu d’une populace ignorante et passionnée, au milieu des ruines antiques, des magnifiques scènes de la campagne de Rome et des environs de Naples. Son roman qui a pour titre O. T. est une peinture un peu moins animée, mais non moins attrayantes, des sites de la Fionie, des mœurs danoises. Ces deux romans représentent très-bien le contraste des deux natures du Midi et du Nord. Le premier a toutes les teintes chaudes d’un paysage napolitain ; le second a plus de repos et des nuances plus tendres. Il ressemble à une de ces plaines du Danemark qu’on voit en automne éclairées par un beau soleil et ombragées ça et là par quelques rameaux d’arbres qui commencent à jaunir. Le style d’Andersen a de la souplesse et de l’abandon, mais il pourrait être plus ferme et plus concis.

Comme poëte, Andersen appartient à cette école mélancolique et rêveuse qui préfère aux grands poëmes les vers plaintifs sortis du cœur comme un soupir et les élégies d’amour composées dans une heure d’isolement. Il a essayé d’écrire quelques pièces humoristiques ; mais il nous semble que sa muse ne sait pas rire et qu’elle s’accommode mal de ce masque d’emprunt qu’il a voulu lui donner. Sa vraie nature est de s’associer aux scènes champêtres qu’il observe. Il est poëte quand il chante les forêts éclairées par un dernier rayon du crépuscule, les oiseaux endormis sous la feuillée et la douce et vague tristesse qui nous vient à l’esprit dans les ombres du soir. Il est poëte quand il représente la vie comme une terre étrangère, où l’homme se sent mal à l’aise et aspire à retourner dans sa lointaine patrie. Il est poëte, surtout, quand il chante, comme les lakistes, la grâce, l’amour et le bonheur des enfants ; car sa poésie est élégiaque, tendre, religieuse, mais parfois un peu trop molle, trop négligée et trop enfantine.

Xavier Marmier
Contes d’Andersen
Traduction par David Soldi.
Librairie Hachette et Cie
1876 pp. 1-12

 

LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES -ANDERSEN – Den lille pige med svovlstikkerne

Denmark- Danemark – Danmark
arbejde Hans Christian Andersen
Œuvre de Hans Christian Andersen
Den lille pige med svovlstikkerne
La Petite Fille aux allumettes
Hans Christian Andersen silhouette 3

Traduction – Texte Bilingue
Hans Christian Andersen Poésie Poesi
LITTERATURE DANOISE POESIE DANOISE
dansk litteratur dansk poesi danske digte

Andersen Hans Christian Andersen Oeuvre Arbejde Artgitato 2

Hans Christian Andersen
1805 – 1875
Hans_Christian_Andersen_Signature_svg

Traduction Jacky Lavauzelle

Den lille pige med svovlstikkerne
La Petite Fille aux allumettes
1845

Arbejde Hans Christian Andersen
Œuvre de Hans Christian Andersen

 La Petite Fille aux allumettes Den lille pige med svovlstikkerne Hans Christian Andersen Bayes 1889
Illustration A. J. Bayes 1889

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Det var så grueligt koldt; det sneede og det begyndte at blive mørk aften;
Il faisait terriblement froid ; il avait neigé toute la journée et la nuit tombait déjà ;
det var også den sidste aften i året, nytårsaften.
c’était la dernière nuit de l’année, le nuit du Nouvel An.
I denne kulde og i dette mørke gik på gaden en lille, fattig pige med bart hoved og nøgne fødder;
Dans le froid et l’obscurité de cette rue une pauvre petite fille marchait, tête et pieds nus;
ja hun havde jo rigtignok haft tøfler på, da hun kom hjemme fra;
elle avait pris une paire de pantoufles quand elle quitta sa maison ;
men hvad kunne det hjælpe!
mais que pouvait-elle y faire?
det var meget store tøfler, hendes moder havde sidst brugt dem, så store var de, og dem tabte den lille, da hun skyndte sig over gaden, idet to vogne fór så grueligt stærkt forbi;
ses pantoufles étaient bien trop grandes, qu’elle les perdit lorsqu’elle se précipita pour éviter plusieurs voitures ;
den ene tøffel var ikke at finde og den anden løb en dreng med;
une pantoufle était introuvable et l’autre avait été dérobée par un garçon ;
han sagde, at den kunne han bruge til vugge, når han selv fik børn.
qui lui criait qu’il pourrait les mettre dans un berceau quand il aurait des enfants.

Dér gik nu den lille pige på de nøgne små fødder, der var røde og blå af kulde;
La petite fille continua les pieds nus, devenus rouges et bleus avec le froid ;
i et gammelt forklæde holdt hun en mængde svovlstikker og ét bundt gik hun med i hånden;
Dans un vieux tablier qu’elle portait s’y trouvait un certain nombre d’allumettes, et elle tenait même un paquet dans ses mains ;
ingen havde den hele dag købt af hende;
elle n’avait pas eu un seul acheteur de toute la journée ;
ingen havde givet hende en lille skilling;
personne ne lui avait donné un seul sou ;
sulten og forfrossen gik hun og så så forkuet ud, den lille stakkel!
la faim et les engelures la firent partir de la rue, la pauvre petite !
Snefnuggene faldt i hendes lange gule hår, der krøllede så smukt om nakken, men den stads tænkte hun rigtignok ikke på.
Les flocons de neige étaient tombés sur ses longs cheveux blonds, les boucles tombant sur ses épaules.
Ud fra alle vinduer skinnede lysene og så lugtede der i gaden så dejligt af gåsesteg;
De toutes les fenêtres brillaient des lumières, et il y avait dans la rue une agréable o’odeur d’oie rôtie ;
det var jo nytårsaften, ja det tænkte hun på.
c’était bien la veille du Nouvel An, oui, elle s’en souvenait à présent.

Henne i en krog mellem to huse, det ene gik lidt mere frem i gaden end det andet, der satte hun sig og krøb sammen;
Dans un coin, entre deux maisons, elle s’assit et se mit en boule ;
de små ben havde hun trukket op under sig, men hun frøs endnu mere og hjem turde hun ikke gå, hun havde jo ingen svovlstikker solgt, ikke fået en eneste skilling, hendes fader ville slå hende og koldt var der også hjemme, de havde kun taget lige over dem og der peb vinden ind, skønt der var stoppet strå og klude i de største sprækker.
elle rentre ses jambes courtes sous elle, mais elle a encore plus froid, et elle n’osait pas rentrer chez elle,  car n’ayant rien vendu, n’ayant pas un sou d’argent, son père sûrement la battrait et il faisait tout aussi froid à la maison ; ils avaient seulement un toit pour les couvrir du vent, malgré la paille et les chiffons qui remplissaient les plus grands trous.
Hendes små hænder var næsten ganske døde af kulde.
Ses petites mains étaient presque gelées par le froid.
Ak! en lille svovlstik kunne gøre godt.
Ah ! peut-être une allumette pourrait-elle la réchauffer.
Turde hun bare trække én ud af bundtet, stryge den mod væggen og varme fingrene.
Si elle pouvait en tirer une du paquet et la gratter contre le mur pour réchauffer ses doigts.
Hun trak én ud, “ritsch!” hvor sprudede den, hvor brændte den!
Elle en sortit une et la gratta !
det var en varm, klar lue, ligesom et lille lys, da hun holdt hånden om den;
c’était chaud, une lumière vive, comme une petite bougie ;
det var et underligt lys!
ce fut une merveilleuse lumière!
Den lille pige syntes hun sad foran en stor jernkakkelovn med blanke messingkugler og messingtromle;
La petite fille pensa alors qu’elle était assise devant un grand poêle en fonte, avec des perles en laiton poli ;
ilden brændte så velsignet, varmede så godt! nej, hvad var det!
quel feu béni !
– Den lille strakte allerede fødderne ud for også at varme disse, –
– La petite étendit ses pieds pour les réchauffer également, –
– da slukkedes flammen, kakkelovnen forsvandt, –
– puis la flamme s’éteignit et le poêle disparut –
hun sad med en lille stump af den udbrændte svovlstik i hånden.
elle se retrouvait assise avec un petit morceau du soufre brûlé dans sa main.

En ny blev strøget, den brændte, den lyste, og hvor skinnet faldt på muren, blev denne gennemsigtig, som et flor;
Elle en prit une nouvelle qui brûla brillamment, et la lumière tombait sur le mur qui devenait plus transparent qu’une fleur;
hun så lige ind i stuen, hvor bordet stod dækket med en skinnende hvid dug, med fint porcelæn, og dejligt dampede den stegte gås, fyldt med svesker og æbler!
elle pouvait voir directement dans le salon où la table était couverte d’une nappe de blanche comme la neige, de porcelaines fines, et d’un rôti d’oie  farci aux pommes et prunes séchées !
og hvad der endnu var prægtigere, gåsen sprang fra fadet, vraltede hen af gulvet med gaffel og kniv i ryggen;
et, ce qui était encore plus merveilleux, l’oie sauta sur le sol et se dandinait sur le sol avec une fourchette et un couteau dans le dos ;
lige hen til den fattige pige kom den;
juste au-dessus de la petite fille ;
da slukkedes svovlstikken og der var kun den tykke, kolde mur at se.
Puis l’allumette s’éteignit et il n’y avait plus qu’une paroi épaisse et froide devant elle.

Hun tændte en ny.
Elle en alluma une autre.
Da sad hun under det dejligste juletræ;
Elle se retrouvait assise sous un bel arbre de Noël ;
det var endnu større og mere pyntet, end det hun gennem glasdøren havde set hos den rige købmand, nu sidste jul;
il était plus grand et plus beau que celui, à travers la porte vitrée qu’elle avait vu au dernier Noël, du riche marchand ;
tusinde lys brændte på de grønne grene og brogede billeder, som de der pynter butiksvinduerne, så ned til hende.
mille feux au-dessus des branches vertes, et des images comme celles qui décorent les vitrines des magasins.
Den lille strakte begge hænder i vejret
La petite étendit les deux mains en l’air
– da slukkedes svovlstikken;
– l’allumette s’éteignit ;
de mange julelys gik højere og højere, hun så de var nu de klare stjerner, én af dem faldt og gjorde en lang ildstribe på himlen.
Les lumières de Noël partaient de plus en plus haut, elle les voyait maintenant comme de lumineuses étoiles, l’une d’entre elles retomba, laissant derrière elle une trace dans le ciel.

“Nu dør der én!”
« Quelqu’un va mourir ! »
sagde den lille, for gamle mormor, som var den eneste, der havde været god mod hende, men nu var død, havde sagt:
se dit la jeune fille ; sa vieille grand-mère, qui était la seule à l’avoir aimée, et qui était maintenant morte, le lui avait dit :
Når en stjerne falder, går der en sjæl op til Gud.
Quand une étoile tombe, une âme monte vers Dieu.

Hun strøg igen mod muren en svovlstik, den lyste rundt om, og i glansen stod den gamle mormor, så klar, så skinnende, så mild og velsignet.
Elle gratta une autre allumette contre le mur, une lumière resplendit tout autour, et dans la lumière se retrouvait sa vieille grand-mère, claire, brillante, douce et aimante.

“Mormor!” råbte den lille,
«Grand-mère», cria la petite,
“Oh tag mig med!
« Oh ! prends-moi avec toi !
jeg ved, du er borte, når svovlstikken går ud;
Je sais que tu partiras quand l’allumette aura brûlé ;
borte ligesom den varme kakkelovn, den dejlige gåsesteg og det store velsignede juletræ!”
tu disparaîtras comme le poêle chaud, l’oie rôtie, et le grand, le glorieux arbre de Noël !  »
og hun strøg i hast den hele rest svovlstikker, der var i bundtet, hun ville ret holde på mormor;
– et elle se hâta d’allumer l’ensemble des allumettes qui se trouvaient encore dans la boîte, tant elle voulait garder sa grand-mère ;
– og svovlstikkerne lyste med en sådan glans, at det var klarere end ved den lyse dag.
Et les allumettes brillaient d’une lumière qui était plus brillante que le jour le plus lumineux.
Mormor havde aldrig før været så smuk, så stor;
La grand-mère n’avait jamais été aussi belle et grande ;
hun løftede den lille pige op på sin arm, og de fløj i glans og glæde, så højt, så højt;
Elle prit sa petite fille dans ses bras, et ils éclatèrent de joie si haut, si haut ;
og der var ingen kulde, ingen hunger, ingen angst, 
et il n’y avait plus de froid, plus de faim, plus de peur
– de var hos Gud!
– ils étaient avec Dieu!

Men i krogen ved huset sad i den kolde morgenstund den lille pige med røde kinder, med smil om munden
Mais dans le coin de la maison, assise dans le froid matin, se trouve la petite fille aux joues rouges, avec un sourire sur son visage
– død, frosset ihjel den sidste aften i det gamle år.
– elle était morte de froid le dernier soir de l’année qui venait de s’écouler.
Nytårsmorgen gik op over det lille lig, der sad med svovlstikkerne, hvoraf et knippe var næsten brændt.
Le matin du Nouvel An se leva sur ce petit cadavre, assis avec ses allumettes, dont le paquet était presque tout brûlé.
Hun har villet varme sig! sagde man ;
« Elle a essayé de se réchauffer ! « dit un passant;
ingen vidste, hvad smukt hun havde set, i hvilken glans hun med gamle mormor var gået ind til nytårs glæde!
Personne n’imaginait les belles choses qu’elle avait vues, ni dans quelle gloire elle et sa grand-mère s’en étaient allées la veille du Nouvel An!

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Den lille pige med svovlstikkerne
La Petite fille aux allumettes

Den lille pige med svovlstikkerne
La Petite Fille aux allumettes
1845

Arbejde Hans Christian Andersen
Œuvre de Hans Christian Andersen

 

L’ECOUTE DE MARIE Poème d’ALMQVIST – Den lyssnande Maria

Almqvist dikter
Dikter av Carl Jonas Love Almqvist
Den lyssnande Maria

Traduction – Texte Bilingue
Carl Jonas Love Almqvist dikter
Almqvist poet
Poesi
Poésie


LITTERATURE SUEDOISE
POESIE SUEDOISE

Svensk litteratur
svensk poesi –

Traduction Jacky Lavauzelle

Carl Jonas Love Almqvist
1793- 1866

översättning – Traduction
Poesi Poésie de Carl Jonas Love Almqvist Dikter Artgitato1835 Carl Peter Mazer 2
1835
Carl Peter Mazer
(1807–1884)

 

Den lyssnande Maria
L’écoute de Marie


Poesi Almqvist
Poésie Carl Jonas Love Almqvist


Den lyssnande Maria

*

Den lyssnande Maria L'Ecoute de Marie Carl Jonas Love Almqvist Artgitato Raphael La Madone du Grand-Duc

La Madone du Grand-Duc
Madonna del Granduca
Raphaël
1505
Galerie Palatine – Palais Pitti
Florence

*

Herre Gud vad det är vackert
Seigneur Dieu qu’il est beau
att höra toner av en salig ängels mun
d’entendre les tonalités de la bouche d’un ange glorieux
  Herre Gud vad det är ljuvligt
Mon Dieu qu’il est agréable
att dö i toner och i sång
de mourir dans ces sons de cette chanson

*

 Stilla rinn o min själ i floden
Pénètre ô mon âme dans la rivière
i dunkla himmelska purpurfloden
dans la sombre rivière du ciel pourpre
  Stilla sjunk o min sälla ande
Pars rejoindre ô mon esprit
i gudafamnen den friska goda
les bras du Dieu de bonté

 

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artgitato@yahoo.com