LAZYBONES (Borzage)

FRANK BORZAGE
LAZYBONES

1925

Lazybones Borzage Artgitato

 UNE LANGUEUR DECONCERTANTE 

 

COUVE, LONGTEMPS APRES SA NAISSANCE

Être dans le temps n’est pas chose facile. Regarder le temps passé, non plus. Les autres ne comprennent pas et méprisent ceux qui s’adonnent à la contemplation. Il y a ceux qui s’activent, qui bougent tous azimuts. Steve Tuttle (Buck Jones), lui se blottit sur une branche, jusqu’à se confondre avec elle, jusqu’à être l’écorce, au bord de la rivière. Il rêve. Steve reste un grand enfant. Sa mère, Ma Tuttle (Edythe Chapman), «était une de ces mères poules qui couvent leurs petits longtemps après la naissance ».

IL EST JUSTE FATIGUE D’AVOIR GRANDI TROP VITE

Steve ne grandit plus. Contrairement à Oskar, l’enfant Kachoube du Tambour de Schlöndorff, qui a décidé d’arrêter de grandir, il y a chez Steve un manque de volonté. Une absence de but précis. Il ne décide pas, il subit. « Mon garçon n’est pas un fainéant. Il est juste fatigué d’avoir grandi trop vite ». 

– ENGLUE DANS LA MELASSE DE L’HIVER

Steve laisse couler sa vie, comme la rivière coule près de l’arbre où il laisse filer le poisson, comme la mélasse en hiver. La mélasse c’est autant ce résidu sirupeux que la boue collante ou le brouillard épais – Le sucré ou le désagréable. L’hiver a son importance. En été, elle coule trop vite et déborde de tous côtés. En hiver, elle se solidifie, prend le temps de sortir autour d’elle-même, de suivre les contours de la paroi rugueuse et sortir lentement mais régulièrement et venir s’enrouler au cœur de la tartine et bien se répartir tranquillement. « Steve était d’une langueur déconcertante, comme s’il était englué dans la mélasse en hiver ». L’image montre le lourd sirop qui tombe lentement.

– TU ES SI PARESSEUX 

Le temps passe au-dessus de Steve. Les toiles d’araignées des premiers plans sont énormes et datent de plusieurs jours, voire plus. Le corps pourrait paraître mort. Il dort. Ce n’est pas un refus d’agir. Mais pourquoi maintenant prévoir pour demain. Il se lève quand Agnès (Jane Novak) arrive. Il est amoureux. Ça suffit à le réveiller de sa torpeur. Non sans casse d’ailleurs, puisque en s’asseyant il écrase l’œuf qu’il avait précédemment posé avec soin. Sa paresse est là qui interdit l’union. « Oh ! Steve ! Tu es si paresseux ! Tu ne pourrais pas au moins réparer le toit ?  _ Pour quoi faire ? Il ne devrait pas pleuvoir ! Je sais que je ne suis qu’un bon à rien, mais je t’aime, Agnès, et je te rendrais heureuse. J’ai plus d’un tour dans mon sac, ça oui ! ». Le portail en bois, complètement disloqué rythme le film, « Darn the Gate ! Satanée porte ! »

MÊME SON ANGE GARDIEN Y AVAIT LAISSE DES PLUMES

La mère d’Agnès, la terrible Madame Rebecca Fanning (Emily Titzroy) au début du film casse volontairement le calme et le repos de Steve. Mouvement brusque et linéaire du vélo-tandem, de la droite vers la gauche ; donc mouvement pénétrant, intrusif et agressif. « Sa mère (d’Agnès) était une femme si difficile à satisfaire que même son ange gardien y avait laissé les plumes ». Madame Fanning sera son ennemie jusqu’à sa folie finale.Steve sera trop faible pour lutter contre ce roc de méchanceté et de dureté. « Je ne laisserai pas ce fainéant de Lazybones traînasser autour de ma fille » dit-elle. Ruth, son autre fille (Zasu Pitts) parle d’elle en ces termes : « Je sais que tu vas me croire. Tu n’es pas comme maman. Elle est très dure et tellement soupçonneuse…Mais j’ai eu peur d’écrire à ma mère pour le lui annoncer ».Steve n’est pas un homme d’action, il s’est forgé un autre monde imaginaire. Il agit dans l’instant. Il n’hésite donc pas une seconde à se jeter dans la rivière pour secourir Ruth. Il n’hésite pas non plus pour récupérer le bébé et le reconnaître de suite : « je vais prendre le bébé et le ramener à la maison ». Quand il agit en héros pendant la première guerre mondiale, c’est tout-à-fait par hasard. Dans son sommeil, alors que les autres se battent, Steve tire une balle qui le réveille. Surpris et seul dans la tranchée, il sort à la recherche des autres soldats. Se retrouvant derrière la ligne ennemie, les allemands, se croyant cernés,  se rendent tous ensemble. N’ayant pas la force ou ne sachant pas écrire, il rentre chez lui. « Steve était bien trop paresseux pour écrire chez lui et dire aux siens qu’il était bien vivant. Alors, un soir, il est tout simplement rentré ».

– RAPPELLE-MOI DE REPARER CETTE PORTE

Steve fonctionne comme s’il n’avait pas de mémoire. Le passé ne s’incruste pas dans sa tête. A chaque fois qu’il passe devant la porte, c’est comme s’il s’agissait de la première fois. Quand il part au combat, il dit à sa mère : « rappelle-moi de réparer cette porte à mon retour », comme s’il ne le savait pas, s’il allait encore oublier. Quand il retrouve Kit, sa fille adoptive (Madge Bellamy), jeune fille déjà, il en tombe amoureux, comme s’il s’agissait d’une nouvelle rencontre et en oubliant son rôle de père. Sa mère le remarque : « Steve, tu es amoureux de Kit !». De retour de la guerre, les cheveux ont blanchi. Quand il se regarde, il voit encore un jeune homme : « Je fais encore assez jeune, tu ne trouves pas, Maman ? Je me sens si heureux. Je vais travailler pour m’acheter des vêtements flambants neufs ! »

LA MORT EST UNE CHOSE NATURELLE

De cette absence de temporalité, la notion de mort devient relative. Un évènement de l’instant, ni plus  ni moins. Ruth s’éteint aux côtés de sa fille Kit. Steve lui explique ce qu’est la mort : « La mort est une chose naturelle. Les gens commencent à se sentir las et fatigués. Alors, ils sont appelés au ciel ».

DEBARASSE DE CES FICHUES CHAUSSURES

Kit, amoureuse de Dick Ritchie (Leslie Fenton), se marie. La voiture qui s’éloigne entraîne avec des ficelles  les chaussures de Steve. Il pleure. « De toute façon, je me suis débarrassé de ces fichues chaussures ». L’arbre retrouve Steve dans la même position de rêveur. D’un coup, il se jette dans la rivière, attrape un poisson pour le relâcher aussitôt. La nature l’a retrouvé.

Jacky Lavauzelle