LA VIRADE – Roman de Jacky Lavauzelle – chapitre 2

JACKY LAVAUZELLE

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LA VIRADE

Roman

Chapitre II

LA VIRADE Jacky Lavauzelle Roman Le Bûcheron et l’Hamadryade Aïgeïros par Émile Bin 1870 The_Hamadryad_by_Émile_Bin


 
Il posa le document sur la vieille table bancale à souhait qu’il n’avait jamais réussi à rééquilibrer. Une feuille  devenue grise dans le noir du vestibule. Les couleurs se confondaient presque pour n’en faire plus qu’une.

Doucement, la feuille semblait vivre. Un bruissement que seul le chien pouvait percevoir. Le bruissement du pin qui résistait à l’attirance de la page. Le son était si doux qu’il en devenait imperceptible à l’oreille de l’homme.

Mais ce que ne voyait pas le chien, à la table posté, c’étaient les fines gouttelettes d’eau, telles des gouttes de transpiration. En bougeant plus fort, la table le savait, elle se mettrait elle-même en danger.
Une telle force habitait ce millimètre de feuille. Elle eût voulu revenir dans ses terres anciennes, la table, et retrouver ses racines. Mais, putain ! Quel abruti avait pu poser cette merde sur sa vitrification parfaite.

Noé attendait en veilleur.
Il n’était pas peu fier d’avoir détecté une anomalie que son maître lui-même n’avait pas relevée. Sa queue partait dans tous les sens. Il se sentait investi. Bougrement investi.
Comme un Patou des Pyrénées. Noé aurait bien voulu être un gros Patou. Il en avait toujours rêvé. Elevé dans le troupeau de brebis, se prenant pour une brebis, léchant les agneaux. Beau et blanc comme l’une d’entre elles.
Mais solide comme un roc. Protecteur et sauveur de ces dames bêlantes au cœur des estives dans la fraîcheur de la nuit d’automne.
Quatre pieds dans la réalité.
Et attendant le prédateur. Qu’il se tienne bien le dur à cuire, avec mes crocs et mes quatre-vingt kilos de muscles affinés par les descentes et les ascensions répétées. Le dur dans le doux. Et inversement. Qui s’y frotte…
Dormant toute la nuit, à l’affût.
A l’écoute de ces milliers de petits cœurs qui gambadent au milieu des crocs et des griffes des ours, des aigles, des milans, des loups, du lynx boréal, des faucons, des pygargues et autres vautours…
Bon, d’accord, Noé n’avait pas de connaissance en zoologie trop poussée. Il mélangeait parfois les espèces. Et, disons-le, entre nous, il n’avait jamais su faire la différence entre les Alpes et les Pyrénées. La méconnaissance était due notamment à une vie bien trop sédentaire dans son satané quartier.
Toujours à attendre ce quelque chose qui tomberait et qui serait peut-être sa cerise sur son gâteau.
Il plaçait sa journée sous le signe des intuitions. Et lui, il en avait toujours une de bonne parmi toutes les foireuses que la vie nous réserve.

Gabriel essaya de la caler cette foutue table. Encore une fois. En y apposant un de ces cartons pliés qui ne tiennent que quelques fractions d’un temps qui lui-même allait s’effritant.

 Le déséquilibre faisait partie de sa vie. Il l’organisait. Il savait. Il avait sa méthode. L’équilibre l’aurait fait chuter, certainement. Voire, peut-être, tué. C’était lui, le point au-delà du centre de gravité, l’ennemi, le danger.
Avancer, se disait-il, n’était-ce pas se mettre en état de déséquilibre. Ce sont les malades et les mourants, bien assis dans leur fauteuil ou dans leur lit de mort, qui retrouvent cet équilibre et qui dans le profond d’un trou bien dégueu les stabilisera comme il faut.

C’est dans un pied de table que ça se ressentait le plus. Un pied tronqué, diminué. Plus court.
Comme sa jambe gauche, tiens. Une douleur étrange interrogea Gabriel.

Des images apparurent. Rapides et fortes. Gabriel eût un frisson qui le fit s’asseoir instantanément. Ses mains tremblaient un peu aussi. Il releva sa tête et ferma les yeux. 

Il ressassait sans cesse la raison du crime, la cause, le pourquoi, le comment. Pourquoi ce jour ? Pourquoi sa maison ? La douleur se réveillait puis s’atténuait. Puis se relançait. Parfois, elle semblait l’avoir oublié, déserté. Ce n’était qu’un leurre. Il gardait depuis le même rituel. La journée se découpait en autant d’éléments indépendants, mais interchangeables.

Le décès récent de sa compagne lui montrait combien tout cela était fragile. Il prenait conscience de son combat, son combat à elle. Enfin. De sa douleur à elle, aussi. Il n’avait pas compris. Ça lui semblait tellement joué, tellement surfait, que même parfois, à l’époque, il en riait.

Avec le recul, il regrettait. Il n’en était pas fier. Bien sûr. L’agression avait été si rapide ; le coupable jamais interpelé. Il courait encore. Loin. Tout près. Peut-être un voisin, une connaissance.

Qui savait ?

Bordel, criait-il, comme il eût souhaité l’avoir entre ses mains. Se faire tuer ou le tuer. Simplement. Rapidement. Se sentir soulager dans la mort ou dans la vengeance. Quoi de plus propre et de plus digne. L’instant comme solution à notre problème contre cette durée éternelle qui dure, celle de l’enquête, puis, l’hypothétique durée du procès et enfin la durée du deuil définitif. Que de temps perdu…

La table fixée un tant soit peu semblait enfin ne plus balancer trop. Il déroula la feuille et la retourna à de multiples reprises. Elle était recouverte d’une écriture que Gabriel savait ancienne sans toutefois pouvoir l’identifier. Il pensait tout d’abord à une vieille langue sémitique, mais n’avait jamais vu de caractères aussi ronds. Encore plus que dans du coréen.

Raphaël quitta sa table et passa sa nuit sur internet à visionner des langues différentes. Il se positionnait sur les images qu’offrait son moteur de recherche et laissait pendant une bonne partie de la nuit des caractères plus étranges et inquiétants les uns que les autres.

Il tomba enfin sur une écriture qui semblait être la sienne. Une écriture pāli. Ça semblait bien être ça. Il en était de plus en plus certain. La langue du bouddhisme du theravāda. Ce bouddhisme même que l’on retrouvait en Asie du Sud-Est. Il en avait entendu parler lors de ces voyages à Rangoon. Mais si peu.

Ça ne faisait plus aucun doute. C’était du pāli. Mais comment traduire ce machin-là ?

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