FERMÉ LA NUIT de PAUL MORAND – A LA RECHERCHE DES ÂMES AU-DELA DE L’ÉLASTICITE DES CORPS

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EL GRECO
La Mort de Laocoon, vers 1610 Washington
File source: http://commons.wikimedia.org/wiki/File:El_Greco_042.jpg

LITTÉRATURE FRANCAISE

PAUL MORAND

13 mars 1888  Paris – 23 juillet 1976 Paris

FERMÉ LA NUIT

A LA RECHERCHE DES ÂMES
AU-DELA DE L’ÉLASTICITE DES CORPS

de Jacky Lavauzelle

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Fermé la nuit est un ensemble de quatre nouvelles (La Nuit de Portofino Kulm, La Nuit de Charlottenburg, la Nuit de Babylone, La Nuit de Putney)
(N.R.F., 1923 et 1935 – avec illustrations de Pascin). Ce livre a reçu le Prix de La Renaissance 1923 présidé par Colette.
Les citations sont issues de la première nouvelle, la plus intéressante et la plus réussie à mon goût, La Nuit de Portofino Kulm)
Editions Librairie Gallimard

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Citation de d’Alembert dans l’Encyclopédie :
ELASTIQUE, adj. (Physique.) corps élastique ou à ressort, est celui qui étant frappé ou étendu perd d’abord sa figure, mais fait effort par sa propre force pour la reprendre ; ou qui, quand il est comprimé, condensé, &c. fait effort pour se mettre en liberté, & pour repousser les corps qui le compriment, comme une lame d’épée, un arc, &c. qui se bandent aisément, mais qui reviennent bientôt après à leur première figure & à leur première étendue.
Première édition de 1751 (Tome )


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Les corps sont lourds, opprimés et condensés, et le monde et les autres corps nous compriment. Le corps se cache, s’étend, se faufile. Quand la pancarte indique « Pas dans la chambre« , le rédacteur, « par discrétion« , frappe quand même. Le corps semble là, les traces de sa présence sont bien là, le poids du corps aussi, et enfin le corps lui-même : « dans un lit en désordre, comme un torrent de linge, le poids de sa tête ayant enfoncé les oreillers, O’Patah était couché… »
Dans Fermé la nuit, de Paul Morand, le corps reste pourtant secondaire. Il a sa gravité, physique et psychique. Mais, s’il n’est pas cassant, il est fondamentalement changeant. Le corps ne change pas pour changer. Pour s’adapter ou se conformer. Il change quand l’âme lui intime l’ordre de changer, parce qu’elle même a changé d’humeur et d’inclination.
La forme est toujours soumise au fond. L’âme est le capitaine qui dirige cette malléable enveloppe.
Elle en est l’expression ultime, le saint Graal.
Et comme l’âme et les sentiments sont changeants, la forme suit les mêmes mouvements et les mêmes ondulations. L’âme est le principe qui tient le corps en mouvement, et lui communique une force agissante.
L’homme n’est jamais simple, il est au moins double : « O’Patah était un personnage compliqué, jouant plusieurs jeux, et curieusement difforme sous une apparence de verte vieillesse, évoluant à sa façon derrière une mise en scène de dignité, de bonté et d’amour de la justice. Loin d’être « tout d’une pièce », comme il disait, je le découvris, à l’usage, étonnamment double : il avait deux regards, deux talents, deux voix ; enfin deux tailles, l’une, petite, lorsqu’il se tenait assis sur son bassin, l’autre, presque grande, lorsqu’il levait la tête et portait dans ses souliers des talonnettes de liège. Il avait aussi deux écritures, absolument dissemblables, ce qui l’avait rendu célèbre parmi les graphologues. »
Le corps et surtout le visage ne peuvent donc jamais être statiques et figés, ils ont leur plasticité propre : « -Je suis amoureux d’un ange terrible, me dit-il. Puisque vous voulez modeler mon crâne, il faut bien que vous sachiez ce qui s’y passe. Les volumes ne sont pas les mêmes chez un homme amoureux et chez un homme qui ne l’est pas ; les vieux comme les jeunes, nous sommes diablement plastiques, au gré des évènements. »
La puissance intérieure a même une action propre sur les autres corps. Elle peut commander le mouvement et les actes, parfois par la parole seule : « Il l’évoquait si fort qu’elle entra.« 
L’homme est donc fondamentalement une énigme que seul un scrutateur attentionné peut avoir une chance d’observer, d’analyser et, peut-être, de comprendre.
Pour pouvoir comprendre l’autre, le regarder ne suffit pas. Il faut cerner son être. Aller au plus profond de lui-même. A la recherche de son âme, trouver la porte : « Au début on fait le tour d’un être en se disant « Par où entrer ? ». Je cherchais dans ses mains sa ligne de cœur et dans cette ligne de cœur je me cherchais moi-même ; sous ses ondulations Marcel, où trouver la bosse de la destructivité ? Comme elle était douée !« 
Et ce qui vaut pour le corps vaut pour le corps constitué de la nation ; la perfection d’un peuple n’est pas que dans la forme et dans son expression visible : « Une pureté de forme qui n’était pas seulement une perfection de styliste, mais l’expression naturelle du génie de sa race, la plus pure d’Europe peut-être. »
Le corps arrête ses flexions et ses contorsions que dans deux cas seulement : l’intensité extrême de l’âme et la mort.
La fixité des visages devient alors palpable, arrêtant le jeu qu’elle s’imposait auparavant. La fixité entraîne alors la dureté et la raideur. « Les traits d’OPatah, d’habitude si mobiles, se durcirent, ses yeux vacillèrent comme des manomètres, sous la résistance d’une formidable pression intérieure. Il passait dans ses mains une bourrasque bizarre. »
La mort aussi apporte cette terrifiante et violente fixité. Dans cette fixité, il reste ce que le vivant avait d’essentiel, hors de toutes les fioritures. Nous retrouvons l’être fondamental visible encore un moment : « Tout entrait dans l’éternité par le cabinet de toilette. On eut dit la même nuit depuis des années… Son visage comme celui des embaumés n’avait gardé que des plans essentiels, marqué d’une extraordinaire empreinte de force et de méchanceté ; d’irréflexion et d’amour de soi.« 

Dans ces circonstances, comme il est difficile de se maîtriser ou de se comprendre. Les êtres semblent alors parfois vaquer tels des frégates ivres au gré du vent et d’autrui : « -Je ne ressens plus rien comme avant ; je m’éloigne de moi-même. Il me semble que je ne touche plus les objets : quelqu’un les touche pour moi. »

Jacky Lavauzelle

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