ANATOLE FRANCE : CRAINQUEBILLE ou LA VERITE DU SABRE

Anatole France

CRAINQUEBILLE
(1901)
LA VERITE DU SABRE

 

Crainquebille Anatole France Artgitato 1901 dess Hayet

 

Crainquebille parle d’un homme écrasé et broyé par la société, plus encore que par la justice, pour quelques mots, une phrase,  un juron qu’il ne prononça pas. Pauvre, il finira ivrogne sur le trottoir, rejeté, exclu par tous. Le roman finira ainsi : « Crainquebille, la tête basse et les bras ballants, s’enfonça sous la pluie dans l’ombre. » Le roman reste toutefois une condamnation virulente de cette justice. Une justice pour laquelle il n’est pas souhaitable de juger par les faits. Elle reste portée, quasi métaphysiquement, par une infaillibilité naturelle et intrinsèque qu’elle porte en son sein. Il en va de la stabilité du corps social. « Ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux soient fondés sur la recherche méthodique des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis perfides de la justice civile et de la justice militaire. » Nous y reviendrons.

UNE SI BELLE CEREMONIE

L’œuvre reste néanmoins, malgré le sujet, imbibé d’un humour que nous retrouverons plus tard dans Le Brave Soldat Chveïk de Jaroslav Hašek, publié en 1921, ou dans le Voyage au bout de la nuit de Céline, publié en 1932. Et nous sommes en 1901. Un décalage des situations. Un étonnement devant des situations injustes. Une esthétisation de la laideur. Une naïveté enfantine dans un monde d’adultes froid et mécanique. «  On parle bien à un chien. Pourquoi que vous me parlez pas ? Vous ouvrez jamais la bouche ? Vous avez donc pas peur qu’elle pue ? »… « Crainquebille, reconduit en prison, s’assit sur son escabeau enchaîné, plein d’étonnement et d’admiration…il lui était impossible de concevoir que quelque chose clochât dans une si belle cérémonie. Car, n’allant ni à la messe, ni à l’Elysée, il n’avait, de sa vie, rien vu de si beau qu’un jugement en police correctionnelle »…  « A cette heure, il aurait vu le président Bourriche, une auréole au front, descendre, avec des ailes blanches, par le plafond entr’ouvert, qu’il n’aurait pas été surpris de cette nouvelle manifestation de la gloire judiciaire : « Voilà mon affaire qui continue !»…  « Pour ça, on peut dire que ces messieurs ont été bien doux, bien polis ; pas un gros mot. J’aurais pas cru. Et le cipal avait mis des gants blancs. Vous avez pas vu ? »

UNE JUSTICE MAJESTUEUSE

Anatole France place Jérôme Crainquebille, le marchand des quatre-saisons, devant la justice. Avant même la description de ses soi-disant méfaits. « La majesté de la justice » agit par principes. Anatole France met en relief la raideur et l’infaillibilité de cette institution. Elle n’en est plus à une contradiction près pourvue qu’elle se retrouve sous la protection de toutes les autorités tutélaires. Il décrit ainsi l’opposition de deux bustes : celui de la République qui jouxte celui du Christ.

UNE JUSTE TERREUR

En dessous, la tête du malheureux ahuri devant une telle situation. Les mots, les codes, le contexte de l’arrestation lui apparaissent incompréhensibles, « toutes les lois divines et humaines étaient suspendues sur la tête de Crainquebille. Il en conçut une juste terreur. » C’est un homme apeuré, écrasé, que chacun regarde avec les yeux de la curiosité et de la condescendance.

LA VERITE DU SABRE

Les faits dans la justice décrite étant à proscrire, car trop interprétables, confère l’anecdote de sir Walter Raleigh, il convient de s’en référer à des principes intangibles et sûrs. « La méthode qui consiste à examiner les faits selon les règles de la critique est inconciliable avec la bonne administration de la justice. Si le magistrat avait l’imprudence de suivre cette méthode, ses jugements dépendraient de sa sagacité personnelle, qui le plus souvent est petite, et de l’infirmité humaine qui est constante. Quelle en serait l’autorité ? » … « Le président Bourriche s’assure une sorte d’infaillibilité…Quand l’homme qui témoigne est armé d’un sabre, c’est le sabre qu’il faut entendre et non l’homme. L’homme est méprisable et peut avoir tort. Le sabre ne l’est point et il a toujours raison. »

UNE HAUTE IDEE DE LA JUSTICE

Il est dans « l’étonnement », la stupéfaction, la peur, qui l’inhibe totalement. « Il n’avait pas l’habitude de la discussion, et dans une telle compagnie le respect et l’effroi lui fermaient la bouche. » Il ne comprend pas. Il regarde les yeux grands ouverts ces raideurs et ces hommes endimanchés qui parlent vite.  « Crainquebille ne se livrait à aucune considération historique, politique ou sociale. Il demeurait dans l’étonnement. L’appareil dont il était environné lui faisait concevoir une haute idée de la justice. Pénétré de respect, submergé d’épouvante, il était prêt à s’en rapporter aux juges sur sa propre culpabilité. Dans sa conscience, il ne se croyait pas criminel ; mais il sentait combien c’est peu que la conscience d’un marchand de légumes devant les symboles de la loi et les ministres de la vindicte sociale. Déjà son avocat l’avait à demi persuadé qu’il n’était pas innocent. » Anatole France renverse la culpabilité. Crainquebille, l’innocent devenu coupable, par ignorance. La justice elle-même devient coupable, en campant sur ses fausses certitudes. Il est seul contre tous et contre tous les pouvoirs. Son avocat, sensé le défendre, souhaite qu’il reconnaisse le délit. Il n’est pas de poids à lutter.

Crainquebille Anatole France Artgitato 1901 dess Hayet 3

UN SIMPLE RITUEL LITURGIQUE

La raison de l’arrestation : un « Mort aux vaches ! » qu’aurait lancé Crainquebille l’agent 64. « Mort aux Vaches ! » serait une expression datant de 1870, moins de trente ans avant la parution du livre. Vache pour le mot allemand Wache, le quart, la garde, le poste de police et, par extension, une insulte pour tout ce qui porte l’uniforme. Anatole France nous précise que, pendant l’histoire, cette injure était devenue populaire : « Par ces propos, qui pourtant exprimaient moins la révolte que le désespoir, l’agent 64 se crut insulté. Et comme, pour lui, toute insulte revêtait nécessairement la forme traditionnelle, régulière, consacrée et rituelle, et pour ainsi dire liturgique de « Mort aux vaches ! » c’est sous cette forme que spontanément il recueillit et concréta dans son oreilles les paroles du délinquant : – Ah ! vous avez dit : « Mort aux vaches ! » C’est bon. Suivez-moi. » Même s’il ne se réfère pas à cette origine germanique. « Le sens de cette phrase n’est pas douteux. Si vous feuilletez le Dictionnaire de la langue verte, vous y lirez : « vachard, paresseux, fainéant ; qui s’étend paresseusement comme une vache, au lieu de travailler. – Vache, qui se vend à la police ; mouchard. » Mort aux vaches ! se dit dans un certain monde. »

TESTIS UNUS, TESTIS NULLUS

L’agent de police en cause dans l’Affaire Crainquebille n’est nommé d’abord que par son numéro, comme quelque chose d’informel et d’impersonnel, de mathématique : le représentant de la haute autorité publique éternelle. « Il ne faut pas se fier au témoignage d’un homme : Testis unus, testis nullus. Mais on peut avoir foi dans un numéro. Bastien Matra, de Cinto-Monte, est faillible. Mais l’agent 64, abstraction faite de son humanité, ne se trompe pas. C’est une entité. Une entité n’a rien en elle de ce qui est dans les hommes et les trouble, les corrompt, les abuse. Elle est pure, inaltérable et sans mélange. »

Crainquebille Anatole France Artgitato 1901 dess Hayet 2

CIRCULEZ !

A l’origine de cette méprise, l’agent 64 demande à notre vendeur de quitter les lieux, de « circuler ». Mais notre Crainquebille attend les quatorze sous que lui doit, ce 20 octobre, Rue Montmartre, la cordonnière, Mme Bayard ; cette bourgeoise, prenant tout son temps, met en difficulté notre homme. Il est une double victime ; victime de la force policière alors qu’il n’a commis aucune faute, sinon celle d’être là, victime de l’arrogance et du mépris de cette bourgeoisie montante.

LES INJURES HEROÏQUES DES GARCONS BOUCHERS

Et c’est dans un brouhaha total que la scène se passe. L’agent est au-milieu de quelque chose qui le dépasse et au lieu de gérer la circulation s’acharne sur notre pauvre homme : « l’embarras des voitures était extrême dans la rue Montmartre. Les fiacres, les haquets, les tapissières, les omnibus, les camions, pressés les uns contre les autres, semblaient indissolublement joints et assemblés. Et sur leur immobilité frémissante s’élevaient des jurons et des cris. Les cochers de fiacre échangèrent de loin, et lentement, avec des garçons bouchers des injures héroïques, et les conducteurs d’omnibus, considérant Crainquebille comme la cause de l’embarras, l’appelaient ‘sale poireau’. » Ce capharnaüm de véhicules finit par emprisonner sa charrette et lui interdit le moindre mouvement, « d’ailleurs il lui était impossible maintenant d’avancer ou de reculer. La roue de sa charrette était malheureusement prise dans la roue d’une voiture de laitier. » Crainquebille, victime de l’autorité policière et des a priori des badauds et des commerçants, l’est aussi des circonstances. Même les objets et les choses sont contre lui. Il est seul. Même la bourgeoise qui lui doit les quatorze sous se retire telle une voleuse avec une excuse bien morale : « Mme Bayard, pensant qu’on ne devait rien à un homme conduit au poste, mit les quatorze dans la poche de son tablier. »

UN HOMME A TERRE

Enfin presque. Un homme, un seul, s’avance devant l’agent pour faire sa déclaration. Il a tout entendu. Notre vendeur n’est pas coupable. Il s’agit d’une simple erreur de compréhension. Il y a méprise. Mais l’opinion est contre lui. Il reste un pestiféré. La foule pusillanime, compact contre lui, comme une réaction à un anticorps. Suit la boisson, « moins il gagnait d’argent, plus il buvait d’eau-de-vie »,  l’exclusion, les rancœurs, « le malheur le rendait injuste. Il se revanchait sur ceux qui ne lui voulaient pas de mal et quelquefois sur de plus faible que lui» De sa gargote à la rue.  L’homme pauvre mais debout devient un misérable couché et méprisé, « enfin il était démoralisé. Un homme dans cet état-là, autant dire que c’était un homme par terre et incapable de se relever. Tous les gens qui passent lui pilent dessus. »

UNE AUSTERE DOUCEUR

De ce grand malheur, la vision de la prison lui semble alors idyllique. A manger et à boire, à des heures régulières, une couche sèche et changée. Le voilà à rêver d’y retourner et pour cela doit commettre un délit. Crainquebille brave homme n’en connaît pas. Sauf, peut-être, celui pour lequel il fût injustement condamné. Mais le délit se délite, et le stratagème coule dans le ruisseau comme cette pluie qui tombe et qui finit par lui ruiner la santé. « Le sergeot répondit avec une austère douceur : que ce soye pour une idée ou pour autre chose, ce n’était pas à dire, parce que quand un homme fait son devoir et qu’il endure bien des souffrances, on ne doit pas l’insulter par des paroles futiles. » Crainquebille n’intéresse plus personne. Il n’est même plus capable de commettre un délit. C’est la fin de sa vie sociale, devenu moins que rien. Moins qu’une chose. Il reste une ombre dans la rue. A peine une ombre.

 Jacky Lavauzelle

 Texte dans Lisez-moi du 25 juin 1906 Dessins de Hayet