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HENRY KISTEMAECKERS (Le Roi des Palaces, 1919) : LE PORTIER DU MONDE

Henry Kistemaeckers




Le Roi des Palaces (1919)
Le Portier du Monde

Le monde se réduit à l’Italie, puis à Florence, pour ne garder qu’un hôtel. Mais pas un hôtel ordinaire, un Palace. Pas n’importe quel Palace, le Palace des Palaces, le « Palace Français ». Le Monde se retrouve sur ce rocher, au-delà des rires et des tempêtes. Tel un navire, qui toujours se trouve gouverné d’une main de maître, ce Palace garde sa trajectoire. Et le grand maître à bord, c’est Claude, le Portier. Les êtres qui accostent sur cette rive, lui donnent la main, comme s’ils cherchaient une bouée de sauvetage, dans ce monde inquiétant. Et Claude, noble et généreux, la tend à ceux qu’il choisit de sauver. Il est le nouvel Atlas, celui qui porte le monde, le Porteur de l’Univers. Germaine, à l’instar d’Héraclès, lui fera quitter son poste et le monde vacillera…

L’ARAIGNEE AU CENTRE DE SA TOILE



Le Roi des Palaces d'Henry Kistemaeckers (1)



« Régis Gignoux, dans le Figaro, et le nom même de ce journal oblige à le citer d’abord, puisqu’on put dire, dorénavant, le Portier de Florence comme on dit le Barbier de Séville : « Dans les villes, le palace contient le monde entier comme un transatlantique sur la mer. Le portier est le commissaire du bord. Il voit tout, il entend tout, il sait tout. C’est un souverain absolu qui est son propre chef de police, son propre ministre des Finances et des Affaires Etrangères. Il vous attend au détour de la porte à quatre tambours dans laquelle on roule comme une bête prise au piège. Il vous toise, vous ausculte, vous jauge, vous catalogue. C’est l’araignée au centre de sa toile ; c’est Briarée aux cent bras ; c’est Antée qui, chaque fois qu’il se courbe à terre, reprend des forces. M. Henry Kistemaeckers, qui a toujours aimé la mécanique, démonte aujourd’hui cet automate. Il lève la livrée comme un capot et nous découvre le moteur. O merveille ! Ce monstre fabriqué par la civilisation est encore un homme. » » (Robert de Beauplan, La Petite Illustration n°153, 14 juillet 1923)

CA M’A PRIS TRENTE ANS

Nous nous retrouvons au Palace Français, à Florence, où « les verrières laissent apercevoir les rives de l’Arno et les coteaux florentins ensoleillés. » Dans ce microcosme, où toutes les catégories sociales se retrouvent, bourgeois, nobles, servants, chasseurs, détectives, et où toutes les nationalités se mélangent, trône Claude, le Portier du Palace. C’est son royaume, il y règne avec tous les pouvoirs.

Le Roi des Palaces d'Henry Kistemaeckers (2)



Claude a fait ses dures classes dans l’ensemble des corps de métiers ; il n’a hérité de rien, mais acquit grâce à son travail et à sa sueur. Il est ainsi monté en grade petit à petit pour, enfin, détenir le grade suprême de Portier. « Ainsi, j’ai pris mes grades, vagabond de première classe, boy de grill-room, racoleur de gares, chasseur de restaurant, garçon de jeu, interprète extra, sous-portier de palaces, Portier ! …Je vous dis ça en trente secondes, mais ça m’a pris trente ans ! »

LE PORTIER, C’EST LE BON DIEU

Une fois Portier, il est devenu le maître incontesté. Il est capable de reconnaître la moindre variation d’accent ; Il connaît six langues. « Le portier est international. » Il sait qu’il a tous les pouvoirs, plus encore que le gérant ou le président. « J’ai celui d’avoir été, pendant trente ans, un des hommes les plus indépendants du monde entier (Claude)… Le portier, ici, c’est le bon Dieu (Le Maître d’Hôtel)…Quand je suis dans un Palace, il n’y a pas de gérant. Le gérant, c’est moi. Un portier qui, dans son hôtel, n’est pas maître après Dieu, ce n’est pas un portier !…C’est un concierge ! (Claude)…C’est un homme de bon vouloir (Pitalugue)…Votre couronne ! Car, décidément, vous vous croyez le roi des Palaces ! (Rochereau)»

LE CONSEILLER, LE CONFESSEUR, LE TYRAN OU L’AMI

Le Roi des Palaces d'Henry Kistemaeckers (4)

Il est plus que le roi de ce Palace, « C’est M. Rochereau qui l’a dit : je suis le roi des Palaces ! »,  il est la somme, la totalité des connaissances, l’intégralité des informations. Il sait tout et se doit de tout savoir, car il personnifie l’hôtel ; il en est la figure de proue, le grand mât, la coque, la structure flottante et l’ensemble des voiles. « Ce n’est pas l’homme qui parle, c’est l’hôtel. » Ernest Charles, dans l’Opinion, disait aussi que « le portier de grand hôtel observe et juge la société bariolée qui circule dans le hall. Il est le conseiller et souvent le confesseur. Il est le tyran ou l’ami. Il porte la livrée. Mais il est un  potentat. Il sait sa puissance et, s’il n’en abuse pas, c’est parce qu’il est maître de lui comme de son univers. Le roi des palaces n’est pas seulement une silhouette, une figure, il est un caractère. Dans le cosmopolitisme moderne, il a sa place, il joue son rôle. Il est clairvoyant, partant désabusé. Il est intelligent de tout et de tous. » (La Petite illustration n°153)

AVANT D’ÊTRE MEGALOMANE, J’ETAIS LECTOMANE



Il sait tout aussi des petits travers de chacun, d’un accent qui révèle la véritable identité d’un client. Il sait ce que chacun montre, ce qu’il évite de dire, ce qu’il cache. Il sait tout dès que l’on franchit la porte à tambours. Claude le clame haut et fort, notamment à Victoire : « Vous ne connaissez rien à la nature humaine. » Mais, par extension, il connaît tout ce qui touche de près ou de loin le Palace, la mondanité internationale ou la ville de Florence, « je connais tous les pendentifs de Florence. (Claude) » ; Vous cherchez des primitifs authentiques ? Demandez à Claude ! « Comment donc, monsieur !…Chez Giotto, monsieur ! Tout ce qu’il y a de plus authentique ! »  Depuis trente ans, Claude a appris, il a lu, beaucoup lu, jusqu’à se comparer à une bibliothèque ambulante. «Avant d’être mégalomane, j’étais lectomane…Simple groom, on m’appelait la Bibliothèque, parce que j’avais des bouquins plein les poches… »

Le Roi des Palaces d'Henry Kistemaeckers (5)

 

IL POURRAIT ÊTRE GRAND SEIGNEUR
Il possède aussi les êtres, surtout les femmes ; « j’en ai eu à la pelle ! Des veuves…Dans ma position, c’est le courant. » Et s’il sait les posséder, c’est qu’il sait être disponible, être à l’écoute du moindre besoin et apporter une attention particulière au plus petit souhait et au plus ténu désir. « Il protège…Je vous assure, pour une femme seule…Il prévient vos moindres désirs…Quand vous ne savez pas où aller, il vous donne une idée ; quand il pleut, il vous donne un parapluie ; quand la poste est fermée, il vous donne un timbre… (Germaine)» Ernest Charles, dans l’Opinion citée ci-dessus, il ajoutait que dans sa compréhension de la gente féminine, il se montrait toujours un grand seigneur : « Les femmes ne laissent pas de l’intéresser. Il leur est pitoyable. Il est clément à leurs caprices, indulgent à leurs folies. L’indulgence n’est-elle pas au fond de son âme de critique satiriste ! L’indulgence et la résignation. Il se hâte de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer. Et il se contente d’être un portier, parce qu’il pourrait être un grand seigneur… »

Les femmes, Claude les connaît « à fond » : « ça ne m’a pas pris longtemps. Il y a des gens à qui ça prend toute une vie…Moi, ça m’a pris un quart d’heure…J’ai compris pour toujours. Ce qu’il faut à la femme, c’est de la violence dans la mesure. »

ÊTRE OU NE PAS ÊTRE ENGUIRLANDE, VOILA LA QUESTION

C’est donc sur cette toute-puissance qu’un défi sera lancé à Claude. C’est Victoire qui s’y colle. Même deux défis ! Qui peut le plus, …Il faudra d’abord séduire Mme Berlingaux et ensuite Victoire elle-même, « Votre numéro, c’est le numéro 2. »

Le Roi des Palaces d'Henry Kistemaeckers (6)

Claude a des atouts en plus de sa divinité et de sa toute-puissance. Il est philosophe. Il pose des questions qui, sans être existentielles, restent fondamentales. Il se pose la problématique, comme tout philosophe, de la cause première et donc de la question : « Être ou ne pas être enguirlandé, voilà la question » ou encore « la question, c’est d’être calme. »

LE SECRET DU BONHEUR

Mais la recherche dernière reste celle du bonheur. Claude reprend, questionne, s’interpose, ajoute, finalise, mais toujours avec la bonne humeur, tout en sifflotant des airs. « Avec du calme et de la bonne humeur, on se rend sympathique à la vie ; elle vous aide…Tandis qu’un esclandre n’a jamais fait retrouver des perles dans un Palace. Au contraire, ça fait fuir les perles et, ce qui est plus grave, les clients…Il y a Claude, le secret du bonheur. »

Car bien plus qu’un métaphysicien, Claude est un moraliste. « Je parle au moral. Caractère ambitieux, tempérament de feu, préjugés absurdes, idées fausses, idées fixes… »

JE SUIS LE PRÊTRE, LE MEDECIN, LE PORTIER

Plus qu’un roi philosophe, Claude est le factotum, manager, confesseur, psychologue ou médecin. « Laissez-moi faire, je suis le prêtre, le médecin, le portier…D’où souffrez-vous ? De la tête, de l’estomac, du cœur ? Non, vous souffrez de votre nom. Votre maladie, c’est Berlingaux…J’ausculte, madame, je suis un ‘psychologue’. Et j’ausculte. Votre appendicite, c’est Berlingaux… » Claude est le médecin de cette petite société qui parcourt les couloirs, les chambres et le hall du Palace.

Mais loin d’être un dieu tutélaire et absolu, il aime que le hasard se glisse dans la vie du palace. Comme s’il ne se concevait véritablement maître qu’avec des sujets conscients de leur libre-arbitre. « Moi, j’aime l’imprévu, je ne suis pas comme vous, je ne veux rien me figurer d’avance. » (Claude à Germaine)

DE L’INDEPENDANCE A L’ESLAVAGE

Puis vient le moment où Claude, héritier d’un titre de noblesse ancien, accepte un mariage avec Germaine, et une contrepartie de quarante millions de francs. Il se retrouvera Prince de Luçange, dans un gros château. Mais, loin de son ancien prestige, il déclinera car il se retrouvera déconsidéré par tous, y compris par les domestiques. « Les larbins me traitaient comme un pédezouille !…Les jardiniers aussi, tout le monde me traitait comme un pédezouille ! Moi ! Moi, Claude de Coucy, qui avais été pendant trente ans l’homme le plus indépendant de l’univers, mon seul maître et maître des palaces, c’est-à-dire de toute la vie moderne, depuis qu’on m’avait foutu six cents ans de noblesse, je devais obéir à tout le monde, à mes ancêtres, à mes titres, aux lois de l’honneur, à la tradition, aux convenances, aux quarante millions de ma femme !…Et j’étais devenu un esclave, l’esclave de tout ça, moi qui n’ai même jamais pu consentir à être seulement l’esclave de ma parole ! »

En réalité, Claude, sans son statut de portier, n’est plus rien, comme un tigre sans dents. Il a besoin de sa liberté comme d’un soleil, comme de son oxygène. Il a besoin de gouverner, de commander. « Roi je suis, prince ne daigne, je suis le Portier !…Et, sur ce, j’ai marché vers le grand soleil de la liberté !…J’aime trop le pouvoir. »

Le pouvoir de Claude n’est pas triste et ne corrompt rien ; il n’en profite pas non plus. Ce pouvoir lui permet d’exister pleinement. Car Claude sait « être grand seigneur. »

 Jacky Lavauzelle

(Texte et photos sont parus dans la Petite Illustration n°153 du 14 juillet 1923)

Le Roi des Palaces a été représenté pour la première fois au Théâtre de Paris, le 12 avril 1919

Dans le rôle de Claude : Max Dearly ; dans celui de Germaine : Madame Cassive ; dans le rôle de Victoire : Alice Clairville

Le Roi des Palaces d'Henry Kistemaeckers (3)

MONSIEUR BROTONNEAU (1914) LE BONHEUR COMME PERIL SOCIAL

Gaston Arman de Caillavet
& Robert de Flers

Monsieur Brotonneau (1914)
Le Bonheur comme péril social

La première de Monsieur Brotonneau, comédie en trois actes, a eu lieu au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à la veille de la guerre de 1914, moins de trois mois avant l’attentat de Sarajevo. La reprise eu lieu après la guerre, en 1925, à la Comédie Française avec dans le rôle de Louise, une jeune première, Madeleine Renaud. « Mlle Madeleine Renaud, qui abordait pour la première fois un rôle important du répertoire moderne, a fait apprécier sa jeunesse, sa fraicheur et son ingénuité. » (Robert de Beauplan, La Petite Illustration, n°152) Cette pièce fut scénarisée pour le cinéma par Marcel Pagnol dans un film d’Alexander Esway, avec Raimu dans le rôle de Brotonneau et dans le rôle de Louise, une jeune première aussi, Josette Day. Et le film sortira un mois avant la seconde guerre mondiale…

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (1)

IL Y A VINGT-ANS QUE CA N’A PAS BOUGE !

Brotonneaux symbolise l’homme intègre et aveugle. Intègre dans son rapport aux valeurs, à son travail, à ses principes. « Quant à M Brotonneau, à neuf heures, mais vous savez, pas de ces neuf heures comme il y en a tant, à neuf heures précises, à neuf heures craquant, pendant que ça sonne, il arrive et il s’installe là dans ce fauteuil, et il y a vingt-huit ans que ça n’a pas bougé… » Aveugle, il est totalement incapable de voir ce qui se passe tout à côté de lui ; ni avec sa femme, Thérèse, ni à son travail, avec Louise. Il est comptable et il comptabilise tout. C’est un métronome. Être juste avant tout, pourrait-être sa devise. La vie est un long et calme fleuve, entre les nombres, les chiffres des bilans et des livres de comptes. C’est un rouage indispensable, incontesté et respecté de la banque, ce que tout le monde reconnaît. Il vit pour son entreprise en laissant filer sa vie.

UN EVENEMENT TRES GRAVE !

La découverte de l’adultère de sa femme avec son amant va introduire un bug dans ses données rangées et si bien classées, dans cette mécanique trop bien huilée. Et ce hasard, inconcevable dans le déroulement linéaire de son existence, suite à une multitude de microéléments perturbateurs, va survenir et permettre la découverte d’une nouvelle terre, d’une audace sans nom, d’une émotion terrible et rassurante : le bonheur. « Depuis vingt-huit ans que j’appartiens à la maison Herrer, c’est la première fois que je ne suis pas arrivé à mon bureau à l’heure précise et j’espérais que cela n’arriverai jamais. Vous le pensez bien, messieurs, pour bouleverser ainsi mes habitudes, il a fallu un évènement très grave… » De cet énorme traumatisme, de ce chaos va émerger une nouvelle existence lumineuse, baignée dans une absolue sérénité. Calme, bonheur et volupté  deviendront aussitôt cette nouvelle hérésie insupportable à ceux qui les entourent.

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (2)

 

 

LE BONHEUR ET RIEN D’AUTRE

La société aime l’ordre et la rigueur. Mais comment l’ordre bienheureux dans lequel vit Brotonneau peut-il donc faire peur et inquiéter la société ? Son  bonheur, peut-il devenir un poison puissant capable de renverser l’ordre établi et ce qu’il loge en son sein d’hypocrisie ? Le bonheur de Brotonneau est alors révolutionnaire. Lui seul ne s’en doute pas. Qu’ai-je fait de mal ? Semble-t-il susurrer. Paul Eluard disait qu’ «il ne faut pas de tout pour faire un monde ; il faut du bonheur et rien d’autre. » Ce bonheur est fondamentalement égoïste, il se suffit à lui-même. Il libère toutefois sa créativité et la satisfaction avec des choses modestes et non marchandes. Il dit le vrai et n’a pas besoin de subterfuges, de tromperies et de faux-semblants. La société n’y survivrait pas. Plus besoin de se cacher, de créer de coûteux stratagèmes. C’est l’épanouissement individuel. La reprise au pas de la société ne se fera pas attendre. Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (3)

UNE PARTIE DES BEAUTES DU MONDE

Le péché est dans l’acte vertueux de Monsieur Brotonneau. Il effraie les autres par sa passion partagée, qui le bannisse  de facto du paradis bourgeois. Il a péché non contre la Morale, mais contre la morale bourgeoise du groupe. Il a goûté aux joies de la pomme, en découvrant tout ce que l’amour pouvait lui apporter d’épanouissement. Il n’a pas plongé dans la luxure, il a découvert une partie de la vérité et de la grandeur du monde. C’est trop ! Beaucoup trop !

Brotonneau est donc littéralement anormal, en dehors des autres et de leurs habitudes. Il rond le pacte social des relations bien comprises. La puissance du groupe se retourne alors contre lui, avec violence et détermination. Il courbera l’échine si souvent courbée. Les habitudes reviendront dans un ciel sans espoir.

Reprenons le déroulé de la pièce en trois actes. Le premier acte se focalise sur les conséquences de l’adultère. Dans le second, le nouveau couple se découvre avec un amour à deux, suivi d’une relation à trois. Enfin, le dernier acte, la décomposition du couple et le retour inéluctable aux habitudes, aux rancœurs et aux haines. La boucle est bouclée et les bouches ne s’ouvriront que pour pleurer et crier.  

BIEN FAIRE SON TRAVAIL

 Le premier acte montre notre monsieur Brotonneau, caissier principal à la banque Herrer, ponctuel à la minute près, incapable de commettre la moindre faute et la plus petite erreur. Ces patrons le respectent pour cette autorité qu’il a acquise depuis des années. Il est respecté de tous et aimé en cachette par Louise, « pourvu qu’il ne soit pas malade…Vous avez été encore si bon pour moi…Oui…Oui…merci, monsieur Brotonneau, merci… »

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (4)

Mais Brotonneau n’est pas heureux. Il vient de comprendre que sa femme couchait avec le baron de Berville, qui travaille dans le même bureau, sous ses ordres. Brotonneau fait la part des choses ; il reste digne et remercie même le baron pour son travail, mettant de côté les querelles privées. Le travail avant tout : « parce qu’il le méritait. On doit toujours féliciter les employés quand ils ont bien fait leur travail…C’est comme ça qu’on se les attache. »

DES ARMES ET UN CRI DE GUERRE

Même dans son analyse, Brotonneau reste froid et donne des circonstances atténuantes à sa femme : « je comprends parfaitement ce qui a séduit cette pauvre femme ! Elle est un peu vaniteuse, un peu snob, dans la mesure de ses moyens. Ainsi, dans notre maison, elle ne veut pas voir les gens qui habitent sur la cour. Un jour qu’elle m’attendait ici, en bas, je suis descendu avec M. de Berville. Je l’ai présenté. Nous l’avons invité à Dîner. Il est venu en habit, Mme Brotonneau a été étourdie. Il a parlé beaucoup, un peu bêtement comme tout le monde, mais il paraissait spirituel parce qu’il était en habit…Le lendemain, tout ça me revient peu à peu à la mémoire. Il a écrit pour remercier sur du papier avec ses armes et son cri de guerre. Moi, je n’en ai pas, qu’est-ce que j’en ferais ? »

VOUS AVEZ ETE SOUVENT AIME

Brotonneau ne peut accepter le divorce ni continuer de vivre avec sa femme sous le même toit. L’heure du choix est arrivé. « Je vais donner le choix à Madame Brotonneau…Je vais prier Madame Brotonneau de choisir entre vous et moi…Je sais que ça ne se fait pas, mais je veux le faire…Je ne me fais pas d’illusion. Il est probable que c’est vous qu’elle choisira…Vous avez été souvent aimé. Vous avez eu des histoires, des aventures, ça vous a donné l’allure de la séduction. Moi, je n’ai de prestige auprès de personne. Alors, je crois bien que c’est vous qu’elle suivra. C’est tout. Merci, Monsieur ! »

Mr Brotonneau Robert de Flers et de Caillavet L'illustration n°152 (5)

C’EST TOUT DE MÊME UNE HISTOIRE D’AMOUR !

Et Thérèse Brotonneau choisira l’amant plutôt que le mari. Et pendant ce temps, la belle et attentionnée Louise déclare sa flamme sans plus attendre. « Oui…quand vous marchiez, là, de long en large, la tête levée…avec des gestes si dignes…si nobles…je vous trouvais, il faut me le pardonner, monsieur Brotonneau, je vous trouvais beau…ça ne fait rien, monsieur être trompé, c’est tout de même une histoire d’amour…si vous aviez du chagrin, j’en aurais aussi… »

LE BEAU TEMPS POUR TOUJOURS

Nous retrouvons dans le second acte, Brotonneau et Louise en couple heureux, trois mois plus tard. Le bonheur est complet, les deux amants baignent dans la joie et la félicité. «J’y suis bien…vous avez fait un miracle…je suis content de tout. J’ai confiance dans tout…je ne prends plus jamais mon parapluie. Je crois toujours qu’il fera beau temps. Je vous assure, être aimé, c’est fantastique…Oui, c’est fantastique…J’ai retrouvé mes vingt ans…Moi aussi, j’ai retrouvé les miens. »

EN ETAT DE PECHE MORTEL

Mais revoilà, au milieu de ce bonheur impeccable, Thérèse. Une Thérèse « très fatiguée », au bout du rouleau. La belle histoire n’a duré qu’un temps. Elle veut revenir sur le choix de son compagnon de vie. Elle reconnaît que Brotonneau était la gentillesse même, et fait son mea culpa. « J’ai eu de grands torts envers toi, c’est vrai, je les reconnais…tous, tous…Veux-tu que je les énumère ? » La lune de miel a été de courte durée ; « depuis deux mois, c’est un enfer…Jamais d’histoires, jamais de scènes…lui est autoritaire, tatillon, entêté !…Il ne vous laisse pas parler. Il m’humilie tout le temps ; il ne me présente à personne et il passe ses soirées à me dire que nous sommes dans une situation fausse et que je le fais vivre en état de péché mortel…Ce matin, enfin, nous avons eu une querelle épouvantable. »

La rencontre entre Brotonneau et de Berville se passe mal, à la limite de la correction. Brotonneau ose un « Polisson ! Polisson ! » C’est dire s’il est hors de lui.

LA LOYAUTE VIS-A-VIS DE TOUT LE MONDE

Il va reprendre Thérèse sous sa protection en lui accordant de vivre sous le même toit, mais pas dans le même appartement. Brotonneau continue d’agir loyalement : « je tiens absolument à ce que tu restes. Je veux agir loyalement vis-à-vis de tout le monde. »

L’acte se termine dans cette atmosphère de grandeur d’âme, de loyauté, où Brotonneau « éprouve une satisfaction faite de sincérité et d’honnêteté… » ; Atmosphère que l’on retrouvera amplifiée dans le début du troisième et dernier acte. Nous nageons en plein bonheur. Ils s’estiment, se respectent et font attention les uns aux autres : « de bon cœur », « vous êtes vraiment gentille », « c’est que vous êtes très bienveillante pour moi », « mes compliments pour votre déjeuner », « je ne me méfie pas, j’ai confiance, je suis heureux et je n’ai peur de rien, parce que je vous aime ». Même la bonne rayonne, ravie de trouver une Thérèse moins acariâtre et plus sociable.

DEVENIR UN PERIL SOCIAL !

Mais William Herrer, un des patrons de la banque, avertit Brotonneau. Ça ne peut plus durer. Il ne peut continuer de vivre ouvertement avec deux femmes. Tout le monde a une maîtresse, c’est bien normal, mais vivre heureux avec sa femme et sa maîtresse, voilà que ça dépasse l’entendement bourgeois bienveillant. Brotonneau devient un véritable terroriste, « vous devenez une espèce de péril social. »

Brotonneau, bien entendu, ne voit pas le mal à se faire du bien et à le faire autour de lui ; il ne comprend plus rien, « Je nuis à la société parce que j’ai essayé de diminuer autour de moi la somme de peine et de souffrance ? ». Brotonneau vient de comprendre la force et l’importance des apparences sociales. Le monde est jaloux de lui, car Brotonneau vit en harmonie quelque chose que ce monde ne pourra jamais connaître. « Dans notre monde, un écart ne peut être toléré ! »

LES GENS NE VEULENT PAS QU’ON SOIT HEUREUX

Ce bonheur enlève un peu de la superbe perfection mathématique du Brotonneau du début. Il fait des erreurs comme tout le monde. Il s’est humanisé. Mais son orgueil de comptable perfectionniste en prend un coup. « Non…non…mais non, c’est impossible…Une erreur ?…moi ? …non… non… non… non… Voyons, non… »

Il faut désormais annoncer à Louise que cette communauté à trois ne peut plus perdurer. Louise comprend de suite cette pression sociale qui s’impose, qu’elle est de trop, « les gens ne veulent pas qu’on soit heureux. »

LA PRISON D’UNE VIE MONOTONE ET REGULIERE

Le constat de Brotonneau est défaitiste et désespéré : « Je n’aurais pas dû vous aimer… ou, au moins, j’aurais dû avoir la force de ne pas vous le dire. Un homme comme moi ne peut pas s’échapper de la vie monotone et régulière. » Il faut revenir dans le rang et la norme.

Il reste ce bonheur fugitif, partagé quelques journées. C’est peu et c’est déjà tellement. « Tout ce que j’ai eu de bonheur, au monde, m’est venu de vous. Alors, si vous avez du chagrin… un peu de chagrin, dites-vous ça…J’ai été bien contente… ici …bien contente… »

Voilà Brotonneau de nouveau seul avec Thérèse, comme avant. Le naturel revient vite au galop. A la fin de l’acte, Thérèse s’en prend violemment à la bonne et remontre sa nature autoritaire : « Vous pourriez faire attention, tout de même, à fermer votre porte. C’est toujours la même chose ! … Je vous prie de vous taire et de ne pas parler sur ce ton-là. » Revoilà un couple bourgeois ordinaire comme les autres aiment, fait de rancœur et de haine.

Le reste d’humanité est là. « L’orgue de  Barbarie se remet à jouer dans la cour l’air des ‘Petits paniers’ qu’il joua au second acte. Brotonneau, les yeux fixés devant lui, les mains appuyés sur les genoux, pleure silencieusement. Le rideau tombe lentement. »

Jacky Lavauzelle

 

Textes et photos dans la Petite Illustration n°152 du 7 juillet 1923

LE CANARD SAUVAGE IBSEN – LE MIKADO DU MENSONGE ET DE LA VERITE

Henrik IBSEN
Le Canard sauvage





(VILDANDEN)
Copenhague, 11 novembre 1884
Nationale Scene de Bergen




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Le Mikado
du mensonge

et de la vérité

Dans Vildanden, nous avons d’abord la Volonté, la volonté de puissance, Vil. Rien n’est dû au hasard. Ce que va nous présenter Ibsen vient de l’homme non par innocence mais par le souhait d’avoir et de posséder, d’être et de paraître, de vouloir. Tout est dans la représentation débordante et démesurée du pouvoir et de l’avoir, comme cette fête gargantuesque du premier acte. Les êtres sont repus mais ils mangent encore, jusqu’à se faire crever la panse, comme s’il fallait toujours remplir le plein, jusqu’à faire craquer les limites.

REMPLISSEZ !
Pourtant, ce sont tous des notables reconnus et puissants, « dans une société où il n’y avait que des chambellans, rien que des chambellans … Ces gens-là vont de maison en maison, boire et manger, tous les jours de l’année. Qu’ils aient la bonté de se rendre utiles, en échange de tout ce qu’on leur offre» (Ekdal & Hjalmar, Acte II) Aller plus loin dans la démesure et la surconsommation : « Ouf, ce dîner ! Il a fallu travailler ferme …Avec un peu de bonne volonté, on arrive à faire énormément en trois heures…Ne posez pas vos verres, messieurs ! Remplissez ! »

LA FORÊT SE VENGE
Comme la déforestation initiale à l’origine les malheurs du père Ekdal. Et, par extension, les malheurs de l’homme.
Non la déforestation elle-même, mais le fait d’aller toujours au-delà et ne pas se satisfaire des limites imposées et raisonnables. Plus et encore plus, comme dans le repas d’ouverture.  « C’est Ekdal qui a dessiné la carte du terrain, cette carte inexacte. C’est lui qui a fait ces coupes illégales sur les terrains de l’Etat. » (Werle à son fils, Acte I) Le caractère sacré, primaire et sauvage, Vild, de la forêt a été souillé des mains de l’homme, qui a voulu prendre plus que sa part,  qui a voulu devenir Dieu. «- (Ekdal) Pour ce qui est de la forêt, vous savez, la forêt, la forêt ! Les bois vont bien à l’heure qu’il est. – (Gregers) Pas comme de votre temps. On a abattu beaucoup d’arbres. – (Ekdal) Abattu ? (Baissant les yeux comme pris de peur) C’est dangereux. Ça a des suites. La forêt se venge.» Il y a comme une conséquence divine violente et brutale, la réponse de dieu aux actes criminels des hommes. Le début de la malédiction date de cette saignée illégale. Aux  arbres coupés frauduleusement dans la forêt suivront les corps des hommes abattus : « Ton existence m’apparaît comme un champ de bataille jonché à perte de vue de cadavres. » (Gregers en regardant son père)
Nous entrons déjà dans la problématique fondamentale du mensonge qui court tout au long de la pièce. C’est le mensonge sur les coupes de bois qui a entraîné la déchéance d’Ekdal. Le mensonge aussi de Werle qui n’a pas défendu son ancien collaborateur.




UN NAUFRAGE SOLITAIRE
Comme les arbres immenses qui tombent et meurent d’une coupure à leur base, le père Ekdal est tombé comme tombent les oiseaux blessés par un plomb tiré. « Il y a des hommes qui coulent, aussitôt qu’ils sentent un grain de plomb dans le corps et qu’ils ne peuvent plus revenir à la surface. » (Werle à son fils Gregers, Acte I) Il erre au premier acte comme un mendiant, lui autrefois « un fameux lapin », « un grand chasseur »  et fringant lieutenant, « un homme qui avait tué neuf ours et qui descendait de deux lieutenants colonels » (Acte III). Maintenant devenu un homme quémandant, « pauvre grand-père, on ne lui donnerait rien à crédit » (Gina, Acte II), n’arrivant plus à faire une phrase complète. Comme sa diction, il est devenu incomplet et meurtri dans cette société : « faut absolument…Connais déjà le chemin...Obligé d’attendre …Dois écrire» Fringant soldat devenu « pauvre naufragé » (Hjalmar Acte II)

MARCHER DROIT
Werle souille ce qu’il touche et ceux qui l’approchent à commencer par sa famille. Il souille par intermittence mais régulièrement. « Les natures démoniaques ne peuvent pas marcher droit dans ce monde : il faut qu’elles fassent des détours de temps en temps » (Relling, Acte III) Et pour marcher un peu plus droit, il leur faut des êtres soumis sur lesquels s’appuyer et diffuser son poison.
Il détruira ensuite la famille Ekdal aussi.                                      

LES REVELATIONS MALHEUREUSES




Tous les êtres de la pièce sont imbriqués les uns avec les autres, en un véritable mikado humain. Le père Werle a tué sa femme de chagrin suite à une liaison avec Gina. Cette Gina a eu un enfant  de lui et s’est mariée ensuite avec le fils d’Ekdal, Hjalmar. Ce Hjalmar qui est le meilleur ami du fils de Werle, Gregers. Ce Gregers qui ne supportent pas les méfaits de son père et qui connaît toutes les histoires. Ce Hjalmar qui a profité de l’argent et des largesses de Werle pour qu’il puisse élever sa fille naturelle. Werle devient donc une sorte de second père pour Hjalmar alors qu’il a envoyé son vrai père en prison avec, en prime,  la pauvreté et le déshonneur. Enfin, la fille présumée de Hjalmar qui se suicidera de désespoir après les révélations malheureuses de Gregers…

LA SOLITUDE COMME JOUISSANCE
Mais si les êtres sont entremêlés, ils sont d’une étoffe bien tranchée. La solitude comme une jouissance pour le fils Gregers, « j’ai joui de ma solitude. J’ai eu le loisir de réfléchir à bien des choses. »  Alors que son père, lui,  est terrorisé de se retrouver abandonné : « Seul, je suis seul…Je me suis senti seul toute ma vie. »

J’ETAIS TROP LÂCHE
Son fils, clairvoyant, « je t’ai vu de trop près ! », s’est protégé en s’éloignant de lui « depuis dix-sept ans ». Il refuse de ressembler à ce père détesté et honni. Jusqu’à la ressemblance physique qu’il réfute avec véhémence, « Non, je ressemble à ma mère. Et vous ne l’avez pas oublié, je pense » (à Gina, Acte II).  Il a devant lui désormais un homme qui n’a plus peur, « J’aurais dû agir contre toi, quand on a tendu ce piège au lieutenant Ekdal…Je n’ai pas osé, j’étais trop lâche, trop intimidé. J’avais une telle peur de toi alors, et plus tard encore… » (Acte III), un homme qui peut lui faire face, et qui le connaît totalement, qui n’ignore plus sa puissance de nuisance. Son père le sait bien ; il devra agir différemment pour arriver à ses fins : « Tu veux être indépendant, ne relever de personne, ne rien me devoir. » Il a donc le dessein de lui donner son poste et t’intervertir avec l’usine qu’occupe son fils et créer une « association ». Gregers n’est pas dupe.

IL FAIT BON VIVRE ICI
D’un côté le mensonge et la perfidie représentés par le père Werle.   Il est en fait faible et sa faiblesse est compensée par sa duplicité et son étonnante méchanceté machiavélique. « Le mensonge est la seule et facile ressource de la faiblesse. » (Stendhal)

De l’autre la vérité et la totale franchise de son fils Greger ; Et la vérité n’est pas belle : « -(Gina) Gregers est-il toujours aussi laid ? – (Hjalmar) Il n’est pas bien beau, c’est vrai ».
 Et à côté la transparence, l’innocence, la vérité de Hjalmar «  la vie est une école ». La bonté se contente de peu et se ravit d’un rien, « On a beau être à l’étroit sous notre humble toit, Gina, ce n’en est pas moins notre foyer. Et je te le dis : il fait bon vivre ici. » (Acte II)

 MALADIE ET POISON
Il est bien normal donc que la Vérité et l’Innocence, Gregers et Hjalmar, soient les meilleurs amis. Les deux sont tout autant naïves : (Hjalmar sur les chambellans, Acte II) : « Tout cela s’est passé amicalement. Ils sont tous si aimables, et de bonne composition. Je n’aurais pas voulu les blesser. » Seulement la naïveté n’aime pas cette dureté que porte la vérité. Elle aime les rondeurs douces. « (Hjalmar à Gregers) Ne me parle plus de maladies et de poisons ; je ne me suis pas habitué à ce genre de conversations. Chez moi, on ne parle jamais de choses déplaisantes. » (Acte III)

LA NUIT ETERNELLE
Car il y a les êtres qui voient, Hjalmar par exemple. Et les autres. Il y a ceux qui sont aveuglés par la haine et le désir de posséder  et qui ne chercheront jamais la vérité comme le père Werle. Il y a ceux comme Hedvig, la fille de Hjalmar, « atteinte d’un trouble de vision » ; un trouble qui lui permet de ne pas voir totalement la laideur du monde et des hommes. « Joyeuse et insouciante, c’est en gazouillant, en voletant comme un petit oiseau, qu’elle rentrera dans la nuit éternelle » (Hjalmar à Gregers, Acte II). Mais elle est déjà dans la nuit des hommes comme atteinte par le poison de Werle.

NE PLUS VOIR LE CIEL ET LA TERRE
Il y a ceux qui ne doivent pas voir à l’image de ce canard sauvage blessé par Werle et récupéré par Ekdal dans le grenier. Il vit mais il est devenu complétement domestique, dénaturé. « -(Gregers) Le voici maintenant parfaitement heureux. (Hjalmar) Oui, incroyablement heureux dans ce grenier. Il a engraissé. C’est vrai qu’il est là depuis si longtemps, qu’il aura oublié la vie sauvage et c’est tout ce qu’il faut. –(Gregers) Tu as parfaitement raison Hjalmar. Prends garde seulement qu’il n’aperçoive jamais le ciel et la terre. » Ce qui verront la vraie nature du mal, comme le canard ne s’en remettrons pas. Le canard sauvage vit dans l’illusion et le faux, mais il vit. La vraie nature serait synonyme de fin. Le canard est désaccoutumé, dénaturé.

UN GRENIER EXTRAORDINAIRE
L’atelier de Hjalmar Ekdal symbolise le lieu où se retrouvent toutes les victimes encore vivantes de Werle, jusqu’au canard blessé, jusqu’à ce fils qui décide d’habiter avec Hjalmar. Ce lieu est plus qu’un lieu ; le grenier plus qu’un grenier, « (Hedvig) C’est tout simplement un grenier. – (Gregers) En êtes-vous bien certaine ? – Que c’est un grenier ? – Vous en êtes sûre ? ». C’est l’arche de Noé des estropiés, des victimes voyant au milieu des tempêtes du mal. L’atelier en dehors du monde devient cet espace magique. « – (Gregers) Et là-dedans, c’est un monde à part… J’imagine ? – (Hedvig) Oh oui, tout à fait à part. Et puis il y a tellement de choses extraordinaires ! …De grandes armoires remplies de livres. Et dans plusieurs de ces livres, il y a des images. » (Acte III)

Si cet atelier semble les protéger c’est aussi parce qu’il les éloigne du tumulte extérieur. Les animaux, la vie, l’entente, le savoir, l’artisanat, l’art lui-même. Ils sont comme hors du temps. « – (Hedvig) et puis une grande pendule, avec des figures qui apparaissent. Mais cette pendule ne marche plus. – (Gregers) Le temps s’est arrêté chez le canard sauvage. »


TREIZE A TABLE

Mais un présage funeste se décline au troisième acte. Nous avions au premier, le treize à table. Maintenant Hedvig raconte à Gregers que ces livres aux images inquiétantes, « à la première page, il y a une planche qui représente la Mort avec un sablier et une Vierge. C’est bien laid ! » Elle nous apprend qu’ils ont été apportés par un personnage « que l’on appelait ‘le Hollandais Volant’ ». L’arche de Noé, « chargé de sauvé le naufragé ! Oui, il a fait naufrage, aussitôt que la tempête s’est déchînée sur sa tête »(Acte III), change de statut maritime en prenant une tinte encore plus funeste et maléfique. Devront-il errer sur la terre jusqu’à la fin des siècles ? La vie passe aux rythmes des photographies prisent par Hjalmar et sa fille. Ce sont ces instants fixés sur les clichés que la fillette préfère. « – (Gregers) L’envie ne vous vient-elle jamais de voir vous-même le monde, le vrai monde ? – (Hedvig) – Oh non ! Je veux rester à la maison pour aider papa et maman…Je voudrais surtout graver des images, comme celles qui sont dans les livres anglais. » (Acte III) Et l’avantage des photos c’est que ce sont des instantanés que l’on peut retoucher. Arranger un tant soit peu les défauts de la vie. Hjalmar entend pousser la photographie jusqu’à l’art, « je me suis juré que, du moment où je consacrerais mes forces à ce métier, je saurais l’élever à la dignité d’un art, en même temps que d’une science. »

LA FIEVRE DE PROBITE AIGÜE
C’est la vérité qui sera l’autre poison de la pièce. Relling le pressent à l’Acte III. En parlant de Gregers : « Quel malheur qu’un des puits de mine d’Hoydal n’ait pas conduit cet homme aux enfers ! – (Gina) Jésus ! Pourquoi dites-vous ça ? – (entre les dents) …Malheureusement non. Il n’est pas plus fou que le commun des mortels. Mais il a une maladie dans le corps…Il est atteint d’une fièvre de probité aigüe…Une maladie nationale, mais elle n’apparaît qu’à l’état sporadiqueS’il reste ici, il est capable de vous détruire l’un et l’autre. »

UN OISEAU DE MALHEUR
La famille Ekdal commence à s’en apercevoir : « Ah ! Ce Gregers Werle, ça a toujours été un oiseau de malheur. » (Acte III)

AVOIR TOUT CE QU’IL VOULAIT
Le malheur va venir des confessions de Gregers à Hjalmar. Dans l’acte IV, la paix du ménage se fracture. Le doute est désormais installé au cœur de l’appartement, au cœur de la famille. Gina a-t-elle été l’amante de Werle. Les vérités de Gregers vont faire des ravages. « Est-ce vrai, est-ce possible, qu’il y ait eu quelque chose entre toi et Werle à l’époque où tu servais dans sa maison ? »

Gina avoue dans le même registre de la vérité : « Enfin, il vaut peut-être mieux que tu le saches. Il n’en a pas démordu avant d’avoir tout ce qu’il voulait…Oui,ce n’est pas bien de ma part. J’aurais dû te l’avouer depuis longtemps. » Le mal est fait.

UNE EXISTENCE NOUVELLE
Le plus terrible reste que Gregers est certain d’avoir fait le bien. Hjalmar : « J’ai vécu l’heure la plus amère de ma vie. » Gregers : « Mais aussi la plus pure, n’est-ce pas ? » Hjalmar : « Enfin, pour le moment, c’est finiCette grande explication qui devrait servir de point de départ à une existence nouvelle, à une vie commune fondée sur la vérité, libérée de tout mensonge…J’étais intimement persuadé qu’en entrant je serai ébloui par une lumière de transfiguration illuminant l’époux et l’épouse. Et voici que, devant moi, tout est morne, sombre et triste… » La transfiguration a fait long feu. Elle a raté sa cible. La hache a atteint le tronc familial qui ne tardera plus à tomber. A vouloir enlever le lierre qui se tordait autour du tronc, Gregers a enlevé la seul stabilité qui le retenait.

LE PARDON DE TOUS LES PECHES

La franchise va aider le camp du mal. Elle renforce le lien entre Werle et Madame Sorby. Ils se sont tout dit d’emblée. Ce qui finit par révolter Hjalmar : « Je te dirai donc qu’il y a quelque chose de révoltant, à mon avis, à voir que ce n’est pas moi, mais lui qui contracte en ce moment une véritable union conjugale…Ton père et Mme Sorby vont contracter un pacte conjugal fondé sur une entière franchise de part et d’autre. Il n’y a pas de cachotteries entre eux, pas de mensonge derrière leurs relations. Si j’ose m’exprimer ainsi, ils se sont accordé l’un à l’autre le pardon de tous leurs péchés. » (Acte IV)

Jacky Lavauzelle

traduction de la pièce : Moritz Prozor

Le Canard Sauvage Ibsen

HEDDA GABLER Ibsen – LES INSURMONTABLES COULEURS DU CHAOS

 Henrik IBSEN
HEDDA GABLER
Drame en quatre actes
(1891)




Les insurmontables
couleurs du chaos

Hedda Gabler Norge Henrik Ibsen Affiche plakat picture



Hedda est avant tout cette femme insatisfaite, « horriblement lâche » (Acte II),  et perdue. En se perdant, elle est cette femme qui entraînera les autres dans la déchéance, « le ridicule et la bassesse atteignent comme une malédiction tout ce que j’ai touché » (Acte IV). Insatisfaite de n’avoir pas pu garder  Jørgen, insatisfaite de s’être mariée avec Tesman, insatisfaite de son voyage de noces, de sa vie, de ses amis. Quand Brack lui avoue qu’elle n’est pas heureuse dans le second acte, elle lui répond : « Mon Dieu ! Je ne sais pas pourquoi je serais heureuse. Pourriez-vous me le dire, vous ?…Vous y croyez donc aussi, à cette histoire de désir réalisé ? »



UNE CHOSE SIMPLEMENT RIDICULE
Hedda est une femme perdue, perdue dans les traverses de la vie : «  Oh ! Hedda, Hedda, comment as-tu pu te perdre ainsi ! » lâche Jørgen, Acte II, en parlant de son mariage avec Tesman.

Pourtant, elle aspire à une vie dans le monde, spirituelle, animée et gaie. Elle a, elle est,  tout le contraire. Elle se marie avec un être terne mais refuse la médiocrité de ce quotidien, les études mornes et ennuyeuses, l’absence des mondanités, la tristesse des lieux : « C’est dans ces misérables conditions qu’il me faut vivre maintenant. C’est cela qui rend la vie si navrante ! Une chose simplement ridicule ! » (Acte II)

Quand elle vivait avec Jørgen, le bonheur était différent. Il était caché, dans l’abstraction du monde. De vivre à côté. « Il me semble qu’il y avait quelque chose de beau, de séduisant, je dirais même de courageux dans cette intimité secrète dans cette camaraderie, dont personne ne se doutait. » (Acte II)



UN REFLET DE BEAUTE
Hedda est insatisfaite car profondément contradictoire. Elle veut de l’absolu mais veut vivre des mondanités. Elle ne désire que la beauté, « Voici maintenant que Jørgen a fait quelque chose de grand, où il y a un reflet de beauté » (Acte IV) et se marie avec Tesman.

Quand Hedda dans l’Acte II tire dans le ciel bleu avec son pistolet, c’est que les mots sont impuissants. Quand Hedda tire, c’est qu’elle souhaite depuis longtemps tuer cette vie qui l’assomme  et casser l’ennui du quotidien avec Tesman.  Mais quand Hedda regarde les nuages et l’infini, c’est pour fuir les yeux de taupes de son mari, rat de laboratoire, qui s’enferme un peu plus chaque jour dans des recherches infinies, pointilleuses et vaines : « Il n’a pas de plus grandes joies que de fouiller dans les bibliothèques, de passer des heures à copier des parchemins. Dieu sait quoi, enfin !… Mon cher juge, je me suis considérablement ennuyée

BOURREAU DE L’INDICIBLE
Hedda lance des mots et des appels à l’aide afin d’éloigner le chaos du drame qui s’entend déjà. La balle finale qui rentrera dans la tempe est celle qui vient de se perdre dans le ciel.

Les mots qui seront dits ne seront que des peines pour arriver au dénouement tragique. « Si par chaque mot nous remportons une victoire sur le néant, ce n’est que pour mieux en subir l’empire. Nous mourons en proportion des mots que nous jetons tout autour de nous… Ceux qui parlent n’ont pas de secrets. Et nous parlons tous. Nous nous trahissons, nous exhibons notre cœur ; bourreau de l’indicible, chacun s’acharne à détruire tous les mystères, en commençant par les siens. Et si nous rencontrons les autres, c’est pour nous avilir ensemble dans une course vers le vide… » (Cioran, Précis de Décomposition, Exégèse de la déchéance, Ed Gallimard)



UNE VOCATION : MOURIR D’ENNUI
Avant de mourir, Hedda s’installera au piano et après un court silence, « tout à coup on entend un air de danse endiablée » La musique pour ces mots qui ne passent plus. Elle meure à petit feu tout au long de la pièce. Sorte de Bovary norvégienne, Hedda meure d’ennui. « Il me semble souvent que je n’ai de vocation que pour une seule chose…mourir d’ennui ! » (Acte II)

Comme pour le tir au pistolet de l’Acte II avec Brack, « Trêve de ces plaisanteries-là, pour aujourd’hui ! »,  Tesman la désapprouve dans le dernier acte, en « se précipitant vers le rideau : – Voyons, ma chère Hedda, ne joue pas un d’air de danse ce soir ! Pense à tante Rina ! Pense aussi à Eilert ! »

CES CHOSES-LA NE SE FONT PAS !
Les mots, les armes, la musique, les non-dits, rien ne passe. Hedda est désormais décidée à faire quelque chose de sa vie : « dorénavant, je resterai tranquille (elle referme les rideaux). » Les rideaux de la pièce comme de la vie sont définitivement tombés. Contre les convenances qui par-dessous tout règnent. Les convenances qui ont le mot de la fin ; ce n’est même pas la tristesse qui emportent ses proches, mais la bienséance : « Mais, miséricorde de Dieu, ces choses-là ne se font pas ! » (Brack, Acte IV)

 

Henrik Ibsen Affiche Ecrivain Marat David pour Hedda Gabler



Ibsen dans cette pièce prend le temps d’expliquer en une page le décor des pièces. «Tentures sombres, massifs d’arbres jaunis, un piano, des étagères chargées de bibelots en terre cuite et en majolique, des bouquets de fleurs, des verres posés çà et là, d’épais tapis… »  
Le décor du drame est planté avec d’infinis détails, de multiples séparations qui permettront aux êtres d’évoluer suivant les intrigues et leur statut social. Mais comment s’habitent les espaces ? Comment s’opèrent les rencontres ?

LA VIE N’EST PAS LAMENTABLE MAIS RIDICULE  
Les rencontres ne se font jamais vraiment et les espaces isolent plutôt qu’ils ne protègent. Ibsen souligne dans ses notes sur la pièce que les « hommes et femmes n’appartiennent pas au même siècle ». Aussi, ne pourront-ils jamais communiquer vraiment. Et quand la rencontre se fait, elle fait long feu, elle loupe le coche. Ce n’est plus une question de niveau mais de décalage. « La vie n’est pas lamentable… La vie est ridicule… Et on ne peut la supporter » souligne Ibsen dans ses notes d’Hedda.

Quand Ibsen pose les cadres, les pleins, c’est pour mieux y installer un vide avec quelques objets à couleur de chaos. La chute vertigineuse après la lente ascension.

Comme Jørgen qui cherche les clés du monde et de la connaissance globale finira dans un cloaque infâme. « Le désespoir de H. L. [Lövborg] consiste en ce qu’il veut dominer le monde et ne peut se dominer lui-même. » (Notes d’Ibsen sur Hedda Gabler)

JE VEUX TOUT ET RESTER PURE
Comme l’enfant de Jørgen, porteur de la somme de la connaissance et de l’ambition, qui ne naîtra jamais. Comme le manuscrit révolutionnaire et novateur, accessible à tous, « à la portée de tout le monde », qui finira dans les flammes.

Comme Hedda dont « l’exigence fondamentale d’Hedda est : Je veux tout savoir, mais me garder pure ! … La pâle beauté, en apparence froide. Demande beaucoup à la vie et à la joie de vivre. » (Notes d’Ibsen) Qui trop embrasse, mal étreint. Qui veut le tout ne récolte que le néant.

L’IMPETUEUX BESOIN DE L’EXCES
Elle souhaite ce tout sans direction précise. Hedda est un bateau ivre à la dérive à trop vouloir naviguer. Témoin de ce monde qui passe sans y prendre sa part. Témoin qui voudrait vivre mais qui a perdu le mode d’emploi et la carte. « Le désespoir d’Hedda est de se dire qu’il existe sûrement tant de possibilités de bonheur dans le monde, mais qu’elle ne peut pas les discerner. C’est le manque d’un but dans la vie qui est son tourment. C’est toujours dans la proximité de Hedda que survient chez E. L. [Lövborg] l’impétueux besoin des excès. » (Notes d’Ibsen)

Les multiples détails posent un intérieur bourgeois qui servira de prison à Hedda qui n’en sortira plus. Déjà, dès l’ouverture de la pièce, la terre cuite comme des urnes funéraires, l’épaisseur des tapis comme des draps mortuaires, les bouquets de fleurs comme gerbes présentées au défunt, jusqu’à la nature jaunie, sentent la mort et l’étouffement.  

APLANIR LE CHEMIN
Comme le père tutélaire d’Hedda, le général, qui lui laisse en héritage le pistolet,  funeste présage, qui lui donnera la mort ou la délivrance.

Comme toujours dans Ibsen, les pièces et les espaces sont toujours délimités, compartimentés à l’image des êtres qui y circulent. Les êtres sont dans des enclos grillagés. Mademoiselle Juliane Tesman, la tante de Jørgen, utilise alors le vocabulaire des terrassiers : « Y a-t-il pour moi d’autres bonheur au monde que d’aplanir ton chemin ? Toi qui n’as eu ni père ni mère pour te chérir ! Il y a eu des heures noires, c’est vrai. Mais, grâce à Dieu, tu es arrivé, Jørgen ! » (Acte I)

ETERNELLEMENT AVEC LA MÊME PERSONNE
Les êtres sont classés par couches difficilement échangeables. Et il faut des efforts surhumains pour s’élever dans la société. Une fois dans une cette nouvelle strate, l’individu est déraciné, incomplet. D’imparfait à incomplet, l’individu est toujours tronqué d’une partie qu’il recherche en vain à reconquérir.

Hedda n’échappe pas à cette fatalité. Son désespoir c’est de s’être mariée avec Tesman. Lors de son voyage de noce, ce qui l’assomme c’est d’être face au choix qu’elle a fait. Elle s’est mise elle-même dans cette prison : « Toute une demi-année sans rencontrer âme qui vive de notre cercle intime ! …Personne à qui parler de nos petites affaires !…Et puis, ce qu’il y avait de plus insupportable, c’était…d’être toujours, éternellement, avec la même personne…J’ai dit : toujours, éternellement. » (Acte II)

L’EMOTION DANS LES PANTOUFLES
La séparation des personnages dans le temps. Jørgen se retrouve dans le passé, laborieux et soucieux de son petit confort et Eilert Løvborg dans la prospection, projeté dans le futur et l’anticipation. Le premier est ému de retrouver ses vieilles pantoufles comme s’il découvrait une des merveilles du monde. « C’est tante Rina qui me les as brodées dans son lit. Malade comme elle était ! Oh ! Tu ne sais pas tous les souvenirs qui s’y rattachent, à ces pantoufles. »

 Jørgen navigue dans les archives et dans le Moyen Âge à étudier « l’industrie domestique dans le Brabant ». Comme le souligne Mlle Tesman : « Ah oui ! Collectionner, mettre en ordre, tu t’y entends bien. » Sa lune de miel avec la belle Tesman s’est passée à étudier encore et encore jusqu’à ne plus voir l’ennuie qu’il procurait à sa jeune épouse : « Pense donc, tante ! Cette petite malle était toute bondée de notes et de copies. C’est incroyable, ce que j’ai trouvé de choses dans ces archives. De vieux documents, intéressants au plus haut point, et dont personne n’avait connaissance. – (Mlle Tesman) Oui, oui, Jørgen. Tu n’auras pas perdu ton temps, pendant ton voyage de noces. » (Acte I)
Eilert va publier un nouveau livre révolutionnaire. Déjà sa publication sur « la marche générale de la civilisation » montre qu’il est dans le mouvement.

NOUS NE NOUS ENTENDONS SUR RIEN
Le temps se décline aussi avec l’âge. Le mari de Madame Elvsted, par exemple, le préfet : « Il me semble qu’il doit être trop âgé pour toi. Il y a bien vingt ans de différence entre vous. » (à Hedda, Acte I) Mais cette différence n’est pas la plus terrible. Les êtres sont ensembles mais si différents qu’ils ne communiquent jamais : « Tout en lui est antipathique ! Nous n’avons pas une pensée en commun. Nous ne nous entendons sur rien, lui et moi. »

JE NE COÛTE PAS CHER
Les êtres sont là, fonctionnels, comme des parures ou des objets du quotidien : « Je lui suis utile, voilà tout. Et puis je ne coûte pas cher. »

La séparation marque les couples, comme Jørgen et sa femme Hedda, si différente. Comme Madame Elvsted et son mari. –« (Hedda) Il me semble qu’il doit être trop âgé pour toi. Il y a bien vingt ans de différence entre vous deux. » 

Mais toutes ces séparations sont vaines. Elles ne servent qu’à rendre juste vivable ce présent insensé. Le manuscrit de Jørgen que brûle Hedda sur la compréhension de notre futur est aussi à l’image de ce que donne l’homme : des grandes idées et des petites réalisations. Comme le souligne Ibsen dans ses notes : « Et alors, les deux sont assis devant le manuscrit qu’ils ne peuvent comprendre. Et la tante est avec eux. Quelle ironie sur l’effort humain vers le développement et le progrès. »

« Chacun de nous est né avec une dose de pureté, prédestinée à être corrompue par le commerce avec les hommes, par ce péché contre la solitude. » (Cioran, Précis de Décomposition, Exégèse de la déchéance, Ed. Gallimard)

Jacky Lavauzelle

Trad Moritz Prozor

Hedda Gabler Ibsen

 

 

UNE MAISON DE POUPEE Ibsen – LA METAMORHOSE DU MOINEAU

Henrik IBSEN
Une Maison de poupée
Et dukkehjem
(1879)





 Et dukkehjem Henrik Ibsen Une Maison de poupée

La METAMORHOSE
d
u MOINEAU

Dans ses notes d’Hedda Gebler, Ibsen notait que « hommes et femmes n’appartiennent pas au même siècle ». Nora ne sera jamais dans le même temps que son mari, l’avocat Torvald Helmer. Torvald, lui, reste dans un continuum temporel pendant les trois actes de la pièce. « Une femme ne peut pas être elle-même dans la société contemporaine, c’est une société d’hommes avec des lois écrites par les hommes, dont les conseillers et les juges évaluent le comportement féminin à partir d’un point de vue masculin » (Ibsen)



UN HOMME MORALEMENT PERDU
L’homme de la pièce, Torvald semble être un roc face à la fragile Nora. Inflexible, toujours égal. Il pense s’être fait seul et n’imagine pas une seconde que Nora l’a sauvé. Torvald est un homme avec toutes ses certitudes : « Torvald, avec son amour-propre d’homme, comme cela lui serait pénible ! Quelle humiliation que d’apprendre qu’il me devait quelque chose ! Cela aurait bouleversé tous nos rapports ; notre doux ménage, si heureux, ne serait plus ce qu’il est. » Il abhorre le mensonge et pense vivre dans un univers aseptisé où ses enfants pourraient grandir dans la Vérité Absolue, «  Krostad, pendant des années, a empoisonné ses propres enfants de son atmosphère de mensonge et de dissimulation. Voilà pourquoi je l’appelle un homme moralement perdu …Je ressens littéralement un malaise physique auprès de gens pareilsMa petite Nora, il y a une grande différence entre ton père et moi. Ton père n’était pas un fonctionnaire irréprochable. Et moi je le suis et j’espère le rester tant que je garderai ma situation. » Torvald, un homme moralement incorruptible !

Ibsen Une Maison de poupée Munch Et Dukkehjem



TROIS TEMPORALITES
Trois actes, trois Nora, trois temporalités.

La première, la Nora du passé, de la tradition, de la soumission, la Nora enfant. Dans l’Acte II, une Nora du présent, dans l’inquiétude, voire la peur. Une dernière Nora qui se jette dans l’inconnu, forte, décidée, prenant son destin en main. Une Nora enfin adulte et maîtresse de sa destinée. Une Nora féministe ? Une Nora porteur des valeurs humanistes et d’égalité ?

Dans un intérieur bourgeois, Nora, héroïne ibsénienne, gracieuse et belle, toujours attirante et convoitée par les hommes qui gravitent autour de la pièce, ici Rank, le docteur. Magnifique oiseau domestiqué, une alouette, un écureuil, un « petit étourneau ». La vie est rythmée depuis des années aux rythmes des saisons. La vie tranquille sur des rails en ligne droite. Helmer, le moraliste bourgeois, la réprimande continuellement, gentiment, paternellement : « l’alouette ne doit pas traîner l’aile…Comment s’appelle l’oiseau qui gaspille sans cesse ?…Mon petit oiseau chanteur ne doit plus jamais faire. Un oiseau chanteur doit avoir le bec pur, pour pouvoir gazouiller juste…Jamais de fosses notes… Tu es une singulière petite personne ? Absolument comme ton père…L’argent coule entre tes doigts… »

Nora est soumise à son mari, totalement, corps et âme : « l’idée ne me viendrait pas de faire quelque chose qui te déplaiseJe ne veux penser qu’à toi



TU ES UNE ENFANT !
Nora n’est qu’une enfant aux yeux de son mari. Mais les autres la voient aussi ainsi. Son amie Kristine Linde : « Nora, Nora, à ton âge, tu n’es pas encore raisonnable ? À l’école tu étais une grande gaspilleuse… Mon Dieu, de petits ouvrages à la main, et des babioles de ce genre…Tu es une enfant, Nora. » Et Nora se sent bien dans ce rôle de femme attentionnée, attendant son mari dans une tenue agréable, « c’est si doux d’être coquette. »

Si heureuse et sereine dans son rôle de mère-enfant, que Kristine ne pense même pas qu’elle puisse avoir le moindre souci : « Comme c’est gentil à toi qui connais si peu les misères et les désagréments de la vie. »  C’est à ce moment qu’apparaît la « faille » de Nora qui comme le premier coup de la hache finira par réveiller l’arbre endormi depuis la nuit des temps. « Tu es comme les autres. Vous croyez tous que je suis bonne à rien de sérieux. » Avec l’emprunt pour sauver son mari, trop fier pour comprendre la portée de son geste, Nora va découvrir une nouvelle vision du monde. Elle pourrait prendre son destin en main : « Oh ! Souvent j’étais fatiguée, fatiguée ! Pourtant, c’était bien amusant de travailler pour gagner de l’argent. Il me semblait presque que j’étais un homme. »

Ibsen Henrik portrait par Eilif Peterssen 1895

QUOIQUE FEMME …
Ibsen brosse le portrait de nombreuses femmes de son époque, soumises par la naissance et par le mariage à l’homme : « Une femme mariée ne peut pas emprunter sans le consentement de son mariOn a un peu d’influence, je pense. Quoique femme, il n’est pas dit que… »




Le second acte montre une Nora inquiète et suppliante : « Avec quelle impatience je t’ai attendu…Que vas-tu faire ?…Il est temps encore…Jamais tu ne feras cela !…Tout plutôt que cela ! Du secours ! Un moyen…Le docteur Rank !… Tout au monde plutôt que cela ! »  Mais aussi consciente des enjeux.  Déjà, elle sait que la Nora soumise est morte et que l’heure du choix est venue : (à Anne-Marie, la bonne d’enfants) « Vois-tu, à l’avenir, je ne pourrai plus être si souvent avec eux… Crois-tu qu’ils oublieraient leur maman si elle s’en allait pour toujours ?»

TRENTE ET UNE HEURE A VIVRE
La soumission est encore là, mais l’esprit n’est plus le même. « Oui, Torvald le veut…Torvald a le grand talent de rendre la maison agréable et accueillante…Il veut que je sois à lui tout seul, comme il dit. » Mais Nora est lasse de ces imbroglios et fatiguée d’être découverte d’un moment à l’autre pour une faute commise de bonne foi. « Il faut que je sorte de cette affaire. Elle aussi s’est faite à mon insu. Il faut que ça finisse. »

Nora montre cette peur qu’elle finira par maîtriser avec une force rude presqu’inhumaine. Ces derniers mots de l’acte sont glaciaux, tout est déjà prêt, sa décision est prise : «  Il est cinq heures. D’ici minuit, sept heures. Puis vingt-quatre heures jusqu’à minuit prochain. Alors la tarentelle sera dansée. Vingt-quatre et sept ? J’ai trente et une heures à vivre. »

NON, NON, NON
Le dernier acte nous apporte une Nora décidée, sûre de son choix et de sa décision. Le premier mot qu’elle prononce lors de son entrée : « Non ». Pas une fois, mais trois.  Elle n’est plus la femme soumise mais volontaire. Elle se rebelle contre cette autorité tutélaire. « Non, non, non je ne veux pas rentrer : je veux remonter, je ne veux pas me retirer si tôt. »

Les amis ne voient encore rien. L’explication reste entre Nora et son mari. Alors que la bataille fait rage, Rank croit se retrouver dans le même havre ‘paradisiaque’ : « Le voici donc, ce foyer  si cher, si familier. Chez vous, c’est la paix et le bien-être, que vous êtes heureux ! »



AU MOINS, JE DOIS ESSAYER
Nora décide d’être libre afin de faire ses choix. Rester ce serait subir les mêmes privations et les mêmes obligations. « Je crois qu’avant tout je suis un être humain, au même titre que toi… ou au moins je dois essayer de le devenir. […] Mais je n’ai plus le moyen  de songer à ce que disent les hommes et à ce qu’on imprime dans les livres. Il faut que je me fasse moi-même des idées là-dessus, et que j’essaye de me rendre compte de tout. » Un homme sur deux est une femme, disait un slogan féministe. Nora veut simplement être libre. Dans ce sens, elle ne veut plus dépendre de quelqu’un, et être responsable. Pour cela, elle doit être l’égal d’Helmer. Et pour cela, elle doit faire le sacrifice suprême : quitter ses enfants qu’elle adore.

DE LA POUPEE DE PAPA A LA POUPEE DU MARI
Nora refuse le deal de son mari. Le second acte est passé par là. « J’ai soutenu une lutte violente pendant ces trois jours. » Quelque chose d’inéluctable s’est réveillée. Seul Helmer pense encore pouvoir revenir en arrière, rembobiner le film, et reprendre son « petit oiseau effarouché »

Mais Nora ne veut plus du rôle subalterne que les hommes lui octroient depuis sa naissance : « Quand j’étais chez papa, il m’exposait ses idées et je les partageais. Si j’en avais d’autres, je les cachais ? Il n’aurait pas aimé cela. Il m’appelait sa petite poupée et jouait avec moi comme je jouais avec mes poupées. Puis je suis venue à toi…Je veux dire que, des mains de papa, je suis passée dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût et ce goût je le partageais, ou bien je faisais semblant, je ne sais pas au juste…En jetant maintenant un regard en arrière, il me semble que j’ai vécu ici comme vivent les pauvres gens…au jour le jour. »

L’ÊTRE HUMAIN EN GENERAL
Nora est donc totalement féministe. Même si Ibsen voit le problème avec un angle plus large : « Je ne saurais même pas dire exactement ce qu’est le féminisme. J’y ai vu pour ma part une cause qui concerne l’être humain en général. […] Ma mission a été de peindre des caractères. […] J’ai toujours considéré que ma mission était d’élever le pays et d’amener le peuple à un niveau plus élevé. « 

Nous rejoignions Ibsen avec le slogan féministe : « À toutes celles qui savent que le monde sera féministe ou restera barbare » Nora, elle, a fait son choix !

Jacky Lavauzelle

Trad. Moritz Prozor
(norske Teater)

La Maison de Poupée Ibsen

LOVECRAFT : LISA BOUDET-VALETTE DANS LES COULISSES DE L’AU-DELA

LOVECRAFT

Récits macabres et fantastiques
(d’après l’oeuvre de Lovecraft)

(Théâtre Le Fil à Plomb – Toulouse)lisa Boudet Valette Hégérie Lovecraftienne Récits Macabres et Fantastiques



LISA BOUDET-VALETTE dans
les coulisses de l’au-delà

 Vous ne viendrez pas voir une pièce de théâtre, quand vous verrez les Récits Macabres et Fantastiques. Vous viendrez, comme pour une initiation ou une invitation au voyage, vivre une expérience unique dans la brume temporelle lovecraftienne, à travers vos peurs et vos désirs les plus enfouis.



NE PLUS VIVRE LE MONDE TEL QU’ON LE CONNAÎT
D’emblée, dans la pièce Récits Macabres et Fantastiques, d’après les romans de Lovecraft, la notion élastique du temps, non linéaire du temps empli autant le spectacle que les spectateurs. Cette notion floue sans les repères habituels et dont les trois éléments, le passé, le présent et le futur, s’interpénètrent sur trois histoires en harmonie. Comme dans le Livre noir, les thématiques temporels sont là : « Le moment présent n’est qu’un point isolé dans une infinité grise et sans forme » (Le Livre noir, Ed. Pocket, trad. ) « Par la suite je ne vis jamais plus le monde tel que je l’avais connu. Mêlés à la scène précédente, il y avait toujours un peu de passé ou un peu de l’avenir ».




recits macabres et fantastiques d'après LOVECRAFT

 

UNE ACTRICE LOVECRAFTIENNE PAR EXCELLENCE
Sûrement de tous les acteurs actuels, Lisa Boudet-Valette est une des rares à pouvoir nous faire monter à bord du vaisseau avec cette ironie et cette harmonie d’interprétation. Une des rares à nous amener dans les coulisses de la mort et de l’au-delà. Le visage blanc, mortuaire. Les trois intrigues, Le Cauchemar d’Innsmouth, La Maison de la sorcière et Les Chats d’Ulthar, nous enveloppent de leurs forces surnaturelles et redoutablement macabres. Chaque cri, chaque pas sont accompagnés par les dysharmonies mélodiques et tranchantes de Simon Kastelnik. Une partition dans l’esprit de l’au-delà qui souligne et renforce les respirations haletantes, craquantes, qui plongent dans le profond de la chair, dans un camaïeu de viscères.

UN SON QUI TRANSPERCE LE REEL
Ce que donne Kastelnik n’est pas du son mais de la forme. Comme des vibrations maléfiques qui épaississaient le noir de la salle et les expressions du plaisir de la délectation macabre de l’actrice. Le son a son histoire ; il emporte en lui l’éternelle malédiction qui saupoudre la pièce.  

Les repères qui initialement sont connus et marqués, une date, une route, un village, glissent, petit à petit, dans une extrême confusion. Nous sommes dans la cassure de la limite. La limite de l’âge, dans le Cauchemar d’Innsmouth, le jeune homme va fêter sa majorité dans la Nouvelle-Angleterre. Notre héros passe les lignes de démarcation et des frontières, du monde humain au monde animal, puis du monde animal au monde végétal pour finir avec le monde aquatique. Une limite entre la raison et la folie. Entre la réalité et les rêves. Une trace de sang pour signifier que le rêve n’était pas qu’une simple illusion.



LA DECOUVERTE TOUJOURS PLUS FORTE DE L’ETRANGE ET DE L’INCONNU
Lisa Boudet-Valette plonge et nous plonge d’un territoire à l’autre. En respiration rapide, en espace clos. Lisa est toujours sur la ligne, sur la corde endiablée et ensorcelée. Sur la frontière. Là où le plaisir de la découverte de l’étrange et de l’inconnu se montre toujours plus fort. Plus vrai. Elle est le lien entre ces personnages abandonnés de tous, recroquevillés dans leur monde. Si différents et pourtant si proches de nous. Parmi ces gens hors monde, notre actrice nous les dépeint réels, vraisemblables. Le lit de l’hôtel, une civière de la morgue, recrée par son regard et sa présence la chambre, l’hôtel, le village et le drame.

Il n’y a nulle immoralité mais une moralité d’un autre monde, d’un autre pays ou d’un autre continent. Il y a juste la voix sobre qui nous conduit au moment présent. Ce sont les autres, les yeux des autres ou de cette glace qui indiquent et soulignent une métamorphose. Un portrait d’un aïeul, étrange et étranger depuis tant d’années, et devenus si familier.

Le retour des expériences fait que le monde connu d’avant s’est lui-même transformé. Car le protagoniste n’est plus le même. Il a pris de cette histoire et en fait partie intégralement. Il est l’histoire vécue dans la chair.

Le Cauchemar d’Innsmouth
Deux lumières, comme deux yeux glauques, sont pendues dans le noir de la salle. La voix qui nous parle vient de derrière nous, d’outre-tombe, aux relents glaciaux, un rien mécanique, inhumaine ; une voix qui vient de loin et qui en a vu, qui a vu maintes et maintes catastrophes. Nous revenons au 16 juillet 1927. Une enquête, une action gouvernementale. La voix nous rappelle l’histoire inquiétante que les percussions soulignent. Un jeune homme fête sa majorité dans la Nouvelle-Angleterre. Une ville attire la répugnance de tous : Innsmouth. Rien de tel pour attirer notre jeune homme à la découverte de la vie et des extrêmes. Le geste est précis, calibré. Impeccable. La voix est devenue velouté quand un sourire plisse les lèvres d’une nouvelle Joconde énigmatique. L’excitation montra crescendo jusqu’à Innsmouth, avec une traversée par bus chaotique au son des cymbales, des scies, du xylophone et des marteaux.




La Maison de la sorcière
« Les rêves de Guillman étaient, en général, des plongées à travers des abîmes infinis de crépuscules indiciblement colorés … des abîmes dont les propriétés physiques et gravitationnelles comme les relations avec sa propre essence échappaient à toute tentative d’explication…»

Les Chats d’Ulthar

« On dit qu’à Ulthar, nul n’a le droit de tuer un chat ; le chat est un animal mystérieux, familier des choses étranges que les hommes ne peuvent pas déceler. Il est l’âme de l’ancienne Egypte, l’héritier de la séculaire et sinistre Afrique… » A Ulthar, un couple âgé prend plaisir à tuer les chats des voisins…

Dans ce triptyque riche d’expériences lovecraftienne, Lisa et les sonorités de Simon nous font vivre la douce et amère beauté du drame dans ces mondes troubles et inquiétants. C’est la curiosité qui pousse nos personnages à nous plonger dans des raccourcis vers l’inquiétude et l’effroi. Mais comme le chat, nous rebondissons de peur en peur, étonné encore que déjà le rideau se lève.

Nous n’aurons plus qu’à revenir …et en attendant relire encore et encore les nouvelles de lovecraft, pour patienter.

Jacky Lavauzelle

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Récits macabres et fantastiques

Mise en scène d’Ivan Herisson, d’après des textes de LOVECRAFT

Création musicale de Simon Kastelnik
avec Lisa Boudet-Valette & Simon Kastelnik

 

MOLIERE & SON OMBRE (Jacques RICHEPIN) : L’HEURE DU BILAN

Jacques RICHEPIN
20 mars 1880 – 2 septembre 1946

 

 

MOLIERE &
son ombre

 Molière et son Ombre Jean Richepin Pièce en un acte ArtgitatoPièce en un acte




1
ère au Théâtre de la Renaissance, le 9 février 1922

A l’occasion du tricentenaire de la mort de Molière
Mise en scène Cora Laparcerie-Richepin




L’Heure du bilan
 Maison de Molière. Nous sommes le 12 février 1673. C’est l’heure du bilan, à cinq jours de sa mort. L’homme est là, immense ; mais la maladie s’immisce dans ce corps et montre son visage. Déjà. La vie paraît-il défile dans les derniers instants.  Jacques Richepin s’y colle et convoque tous ces personnages devenus de véritables  monstres tutélaires incontournables. Molière, cinquante ans, à peine, évoque ses créations, ses manques, ses plaisirs, expliquent ses choix et le sens de son œuvre.



AU VOLEUR ! A L’ASSASSIN ! AU MEURTRIER !

Jacques Richepin, à travers 10 scènes, nous apporte sur la scène une grande partie de ses créatures ou de ses contemporains comme l’acteur Scaramouche. Les fantômes qui défilent devant lui et qui lui font la réplique : Monsieur Jourdain, le vaniteux et capricieux du Bourgeois gentilhomme, Trissotin, le faux savant pédant des Femmes savantes, Vadius, l’autre pédant ami et rival de Trissotin, Diafoirus et son fils, le médecin pédant et son fils que l’on veut marier à Angélique dans Le Malade imaginaire, Arnolphe, ce bourgeois qui garde Agnès ignorante afin de l’épouser dans l’Ecole des femmes, Sganarelle, bourgeois de Paris et cocu imaginaire, George Dandin le paysan ennoblit en George de la Dandinière, Scaramouche, Madame Pernelle, la mère d’Orgon qui, hypnotisée par Tartuffe, le  trouve formidable et évidemment très respectable, Tartuffe lui-même. Et ceux qui ne se déplacent pas, sont évoqués par l’Ombre de Molière : Harpagon, qui cherche encore et encore sa malheureuse cassette dans l’Avare, Au voleur ! Au voleur ! A l’assassin ! Au meurtrier !, Don Juan et Le Commandeur, Henriette, naturelle et enjouée, amoureuse de Clitandre dans les Femmes savantes, Angélique, l’épouse rebelle de George Dandin, Mariane, aimée d’Harpagon, elle qui préfère le fils  Cléante, Élmire, la discrète et intelligente femme du naïf Orgon dans Tartuffe…



LES PERSONNAGES CONVOQUES

Richepin amène au-devant de la scène d’abord les personnages négatifs, immoraux, pédants et fourbes, le plus souvent des hommes, pour nous apporter enfin les personnages plus positifs, entreprenants et intelligents, généralement des femmes. Celle qui lui fait la réplique pour son introspection est une autre femme, une Ombre, toujours présente, évidemment discrète, rapporteur objectif des actes de l’auteur.

La pièce débute par une Epitre dédicatoire, lettre lue par un orateur devant le rideau, au Ministre de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts de l’époque, Léon Bérard, l’homme qui rendit obligatoire l’étude du latin dès la sixième, qui répondit même à Edouard Herriot en latin dans l’hémicycle de la Chambre, pourfendeur aussi de l’esperanto. C’est pour cela que Jacques Richepin le titille dans cette Epitre : « On sait que l’éclat de votre mérite n’est point renfermé dans cette direction experte de notre docte Université, et dans cette Défense et Illustration de la langue française, fille du grec et du latin, à quoi vous vous employez avec tant de constante réussite… »

IL COMPTE SUR SON MOIS LE MOUCHEUR DE CHANDELLE



La première scène met en opposition Molière et La Grange. C’est la question de l’argent qui est au coeur, c’est le nerf de la guerre. « Comme on voit aujourd’hui la recette a baissé ! » Pour La Grange, « un grand poète comme vous, un grand esprit doit mépriser la foule ignare », foule que Molière trouve, lui, « souveraine ». L’art doit-il être au service du peuple ou de la création pure ? L’argent est un moyen, non une fin, « hélas ! l’argent, d’abord l’argent. »  Courir après le temps et peu souvent le temps de la réflexion : « Trente ans…depuis trente ans je cours après la chance ! Rêver une œuvre haute, une œuvre de beauté, travailler pour l’honneur, pour la postérité, je n’ai pas pu…Ce sont des plaisirs de gens riches ! Au jeu, Molière, au jeu ! » Une troupe, ce sont d’abord des responsabilités, des obligations qui ne sont pas seulement liées à la création et à l’inventivité, des obligations bassement matérielles, mais incontournables, il faut faire vivre tout ce monde : « des gens vivent de vous, obscurs, humbles, fidèles…Il compte sur son mois, le moucheur de chandelle ! Au travail ! Le roi dans huit jours veut un ballet. Pour le public, c’est une farce qui lui plaît. Au travail ! Les loyers sont en retard : le peintre veut son argent : il faut des cordes pour le cintre ! Ainsi poussé, traqué, torturé, tiraillé, voilà pendant trente ans comment j’ai travaillé ! » L’urgence est dans sa création. Fait partie de l’oeuvre. L’urgence, ce temps qui nous manque et qui apporte parmi les plus belles des créations de la littérature mondiale. Peut-être aussi cgrâce à cette urgence qui donne ce rythme puissant et rapide, cette vie intemporelle aux personnages.

A L’ASSAUT DES MECHANTS ET DES COQUINS

L’Ombre est ce personnage qui  donne ensuite la réplique à notre écrivain. Nous ne sommes plus dans les questions pécuniaires, mais sur la carte des partenaires. Qui sont les amis et les ennemis ? Mentir ou dire vrai ? Qui sont les victimes ? « Je crois avoir choisi justement mes victimes ; je n’ai cherché querelle et n’ai donné l’assaut qu’aux méchants, qu’aux coquins, qu’aux fourbes et aux sots…Oui, c’est un cauchemar parfois qui me poursuit ; j’entends des cris, j’entends des rires dans la nuit, des grincements de dents, des plaintes, des reproches… »

L’AVEUGLEMENT DE LA NATURE HUMAINE

Vient le temps des confrontations à partir de la scène quatre et c’est Monsieur Jourdain qui ouvre le bal. Ces personnages liés à la plume peuvent enfin avoir la réplique et demander des explications. Un Jourdain avec des œillères, et comme dirait l’Ombre : « Tel est l’aveuglement de la nature humaine ! ». Jourdain ne comprend pas ce qu’on lui reproche. La vanité n’a pas changé de rive : « Je danse à ravir ! …Je suis sublime quand je chante…et très fort, oui, très fort à l’escrime ! J’ai de l’esprit et je m’habille galamment ! Je suis un grand seigneur…un héros…un amant. » Jourdain poursuit sa nature un peu plus dans le ridicule qui depuis bien longtemps ne tue plus.




LES FINS DE MOIS DIFFICILES

Au seul nom de paiement, voici Harpagon qui déboule et occupe la quatrième scène. Toujours surexcité et obsédé par la perte de la trop fameuse cassette. « Tu dois connaître le voleur ! Valère…Mariane ou l’infâme Frosine ? Maître Jacque… ? Il boit mon argent dans ma cuisse ! » et que ces problèmes d’argent, Molière, lui aussi, ne les connaît-il pas ? « Tu te souviens des fins de mois où pour ta paye il te manquait quelques pistoles. » Molière aurait bien fait d’être plus économe, sous-entend-il. Mais l’Ombre vient à son secours : « Molière, avoir souffert par l’argent ! Tu verras que l’on n’en rira pas…Molière, on te plaindra. »

LUI, IL A TOUT APPRIS

Scène V. Arrivent, tels des chiens sur un os, Trissotin et Vadius qui veulent en découdre, « Ah ! Puissions-nous l’étrangler ! » Molière ne sait pas écrire, « il écrit comme il parle… », vulgairement. L’académisme ne peut supporter les écarts de langage. L’Ombre qui règle le jeu. Molière connaît la vraie vie, simplement : «  ce qui vous gêne en lui, c’est qu’il ait osé vivre. Car ce n’est qu’en vivant, lui, qu’il a tout appris. Il a cueilli la joie à la bouche qui rit et surpris la douleur dans les yeux pleins de larmes. La vie avec ses deuils, ses plaisirs, ses alarmes, elle est dans les héros faits de chair et de sang. Il écrit ce qu’il voit ; il écrit ce qu’il sent ; et c’est cela, malgré vos rages dérisoires, qui fera vos remords et qui fera sa gloire. »

PAR LES MOTS, AIDER LES GENS A VIVRE

Il ne manquait que les médecins que Molière a souvent bien traités. Et c’est une vision cauchemardesque pour Molière de voir débouler et Diafoirus et son fils, toujours à l’affût de la moindre saignée et du plus satanique lavement. Si Molière vend des illusions, celles-ci, contrairement à leurs médecines, « aident les gens à vivre » sans les précipiter vers l’au-delà. A Diafoirus, l’Ombre réplique : « Ce que vous leur vendez n’a pas le même prix, puisque lui fait mourir et que toi tu guéris ! »

TAIS-TOI, MOLIERE !

Scène VII, la scène des « cocus » qui demandent si Molière, à leur encontre, n’a pas de remords. L’Ombre dans cette affaire demande à Molière de la retenue : «Tu ne fus sûr de rien…Garde-toi d’en parler !…Tais-toi Molière !… Tais-toi, Molière ! » Mais l’amour est un domaine bien particulier où « quand on aime, on supporte tout, sauf l’abandon. »

JE FUS TON PREMIER MAÎTRE EN COMEDIE

La jeunesse et la formation de Molière constitue le cœur de la scène suivante avec son maître Scaramouche et tout ce qu’il lui doit : « c’est moi qui fus ton premier maître en comédie, qui t’appris comment, nez au vent, mine hardie, on marche, on saute, on danse, on couche, on s’assied, on fait le matamore, on fait le grimacier…Plus d’un tour de bâton que tu pris dans mon sac. » Tout le secret des mouvements, de la dynamique propre à la Commedia dell’arte.

DIEU SEUL RECONNAÎT LES SIENS

Madame Pernelle court derrière le fieffé Tartuffe, le faquin et l’imposteur dès l’entrée de la neuvième scène. L’une séduite et l’autre séducteur. L’un et l’autre n’ont rien à être sauvé : « Tout m’indigne en vous deux, et tout me scandalise, votre vertu bourgeoise…et sa vertu d’église.» Car pire que le jugement des hommes, il y a le jugement de Dieu : (L’Ombre) « Pour les croyants, les vrais, l’Eglise ce n’est rien, et c’est Dieu seul, là-haut, qui reconnaît les siens ! »

APAISER ET CONSOLER MOLIERE

Dans cette scène et après avoir déroulé l’ensemble des tares de sa société comme autant de niveaux dignes de la Divine Comédie, Molière et son Ombre crient : « Assez ! Assez de cet horrible cauchemar ! » Assez de ces laideurs et de ces monstres humains. « Non ! Plus ces yeux mauvais… ces visages hideux…Mon Ombre, puisqu’enfin nous voici seuls tous deux, toi qui m’as vu souffrir, qui me plains et qui m’aimes, ne trouveras-tu rien en cette heure suprême, parmi tout ce passé contre moi rassemblé pour apaiser Molière…et pour le consoler… ! » Viendrons les Henriette, Angélique, Mariane, Elise, Dorine, Toinette ou Elmire.

Le « bonheur s’achève » avec la dernière et dixième scène. De retour avec le La Grange de la première scène. Des sanglots et des rêves.

Jacky Lavauzelle

Texte : LA PETITE ILLUSTRATION n°84 du 11 février 1922
Théâtre – Nouvelle Série – N°61
Spectacle monté à l’occasion du tricentenaire de Molière
Molière était joué par Georges Colin lors de la première & l’Ombre par Cora Laparcerie
Mise en scène par Mme Cora Laparcerie-Richepin

 

 

 

 

 

MAURICE ROSTAND LA MORT DE MOLIERE – LE FEU DE LA TERRE

MAURICE ROSTAND
26 mai 1891- 21 février 1968

 

 

 La Mort de Molière

Théâtre Sarah-Bernhardt
Ecrit à l’occasion du tricentenaire de Molière
Poème Dramatique
En un acte




Molière d'après Nicolas_Mignard (1658) artgitato La Mort de Molière Maurice RostandLE FEU DE LA TERRE
de Maurice Rostand




Nous sommes avec Molière dans son théâtre, au Palais Royal, « vide après le spectacle. On a enlevé le décor. Le moucheur de chandelles éteint les bougies qui demeurent allumées. Molière, entouré d’Armande et de Baron, est assis dans un grand fauteuil. Les toiles un peu partout, les ouvriers qui circulent autour elle-même, tout est gris ! »

Mitterrand ne disait-il pas que la couleur qui correspondait le mieux à la France était le gris, comme Molière est de ces auteurs qui représente le plus la France. Mais qui toujours la dépasse pour plonger dans les racines et les frondaisons de notre humanité.



Molière est là, après le spectacle, le rideau tiré ; Molière est là, affaibli, « se serrant dans son grand manteau » et pourtant colossal. Il nous donne encore les dernières minutes de sa vie sur cette scène qui représente tout et tant pour lui et beaucoup plus que ça ; ce pour quoi il a tout donné et plus encore.

La mort, qui arrive  à travers ce sang qui sort de sa bouche, enlèvera un corps malade. Mais aussi puissante qu’elle est, elle ne prendra que le corps de souffrance et laissera tout le reste. Ces vers, ces âmes. Ce reste qui grandira. Ce reste qui continuera de grandir pour devenir immortel, comme les dieux de jadis, mieux que les dieux. « Il va mourir. Il meurt » clame le chœur des ouvriers. Et La Douleur de répondre simplement : « il ne mourra jamais ! »



Il ne mourra jamais, et plus encore, il vivra pour toujours. L’ombre de Jacques Richepin a laissé place à La Douleur avec Maurice Rostand. Comme une dernière compagne, une intime. Si proche, au-dedans du corps malade, comme au dehors de cette troupe qui souffre de savoir que Le Maître bientôt s’éteindra. Car, comme le disait Pierre-Auguste Renoir, « la douleur passe, la beauté reste ». Et qu’une telle création ne pouvait s’imaginer sans une douleur quotidienne, « la douleur est l’auxiliaire de la création » (Léon Bloy), la douleur celle de l’écriture, celle des fins de mois difficiles, celle de l’urgence, celle des cachets misérables et des tours de France incessants, celles des maladies et des morts.
Et cette douleur sera jouée au Théâtre Sarah-Bernhardt par Sarah Bernhardt elle-même, un an avant sa mort, à soixante-dix-sept ans. Elle donnera la réplique à Jacques Grétillat dans le rôle de Molière.

Un autre parallèle avec la pièce de Richepin mis en relief par Gaston Sorbets, dans la Petite Illustration du 11 février 1922 ; Maurice Rostand nous montre aussi « en Molière un esprit généreux, un cœur douloureux. Chacun de ces trois écrivains (avec Emmanuel Denarié) a mis à son insu beaucoup, sinon le meilleur de soi, dans cette pieuse évocation. Et c’est ainsi que M. Maurice Rostand a dégagé surtout de Molière à l’agonie, en même temps que le poète et le noble esprit, l’être charitable, pitoyable aux petits, le sociologue qu’il fut, non pas sans le savoir, mais alors que le mot n’était pas employé. »



La douleur en effet est sans cesse accompagnée par ce rire qui la rend plus supportable. « Oui…j’ai craché du sang, peut-être, mais j’ai ri…Oui, j’ai craché du sang…Mais j’ai su rire jusqu’à la fin. Quelle trouvaille !…Quel martyre ! On disait, chez les Grecs, que le rire était Dieu. » Et le rire se gagne au quotidien, à chaque représentation, à chaque réplique et à chaque mot. Et de ce rire dépend la recette du jour, « mes cinquante ouvriers, qu’auraient-ils fait sans moi ? …J’ai gagné leur journée. », de ce rire dépend la satisfaction et la récompense de tout le travail accompli de création et par la troupe toute entière. Qu’est-ce que la mort par rapport à tout ça ? Qu’est-ce que ce léger dérèglement des sens dans cette féérie de musique et de joie. A Broadway on dit  : « the show must go on ! », Molière, lui, dit : « c’était beau d’être encor nécessaire au moment du tombeau. Ma dernière imprudence est pour eux, je l’espère. Les ouvriers c’était mon public ordinaire ! »



Un public peut-être ordinaire, mais comme le disait Pierre Pérès, le directeur du théâtre des Funambules, dans les Enfants du Paradis : « Oui, mais quel public ! »

Jacky Lavauzelle

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La Mort de Molière de Maurice Rostand

Edmond Sée UN AMI DE JEUNESSE : Une amitié étrangère

Edmond Sée
1875 – 1959




Un Ami de jeunesse




Drame
en un acte
Représenté pour la première fois
A la Comédie-Française

Le 14 décembre 1921

Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Portrait Raphael

UNE AMITIE

ETRANGERE

Dans un Ami de jeunesse, Edmond Sée parle de l’être. Presque dans un sens philosophique. Des questions sur le temps qui passe, la véritable amitié, l’opportunisme, le mensonge et la sincérité, ce qui lie ensemble les êtres, sommes-nous le même à vingt ans et à quarante ans, ou un autre ?, Qu’est-ce qui fait notre identité ? … Rien que ça, mais un peu de tout ça.



 

 

Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Roger Monteaux & de Féraudy 2

LE FEU DE L’AMITIE
Notre auteur lie l’amitié à la notion d’opportunité, voire l’opportunisme, et la pense à travers l’usure du temps. Chez Aristote, la philia participe pleinement à notre perfection et à notre satisfaction, en un mot au bonheur. Nos protagonistes ont ces images de bonheur dans les yeux. C’était si bien avant ! Mais l’amitié est moins liée à la personne qu’à ses activités, aux relations humaines. Nous ne sommes pas amis par nature. La vie commune de nos deux amis est constitutive de leur amitié. Aristote distingue ainsi la philia et l’homonia, relative à la vie commune. La philia qui en est issue ne se conjugue pas,  dans le temps, avec une longue absence. Elle ne peut croître que dans le temps présent. Comme un feu à besoin d’être alimenté. Nos deux amis vivaient dans ce que les grecs appelaient la prôtè philia, l’amitié première, et non dans la téleia philia, l’amitié achevée.

UN AGREABLE PARFUM DE PHILOSOPHIE
Une œuvre de réflexion. Les critiques de l’époque en sont convaincus, déjà. Alphonse Brisson remarque aussi que l’œuvre « exhale un agréable parfum de philosophie. Il ne s’agit point d’intrigue sentimentale, de querelle amoureuse…L’auteur trace deux portraits d’hommes, oppose plaisamment des âmes qui, tout d’abord pareilles, mais façonnées différemment par la vie sont arrivées à l’antagonisme complet. » La portée philosophique de cette pièce est aussi relevée par Paul Ginesty dans Le Petit Parisien : « ainsi en est-il pour Un Ami de jeunesse, dont on aimerait pouvoir parler plus longuement. Cet acte est riche en idées et en mots d’une philosophie bien humaine. »Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Roger Monteaux & de Féraudy



DE L’HUMANITE DANS LA SIMPLICITE
Mais cette œuvre de réflexion n’est pas un bloc insipide et lourd. L’émotion est loin d’être absente. La force de l’œuvre est de nous plonger dans une amitié qui fut sincère. Charles Méré, dans l’Excelsior : «il y a plus d’humanité et de sens dans cette pièce si simple, si vraie, et qui, jamais, ne s’écarte du ton de la vie quotidienne, que dans beaucoup d’œuvres prétentieuses. » Robert Dieudonné, dans l’Œuvre : «rarement les auditeurs eurent l’impression d’entendre un dialogue d’un ton aussi juste, de voir vivre devant eux des personnages aussi humains, d’être touchés aux larmes par des sentiments aussi simples, mais aussi profonds. C’est un miracle de réaliser une situation si ordinaire et d’en tirer une telle émotion. »

LA TAVERNE, RUE SOUFFLOT
Deux êtres, jeunes, étudiants, avec une vie commune fusionnelle, indissociable. Des amis communs, des pensées communes et des projets identiques. Même si l’un faisait du droit et l’autre une licence ès lettres. Rien ne les oppose et la poésie cimente le tout. Des grands désirs et des propos enflammés au fond des tavernes parisiennes, rue Soufflot. Puis, les années passent.

HUMBLES ET DEVOUES
Edmond Sée nous installe confortablement, socialement, dans le bureau d’un sous-secrétaire d’Etat dans un des nombreux ministères de l’époque. C’est Le Blumel, joué lors de la première par Roger Monteaux, qui occupe les lieux. Une santé fragile toutefois. On ne peut pas tout avoir. Conscient d’une responsabilité importante, même si elle reste critiquée : « Enfin, par bonheur, nous sommes là, nous autres, humbles et dévoués sous-secrétaires d’Etat. Parce qu’on a beau médire de nous à chaque occasion et même contester souvent notre utilité… » Le Blumel est dans l’amour de soi. Il est son modèle, sa vitrine. Il est désormais son meilleur ami. Il n’a plus d’amis.

Une vingtaine d’années ont passé. Le Blumel est dans l’antichambre des Ministères que tous les sous-secrétaires attendent. Il a quarante ans. Il est fier d’un parcours aussi rapide et fulgurant.




DEUX INSEPARABLES, DEUX FRERES
Quand Le Blumel se rappelle de son amitié, il en a la larme à l’œil. L’espace d’un instant, le voici redevenu l’étudiant rêveur et idéaliste : «Tous les soirs, après les cours, on se retrouvait à l’heure des repas dans un petit café…Rue Soufflot…Je le revois encore…Oh ! Un petit café bien modeste, parce que, dans ce temps-là, on ne roulait pas sur l’or…ça ne fait rien, on vivait, gais, jeunes, insouciants !…On s’amusait…Et puis on travaillait, et pas seulement en vue des examens, non, pour soi-même… On écrivait, on faisait des vers !… Moi aussi… Je crois même qu’à ce moment-là j’ai publié un volume…Vous ne saviez pas ?…Parfaitement ! …Les Ondes sonores, ça s’appelait…Hein ! Quels titres ! Croyez-vous qu’il faut être jeune pour trouver un titre comme celui-là…Ah ! si mes collègues de la Chambre le savaient, et les journaux, qu’est-ce que je prendrais !…Enfin…Lambruche et moi, nous vivions comme deux inséparables, deux frères ; et ça a duré jusqu’au jour où le destin nous a forcés à suivre une route différente. » Puis, la descente en Haute-Garonne, le cabinet d’avocat de papa, le mariage, la politique, les élections réussies, la montée vers Paris, les premiers postes au cabinet d’un ministre.

SAISI, COURBE ET BROYE
Pour son ancien ami Lambruche, une vie différente l’attendait : le manque d’argent, une infirmité auditive, des enfants tyrans, un mariage avec la Lulu, et tout qui part en queue de poisson, « malheureusement, il y a la vie, et quand celle-là commence à vous saisir, à vous courber, à vous broyer sous elle ! », les petits boulots, la naissance de l’enfant, suivie de sa maladie, puis de sa mort, le piano-bar, les cafés concerts, la boisson, l’alcoolisme, les soirées à écrire des poèmes qui ne seront jamais lus, « je m’asseyais devant ma table et j’écrivais…sans arrêt…jusqu’au matin ! ».

LA DELIVRANCE DE L’ÂME
Mais malgré tous les maux de la terre qui s’abattent sur lui, Lambruche est resté le même, presque le même. Une âme d’écrivain bohème. Une espérance dans la beauté des vers. Une émotion. Une vie à fleur de peau. « C’est pendant cette période-là que j’ai fait mes plus beaux vers…tout mon poème : la Délivrance de l’âme ! »

UN BONHOMME A DRÔLE DE MINE
Lambruche n’a pas changé. Physiquement, il est détruit. Mais dans ses rêves, dans ses envies, il est toujours le même. Mais les autres voient cette masse informe et sans âge. Ainsi l’accueil par le domestique est sans appel : « quelqu’un de pas très…enfin…un drôle de bonhomme…avec un chapeau…et puis un cache-nez…l’air bizarre, autant dire… », il rejoint celui de Mme Le Blumel, « il n’est même pas très poli, entre parenthèses, c’est à peine s’il a touché le bord de son chapeau quand je suis passée…Et je suis de l’avis de Pierre, il a une drôle de mine…moi, il m’a presque fait peur. »

JE NE SUIS PAS MECHANT !
Mais il a quelque chose en lui qui fait encore plus peur : il dit ce qu’il pense. La vérité sort de sa bouche. Elle ne lui attire pas que des sympathies, loin de là ! Cette spontanéité est la source de ses malheurs. « Mais, moi…je suis comme ça ! …Je ne sais pas dissimuler, mentir…J’ai horreur des courbettes, de l’aplatissement. Tant pis, tant pis si ça me fait du tort ! (avec mélancolie) Oh ! ça m’en a déjà fait…et aux mieux aussi ! Je devrais me surveiller mieux, me dominer davantage. Ma pauvre petite femme me le répète assez souvent…Elle sait bien, elle, que je ne suis pas méchant…mais elle prétend que je le parais…et puis aigri ! …Et il y a peut-être aussi un peu de tout ça, tout de même ! C’est vrai, à force d’avoir lutté, souffert…on finit par rendre les autres responsables de ce qui vous arrive…et ils s’en aperçoivent…ils  vous en veulent…Et, alors…quelquefois, ça les décourage de vous faire du bien…(un long silence) Enfin ! si je t’ai dit des choses qui t’ont offusqué…ou blessé…il ne faut pas trop m’en garder rancune. »

QUAND TU CHERCHERAS UNE TRIBUNE PLUS NOBLE
Lambruche, l’exclu, veut, lui, pouvoir aider Le Blumel, mais autrement que par l’argent, bien sûr. C’est lui, le plus déshérité de la vie qui propose son aide au sous-secrétaire, il y a toujours quelque chose à donner afin d’aider l’autre, avec de réelles bonnes intentions :  « quand tu deviendras un homme comme les autres…un homme libre de penser, d’exprimer ses idées et que tu chercheras une autre tribune plus noble…Eh bien, ce jour-là, viens me trouver, viens nous trouver à la Revue…Nous y sommes au complet, et entre nous : mais ça ne fait rien, pour toi, on se serrera les coudes…on te fera une petite place, ou une grande…Celui qui a écrit les Ondes sonores ne sera jamais un étranger pour nous…On l’accueillera comme un enfant prodigue. »

QUELQUE CHOSE DE SOURNOIS
Avec la vérité, Lambruche sait que cette entrevue sera la dernière. Il observe les réactions de Le Blumel et il comprend. Il lui dit adieu. « Au commencement, oui, au début de notre rencontre, j’ai eu l’impression que tu m’accueillais sans déplaisir…avec sympathie…Et puis après…au fur et à mesure qu’on causait, peu à peu, il m’a semblé que quelque chose de sournois…de mauvais, d’hostile s’élevait entre nous, t’éloignait, te détachais de moi…que tu ressentais comme un malaise…une déception à m’écouter. » Le Blumel reste fourbe jusqu’à la fin. Il est trop différent de cet hurluberlu. Plus que cela, il peut lui nuire dans la progression fulgurante de sa carrière. Le « je vais tâcher de trouver quelque chose… » n’est fait que pour se donner une contenance. Le Blumel en fait son parti : il ne verra plus. Il n’a pas le cran d’en parler à Lambruche, mais à Dautier son collaborateur : « s’il revient…vous le recevrez…Mais après, sans me déranger. Vous entendez, sous aucun prétexte…Ah ! vous aviez raison, tout à l’heure, oui, les amis de jeunesse ! Dites que le ministre reçoit !… »

Edmond See Un Ami de jeunesse Artgitato Roger Monteaux & Fresnay

IL FAUT SORTIR LES ENFANTS DES MAINS DES FEMMES
Même la venue de Lambruche était intéressée pour notre sous-secrétaire. Le Blumel voulait faire de son fils un homme. « Il est bien jeune ! Pour elle il le sera toujours ! N’empêche que quand un gamin va sur ses sept ans ! …Sans compter que rien n’est mauvais pour lui comme l’oisiveté ; or, depuis quinze jours que son institutrice est malade et qu’il est livré à lui-même, la vie devient intenable. Heureusement que tout ça va changer…Parce qu’à un moment donné il faut sortir les enfants des mains des femmes, si l’on veut qu’ils deviennent des hommes à leur tour… » Et dans cette idée, afin d’élever son fils, de le rendre autonome, masculin, de n’être pas dérangé par les cris de son fils, il en arrive à penser à Lambruche en précepteur ! Pas pour faire un brin de discussion et parler du bon vieux temps …

Mais la pièce se lit sur le regard de Le Blumel qui se décompose au fil des révélations de Lambruche sur le cours de sa vie – « nerveusement », « gêné », « protestant », « très ennuyé », « contraint », « crispé », « vaincu ».

Les deux hommes se sont séparés. A jamais. Les amis ne se sont pas retrouvés. Même les souvenirs partagés ont volé en fumée. Il est loin le temps de la rue Soufflot. Il reste un livre de Le Blumel dans la bibliothèque de Lambruche. Les ondes sonores se sont perdues dans un recoin temporel.

Jacky Lavauzelle

 

Edmond Sée reste d’abord reconnu pour les critiques théâtrales qu’il a réalisées pendant une vingtaine d’années, de 1920 à 1940. L’Ami de jeunesse qui a été représenté en 1921 à la Comédie-Française n’est pas une première pour cet auteur habitué dans les pièces ramassées et courtes. Nous lui devons son excellent Théâtre français contemporain, paru en 1928.

 

Texte paru dans la Petite Illustration n°57
du 31 décembre 1921
Photos de Clair-Guyot pour la représentation à la Comédie-Française
Photo d’Edmond Sée par Harlingue
Composition affiche Artgitato

Pour la première les personnages étaient joués par :
M. de Féraudy (Lambruche)
Roger Monteaux (Le Blumel)
Madame de Chauveron (Mme Le Blumel)
M. Fresnay (Secrétaire de Le Blumel)
M. Chaize (un domestique)

JEAN-MARIE (André THEURIET) : LE NAUFRAGE DES ÂMES SOLITAIRES

André THEURIET
8 octobre 1833 – 23 avril 1907




 

JEAN-MARIE

Drame en un acte

LE NAUFRAGE
DES ÂMES SOLITAIRES

André Theuriet - Jean-Marie - Théâtre ArtgitatoLa pièce Jean-Marie représentée en 1872 au théâtre de l’Odéon fait partie des premières œuvres d’André Theuriet. Les années 70 ont été riches en évènements militaires, surtout 1870, « l’Année terrible » pour Hugo entre la guerre civile et la guerre avec la Prusse, et intimes, avec son mariage avec Hélène Narat. Nous ressentons, bien entendu, dans ce drame, le poète des premières œuvres publiées avant que celui-ci ne se lance dans son importante production romanesque jusqu’à sa mort en 1907.  Nous sentons aussi l’importance de Victor Hugo, que Theuriet appréciait, notamment les Travailleurs de la mer, le roman qui est sorti en 1866, six ans avant la sortie de Jean-Marie.



LA NUIT NOIRE DES GRANDES CATASTROPHES
L’enfant de Ker-laz n’est plus. Le Roi-Gralon l’a emporté. En partance vers les mers du Japon, le matelot et le navire ont sombré. Jean-Marie est l’absent. La plainte des mouettes qui embarque Thérèse dans son monologue n’est autre que la sienne. Longue et nocturne, à mi-voix. Comme pour ne pas déranger les vagues et les flots. La chanson qu’elle chante, dans sa ferme bretonne du Pays Glazik, située sur la côte du Finistère, parle d’un brick ayant sombré « avec ses grands mâts et ses voiles ». Nous sommes dans cette fin de terre où l’homme s’éventre sur des rochers dans la nuit noire des grandes catastrophes. Dans cette roche que la mer vient lécher comme appâtée, gourmande et affamée de chair jeune et tendre des marins.

AGIR EN HOMME BRAVE
La présente, Thérèse, est absente, aussi. Et elle chante, bien entendu, une chanson de marin. Une chanson qui raconte le malheur de sa vie. La perte de son bonheur a pour nom Jean-Marie. Résignée, elle s’est mariée à Joël, un brave homme du pays. Joël se considère lui-même ainsi, « comme le mois dernier, tu m’avais reproché de m’attarder avec les buveurs du marché, sitôt mes blés vendus j’ai rempli ma sacoche ; en dépit des écus qui tintaient dans ma poche, j’ai scellé la jument et j’ai tourné le dos à l’auberge où le cidre écumait à pleins pots… Voilà ce qui s’appelle agir en homme brave ! » A l’écoute des souhaits de sa belle. Il la couvre de cadeaux et d’attentions. Il ne trouve que le vide dans son regard, « toujours distraite et toujours l’œil perdu dans un rêve ou dans un nuage !…A quoi  peux-tu penser ? »




LA MER NE REND PLUS LES MARINS QU’ELLE A PRIS
Ce seront les uniques personnages de la pièce. Jean-Marie n’est plus, « car la mer ne rend plus les marins qu’elle a pris. » Il faut en faire son parti, il en est ainsi des femmes de marins. L’attente et parfois le drame qui délie les couples et qui lient ceux qui sur terre restent. Le Joël qui est là, n’existe pas. Il n’est qu’un paravent. Une ombre. Un ersatz de son marin tant aimé. Elle ne parle que lorsqu’il évoque, au détour d’une phrase,  l’image de « pauvre matelots maigres et demi-nus ! » Elle revit, enfin, « des matelots !… Ceux-là du moins, sont revenus ! » Joël recherche un peu d’attention qu’il n’aura jamais ; cette attention qu’auront toujours les infinis hurlants et démontés.

PLUS JE ME SENS COUPABLE, PLUS VOUS ME COMBLEZ
Thérèse sait qu’elle ne le mérite pas. Que, malgré tout ce qu’il réalise, ce qu’il offre, il n’aura jamais rien en retour, ni reconnaissance, ni amour, « c’est trop beau ! …Vous êtes bon, Joël, trop bon pour moi !Par tous vos bienfaits mes remords sont doublés ! Plus je me sens coupable et plus vous me comblez… » Elle est ce vide que rien ne pourra remplir. Le temps ne fait rien à l’affaire, « je me disais : le temps les séchera…Chimère ! Le deuil des autres cède au temps, mais ton chagrin pousse en dépit de tout, pareil au mauvais grain ! »

LE CIEL EST RESTE SOURD
Le silence n’est plus de mise. Elle doit parler, tout dire, quitte à écraser un peu plus Joël, à l’accabler, quitte à le terrasser, « j’ai sur le cœur un secret qui me pèse, et bien souvent déjà je me suis reproché, comme un péché mortel, de vous l’avoir caché… » Sans penser que de le dire serait peut-être un aveu mortel. Mais en voulant tout dire, elle ment. Les mots qui s’offrent à sa bouche ne sont pas ceux du cœur. « Tout est fini ! » lance-t-elle. Mais rien n’est fini. Puisque le souvenir est plus fort qu’au premier jour. « J’ai tout entrepris pour connaitre son sort…J’ai prié, j’ai fait faire enquête sur enquête ; le ciel est resté sourd et la terre muette…Jusqu’au bord du cercueil je l’aurais attendu, si je n’avais compris qu’il était bien perdu…Pour toujours ! » Mais même dans la tombe, elle espérerait encore. Et le définitif qu’elle crie si fort c’est pour s’en convaincre et pour conjurer le sort. Le vent de la mer semble porter la voix de Jean-Marie. La discussion avec Joël est terminée, « elle s’arrête…puis elle reprend comme si elle se parlait à elle-même» ; elle reprend le monologue du début, sans même s’apercevoir que Joël s’effondre en voyant à quel point cet amour est sacré et  vivace.



LA SEVE ET LE SOLEIL QU’ON LAISSE EN ARRIERE
Joël ne lui en veut pas, « je ne puis lutter avec ton souvenir ». Il pense qu’il n’est pas arrivé au bon moment et que son âge ne lui permettra plus de la conquérir, « Ah ! maudits cheveux blancs ! Si j’avais la jeunesse seulement ; si la sève et le soleil qu’on laisse en arrière, on pouvait les retrouver un jour ! J’essaierais de chasser ce fantôme d’amour et de prendre en ton cœur sa place encore tiède…Mais à l’âge que j’ai, le mal est sans remède ; je suis laid, je suis triste et vieux ! O mes vingt ans ! »

UNE EPOUSE BONNE ET FIDELE
Thérèse enfin ayant repris ses esprits, s’aperçoit du mal qu’elle a commis sur un homme aussi brave et généreux. Elle s’engage à ne plus le faire souffrir et veut lui apporter plus que de la loyauté : « Je vous ai fait longtemps souffrir de ma douleur offensante et cruelle, désormais je veux être une épouse fidèle et bonne… » Et même souhaite s’expatrier pour ne plus voir les lieux qui lui rappellent autant de souvenirs et de désirs refoulés.

J’ESSAIERAI DE SOURIRE ET DE CHANTER
Sort Joël. Et Thérèse continue à se rassurer, « je serai meilleure…Je veux chasser ce chagrin…je veux t’oublier…Joël est si bon…Ce serait pécher contre le ciel que lui donner ma main et lui fermer mon âme. Je veux être à l’avenir être vraiment sa femme…J’entourerai d’amis sa vieillesse sereine…J’essaierai de sourire et de chanter… » Un véritable programme politique qui n’est fondé que sur des promesses et des vœux pieux.

JE NE SAIS QUE DES AIRS TRISTES
La chanson du début, sa saudade, sa nostalgie, s’ouvrait sur des pensées tristes liées à la disparition. Elle-même le dit, « je ne sais que des airs tristes comme des glas… », et, effectivement, encore, sa chanson noire évoque une tragédie maritime, «  la sainte pris dans l’algue verte le capitaine à demi-mort et sur son aile large ouverte le conduisit droit jusqu’au port… » Mais ce n’est plus un mort qui se présente mais une ombre qui se parfait en homme de chair et d’os. Ce n’est plus la mer qui porte la voix, mais la voix qui se porte à ses oreilles est si connue qu’elle vacille comme chavirée par les embruns de sa présence.

LE MALHEUR EST TOMBE SUR NOUS
Bien entendu, Jean-Marie pense que Thérèse s’est tournée vers Joël par inconstance et frivolité, lasse de l’attendre « je ne me dirais pas que pour une parure ma Thérèse a vendu son âme avec son corps. » C’en est trop pour elle qui va tout raconter. Il ne partira pas ainsi, « Ah ! non pas sans m’entendre. Reste !…Si du passé la voix lointaine et tendre ne sois point sans pitié ! Tu ne sais pas combien avant d’en venir là, j’ai subi de tortures, ni comment j’ai souffert, ni de quelles blessures !…Le malheur est tombé sur nous… » Thérèse énumère tous les coups du sort qui l’ont conduite à accepter Joël comme époux. Ce Joël qui n’espère bien entendu pas l’amour de cette belle jeune fille éplorée : « donne-moi ton cœur pour l’amour d’elle (sa mère) »

TU NE ME VERRAIS PAS !
Thérèse se force à mentir. Jean-Marie est prêt à tout pour rester et vivre, sinon près d’elle, du moins dans les parages de sa cabane, « je vivrais dans un coin, à l’écart…Ignoré…Ma tendresse discrète se cacherait au fond de quelque maisonnette…Tu ne me verrais pas ! » Mais Joël reste fidèle…à son engagement, « je n’ai plus qu’un seul maître, et c’est Joël… » Jean-Marie insiste. Il pressent que c’est ici et maintenant ou jamais, « le temps presse et le jour fuit…Que sert d’attendre ? …Hâtons-nous… ».

LE SUPRÊME BAISER
Le remords la tuerait, ainsi que la honte. Elle préfère vivre sans amour et le cœur brisé. Le « trois-mâts hollandais part demain ? » La relation est terminée, sans un dernier baiser, « un suprême baiser » qui pourrait, comme le Ker-laz, la faire chavirer.

IL NE REVIENDRA PLUS
Le retour de Joël fait tressaillir Thérèse. Jean-Marie est parti. A jamais. Joël a peut-être tout entendu. Nous n’en saurons rien. Il est arrivé à point nommé, malgré son « geste de surprise ». Il insiste un peu, « ce qu’il te contait paraissait t’émouvoir. Car vous parliez très haut… » Un marin de passage, celui du Roi-Gralon, qui ne connaissait pas Jean-Marie. Un dernier mensonge et une vérité douloureuse, « il ne reviendra plus. »

Jacky Lavauzelle