Archives de catégorie : littérature

Friendship KHALIL GIBRAN SUR L’AMITIE

Friendship The Prophet
Sur l’Amitié

The Prophet XIX
FRIENDSHIP KHALIL GIBRAN
Littérature Libanaise
Lebanese literature
le-prophete-khalil-gibran-fred-holland-day-1898Photographie de Fred Holland Day
1898



جبران خليل جبران
Gibran Khalil Gibran
1883–1931
le-prophete-khalil-gibran-the-prophete-n

Traduction Jacky Lavauzelle

 

THE PROPHET XIX
 Friendship
SUR L’AMITIE

1923


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Arearea Paul Gauguin 1892

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And a youth said, « Speak to us of Friendship. »
Et un jeune homme demanda : « Parle-nous de l’amitié. »

And he answered, saying:
Et il répondit en disant :

Your friend is your needs answered.
Votre ami répond à vos besoins.

He is your field which you sow with love and reap with thanksgiving.
Il est votre champ que vous semez avec amour et récoltez avec remerciement.

And he is your board and your fireside.
Et il est votre conseil et votre foyer.

For you come to him with your hunger, and you seek him for peace.
Car vous venez à lui avec votre faim, et vous le cherchez pour la paix.

When your friend speaks his mind you fear not the « nay » in your own mind, nor do you withhold the « ay. »
Quand votre ami parle de sa pensée, vous ne craignez pas le «non» dans votre propre esprit, ni ne retenez le «oui».

And when he is silent your heart ceases not to listen to his heart;
Et quand il est silencieux, alors votre cœur ne cesse d’écouter son cœur ;

For without words, in friendship, all thoughts, all desires, all expectations are born and shared, with joy that is unacclaimed.
Car sans mots, en amitié, toutes les pensées, tous les désirs, toutes les attentes naissent et sont partagés, dans une joie muette.

When you part from your friend, you grieve not;
Quand vous vous séparez de votre ami, ne vous affligez pas ;

For that which you love most in him may be clearer in his absence, as the mountain to the climber is clearer from the plain.
Car ce que vous aimez le plus en lui peut être plus clair en son absence, comme la montagne pour l’alpiniste parait plus claire de la plaine.

And let there be no purpose in friendship save the deepening of the spirit.
Et qu’il n’y ait aucun but dans l’amitié que l’approfondissement de l’esprit.

For love that seeks aught but the disclosure of its own mystery is not love but a net cast forth: and only the unprofitable is caught.
Car l’amour qui cherche autre chose que la révélation de son propre mystère n’est pas de l’amour, mais un filet jeté qui ne prendra que de l’inutile.

And let your best be for your friend.
Et que le meilleur soit pour votre ami.

If he must know the ebb of your tide, let him know its flood also.
S’il doit connaître le reflux de votre marée, faites-lui connaître son flux tout autant.

For what is your friend that you should seek him with hours to kill?
Qu’est-ce que votre ami si vous le cherchez pour tuer le temps ?

Seek him always with hours to live.
Cherchez-le toujours avec des heures intenses.

For it is his to fill your need, but not your emptiness.
Car il est là pour combler vos besoins, mais pas pour votre vacuité.

And in the sweetness of friendship let there be laughter, and sharing of pleasures.
Et dans la douceur de l’amitié, qu’il y ait du rire et du partage des plaisirs.

For in the dew of little things the heart finds its morning and is refreshed.
Car dans la rosée des petites choses, le cœur trouve son matin et il en est rafraîchi.

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SUR L’AMITIE
FRIENDSHIP KHALIL GIBRAN

Amaïdée BARBEY D’AUREVILLY poème en prose 1889

Amaïdée Barbey d’Aurevilly
Littérature Française




BARBEY D’AUREVILLY
1808 – 1889
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Œuvre de Barbey d’Aurevilly
Amaïdée
1889

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AMAÏDEE

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PRÉFACE


Ce poème en prose d’Amaïdée se rattache à la première jeunesse du maître écrivain qui devait nous donner un jour la Vieille Maîtresse et le Chevalier Des Touches. C’est un fragment et de brève dimension, mais qui a déjà son histoire. L’unique copie dont les amis de M. Barbey d’Aurevilly eussent connaissance provenait du fidèle Trebutien (qui se fit, comme on sait, par enthousiasme d’affection, l’éditeur de la Bague d’Annibal, du Dandysme, des Poésies, des Prophètes du Passé, des Rythmes oubliés, des Memoranda). Ce dévot d′amitié l’avait communiquée à Sainte-Beuve, lors de la publication des lettres de Maurice et d’Eugénie de Guérin. À la vente du célèbre critique, un M. Taradis acheta le manuscrit. Ce collectionneur mourut lui-même et Amaïdée passa dans les mains d’un inconnu. Comme, d’autre part, les papiers de Trebutien ne portaient pas trace de l’original, on croyait ce fragment perdu sans retour.

Un appel fait dans le Figaro au possesseur actuel était resté infructueux, lorsque la nièce du premier dépositaire découvrit, dans un des cartons pieusement conservés depuis la mort de son oncle, un cahier sans signature, étiqueté de ce nom romantique. Elle se souvint d’avoir lu dans un journal que M. d’Aurevilly recherchait cette œuvre d’adolescence, et lui envoya le mystérieux cahier. Et voilà comment ces pages, écrites avant 1840, paraissent aujourd’hui seulement que leur auteur est devenu célèbre et pour des travaux bien différents de ce premier essai.

Il était important de rappeler ce petit fait pour que le lecteur de ce poème pût se replacer, afin de le mieux juger, dans l’état d’esprit où vivait le jeune homme qui l’écrivit, et qui se cherchait à travers toutes les fièvres de la génération d’alors. C’était l’époque où l’âme française venait de découvrir la mystérieuse poésie du Nord, — Byron et Jean-Paul, Shakespeare et Gœthe, — l’époque où la prose magique de Chateaubriand, les vers brillants de Lamartine et les rêveries de Lélia enchantaient les âmes, et déjà le siècle qui devait finir par de si cruelles banqueroutes semblait pressentir les futurs désastres par un je ne sais quoi d’angoissé même dans sa première espérance. Il y avait bien de la confusion dans les têtes d’alors, mais aussi bien de la noblesse. Un peu de toutes les ardeurs troublées de cet âge se respire dans le poème qu’on va lire. Le choix seul des noms suffirait à en dater la composition. L’auteur, qui s’est peint lui-même tel qu’il se rêvait en ces temps-là, s’est appelé Altaï. Son ami de collège, le poète du Centaure, Maurice de Guérin, est nommé Somegod (Quelque Dieu !) et la femme qui traverse le récit et qui est une « fille de race déchue », comme eût dit le Sainte-Beuve de Volupté, une « Chananéenne », est désignée par le nom qui donne son titre au morceau : Amaïdée. (Ajoutons que d’après les confidences de M. d’Aurevilly lui-même, une aventure réelle sert de base à ce récit, un de ces essais de réhabilitation, songe naïf de tous les artistes jeunes ; mais cette aventure a été poétisée, comme on va voir, avec une telle fantaisie d’imagination, que rien de réel ne s’y retrouve, — que les sentiments de deux amis et la palpitation de leur cœur.

La scène, qui se passe dans un paysage magnifiquement décrit, se trouve donc développée dans des conditions de vie matérielle à faire sourire les analystes d’aujourd’hui. Mais ce qui ne les fera pas sourire, ce qui les rendra songeurs et tristes, c’est le contraste entre les fières aspirations des jeunes gens de cette déjà lointaine époque et la lassitude découragée de ceux d’à présent, — contraste rendu comme palpable par les discours que se tiennent l’un à l’autre ce Somegod et cet Altaï. Cela est parfois bien naïf d’exaltation juvénile, mais c’est aussi parfois très beau de vibration profonde, et je ne connais pas beaucoup de morceaux plus éloquents que celui où le Panthéisme de Guérin se trouve expliqué. Lisez seulement ces lignes : « Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-même une grande voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on tout briser de l’idole, tout flétrir et d’elle et de soi ! Mais comment posséder la Nature ? A-t-elle des flancs pour qu’on la saisisse ? Dans les choses, y a-t-il un cœur qui réponde au cœur que dessus l’on pourrait briser ?… » Ne trouvez-vous pas que le grand écrivain est déjà là tout entier dans des phrases pareilles ? Elles abondent dans Amaïdée. Ne valait-il pas la peine de les tirer de l’oubli, elles et toute cette œuvre si curieusement significative, que je ne déflorerai pas en la commentant ? J’ai voulu seulement inviter les fidèles du maître à regarder cette toile de sa première manière sous son vrai jour. Elle s’expliquera mieux encore si jamais M. d’Aurevilly se décide à publier le journal de sa jeunesse, qu’il tient en réserve et qui donne la clef de tous ses livres.

PAUL BOURGET




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AMAÏDEE
Dédicace

À MADEMOISELLE TREBUTIEN
Mademoiselle,


En vous offrant ces quelques pages, je ne fais que vous les restituer, et j’aime à y attacher le nom de l’ami des meilleures années de ma vie, de celui à qui je dois le plus.

Que la fillette de ce temps-là les accepte comme un héritage d’amitié, — le plus rare et le plus noble des héritages !

Février 1889.
J. B. d’A…

… Notre âme affamée, hélas ! n’est assouvie
Que de souffle et de pleurs ensemble ou tour à tour.
Pleurer et respirer, lequel est plus la vie ?
Pleurer et respirer, lequel est plus l’amour ?
Pleurer et respirer, que vous êtes vulgaires ! —
Mais, nectar ou poison, Dieu vous fit enivrants,
Pour que l’homme se plût dans ces sources amères,
Comme Hylas au sein des torrents !

(Inédit.)

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AMAÏDEE

 

I


Un soir, le poète Somegod était assis à sa porte sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente, le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin, avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élément, et étendit au bout du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés. Les laboureurs dételaient aux portes des fermes ; de jeunes hommes, bruns et beaux comme des Actéons, poussaient les chevaux aux abreuvoirs. Les campagnes, couvertes de blés jaunissants et de haies fleuries, tiédissaient des dernières lueurs, et des derniers murmures de chaque buisson lointain, de chaque bleuâtre colline, montait un chant d’oiseau ou de voix humaine dont le vent apportait et mêlait les débris avec la fleur des châtaigniers et la feuille roussie et détachée du chêne. La vie de l’homme redoublait ainsi la vie profonde du paysage. Au pied de la falaise, où la Nature avait creusé un havre pour les vaisseaux en détresse, les pêcheurs traînaient leur barque sur la grève, le dos tourné à l’Occident splendide qu’ils n’interrogeaient pas pour le lendemain. La dernière voile, blondie par le soleil couchant, que l’on eût pu suivre à l’horizon, venait de disparaître, comme un cap enfin surmonté, derrière une vague luisante et indéfinie, et la mer rêveuse restait là, le sein sans soupir et tout nud, comme une femme qui a détaché sa ceinture et rejeté son bouquet pour dormir.

Quelques mouettes s’abritaient au toit de la maison du poète Somegod, bâtie sur la pente de la falaise. Pauvre maison, dont le ciment tenait à peine et le toit pendait à moitié, maison qui n’était qu’un abri au poète comme à la mouette sauvage. « Aux hommes mortels — disait Somegod — et aux oiseaux qui passent, faut-il donc plus que des abris ? » Le toit fragile branlait aux aspérités du roc éternel, ainsi l’espérance en l’âme immortelle, cette frêle richesse des justes, a parfois pour base la vertu. Hélas ! si fragile qu’il fût, bien des générations de mouettes y remplaceraient celles qui, lasses du vol et de la mer, y venaient sécher leurs ailes trempées, et cette chose rare et grande, et qui dure peu, un Poète, aurait bien après Somegod le temps d’y revenir !

Une vigne, que l’air marin avait frappée d’aridité, tordue aux contours de la porte de Somegod, semblait une de ces couronnes que l’on appendait au seuil des Temples anciens et qui s’y était flétrie, comme un don méprisé par les Dieux. Somegod était assis au pied. L’âpre souffle qui s’élevait de l’Océan avec les vapeurs des brisants agitait ses noirs cheveux sur son front, en même temps si doux et si farouche, comme la double nature de tous ces faons blessés et qui fuient emportant le roseau empenné dans les bois. — Mais souvent, après ce vent mordant et froid, ce vent habituel des rivages, des terres cultivées et des collines parfumées qui s’étendaient à la gauche de la falaise, une haleine plus douce lui venait, comme si la Nature se fût repentie, comme si, apaisée par de l’amour, elle avait eu peur de toucher trop fort son délicat et bel Alcibiade, qui n’avait pas, comme l’autre, jeté sa flûte dans les fontaines, mais qui l’avait gardée pour elle.

Un jour, il était venu des villes — on ne savait d’où — et il s’était retiré sous ce chaume désert et depuis longtemps abandonné, comme un oiseau de plus au milieu de tous ceux qui posaient leurs pieds sur cette falaise où il avait trouvé son nid, — nid sans œufs et sans douce couvée ; car, plus sauvage que les aigles eux-mêmes, Somegod n’avait pas de compagne qui lui peuplât sa solitude. Si quelque jeune fille des pêcheurs, quelque belle et hardie créature, libre comme l’air vif de la montagne, bondissante et pure comme la mer, blonde comme les grèves environnantes, passait près de lui aux pentes de la falaise, aux sinuosités de la baie, Somegod ne relevait pas la tête. Il s’en allait lentement et sans but, courbé déjà comme un homme plein de jours et d’expérience. On aurait dit que la jeunesse lui avait été donnée en vain.

Quand les hommes cherchent la solitude, quand on les voit se rejeter au sein quitté de la Nature, on les juge d’abord malheureux. Peut-être ce jugement n’est-il pas trop stupide pour le monde ; car jamais la Nature n’est plus belle que quand nous avons le cœur brisé. Mais le mystère, l’éternel mystère, c’est la Douleur, cet ange à l’épée flamboyante, qui nous pousse du monde au désert et de la vie à la Nature, et qui s’assied à l’entrée de notre âme pour nous empêcher d’y rentrer si nous ne voulons périr ! C’est cette douleur que les hommes n’ont pas vue qu’à la face, et c’est le nom de cette douleur que les hommes ignoraient en Somegod.

Ainsi, Somegod avait souffert, sans doute, mais tant de choses font souffrir dans la vie qu’on n’aurait osé dire de quoi cette âme avait été atteinte. Ah ! la tunique restait en plis gracieux sur cette poitrine et en gardait bien le secret. D’ailleurs, que ce soit pour l’empire, l’amour ou la gloire, que nous tarissons nos âmes en soupirs, ils résonnent la même harmonie, — ce ne sont tous que des soupirs, et Dieu seul ne les confond pas.

Mais que ce fût orgueil, oubli, force ou faiblesse, Somegod avait dompté les pensées de sa première jeunesse. Les passions trompées ou invaincues ne se trahissaient pas à ses lèvres dans ces languissants sourires qui ne sont plus même amers, tant ils disent bien la vie, tant on est allé au fond des choses ! Nulle flamme âcre et coupable ne brillait dans ses longs yeux noirs, qui n’étaient sombres qu’à force de profondeur, et que jamais la Volupté et le Doute, ces deux énervations terribles, ne lui faisaient voiler à demi entre ses paupières rapprochées, regard de femme, de serpent et de mourant tout ensemble, et que vous aviez, ô Byron ! L’habituelle tristesse de son visage n’était pas une tristesse humaine. Elle n’était humaine qu’en tant qu’elle était tristesse ; car les plus grandes sont encore de nous !

À quoi rêvait-il, le Poète, ce soir-là, assis sur son granit triangulaire, informe trépied pour la Muse, tout ce qui reste à cette grande exilée du monde de son vieux culte de Déesse : une pierre rongée de chryste marine et de mousse, au bord de l’Océan et au fond des bois, — et de loin en loin quelques poitrines ?… Pourquoi Somegod, à cette heure sacrée, n’avait-il pas sa harpe entre ses genoux nerveux, ne fût-ce que pour y appuyer sa tête inclinée et écouter le vent du ciel et de l’onde soupirer, en passant à travers les cordes ébranlées, l’agonie du jour ? Ah ! c’est qu’une harpe manquait à Somegod, qu’elle manque à tous, et qu’elle n’est qu’un gracieux symbole. Les Poètes passent dans la vie les mains oisives, ne sachant les poser que sur leurs cœurs ou à leurs fronts, d’où ils tirent seulement quelques douces paroles que parfois la Justice de Dieu fait immortelles.

Non ! le Poète ne rêvait pas à cette heure. Il parlait, et ce n’était plus par mots entrecoupés comme il lui en échappait souvent dans le silence quand, ivre de la Nature et de la Pensée, il versait des pleurs sur les sables qu’il foulait en chancelant, et qu’il répandait son âme à ses pieds comme une femme, folle de volupté ou de douleur, y répandrait sa chevelure. Les paroles qu’il disait, il ne s’en soulageait pas. Elles n’étaient point de ces grandes irruptions de l’âme infinie dans l’espace immense, domaine dont, comme les Dieux d’Homère, en trois pas elle a fait le tour. Ces paroles étaient bonnes et hospitalières, pleines de sincérité et d’affection ; il les adressait à un homme encore dans la fleur de la vie, quand vingt-cinq ans la font pencher un peu sous le trop mûr épanouissement. — Celui-ci était debout, une main étendue sur les anfractuosités du rocher contre lequel il était appuyé et qu’il dominait de tout le buste, buste mince et pliant comme celui d’une femme, enveloppe presque immatérielle des passions qui semblaient l’avoir consumé. Il tenait d’une main un bâton de voyage semblable à celui que les mendiants, les seuls pèlerins de notre âge, ont l’habitude de porter, et dont il tourmentait rêveusement le sol.

— Te voilà donc, Altaï ! — lui disait Somegod. — C’est bien toi ! Un peu plus avancé dans la vie, après deux ans que nous ne nous sommes revus, après les siècles de ces quelques jours ! Te voilà revenu à Somegod, te voilà cherchant le Poète et sa solitude. Va ! je ne t’avais point oublié. Tu n’es point de ceux qu’on oublie. Quand, il y a trois heures, tu descendais la plus lointaine de ces collines que le soleil couvrait de ses ruissellements d’or, je t’ai reconnu, ô Altaï ! Je t’ai bien reconnu à ta démarche, à la manière dont tu portais la tête, à la fierté calme et jamais démentie de tes mouvements. Je me suis dit : « C’est Altaï qui descend là-bas la colline ; c’est lui qui revient trouver Somegod, le poète, le rêveur, le défaillant. » Et j’ai éprouvé jusque dans la moelle de mes os une joie secrète, quelque chose de véhément et d’intime comparable, sans doute, à ce qu’éprouvent les hommes capables d’amitié, et j’ai mieux compris, dans cet élan de mon âme à toi, ces sentiments qu’avant de te connaître je me croyais interdits. Je me suis levé de cette pierre où je passe une partie de mes jours et j’ai pris mon bâton blanc derrière ma porte, et j’ai descendu plus vitement la falaise que la jeune fille qui va voir débarquer son père le pêcheur, après une absence de sept nuits. Je me suis arrêté plusieurs fois pour te regarder venir. Je cherchais à démêler de si loin dans ton allure et tes attitudes le travail de ces deux ans écoulés ! Mais tu n’avais pas plus changé qu’un marbre sur un piédestal : ton pied, contempteur de la terre, la foulait toujours avec le même mépris, et comme autrefois tu portais légèrement la fatigue et le poids du soleil, et dans la route comme dans la vie, tu ne te reposais pas pour boire aux fossés et cueillir des églantines aux buissons.

« C’était toi ! c’était bien toi ! Mais tu n’étais plus seul, Altaï. Tu donnais le bras à une femme que la fatigue avait brisée et qui chancelait, quoique soutenue par toi. Hélas ! c’est notre destinée à nous tous, faibles créatures que tu as prises dans tes bras stoïques, de chanceler encore quand tu nous soutiens ! On n’échappe point aux lois de soi-même. Ne me l’as-tu pas dit souvent, quand tu avais cherché à armer mon sein de ton âme et que toi, qui peux tant de choses, tu sentais que tu ne pouvais pas ? Homme unique et que le désespoir ne peut atteindre, homme qui, à force d’intelligence, n’as plus besoin de résignation, tu me répétais, avec ton calme si doux et si beau, avec ta suprême miséricorde : « Tu n’as pas été créé pour combattre et vaincre ! Ne perds pas tes facultés à cela. Pourquoi le bassin qui réfléchit le ciel désirerait-il être une des montagnes qui l’entourent ? Il n’y a que Dieu qui sache lequel est le plus beau dans la création qu’il a faite, de la montagne ou du bassin. »

« Quelle était cette femme, ô Altaï ? Je l’ai vue de plus près quand tu t’es approché et que j’ai pris ta main dans les miennes, et quoique la beauté des femmes ne me cause pas d’impressions bien vives et que Dieu m’en ait refusé l’intelligence, cependant elle m’a semblé belle. Et puis elle n’est pas née d’hier non plus ; elle a bu aux sources des choses comme nous. La première guirlande de ses jours est fanée et tombée dans le torrent qui l’emporte, et la trace des douleurs fume à son front, comme sur la route celle du char qui vient d’y passer ! Pour moi, c’est la beauté suprême que cette attestation, écrite au visage dans ces altérations, que la vie n’a pas été bonne. Toute femme qui souffrit est plus que belle à mes yeux : elle est sainte. Douleur ! douleur ! on a là le plus merveilleux des prestiges. Vous vous mêlez jusqu’au seul amour de mon âme, dans mon culte de la Nature. Je me sens plus pieux pour elle les jours où elle paraît souffrir, et je l’aime mieux éplorée que toute-puissante.

« Qu’est-elle, cette femme, ô Altaï ? Pourquoi l’as-tu amenée en cette solitude ? Est-ce l’amour qui l’attache à tes pas ? Est-ce cette amitié plus belle que l’amour encore et que tu as longtemps cherchée, ce magnifique sentiment dont tu parlais avec tant d’éloquence entre une femme pure et un homme fort ? L’aurais-tu trouvée à la fin ?… Ou bien ton cœur ardent et tendre, ce grand cœur qui fait les héros et les amants, n’est-il pas lassé d’aimer, lassé de tenter l’impossible ? Et ne crois-tu plus, ô mon austère philosophe, que l’amour est une vanité, un rêve qui fuit avant le matin ? Quoi ! toujours des femmes dans ta vie ! toujours ce qui ne put tomber dans la mienne remplissant la tienne jusqu’aux bords ! Je ne connais rien à ces amours terribles et suaves qui naissent entre vous tous qui vous aimez, être finis, hommes et femmes, mais, Altaï, tu l’aimes sans doute, celle-ci ? Oui ! tu l’aimes ; car ta voix sonore s’assouplit comme un accent de rossignol en lui parlant ; car tes yeux, quand tu la regardes, s’attendrissent comme si tu n’étais pas calme et grand ; car, pendant le repas frugal à ma table de hêtre, elle n’a pas étendu la main une seule fois vers la jatte de lait que déjà elle était à ses lèvres, soulevée par ta main attentive. Et quand elle s’est couchée sur le lit de feuilles mortes du Poète, à l’abri de cette hospitalité un peu sauvage, mais cordiale, et la seule que j’aie à offrir à la femme délicate et lassée, tu l’as enveloppée avec un soin si plein de tendresse et d’inquiétude qu’il semblait que tu laissasses ton âme roulée autour d’elle avec les plis de ton manteau.

— « Ô Somegod ! — répondait Altaï, — cette femme que je traîne avec moi n’est pas celle que tu supposes. Tu t’es mépris, et ces deux années ne m’ont rien appris que je ne susse avant de les vivre. Tu ne l’ignores pas, je fus vieux de bonne heure. Il est des hommes qui sortent vieillards du ventre des mères. Toi et moi, ô Somegod ! nous sommes un peu de ces hommes-là. — Quand je te disais que l’amour aurait moins encore que la jeunesse ; quand, le cœur plein de ce sentiment formidable qui échappe à la volonté, je cherchais anxieusement à chaque aurore si douze heures de nuit, un jour de plus, ne l’en avaient pas arraché, si la flamme ondoyante et pure ne s’était pas éteinte dans l’âtre noir et refroidi, ce n’était pas la terreur si commune aux hommes de voir un bien fuir les mains qui le possédaient et s’écrouler et se perdre, et les laisser veufs, pauvres, désolés ! ce n’était pas cette terreur qui m’égarait jusqu’au désespoir de l’amour. J’avais mis la grandeur humaine à souffrir ; je voulais être grand. Pourquoi donc me serais-je épouvanté de l’avenir ? Pourquoi serais-je entré en de telles défiances ? Aussi était-ce une conviction profonde et tranquille comme le sentiment de la vie que je t’exprimais, ô Somegod ! une certitude inébranlable et sereine qui découlait des sommets de la raison et qui projetait sa lumière sur l’âme encore passionnée, et d’une façon si souveraine que l’âme aveugle en sentait confusément la présence et n’osait donner de démentis à cette évidence indomptable. Les années peuvent venir, ô Somegod ! l’homme plie et s’use, mais la vérité demeure, et les expériences successives attestent l’éternité de la raison. Ô Somegod ! j’ai pu aimer encore, j’ai pu retremper mes lèvres dans la lie du calice épuisé, mais, à coup sûr, je n’y ai pas plus trouvé d’ivresse que dans le temps où il semblait assez plein pour ne pas de sitôt tarir ! Si jamais, pas même à l’heure où l’homme, en proie à des émotions divines, est le plus entraîné et s’oublie, la démence n’a pas monté plus haut que le cœur et que le bonheur en qui l’on croit fut étouffé dans un jugement, ce n’est pas quand l’âme traîne ses ailes, lasses d’avoir erré et essuyé à tous les angles de roches sa gorge sanglante qu’elle y fait saigner un peu plus, que des illusions décevantes viendraient se jouer enfantinement de la pensée.

« Mais cette femme, que j’aurais pu aimer sans doute, car qui ne peut-on pas aimer dans la vie ? n’a point été aimée par moi. Le dernier sentiment que je porte dans ma poitrine depuis des années est demeuré sain et sauf. Ce n’est pas une gloire, c’est un hasard, — et je ne m’en enorgueillis pas. Cette femme n’est pas non plus mon amie. Pour qu’une femme puisse être l’amie d’un homme, il faut qu’elle ait une immense pureté ou une grande force. Dans ce monde effronté et dans l’esclavage de nos mœurs, laquelle de ces choses est la plus commune ? Voici trois ans que je les cherche, ces deux perles précieuses, la pureté et la force. Je ne sais pas si Dieu les y a mises, mais à présent Dieu vannerait l’Océan qu’il ne les y trouverait plus ! Pour la pureté, ce serait encore quelques enfances au sein des campagnes, ignorance, hébétement, torpeur, puretés grossières, perle d’une eau terne et d’une transparence bien douteuse ; mais pour la force, ô Somegod ! il n’y aurait rien. Cette femme qui dort là dans ta maison, ô Poète ! est aussi faible que toutes les autres, et moins pure peut-être. Ce qu’elle m’est, je ne le sais point, si ce n’est : ni mon amante ni mon amie. Ô histoire éternelle de toutes les femmes ! Mais de quels mystérieux anneaux est donc faite cette chaîne fragile qui nous unit ?

« Est-ce pitié, tendresse ou respect pour la douleur endurée ? Car, toi qui ne vois que les grands horizons du monde réfléchis dans le miroir de ton âme, panthéiste noyé et épars en toutes choses, planté sur ton rocher et en face de la Nature comme un Dieu Terme qui sépare les deux infinis de l’espace et de la pensée, tu as surpris sur les traits fanés de cette femme qu’elle avait eu, comme tous, sa part d’angoisses. Ton regard, dilaté comme celui des aigles, accoutumé à embrasser des lignes immenses, a saisi à travers cette beauté humaine ces imperceptibles vestiges que ce rude sculpteur intérieur qui, si souvent, brise le bloc qu’il voulait tailler, la Douleur, nous grave au visage comme des rayures dans le plus doux des albâtres ! Mais si la Douleur est sacrée, elle est commune ; elle n’est point un privilège parmi les hommes : elle les égalise comme la Mort. Pourquoi donc, s’il n’y avait que l’adoration de la Douleur qui m’attachât à cette femme, pourquoi l’aurais-je plutôt choisie que toutes celles qui souffrent sur la terre ?…

« J’ai vu des femmes plus malheureuses, plus maltraitées du sort que celle-ci. Elles étaient la proie de nobles peines, elles répandaient de généreuses larmes en face du gibet où pendait l’enfant de leurs rêves, quelque grande espérance immolée ou le plus bel amour trahi, mères douloureuses qui s’usaient les paumes de leurs mains à essuyer les torrents qui leur jaillissaient des paupières ! J’ai passé près d’elles m’assouvissant de ces grands spectacles, m’y trempant comme Achille dans le Styx, afin de me rendre invincible ; j’ai passé muet, car je n’ignorais pas que l’épuisement de cette nature humaine qui ne peut souffrir ni pleurer toujours est le Dieu certain qui console. Qu’avais-je à leur dire, à ces désespoirs qui sont la plus glorieuse substance de nos cœurs, à ces souffrances qui nous déshonorent, à ce qu’il semble, quand nous ne les éprouvons plus, à ces Rachels qui ne veulent pas être consolées, à ces Catons d’Utique qui, trahis par l’épée, s’en fient mieux à la main nue et intrépide pour s’arracher leur reste d’entrailles ? Ma voix eût été une offense. Mais celle-ci, ô Somegod ! n’en était pas. Elle souffrait, mais sa peine n’était pas un deuil héroïque, une affliction qui relève et que l’on veut bien ; elle ne faisait pas comme la Lacédémonienne, qui disait à son fils : « Dessus ou dessous ! » car elle savait qu’il n’y avait ni honneur ni honte à la Patrie à rester sur le champ de bataille, et elle avait perdu son bouclier.

« C’était une honte, une honte immense au milieu de tous les délices qui passaient et repassaient dessus comme la main de la femme de Macbeth sur la tache de sang, sans l’effacer, un lent pli de sourcils au-dessus de deux yeux sereins et reposés comme les lacs au pied des montagnes, une larme qu’un sourire retenait aux paupières d’où jamais on ne la vit tomber. C’est pour ces douleurs presque muettes, dévorées, enfouies, que l’homme est utile. Il les couve et les féconde sous sa parole. Du vague rose qui teignit cette joue il fait une pourpre ardente et hâve, cruelle brûlure de l’âme dont elle est un reflet. L’œil perd sa sérénité impudente ; la bouche, son sourire si doux et si stupide ; la larme finit par tomber dans les lèvres devenues sérieuses ; on souffre davantage, sans doute ; les horreurs du mépris s’augmentent ; mais on finit par se savoir gré de la violence, — on finit par se reprendre en respect de soi-même pour se frapper si courageusement de son mépris !

« C’est pour cela, ô Somegod ! que je m’arrêtai devant cette femme, à qui les grandes douleurs de la vie n’avaient pas entr’ouvert la poitrine. Elles avaient glissé sur son sein comme sur de l’émail ; mais, même en glissant, elles pénètrent encore, ces épées acérées, et, tu l’as dit, elle avait bu quelques gouttes, ou plein sa coupe d’or, comme nous, à la source des choses. Puisqu’elle avait vécu, elle avait souffert. Ne m’as-tu pas dit quelquefois, ô Poète, ô toi qui n’as pas mis ta destinée à la disposition des hommes, que la vie était un don funeste, que la Nature, comme l’homme, l’apprenait, d’une voix plus profonde et plus douce, mais qu’elle le révélait aussi ; que cela était répandu jusque dans le rouge cœur des plus belles roses entr’ouvertes, au fond de leurs plus purs parfums ! Mais cette vie n’aurait eu pour elle que sa native amertume, si cette honte vague et sentie qui la troublait ne s’y était obscurément mêlée. Ô Somegod ! il ne faut pas l’épaisseur d’un cheveu pour que l’âme soit opprimée et malheureuse, et on ne la sort de cet atone et misérable supplice qu’en la redoublant d’énergie, qu’en enfonçant de durs aiguillons aux flancs amollis ! Elle, elle était, cette pauvre femme, à qui la honte dont j’en attristai les ardeurs de jour en jour plus défaillies donna le courage de me suivre, elle était errante comme moi à travers le monde, y traînant sa honte comme moi j’y traînais mes ennuis, et y cherchant je ne sais quel bonheur nerveux et débile, comme moi j’y poursuivais une trop difficile sagesse. Elle allait, aux soirs, sous les cieux étoilés, aux détours des allées mystérieuses, trahie par le pan de sa robe qui flottait encore dans ces sinueux détours lorsqu’elle était disparue, par un parfum de cette chevelure tordue sur sa tête comme un voile mieux relevé et dont la gerbe dénouée et déjà penchée, comme d’attendre, se répandait sous la première main. C’est là que souvent je l’ai vue, c’est là que je m’arrêtai devant elle, barrant du bâton que voici l’étroit sentier parcouru par elle, comme Socrate devant Xénophon. Dans les joies sensuelles de sa vie, dans l’abandon et la fuite d’elle-même au sein des nuits de volupté bruyante ou recueillie, elle n’avait point perdu l’intelligence des nobles paroles. La feuille de saule sauve un insecte, tombée du bec de la colombe ou de la main d’un enfant. Je jetai la feuille de saule aussi, et je crus l’avoir sauvée. Du moins eut-elle le courage de me suivre, moi qui ne lui parlais pas le langage du monde et qui ne lui promettais pas d’amour !

« Ô Somegod ! les hommes, ces massacreurs du bonheur des femmes, consomment un forfait plus grand encore en leur rapetissant la conscience, qu’ils finissent toujours par étouffer. Elles peuvent être avilies sans être coupables. Victimes jusque dans leurs facultés, les malheureuses ne sont qu’aveugles, et on les accuse de chanceler au bord des fossés. Il ne s’agit pas d’avoir des entrailles, Somegod, il ne suffit que d’être justes. Ce n’est pas l’amour, ce n’est pas la pitié, ce n’est pas un de ces sentiments enthousiastes, la couronne sacrée de la vie, dont tous les fleurons ont jonché la terre autour de moi de si bonne heure, qui m’a fait me charger de cette destinée. C’est la Justice. Vois-tu ! il faut qu’il y ait des hommes qui payent pour l’Humanité devant Dieu. Ô Somegod ! je n’ai pas au cœur une grande espérance ; cette femme est faible, et peut-être m’échappera-t-elle. Mais qu’importe ! Quand on a foi, l’action en sort comme une épée de son fourreau ; mais c’est quand on doute qu’il est beau d’agir. Je suis venu te trouver, ô Poète ! dans le désert, ce temple dont tu es le prêtre ; car, si ma parole est trop rude pour ces délicates oreilles accoutumées aux suavités des flûtes et aux endormissements du plaisir, la tienne ne l’effarouchera pas. Elle l’entendra mieux. Elle s’assiéra à tes pieds pour recueillir les beaux fruits tombés de ta cime, arbre merveilleux de Poésie ! Elle oubliera les villes et les grossières ivresses qu’on y goûte. Puisses-tu la relever dans ta grande Nature, la baigner dans ses eaux éternelles et l’en faire sortir purifiée !

— « Ton dessein est beau, Altaï ; il est digne de toi, — reprit le Poète. — Mais qu’as-tu besoin de Somegod ? Tu es bien toujours l’Altaï, le triste et serein Altaï, qui sème sans croire à la récolte, ce généreux laboureur qui jette le blé aux quatre vents du ciel ! Homme infortuné et grand, qui, pour ne plus croire à la Providence, n’as pas apostasié la Vertu, et qui, sans une espérance dans le cœur, combats pourtant comme si tu devais remporter la victoire !… »

Ainsi dirent-ils longtemps encore, le Philosophe et le Poète. La nuit les surprit devisant. Elle tomba entre eux comme un silence ; Dieu jeta dans les airs ses poignées d’étoiles, et parmi elles et plus bas que le ciel, sur la terre obscure, quelque rossignol qui se mit à chanter, pour consoler le monde de la lumière perdue par l’Harmonie. Le ciel se réfléchissait en Somegod et dans l’Océan, dans le Poète et dans l’abîme.

Altaï était rentré dans la maison ; il regardait la femme qui dormait, à la lueur épaisse et fumeuse de la lampe d’argile. Duumvirs de la pensée qui s’étaient partagé le monde, l’un avait pris la Création pour sa part, et l’autre, plus ambitieux, s’emparait de plus vaste encore : — la misérable créature. C’était la part du Lion.



Amaïdée

II

Le soleil se levait derrière la falaise, aussi frais, aussi beau, aussi lumineux qu’au temps où les hommes l’adoraient en l’appelant Apollon ; il dardait ses flèches d’or sur la mer sombre qui en roulait les étincellements dans ses flots, semblable à la dépouille opime de quelque naufrage. Une ceinture rose ceignait le ciel comme une guirlande de fleurs divines aux flancs d’Aphrodite, et l’étoile verte qui porte le nom de la lumière dont elle est le présage s’effaçait dans le ciel, où s’écoulaient des traînées de jour à travers des ombres lentes à disparaître. Un vent presque liquide de fraîcheur s’élevait de la mer et déroulait les perles de rosée suspendues à la chryste marine de la falaise, tapis nuancé d’une pourpre violette et foulé par les pieds nus des jeunes pêcheuses. Les premiers bruits du jour se faisaient entendre au loin, mais confus encore comme le premier réveil des hommes, distincts seulement à cause de la pureté de l’air du matin.

Somegod, qui se levait toujours pour aller ramasser la première feuille tombée du bouquet aérien de l’Aurore, fleur impalpable respirée par le regard et gardée dans la pensée, ce sein plus intime que le sein, et où, comme sur l’autre, elle ne se flétrissait pas ; Somegod, le Chrysès de ces plages, revenait des grèves à sa masure, inquiet de ses hôtes, que le grand jour devenu pénétrant avait sans doute réveillés. Il croyait les retrouver assis aux pierres de la porte, admirant ce magnifique spectacle de la mer où le soleil luit, et des horizons que le jour infinitise. Il se trompait ; ils n’y étaient pas. Il les aperçut par la porte entr’ouverte, Altaï debout derrière celle dont il ne savait pas encore le nom. Le Philosophe attachait quelque imperceptible agrafe à la robe, comme l’aurait pu faire une humble servante. Le Poète, arrêté sur le seuil, ne se mit point à sourire de la simplicité de ce détail. Ce sont les hommes grands et forts qui ont la grâce des petites choses. Ils mettent dans les riens une amabilité à faire pleurer. Ô vous qui disiez que l’âme se mêle à tout, vous aviez bien raison, ô grande pythonisse à la lèvre entr’ouverte ! Il y a des maternités plus ineffables que celles des mères, des grâces plus grandes que celles des femmes, dans l’homme pâle et grave qui pose un châle sur des épaules ou qui lace un brodequin défait.

— « Amaïdée, c’est notre hôte », — dit Altaï en relevant la tête. Il venait d’achever son travail. L’agrafe avait fixé la robe sur le sein de la femme, qui se tourna vers le Poète en lui disant un bonjour déjà familier. Somegod put mieux juger de la beauté qui l’avait frappé d’abord en Amaïdée quand il l’avait vue pour la première fois. Les nattes de ses cheveux n’étaient plus souillées de poussière, le teint noirci de la sueur du voyage, le front maculé de ces grandes taches d’un roux âcre et livide que l’on doit à l’échauffement et à la fatigue ; les cheveux n’avaient plus d’autre nuance que celle de quelque tresse dorée qui rayonnait capricieusement dans leur jais et qui s’en détachait d’une façon plus vive aux obliques ondulations de la lumière. Le teint avait repris sa couleur uniforme et mate dans laquelle circulait une vie profonde, sans pourpre aux joues, sans blancheur nulle part ; c’était un bistre fondu dans les chairs. Les sourcils, noirs et arqués, se prolongeaient fort loin dans les tempes, ce qui donnait une expression remarquable à ses yeux, dont les larges prunelles étaient jaunes et d’une si admirable transparence qu’on allait d’un seul trait au fond de ce regard étincelant, humide, cristallin et calme, avait dit Altaï, comme un lac aux pieds des montagnes, mais quand le soleil y verse son or pur dans une mélancolique soirée.

Ce regard ne trahissait rien du passé, de la vie, de l’âme. Il était doux comme l’indifférence, un peu vague, mais sans rêverie qui l’égarât loin de vous. De flamme plus rapide qui s’en échappât, il n’y en avait point. Jamais un désir ne le tournait éloquemment vers le ciel ; jamais un regret ne l’abaissait vers la terre. Ce n’eût pas été un regard de femme, si la peine n’avait gonflé en les violaçant les veines fatiguées qui erraient et se perdaient aux paupières. Là retentissait la vie muette ailleurs, et aussi dans un sillon entre les sourcils, trace d’une pensée rarement absente. Quand cette pensée revenait plus triste ou plus amère, le sillon se creusait davantage, mais le rapprochement des sourcils n’était ni heurté ni même subit ; il se faisait avec une lenteur harmonieuse et n’altérait jamais la fixité habituelle du regard. Toute la physionomie de cette femme était dans ce simple et fréquent mouvement de sourcils. Le front était bas, les joues larges, la lèvre roulée et accusant dans son éclat terni les ardeurs fiévreuses de l’haleine, ce simoun du désert du cœur qui règne dans les bouches malades de la soif toujours trompée des voluptés de la vie !

Elle vint s’asseoir à la place ordinaire du Poète, en dehors de la cabane, et, s’appuyant le menton dans sa main, elle regarda la mer avec ses yeux aussi humides et aussi diaphanes que les flots dans une anse peu profonde. Le jour doux et argenté du matin adoucissait merveilleusement ce qu’il y avait de hâve dans cette beauté qui ressemblait à une rose jaune presque déchirée à force d’être épanouie et que le temps avait meurtrie, et mille souffles et mille mains. Altaï et Somegod s’assirent près d’elle.

— « Ô Amaïdée ! — lui dit Altaï, — à quoi penses-tu devant un spectacle si nouveau pour toi ? Ne t’épouvantes-tu pas de cette vie qui commence et à laquelle tu fus si peu accoutumée par celle dont tu as vécu jusqu’ici ?

— Non ! je ne m’épouvante pas, — dit-elle. — Doutes-tu déjà de mon courage, Altaï ? Crains-tu que les mollesses de ma vie m’aient brisée au point de me rendre incapable du moindre effort ? Et d’ailleurs tout était-il donc mollesse dans cette vie que tu me reproches ? Ai-je moins bien dormi sur le lit de feuilles sèches de Somegod que sur les lits de soie abandonnés ?

— Non ! mon enfant, — répondit le Philosophe, plus jeune que celle à qui il adressait cette appellation protectrice, mais bien plus vieux par la sagesse, cette paternité plus auguste que celle des cheveux blancs et de la nature ; — ce serait déjà bien tôt pour te démentir.

— Sais-tu, Altaï, — ajouta Amaïdée d’une voix lente, — que l’accent dont tu dis cela est bien triste ? Ô homme que l’on dit être fort, ta parole n’est jamais découragée, mais ta voix l’est toujours ! Pourquoi ?

— Parce que je connais la destinée et la vie, — répondit Altaï en prenant dans ses bras la taille d’épi tremblant de la jeune femme qu’il avait peut-être craint d’affliger, — et que je n’attends rien d’elles deux ! »

Amaïdée écarta la caresse et fronça lentement ses longs sourcils.

— « Ce n’est pas moi qui suis cruel, — reprit Altaï, — Amaïdée ! ce n’est pas moi.

— Ô Somegod ! — dit Amaïdée avec une adorable naïveté, seule chose qu’elle eût gardée ; seul trésor qu’elle n’eût pas dépensé dans ses somptuosités de Cléopâtre. — Il ne croit à rien, pas même à moi qui ai tout quitté pour le suivre ! Quand je lui parle de mon amour, il ne rit pas, mais il est pourtant aussi sceptique que s’il branlait la tête en riant, et il m’embrasse au front comme un enfant malade qu’on apaise.

— Tu ne m’avais pas parlé de cet amour, ô Altaï ? — dit Somegod avec une voix grave.

— À quoi bon, — répondit le Philosophe, — puisque je n’y croyais pas ! »

Une larme, — une de ces larmes qui en valent des torrents dans les yeux de celles qui sont restées pures, cerna les noirs cils d’Amaïdée, mais ne roula point sur sa joue, quoique cette âme sans fierté ne mît pas sa gloire à la dévorer. Altaï la vit :

— « On ne supprime point une larme en l’essuyant, — dit-il. — Mais, ô Amaïdée, une larme n’est jamais stérile, et on se purifie quand on pleure !…

— Et quand on aime… » reprit la femme avec noblesse.

Mais le Philosophe secoua la tête ; un sourire de dédain ouvrit ses lèvres comme le précurseur de quelque réponse inflexible ; puis le dédain se changea en sourire de mélancolie, et il n’osa pas appuyer son stoïcisme sur cette pauvre créature abattue, qui croyait que l’on se relevait de la mêlée en saisissant encore une fois les genoux d’un homme et en tordant passionnément ses beaux bras autour de ce dernier autel.

— « Écoute-moi, ô Amaïdée ! — dit Altaï. — L’amour passe, et la vertu demeure. Si je t’ai entraînée avec moi, ce n’était ni comme une victime ni comme une esclave. Je ne suis point un de ces insolents triomphateurs de l’âme des femmes, chassant devant eux les troupeaux qui leur serviront d’hécatombes. En me suivant, je te voulais libre ; je le désirais, du moins. Tu ne l’étais pas, et c’est peut-être la raison pour laquelle tu es venue. Vous autres femmes, vous n’avez que des enthousiasmes et n’obéissez qu’à des sentiments. Mais si je te laissai obéir au tien, ô mon enfant ! si je ne te mis pas la main sur la bouche quand tu me répétas cette triste parole que tu m’aimais, et si je ne partis pas seul, c’est que j’étais sûr que le temps t’arracherait du cœur cette épine et que je te voulais meilleure qu’heureuse. »

Amaïdée avait posé son front sur la main qui soutenait son menton tout à l’heure. Son cou dessinait une courbe charmante. On aurait dit une Mélancolie éplorée ou une Résignation qui se ployait sous les paroles d’Altaï. Que se passait-il en cette âme comme cachée sous le corps incliné, dans cette femme qui semblait s’ombrager d’elle-même ? Altaï regardait la terre en prononçant les mâles paroles auxquelles elle n’avait pas répondu, et Somegod, tourmentant une longue mèche de ses cheveux noirs sur sa tempe gauche, avait la tête tournée vers le ciel, dans l’éclat duquel sa tête brune et son profil à arêtes vives se dessinaient avec énergie. Le soleil coiffait d’aigrettes étincelantes les différents pitons des falaises. Il semblait que tous ces noirs géants se fussent relevés de leurs grands jets d’ombre où ils étaient disparus et avaient repris leurs casques d’acier. La vie envahissait davantage les grèves solitaires où la marée montait avec le jour, et les pêcheurs tendaient leur gracieuse voile latine et se préparaient à quitter le havre qui les avait abrités. Tout était mouvement et allégresse, excepté sur ce Sunium sans blanche colonnade, plus sauvage et plus modeste que celui où s’asseyait Platon. Là, la vie avait revêtu de plus solennels aspects ; les trois personnes qui en attestaient la présence restaient dans leurs poses silencieuses. Immobilité et silence, ces deux choses qui siéent si bien à tout ce qui s’élève de la foule, ce double caractère de tout ce qui est profond et grand, et qui faisait comprendre à l’artiste des temps anciens qu’on ne pouvait représenter dignement les Dieux qu’avec du marbre. Amaïdée, Altaï, Somegod, étaient un peu plus que ces mariniers hâlés et nerveux qui s’agitaient au bas de la montagne et au bord des ondes, sous les rayons du soleil levant que défiait la nudité de leurs poitrines. À eux trois ne représentaient-ils pas l’Amour, la Poésie et la Sagesse ?

Ils passèrent cette journée et les suivantes à errer le long des rivages et à vivre de cette existence qui était vague pour Altaï et Amaïdée, et qui n’était profonde que pour Somegod ; car, pour que les choses extérieures entrent dans l’homme, il faut être accoutumé à les contempler longtemps, et l’on n’en conquiert pas l’intelligence avec un regard léger comme les cils d’où il s’échappe. — Somegod faisait pour ainsi dire à ses hôtes les honneurs de la Nature. Altaï n’avait pas repris la douloureuse conversation du premier matin. Amaïdée, muable sensitive, avait oublié les impressions cruelles qui avaient chargé son œil de pleurs et son front de tristesse. Entre la femme et l’enfant, il n’y a que la différence d’une émotion. Quand l’émotion grandit, l’enfant devient femme ; quand elle diminue, la femme redevient un enfant : elle se rapetisse, comme ce génie des contes arabes qui, de géant, se rapetissait jusqu’à entrer dans une petite urne, cette étroite demeure dans laquelle l’homme ne saurait tenir qu’en poussière. Amaïdée jouissait de cette nouveauté de spectacle et d’impressions en âme mobile et avide. Oh ! pauvres âmes blasées que nous sommes, la nouveauté est-elle une si grande charmeresse ? si c’est moins l’ondoyance de la Nature humaine que son épuisement si rapide qui nous fait y trouver tant de charmes qu’elle est comme une jeunesse dans cette vie… Sol rude et dépouillé, route parcourue et dont on a compté les pierres en posant ses pieds d’aujourd’hui dans la trace de ses pas d’hier.

Altaï la laissait s’ébattre aux négligences de cette vie sauvage et libre. Il semblait se fier au dictame de l’air vif et pur qui circulait autour d’eux pour guérir cette âme blessée, et pour lui donner la force de se laver de ses souillures en l’élevant vers Dieu par la pratique de la vertu. Comme les convalescents, à qui l’on prescrit des exercices tempérés, le grand air, le rayon de soleil qui, réchauffe, on pourrait prescrire aux âmes malades la mer, le ciel, les fleurs, les bois ! Tout se tient, tout s’enchaîne, tout est un dans l’homme et dans la Nature : la vie de l’âme est aussi mystérieuse que la vie du corps ; mais c’est également de la vie. Ceux qui ont gravi une montagne savent quel poids on laisse toujours au pied. Ils savent que nous n’emportons pas au sommet les soucis cruels qui nous rongent ; ils savent que cet air plus éthériel que l’on respire nourrit mieux la substance humaine. Ô vous qui avez un gosier de rossignol et des ailes d’aigle, oiseaux si merveilleux que l’homme vous a si souvent niés, ô Poètes, grands artistes, mille fois fils d’Apollon amoureux de sa sœur divine ! et toi, ô Nature ! ne nous l’avez-vous pas appris ? — Nature ! mère des Dieux et des hommes, comme disait le Panthéisme ancien, quand nous avons usé nos vies en pleurs amers et en soupirs insensés, quand l’âme répandue tombe à travers nos doigts dans la poussière, que c’est une horreur de ne la pouvoir ramasser et que devant la dernière goutte qui échappe et qui va sécher nous restons éperdus et prêts à mourir, oh ! rejetons-nous à tes mamelles, ô notre mère ! pour ne pas mourir. Nous y retrouverons le lait jamais tari des émotions saintes ! nous jetterons, pour nous rajeunir, et nos amours, et nos larmes, et nos douleurs, toutes ces vieillesses anticipées, comme les membres hachés d’Éson, dans cette splendide et bouillonnante cuve des éléments dont les horizons sont les bords et qui écume éternellement sous le ciel ! Oui ! tes spectacles fortifient, élèvent, rassérènent. Tu convies les hommes à des voluptés âpres et viriles, où les sens et leurs grossiers instincts n’ont plus rien à voir. Où a-t-il pris ce fier regard, ce grand Voyageur qui t’adore ? Il l’a rapporté de ces monts qu’il vient de mesurer et dont il descend, les lèvres et les narines sanglantes, pâle et brisé comme s’il avait vu Dieu ! C’est devant toi, la bouche entr’ouverte, la poitrine pleine de ton souffle qu’il prenait pour le sien, que l’homme a dit un soir : « L’âme est immortelle ! » Ah ! je ne sais pas ce qui est et ce que j’espère, mais ta contemplation m’est sacrée, une vertu courageuse s’en exhale, l’homme se compte pour rien devant toi. Ô Nature ! patrie qu’on adore, trop grande pour tenir à l’abri de nos boucliers, Sparte éternelle qu’il n’est jamais besoin de défendre, si tu avais des Thermopyles, il ne faudrait que jeter un regard sur tes mers et sur tes collines pour devenir un de tes trois cents !

Tantôt Altaï, Somegod et Amaïdée s’enfonçaient dans les terres, en quelque long pèlerinage aux ruines aperçues de la falaise comme des points blancs dans les campagnes. Ils aimaient à se diriger vers des points inconnus, mystères qu’ils allaient pénétrer. Souvent c’était une église abandonnée, parfois un sépulcre écroulé ou un colombier où ne s’abattaient plus les sonores volées de pigeons, mais où il en revenait parfois un ou deux peut-être, mélancoliques et bientôt repartis d’un vol rapide, comme les souvenirs dans nos cœurs ! Tantôt ils restaient sur les grèves, assis sur quelque banc de coquillages, suivant de l’œil la mer qui s’en allait, triste et éternelle voyageuse dont le manteau bleu traîne à l’horizon, quand elle est le plus loin, comme pour empocher l’ordinaire oubli de l’absence.

Souvent ils montaient dans une barque et erraient rêveusement dans le havre, assombri des approches du soir. Cet étonnant Altaï, qui semblait savoir toutes choses, ramait d’un bras infatigable ; car Somegod, qui ramait aussi, laissait pendre presque toujours l’aviron dans la houle, perdu en quelque adoration muette, comme Renaud aux genoux d’Armide. Silence qui n’était pas le silence d’Amaïdée, douloureuse créature qui regardait le ciel, la mer, Altaï, Somegod, — qui regardait et qui ne voyait pas, pensée tout étonnée d’elle-même. Ses yeux ambrés, après avoir erré comme les regards farouches d’une biche égarée, se fixaient dans le vide, brillants au crépuscule comme un flot au fond duquel on aperçoit la fauve arène. Un châle, tissu chaud et suave, fragilité pleine d’harmonie avec ces fragilités plus grandes et plus précieuses encore qu’elle était destinée à protéger, et qui flottait dans l’air âpre et humide au-dessus de la mer éternelle, enveloppait à plis larges et hardis sa taille, autrefois si puissante, à présent brisée et amollie, les reins dont la chute voluptueuse gardait l’empreinte d’avoir faibli tant de fois sous les terrassements de l’étreinte, comme ceux de l’archange Lucifer sous la sandale divine de Michel. La vague élevait la voix autour de la nacelle attardée sur ses côtes, célèbres par plus d’un naufrage, et les pêcheurs qui rentraient au havre, passant auprès de cette barque dans le vent et dans la nuit, apercevaient, non sans une terreur superstitieuse, cette trinité intrépide et muette des solitaires de la montagne, qui n’avaient pas leur vie à gagner et qui l’exposaient aux brisants. Que s’ils surprenaient les paroles de ce groupe étrange, c’étaient des paroles singulières, inexplicables comme eux, et dont tout leur eût été incompréhensible si le mot de Dieu ne s’y était mêlé souvent.


Amaïdée

III

Un de ces soirs, — ils avaient erré longtemps, la nuit noire s’alourdissait sur la mer, et leur barque, bercée dans les vagues phosphorescentes, cinglait encore dans les hauteurs de l’eau ; l’écume des flots, fraîche et salée, les frappait au front et sur les mains ; ils n’entendaient que ce bruit de l’eau, si solennel, la nuit, quand on n’y voit pas, moins doux mais plus beau que quand la lune jette une large lumière sur leur surface ; — Amaïdée adressa la parole à Somegod :

« Tu es Poète, m’a dit Altaï. Mais où donc est ta Poésie ? Me méprises-tu assez pour me la cacher ? Pourquoi n’as-tu jamais dit devant moi ces chants qui font du bien à toute âme, comme cette langue qu’ils parlent derrière les Alpes, même quand on ne les comprend pas ? Qui te dit, d’ailleurs, ô Poète ! que je ne comprendrais point ce que tu chanterais ?

« Lorsque je vivais dans les villes, pendant ces nuits passées dans les voluptés qu’Altaï appelle coupables, si un Poète, mêlé à nos fêtes, venait à faire entendre quelque mélodieuse parole, je sentais en moi s’éveiller une foule de puissances endormies. Les autres se mouraient d’ivresses, penchés sur les épaules des hommes qui leur versaient le double breuvage des yeux et des lèvres, n’écoutant pas, au milieu des joies effrénées et lasses, la voix qui planait sur elles toutes, comme un Esprit invisible dont les ailes faisaient trembler la flamme des lampes et battaient sur les yeux à moitié clos. Mais moi, la rieuse et la folâtre, je me retirais dans une embrasure et je cachais ma tête dans mes mains. Ô Somegod ! ce que j’éprouvais avait un charme si différent de ce que le bonheur comme je l’avais senti toute ma vie m’avait appris ! Ce n’était pas le bonheur, non ! ce n’était pas non plus la peine, et pourtant cela faisait cruellement mal et délicieusement bien au cœur. C’était plus et moins tour à tour que la vie… N’est-ce pas là ce que vous nommez la Poésie, vous, et que j’aimais, moi, comme tant de choses, sans savoir pourquoi je l’aimais ?

— « Amaïdée, — répondit Somegod, — tu veux donc que je te livre le secret de mon infortune ! Il y a des hommes à qui l’on peut dire : « Qu’as-tu souffert ? qu’as-tu aimé ? de quoi as-tu joui depuis que tu es dans le monde ? » Altaï, que tu vois ramant à l’autre bout de cette barque, est un de ces riches de misères, frappés par Dieu de l’infinité des douleurs. Mais moi, je n’ai pas été l’objet de cette terrible munificence qui fait les hommes grands entre tous ! Moi, je n’ai qu’une misère pour ma part ; moi, je meurs, comme les lys et l’hermine, d’une seule tache tombée en mon sein ! Toute la question qui résume ma vie est celle que tu me fais aujourd’hui : « Tu es Poète, où est ta Poésie ! » Ô Amaïdée ! de Poésie, je n’en ai pas qui m’appartienne. Le torrent divin qui tombe du ciel dans ma poitrine y engouffre son onde et sa voix. L’homme a menti dans son orgueil quand il s’est enchanté lui-même de la balbutie de ses lèvres. Il jouait au Dieu en s’efforçant de créer avec sa parole, mais la Nature l’écrasait de son calme pur de dédain. Si l’on m’eût donné le choix, j’eusse mieux aimé peut-être risquer ce mensonge que de sentir un doigt qui n’était pas le mien, comme celui du dieu Harpocrate, faire peser le silence sur ma bouche esclave. Mais, hélas ! l’alternative me manquait. Et voilà pourquoi j’ai souffert. Amer tourment de l’impuissance ! quoique ce fût encore plus l’impuissance de l’homme que de Somegod. Ma vie s’ensanglanta de cette lutte furieuse que tout homme a avec soi-même avant de prendre son parti sur soi. On le prend enfin, on le prend, ce parti désolé et funeste, mais quelle consommation de la vie !

« Ô Amaïdée ! Amaïdée ! ne me demande pas mon histoire. Les vies de tous se ressemblent plus qu’on ne croit. Femme ou Poète, quand la souffrance intervient dans les battements de nos organes, cette souffrance est un désir que rien n’étanche, et les hommes l’ont nommé l’Amour. Qu’importe l’objet de ce désir funeste ! qu’importe la pâture dont cet amour ne pourra jamais s’assouvir ! le sentiment ne perd point de sa formidable intensité. Parce que, ma pauvre Lesbienne, tu ne voyais sur les rivages que les voyageurs entraînés par toi au fond des bois, parce que, dans tes nuits ardentes et vagabondes, tu ne relevas jamais ton voile pour admirer l’éclat du ciel, est-ce à dire, ô Amaïdée ! qu’il n’y avait à aimer que ce que tu aimais ! Est-ce qu’auprès de l’homme il n’y avait pas la Nature ? Est-ce à dire que toutes les adorations de l’âme finissaient toutes à l’amour comme tu le concevais ? Eh bien, moi, j’aimai la Nature, et toute ma vie fut dévorée par cette passion ! Je l’aimai avec toutes les phases de vos affections inconnues et que j’entendais raconter. Je reconnaissais, aux récits des hommes et aux chants des poètes consacrés aux amantes, que ce que j’éprouvais avait toutes les réalités de l’amour. Ce ne fut d’abord qu’une douce rêverie au sein des campagnes, des larmes venues vers le soir, un plongement d’yeux incessant dans les immensités du ciel, quand, assis sur quelque tertre sauvage, j’y oubliais la voix de ma mère ou de mes sœurs promenant alentour, ou que seul je pouvais à peine m’arracher, à la nuit, vers le tard. Les mères se méprennent souvent aux tristesses de leurs fils. La mienne m’envoya dans les villes. J’y vécus pendant quelques années ; je pris ma part du grand festin d’une main languissante, et à la première coupe tarie, sans désir et sans ivresse, je fus aux lieux que j’avais quittés. J’y rapportais la même froideur et un front plus chargé d’ennuis. Je n’étais pas malheureux ; mais j’allais l’être… J’ignorais de quel nom appeler mes regrets et mes espérances ; j’ignorais vers quoi montaient les élancements de ce sein que des femmes belles comme toi, ô Amaïdée ! n’avaient ni troublé ni tiédi. Je ne me sentais pas de tendresse pour ma mère et mes sœurs, et je passai pour ainsi dire à travers leurs embrassements pour aller revoir la Nature.

« Je la revis avec des larmes, avec des bonheurs sanglotants et convulsifs. Ce jour-là, je sus ce que j’avais. J’avais lu souvent de ces livres que les hommes disent pleins de l’amour de la Nature. Mais qu’ils me paraissaient imparfaits et froids ! qu’ils me disaient peu ce que je devais attendre de l’avenir ! C’est qu’une passion tenait ma vie dans ses serres d’autour, et que les hommes les plus éloquents dans leur culte de la Nature n’en ont parlé que comme on parlerait de beaux-arts. — Ils l’ont admirée, la grande Déesse, la Galatée immortelle, sur son piédestal gigantesque, mais ils n’ont jamais désiré l’en faire tomber pour la voir de plus près ! Ils n’ont jamais désiré clore avec la lave de leurs lèvres la bouche de marbre dédaigneusement entr’ouverte !… Hélas ! tout à l’heure encore votre amour, à vous, m’impose ses images pour exprimer ce que je ressentais. Ah ! exprimer l’Amour, cela vous est possible, mais moi, Amaïdée, je ne puis ! Et tu me demandes où est ma Poésie ? Elle est toute dans cet inexprimable amour, qui l’a clouée, comme la foudre, au fond de mon âme, où elle se débat et ne peut mourir. En vain je m’épuise en adorations sublimes ou insensées ; j’ai pitié de mon éloquence. Vous, du moins, vous pouvez vous saisir, vous rapprocher, mêler vos souffles et féconder vos longues étreintes ; mais moi, je croise mes bras sur ma poitrine soulevée, et, impuissant devant l’infini, je reste, succombant sous les facultés de l’homme inutiles ! Tout amour commence par l’ivresse, un pur nectar dont la lie n’est pas loin et brûle, mais on ne se fait point sa part dans l’amour : il faut boire encore, boire toujours, pourvu qu’il en reste ; on vomirait plutôt son cœur dans le calice que le fatal calice ne reculerait ! À regarder si longtemps l’être adoré, on s’exalte, on s’irrite, on veut ! Quoi donc, ô créature humaine ?… Posséder ! crie du fond ténébreux de nous-même une grande voix désolée et implacable. Posséder ! dût-on tout briser de l’idole, tout flétrir et d’elle et de soi ! Mais comment posséder la Nature ? A-t-elle des flancs pour qu’on la saisisse ? Dans les choses, y a-t-il un cœur qui réponde au cœur que dessus l’on pourrait briser ? Rochers, mer aux vagues éternelles, forêts où les jours s’engloutissent et dont ils ressortiront demain en aurore, — comme un phénix couleur de rose, échappant des cendres d’hier, brûle dans les feux du soleil, — cieux étoilés, torrents, orages, cimes des monts, éblouissantes et mystérieuses, n’ai-je pas tenté cent fois de m’unir à vous ? n’ai-je pas désiré à mourir me fondre en vous, comme vous vous fondez dans l’Immense dont vous semblez vous détacher ? Mais avec ces bras de chair je ne pouvais pas vous saisir ! Sublimes dérisions de l’homme ! Aussi, étendu en face des perspectives idolâtrées, haletant après les désespérants horizons qu’on ne peut toucher, malade d’infini et d’amour, je me consumais en angoisses amères. La chevrière de la montagne qui m’avait vu là le matin m’y retrouvait le soir, plus pâle, et s’enfuyait épouvantée, comme si un sort eût été sur moi. Souvent je me plongeais dans la mer avec furie, cherchant sous les eaux cette Nature, ce tout adoré, extravasé des mains de l’homme, insaisissable et si près de nous ! Après des heures d’une poursuite insensée, la vague me rejetait inanimé au rivage, la bouche pleine d’écume, presque étouffé et tout sanglant. Mais le désespoir durait encore. Je mordais le sable des grèves comme j’avais mordu le flot des mers. La terre ne se révoltait pas, plus de ma fureur que n’avait fait l’Océan. Autour de moi tout était beau, serein, splendide, immuable ! Tout ce que j’aimais, tout ce qui ne serait jamais à moi ! Ah ! le moi, dilaté par le désir et la rage, craquait au fond de ma personnalité ! Pour le délivrer de la borne aveuglante, pour briser son enveloppe épaisse, je tournais mes mains contre ma poitrine. Des griffes de lion n’eussent pas été plus terribles. Un enthousiasme ineffable me soutenait dans le déchirement de moi-même. Incurable faiblesse des passions ! Un soleil couchant sur la mer, quelque beau spectacle dans les nues, un parfum apporté par les brises, interrompait l’acharnement du suicide, et je joignais mes mains sanglantes, et je tombais à genoux devant cette merveilleuse Nature, trop belle pour que je voulusse la quitter ! Je me sentais rattaché à la vie par l’idée que l’âme, se mêlant au Pan universel, y doit tomber submergée et perdue, et je ne voulais pas anéantir mon amour. Ainsi je répudiais courageusement les promesses du Panthéisme ; car c’étaient ces organes maudits et blessés qui mettaient entre moi et la Nature les rapports d’où naissaient et mon bonheur et ma souffrance, et, dans l’incertitude de les détruire, j’aurais refusé d’être Dieu !

« Voilà pourquoi, ô Amaïdée ! Altaï t’a dit que j’étais Poète ; mais je n’étais, hélas ! que le martyr de mes pensées. Hommes et femmes, qui avez des regards et des caresses, vous qui pouvez dénouer des chevelures et confondre la flamme de vos bouches incombustibles, c’est vous qui êtes les Poètes, et non pas Somegod ! Dans l’isolation de mon impuissance, pour me soustraire à ce néant qui m’oppressait, je cherchais parfois à refléter cette âme épanchée sur les choses, dans le langage idéal que je rêvais. Mais je n’avais point été frappé du magnifique aveuglement des prophètes. Je comprenais ma parole. Miroir concentrique de la Nature, celle-ci le brisait en s’y mirant. Alors, d’une honte inépuisable contre moi-même, je déchirais les feuilles trempées de mes larmes insomnieuses et je les dispersais autour de moi. Comme les feuilles de la Sibylle répandues sur le seuil de l’antre sacré, un vent divin ne les levait pas de terre pour les emporter au bout du monde. Je les ai vues tourbillonner quelquefois du penchant de la falaise jusqu’à la mer qui mugit au pied. Je les suivais avec les angoisses d’une mère infanticide. Vagues sombres, blanches écumes, aquilons rapides, qui de vous les dévorait le plus vite ? qui les cachait le plus à mes yeux ? Je croyais encore que c’étaient elles, et puis je m’apercevais que ce n’étaient que les ailes des goélands au-dessus des flots. Alors, assis dans une consternation profonde, je ressemblais à l’homme qui vient de vider sur l’autel des dieux la coupe de son sacrifice, sans avoir pu les apaiser !

« Ne me demande donc pas où est ma Poésie, Amaïdée, car tu renouvelles mes douleurs ! Vois, ô femme ! la lune surgit là-bas et nous atteint de ce rayon qui vient de nous éclairer tous les trois. À la lueur qui lisse les marbres où le temps laissa son empreinte, mais qui ne rajeunit pas les visages vieillis, vois ce front sénile et tâte cette poitrine crevassée comme les flancs des rochers d’alentour ! Cherche là ce que j’ai souffert avant de me résigner aux bornes de moi-même, à la voix forte d’Altaï ! Tu as recueilli dans la vie les voluptés et l’insulte ; cette double flétrissure s’est acharnée sur toi longtemps. Tu as dépensé bien des souffles sur les lèvres d’hommes qui te les renvoyaient empoisonnés ou qui ne te les rendaient pas ; tu as dépensé bien des larmes sur la couche où tu t’éveillais seule et humiliée à l’aurore, pâle de la nuit et de regret, dans des voiles souillés et froidis ; tu as ouvert ton cœur à tous les amours, et ils y sont venus plus nombreux que les cheveux tressés sur ta tête, plus ruisselants de larmes amères que ne le seraient ces mêmes cheveux détordus et plongés par toi dans la mer. Tu es femme, et cependant tu as mieux résisté que moi, homme de la solitude, nourri de simples au sein des montagnes. Juge donc de l’intensité de mon mal et de sa durée ! Juges-en si tu le peux, créature fragile, dans l’éphémérité de ton cœur ! — Ne me demande plus où est ma Poésie !… Elle est là, mais je ne l’ai pas faite ! Elle est là, partout, comme un Génie muet, un Sphinx charmant et ironique à la fois, dans cette nuit où j’étends la main ! »

Somegod se tut. On n’entendit plus que la vague qui pantelait contre les flancs de la barque, et le coup de rame d’Altaï. — Amaïdée avait-elle compris le Poète, ce grand Poète qui ne créait pas ?… Peut-être… N’avait-elle pas eu des désirs insatiables comme les siens ? — Quand les nerfs se convulsent et que la nature succombe sous une poitrine, dans une impuissante pâmoison, que les yeux restent blancs et sans prunelles comme ceux d’une statue dont on a la raideur et l’inertie, n’avait-elle pas senti confusément qu’en sombrant ainsi dans la vie, aux bras de ceux qui ne pouvaient l’en rassasier d’une goutte de plus, il y avait une dernière étreinte impossible, comme celle de Somegod, les mains étendues vers les horizons infinis ?… Peut-être… car elle lui tendit la main. Mais il ne la prit pas. Son esprit s’était perdu sur les vagues et roulait avec elles vers les grèves, étincelantes de l’écume du flot et des coquillages frappés des rayons de la lune.

Le mélancolique récit du Poète avait-il réveillé en elle ces cordes assoupies depuis quelques jours ? Il faut si peu à ces âmes mobiles et précipitées, qui ne jettent l’ancre nulle part, pour dériver sur le flot où elle s’était arrêtée plus languissante.

— «  Ô Altaï ! — dit-elle avec une voix plaintive, — as-tu entendu ce que Somegod a dit de toi ? Ô le plus grand malheureux de nous trois, c’est toi, qui as apaisé Somegod ! — c’est toi qui veux relever Amaïdée ! Quel es-tu, le poète le sait-il ? Je le conjurerais de me l’apprendre, puisque toi, dont la parole est si pleine de charmes, tu dédaignes de parler de toi. As-tu aussi au cœur quelque passion qui ait absorbé toute ta vie et qui rende impossible l’amour ? »

Altaï répondit après un silence :

— « Ne me demande pas ce que je suis, Amaïdée. Je te le dirais peut-être si tu ne m’aimais pas. Je te le dirai sans doute, si alors tu tiens encore à le savoir, le jour que tu auras cessé de m’aimer.

— Cesser de t’aimer ? — lui dit-elle. — Ô Altaï ! pourquoi donc m’affliges-tu toujours ? Tu me méprises, je le vois bien. Ton orgueilleuse vertu a ramassé une courtisane dans les sentiers impurs où elle marchait, mais, pour toi comme pour les moins pitoyables d’entre les hommes, cette courtisane était indélébilement flétrie… » Et l’altération de sa voix ne lui permit pas d’en dire davantage. Son passé lui revenait en mémoire, et, quand la Destinée nous abat, il est bien terrible de trouver dans ce passé une justification de la Destinée et l’absolution de la Douleur !

— «  Tu es injuste, Amaïdée, — reprit Altaï avec son accent profond et calme. — Tu sais bien que je n’ai jamais pensé ce que tu dis. Te mépriser ! Et pourquoi, pauvre créature ? Ne m’as-tu pas dit que l’éducation n’avait pas orné ta jeunesse, que les enivrements de ta vie ne pouvaient étouffer le remords du vice, la honte de ton abaissement ? Des mille pudeurs de la femme, ton front qui rougissait dans tes aveux n’en avait désappris aucune. Mais, à ta place, ô mon enfant ! toutes les femmes auraient succombé ; elles auraient souillé jusqu’à l’âme. Toi, tu n’as prostitué que le corps. Non ! je ne te méprise pas ; je t’estime encore comme un précieux fragment échappé à la fureur d’hommes grossiers. Guéris-toi de cette passion qui n’est pas même profonde, et tu deviendras ma sœur. Le veux-tu ?… »

Le temps marchait cependant. L’automne venait. La vie, qui, pour Somegod, n’était que le mouvement général du monde répercuté fortement en lui avec tous les tableaux qu’il entraînait, la vie, pour lui, était variée. Le côté humain des amants et des poètes, les pieds d’argile de la statue d’or, c’est l’ennui, l’ennui qui n’achève pas et se détourne, dédain stérilement avorté. Mais Somegod, n’avait pas cette grande inégalité dans sa nature, coulée d’un seul jet des mains de Dieu ! Second terme d’une proportion divine dont la Création était le premier, il était passif quoique agité dans son génie. Les choses devaient lui imposer éternellement l’extase, ou Dieu aurait brisé le monde avant lui.

Mais pour les deux hôtes de Somegod, la vie devait être plus uniforme, plus immobile. Ils n’avaient pas le poème de la Création à chanter intérieurement et sans cesse dans leur âme. Pan n’était pas leur Dieu. En vain Somegod, à la prière d’Altaï, avait essayé d’initier Amaïdée aux mystères qu’il comprenait si bien, aux fêtes solitaires de la Nature. La femme nerveuse avait trop vécu dans le fini pour sympathiser avec ces grands spectacles, pour être longtemps accessible à ces simples inspirations. Quand elle avait promené sur la grève, ramassé au flanc des falaises quelques fleurs dont Altaï lui expliquait les secrètes origines, lavé ses pieds dans l’eau laissée par la mer dans la crevasse d’un rocher et tressé ses cheveux sur sa tête, elle s’abandonnait avec inertie au cours des heures. Hélas ! toujours elle avait été aussi oisive, mais, sur les divans où elle avait passé ses jours dans le lazzaronisme du plaisir, elle n’avait pas besoin de résister à cette mollesse qui l’engourdissait en la touchant. Aujourd’hui, elle avait peine à se plier à cette existence dépouillée et rude, qui frappait ses délicatesses comme un vent acéré et froid. Elle était malade de civilisation.

Souvent Altaï la prenait avec lui, et, laissant le Poète dans sa rustique demeure, ils allaient errer aux environs. Ils revenaient après de longues heures fatigués, brûlés du soleil, se traînant à peine. Que s’étaient-ils dit dans ces courses ? Amaïdée était plus abattue, son œil plus vague, sa bouche plus dégoûtée, son front plus ennuyé. Mais Altaï ne changeait pas ; il avait toujours cette sérénité désespérante, ce front et ces yeux usés de bonne heure et où il ne restait plus de place que pour le génie. Rien ne vainquait cette patience sublime. Elle le mettait en dehors de l’existence. Il ne passait point de l’intérêt à l’ennui comme les autres hommes, comme Amaïdée. Seulement, si l’ennui lui manquait, nul intérêt ne le soutenait non plus.

Si Altaï avait appris qu’un pêcheur fût malade ou dans la détresse, il allait le visiter avec Amaïdée, et ils lui prodiguaient tous les deux les secours dont il avait besoin. Il aimait à voir cette femme, qu’il voulait relever par les jouissances idéales et vertueuses des abaissements du passé, se passionner divinement à faire le bien. Mais, le seuil passé, les larmes qui avaient resplendi dans les yeux de la femme se séchaient sous je ne sais quel souffle aride, qui effaçait la larme répandue mais qui n’en tarissait pas la source. Chez cette âme bonne et énervée, les joies de la vertu n’avaient pas plus de durée que le troublant bonheur des passions, et elle était toujours apte à les éprouver de nouveau quand déjà, déjà et si vite, voici qu’elle ne les éprouvait plus !

Un jour, le Philosophe dit au Poète :

— « J’avais raison, ô Somegod, d’être impie à l’espérance. L’effort que je demandais à Amaïdée était trop fort pour elle. On ne relève pas une femme tombée, et toujours la chute est mortelle. Amaïdée s’est enfuie ce matin.

— « Enfuie ? — dit Somegod.

— « Oui ! enfuie, — reprit Altaï. — Elle n’aurait pas même eu le triste courage de me dire en face : « Je vais vous quitter. » — Ne la condamne point, mon ami ; elle a obéi à sa nature. C’est pour ceux qui n’ont jamais vécu de la vie de l’âme qu’il y a une fatalité ! Maintenant, l’action voulue par moi est achevée ; l’avortement de mon dessein est accompli. Ce n’est point une femme corrompue ; elle a des larmes et des rougeurs ; elle se dévouerait encore si elle pouvait aimer. Mais l’amour qu’elle éprouve est inerme et rapide comme sa volonté, impuissant. Tu vois, elle disait qu’elle m’aimait, et c’était vrai ; voilà pourquoi elle était venue ! Mais cet amour s’est usé en quelques mois, trame précieuse employée à trop d’usages pour pouvoir résister longtemps. Cette vie nouvelle que je lui créais ne l’a retenue que parce qu’elle lui était nouvelle. Mais cette vie s’adressait trop à des facultés qui ne s’étaient jamais éveillées dans son âme, qui y étaient mortes en germe sous les affadissements de la volupté, pour que bientôt elle ne s’en détachât pas. »

En achevant ces calmes paroles, Altaï tendit une lettre à Somegod. Celui-ci la prit et la lut sous les rouges rayons du couchant, qui semblait se dépouiller de sa toison de pourpre pour revêtir la terre, magnifique charité d’un beau ciel aux obscurités d’ici-bas !

« Quand tu liras cette lettre, ô Altaï ! je serai partie. J’aurai regagné les villes d’où je viens. M’accuseras-tu, toi que j’ai aimé et qui ne m’as pas aimée, toi, le seul homme de la terre dont je redoutasse le mépris ? Hélas ! si tu m’avais aimée, j’aurais oublié la vie écoulée, je serais peut-être devenue forte comme toi, j’aurais peut-être résisté au calme étrange de la solitude dans laquelle tu m’avais déposée. Cela m’a manqué, Altaï ; je le dis avec tristesse, mais sans larmes. Je ne pleure pas en m’éloignant de toi.

« Mais seule ! Mais avec toi, mais avec Somegod, mais seule quoique avec tous deux, oh ! la vie était impossible. Je ne vous ressemble pas : à peine si je vous comprends. Vous, vous passez les jours à parler de Dieu et de l’âme, faisant avec la vie comme ce Grec dont tu m’as raconté l’histoire faisait avec la coupe de ciguë qu’il tarissait d’une intrépide lenteur. Vous êtes là, recueillis, austères, mais souriant bonnement à la faible femme que le monde insulte et condamne, et que vous, les sages, ne condamnez pas. — Je vous trouvai si beaux d’abord que je vous admirai et pris courage à vous entendre, vous demandant entre vous deux une place que je ne croyais pas quitter. Hélas ! l’esprit que vous aviez élevé en moi s’est bientôt évanoui et m’a abandonnée. Je ne puis avoir la majesté de votre attitude éternelle. Vous êtes trop grands. La Nature aussi, que Somegod adore, m’est demeurée inaccessible. Elle et vous ne pouvez vous emparer de ma misérable existence. Je ne demeure pas sur ces sommets et le moindre souffle me remporte.

« Ô toi à qui rien n’échappe, ô Altaï ! as-tu deviné que je partirais ? Tu n’as jamais eu grand courage. Tu n’accueillais pas l’espérance que j’osais te donner, tu m’as toujours intérieurement méprisée, quoique ce mépris fût doux et bon ! La Nature et vous, hommes incompréhensibles, ne me suffisaient déjà plus. Altaï, toi qui aurais pu t’emparer si violemment de tout mon être, toi qu’avoir vu grave et fier au milieu des autres hommes, usés du frottement des caresses, m’attacha à toi comme si j’avais été jeune et enthousiaste, pourquoi as-tu replié sur ta poitrine ce bras qui aurait servi à me soutenir ?… Hier, quand je regardais ces sveltes et brunes filles, les chevrières de la montagne, après m’être assise sur le vase de cuivre où elles ont enfermé le lait écumant, voyais-tu que je m’ennuyais ? Au sein de ce groupe de femmes jeunes, vigoureuses, de contours purs et arrêtés, sustentées de soleil et d’indépendance, cette généreuse nourriture qui les rend si fortes et si belles, n’as-tu pas senti la différence qui séparait de ces filles debout et à la tournure de guerrières la femme écrasée, assise devant elles, pâle, fatiguée, blessée cent fois à la même place, saignante de volupté sous la robe traînante comme d’une flèche que tu n’avais pu arracher ? N’as-tu pas eu pitié de mes pâleurs ? N’as-tu pas eu pitié de la main amaigrie qui soutenait ce front qui fut beau et où les souillures des lèvres et de l’existence ont effacé les mâles couleurs de la jeunesse ? Hélas ! je pensais que j’avais été comme ces jeunes filles, qui me regardaient sans comprendre comment on pouvait être en même temps jeune comme elles et d’une vieillesse qui n’était pas celle de leurs mères, et je pensais aux montagnes du pays où je fus élevée, à ce Jura où je marchais nu pieds, forte, belle, heureuse et pure. Ah ! cette pensée était navrante. Ma jeunesse m’apparaissait comme un songe que je ne recommencerais pas. Tu ne pouvais pas me le rendre, mais me l’eusses-tu rendu, Altaï, que je l’aurais refusé ! Tu me parlais de me purifier, mais tout le temps qu’on a un souvenir du passé, c’est la chose impossible. On ne voudrait pas, ô misérable ! n’avoir pas existé comme on a vécu.

« Adieu donc, Altaï, adieu ! Oublie-moi ! Je ne t’écrirai point que je ne t’oublierai jamais, que t’importe !… Dans ta supériorité mystérieuse, n’es-tu pas détaché de tout ? Ta bonté même n’est-elle pas un dédain plus profond que celui qui blesse ? Ah ! si tu avais été plus vulgaire, peut-être serais-je restée auprès de toi. Ne m’eusses-tu pas aimée, du moins tu aurais eu une pitié que j’aurais comprise. Un autre que toi rirait des mollesses de mon âme, mais ton orgueil ne ressemble à celui de personne ; aussi demeurerai-je vraie avec toi. Je retourne à ma vie errante. J’en suis lasse, et je ne saurais m’en passer. J’y retourne, non point rapidement et le cœur palpitant comme il arrive quand on va rejoindre ce qu’on aime ; je n’aime pas ce que je vais retrouver. Ah ! les hommes sont bien fous s’ils croient que c’est une passion qui décide toujours de la vie. Bien souvent l’ennui m’énervait plus douloureusement auprès de toi que les voluptés fades et grossières, sans charmes pour les sens hébétés, mais ignoblement nécessaires au vide du cœur et de la vie. »

Somegod avait fini la lettre, cette lettre qui venait d’apprendre à ces deux hommes que la supériorité ne servait à rien ici-bas, et que pour avoir action dans ce monde au nom de la Vertu même il fallait descendre, amère vérité qui écrasait douloureusement l’esprit du Philosophe et qui glissa sur celui du Poète. Le soleil venait de tomber dans la mer incendiée de ses feux. Les brises apportaient ce parfum caché dans les vagues, frais et pénétrant et ineffable, digne de la végétation inconnue du fond des eaux. Les goëlands criaient sur les pics des brisants, et le ciel, chargé de nuages amarantes et orangés vers les bords, semblait folâtrer avec les flots. — Ce spectacle avait emporté l’esprit de Somegod. Le sublime enfant venait d’oublier la désespérante vérité dont il avait entrevu la lueur. Altaï, qui respectait la Poésie comme une fille de Dieu, ne le tira pas de sa contemplation silencieuse. Tel qu’un homme dont la sandale est plus usée que le courage, il descendit la falaise, sans abattement au front et appuyé, comme un Roi antique, sur son bâton de voyageur. Il était déjà loin, quand Somegod retourna la tête. Le Poète se pencha sur une pierre de la falaise, coupée à pic de ce côté, et il le vit qui s’en allait le long du rivage. Il ne l’appela pas pour lui demander où il allait, — il le savait sans doute. Mais pour la première fois de sa vie il regardait cet homme qui s’éloignait avec l’admiration que lui inspirait ordinairement la Nature.

Depuis ce jour, Somegod est seul sur la pierre de sa porte au soir.

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Amaïdée

Jules Barbey d’Aurevilly
préface par Paul Bourget
Amaïdée
Poème en prose
Alphonse Lemerre
éditeur – 1890

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Amaïdée Barbey d’Aurevilly

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UNE PAGE D’HISTOIRE BARBEY D’AUREVILLY – 1882

Une Page d’Histoire Barbey d’Aurevilly
Littérature Française




BARBEY D’AUREVILLY
1808 – 1889
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Œuvre de Barbey d’Aurevilly
UNE PAGE D’HISTOIRE Barbey d’Aurevilly
1882

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UNE PAGE D’HISTOIRE

I

De toutes les impressions que je vais chercher, tous les ans, dans ma terre natale de Normandie, je n’en ai trouvé qu’une seule, cette année, qui, par sa profondeur, pût s’ajouter à des souvenirs personnels dont j’aurai dit la force — peut-être insensée — quand j’aurai écrit qu’ils ont réellement force de spectres. La ville que j’habite en ces contrées de l’Ouest, — veuve de tout ce qui la fit si brillante dans ma prime jeunesse, mais vide et triste maintenant comme un sarcophage abandonné, — je l’ai, depuis bien longtemps, appelée : « la ville de mes spectres », pour justifier un amour incompréhensible au regard de mes amis qui me reprochent de l’habiter et qui s’en étonnent. C’est, en effet, les spectres de mon passé évanoui qui m’attachent si étrangement à elle. Sans ses revenants, je n’y reviendrais pas !

Lorsque j’y marche par ses rues désertes aux pavés clairs, ce n’est jamais qu’accompagné de ces fantômes, qui n’ont pas, ceux-là, d’heure pour nous hanter et qui ne reviennent pas que dans la nuit, tirer nos rideaux sur leurs tringles et mettre sur nos bouches ce qui fut leur bouche, et où l’haleine qui nous enivra ne se retrouve plus !… Pour moi, fatalement obsédants, ces spectres reviennent, même de jour, même jusqu’en ces rues dont la clarté ne les chasse pas, et ils s’y dressent à côté de moi par les plus étincelantes journées comme s’ils étaient dans la nuit, l’enveloppante nuit qu’ils aiment et sur laquelle, quand elle serait là, je ne les discernerais pas mieux… Que de fois de rares passants m’ont rencontré, faisant ma mélancolique randonnée dans les rues mortes de cette ville morte, qui a la beauté blême des sépulcres, et m’ont cru seul quand je ne l’étais pas ! J’avais autour de moi tout un monde, — tout un monde de défunts, sortant, comme de leurs tombes, des pavés sur lesquels je marchais, et qui, groupe funèbre, me faisaient obstinément cortège. Ils se pressaient à mes deux coudes, et je les voyais, avec leurs figures reconnues, aussi nettement, aussi lucidement qu’Hamlet voyait le fantôme de son père sur la plate-forme d’Elseneur.

Mais ce n’est pas d’eux, — les familiers et les intimes — ce n’est pas de ces spectres qui sont les miens, que je veux parler aujourd’hui. C’est de deux autres. Deux autres qui m’ont apparu aussi, cette année, à la distance de trois siècles d’Histoire, et qui se sont enfoncés en moi, comme si je les avais connus, substances vivantes, créatures de chair visibles, qu’il faut toucher des yeux et des mains pour être sûr qu’elles ont existé dans les conditions de cette vie maudite, où les corps ne sont pas transparents et où les êtres que nous avons le plus aimés n’ont plus de nous que l’étreinte de nos rêves et doivent éternellement rester pour nos cœurs un mystère de doute, de regret et de désespoir !… L’histoire de ces deux spectres, qui probablement vont, je le crains bien, se joindre au sombre cortège de ceux-là qui ne me quittent plus ; — cette histoire dont j’ai, en courant, ramassé comme j’ai pu les traces effacées par le temps, la honte et la fin d’une race, et qui s’est attachée à mon âme mordue, comme le taon acharné à la crinière du cheval qui l’emporte, a justement cette fascinante puissance du mystère, la plus grande poésie qu’il y ait pour l’imagination des hommes, — et peut-être, à la portée de ces Damnés de l’ignorance, hélas ! la seule vérité.

Elle s’est passée, d’ailleurs, cette mystérieuse histoire, dans le pays le moins fait pour elle, et où il fallait certainement le mieux la cacher ! Et elle y a été cachée… Et tout à l’heure, en ce moment, malgré l’effort posthume des curiosités les plus ardentes, on ne l’y sait pas bien encore ! Impossible à connaître dans le fond et le tréfonds de sa réalité, éclairée uniquement par la lueur du coup de hache qui l’entr’ouvrit et qui la termina, cette histoire fut celle d’un amour et d’un bonheur tellement coupables que l’idée en épouvante… et charme (que Dieu nous le pardonne !) de ce charme troublant et dangereux qui fait presque coupable l’âme qui l’éprouve et semble la rendre complice d’un crime peut-être, qui sait ? envieusement partagé…

II

Dans le temps où cet amour et ce bonheur, qui durent être inouïs, pour être si coupables, s’enveloppèrent de ténèbres trahies, comme elles le sont toujours, par des sentiments incompressibles, il y avait pourtant une fière énergie dans les cœurs. Les passions, plus mâles que dans les temps qui ont suivi, étaient montées à des diapasons d’où elles sont descendues, et où elles ne remonteront probablement jamais plus. C’était vers la fin du seizième siècle, — de ce siècle de fanatisme et de corruption qu’italianisa Catherine de Médicis et cette race des Valois qui furent les Borgia de la France. Alors, il y avait en Normandie — la solide Normandie, où les hommes, robustement organisés, gardent mieux qu’ailleurs la possession d’eux-mêmes, — une famille de seigneurs venue de Bretagne vers 1400, et devenue, depuis plusieurs générations, terriennement normande. Elle habitait sur la côte de la Manche, à l’est, et non loin de Cherbourg, un château fortifié par une tour, qui, de cette tour, s’appelait Tourlaville. Comme tous les châteaux du Moyen Age, ç’avait été longtemps une fortification de guerre, mais le génie amollissant de la Renaissance l’avait transformé, et préparé pour cacher des passions et des voluptés criminelles et pour les destinées qui, plus tard, se sont accomplies.

La famille qui vivait là portait sans le savoir un nom fatidique. C’était la famille de Ravalet… Et, de fait, elle devait un jour le ravaler, ce nom sinistre ! Après le crime de ses deux derniers descendants, elle s’excommunia elle-même de son nom. Elle s’essuya de l’ignominie de le porter, et ainsi elle se tua et mourut avant d’être morte.

Elle avait bien, du reste, mérité de mourir. Seulement, elle ne mourut pas comme les autres familles coupables et condamnées. Dieu fit une navrante exception pour elle. Cette outlaw de Dieu qui avait violé toutes ses lois, devait violer, en dernier, la loi providentielle des expiations divines. Chez elle, ce ne furent pas les plus coupables d’une famille sacrilège, dépravée et féroce, qui payèrent pour leurs crimes et les crimes séculaires de leur race. Ce ne furent pas des innocents non plus, — des innocents, qui rachètent tout avec leur innocence ! Chez les Ravalet, il n’y avait pas d’innocents. Mais ce furent des coupables d’un crime différent des crimes de leurs pères, de l’abominable lignée des crimes de leurs pères, et qui à ces crimes ajoutèrent le leur, que leurs pères n’auraient pas commis. En effet, dans celui-ci, du moins, il se retrouva — égaré et contaminé, il est vrai, par les vices héréditaires d’une race perdue, — un jet soudain de nature humaine reparue, que depuis longtemps on ne voyait plus et qu’on ne supposait même plus possible dans la poitrine sans cœur de ces Ravalet !

III

Tous avaient été, de génération en génération, des hommes particulièrement impitoyables. Tous, sans exception, avaient tué dans leurs âmes les sentiments humains, comme ils tuaient les hommes. Le caractère le plus marqué de leur terrible race avait été une atroce impitoyabilité. Tempéraments aussi absolus qu’indomptables, dont les passions avaient la faim des tigres, c’étaient de ces gens qui croyaient le monde créé pour eux, et qui, pour faire cuire seulement l’œuf de leur déjeuner auraient incendié toute une ville. Quand ils s’avisaient d’être débauchés, c’était de la débauche qui va jusqu’au sang et jusqu’à la mort… Un jour, l’un d’eux avait enlevé à un de ses écuyers une jeune fille qu’il aimait, et l’ayant violée, il l’avait tuée à coups de boule de quilles, dans un des fossés du château. Pour lui, elle n’avait été qu’une quille de plus ! Un autre, en sortant ivre d’une de ces orgies nocturnes comme ce damné château était accoutumé d’en voir, et se présentant le matin à la communion, passa son épée à travers le corps du prêtre qui la lui avait refusée, et le massacra, tenant l’hostie, sur les marches mêmes de l’autel. Un troisième avait assassiné son frère de ses propres mains, et avait mis le signe de Caïn sur sa race, qui, un jour, devait l’y retrouver… Tout tremblait, dans un pays qui, d’ordinaire, ne tremble devant rien, quand on pensait aux Ravalet, et l’horreur pour ces hommes tragiques était devenue si forte, qu’on s’attendait à voir sortir d’eux, un jour ou l’autre, non plus des créatures à visages d’hommes ou de femmes, mais des êtres à forme et à face inconnues, et on disait dans le pays, à chaque grossesse d’une Ravalet, avec un frisson de curiosité et d’épouvante : « Que va-t-il nous tomber de ce ventre ? Que va-t-il nous vomir d’affreux sur la contrée ? » Mais cette horrible attente fut trompée. Les monstres qu’on attendait furent deux enfants de la plus pure beauté, qui sortirent tout à coup, un jour, comme deux roses, de cette mare de sang des Ravalet.

Analogie singulière et mélancolique ! Dans l’écusson des Ravalet, il y avait, fleurissante, une rose en pointe. Il y en eut aussi deux à l’extrémité de leur race, mais ces deux-là portaient dans leur double corolle la cantharide qui devait leur verser la mort dans ses feux… Julien et Marguerite de Ravalet, ces deux enfants, beaux comme l’innocence, finirent par l’inceste la race fratricide de leur aïeul. Il avait été, lui, le Caïn de la haine. Ils furent, eux, les Caïns de l’amour, non moins fratricide que la haine ; car en s’aimant, ils se tuèrent mutuellement du double coup de couteau de l’inceste qu’ils avaient voulu tous les deux.

Hélas ! comment le voulurent-ils ? Comment s’aimèrent-ils, ces infortunés contre qui le monde de leur temps n’éleva jamais aucun autre reproche que celui de leur amour ?… Ce qui fait de l’inceste un crime si rare, c’est l’accoutumance. Dans le château solitaire où ils furent élevés, Julien et Marguerite de Ravalet avaient dû, à ce qu’il semblait, assez s’accoutumer à eux-mêmes pour que leur dangereuse beauté ne fût pas mortelle à leurs âmes ; mais ils étaient la dernière goutte du sang des Ravalet, et leur fatal amour fut peut-être leur inaliénable héritage… Qui a jamais su l’origine de cet amour funeste, probablement déjà grand quand on s’aperçut qu’il existait ?… A quel moment de leur enfance ou de leur jeunesse trouvèrent-ils dans le fond de leurs cœurs la cantharide de l’inceste, souterrainement endormie, et lequel des deux apprit à l’autre qu’elle y était ?… Combien de temps avant les murmures grossissants des soupçons et l’éclat détonant du scandale, dura leur haletant bonheur, coupé de remords et de hontes, mais qui devint bientôt assez puissant pour les étouffer ?… Séparés, en effet, le fils exilé au loin et la fille mariée, de par l’impérieuse autorité paternelle, le fils revint tout à coup au château comme la foudre, et enleva sa sœur comme un tourbillon. Où allèrent-ils engloutir leur bonheur et leur crime, ces deux êtres qui trouvaient le paradis terrestre dans un sentiment infernal ?… Questions vaines ! On l’a ignoré. Pendant plus d’une année on perdit leur trace, et on ne la retrouva qu’à Paris, par un triste jour de Décembre, — mais, pour le coup, ineffaçable — sur un échafaud ! — et sanglante. Muette sur ce drame intime et profond d’un amour qui n’a eu pour témoins que les murs de ce château, dont les pierres, pour nous, suintent l’inceste encore, et les bois et les eaux qui les virent si délicieusement et si horriblement heureux sous leurs ombres ou sur leurs surfaces et qui n’ont rien révélé de ce qu’ils ont vu à personne, la Tradition, la grossière Tradition qui ne regarde pas dans les âmes, se trouve à bout de tout quand elle a écrit le mot indigné d’inceste et qu’elle a montré du doigt le billot où les deux incestueux couchèrent sous la hache leurs belles têtes, si belles qu’elle-même, la brutale Tradition, les a trouvées belles, et que le seul détail qu’elle n’ait pas oublié, dans cette histoire psychologiquement impénétrable, tient à cette surprenante beauté. Celle de Marguerite était si grande, qu’en montant les marches de l’estrade sur laquelle elle allait mourir et comme elle relevait sa jupe sur ses bas de soie rouge pour ne pas s’entortiller dans ses plis et pour monter d’un pas plus ferme, cette beauté, comme une insolation, égara les sens et la main du bourreau qui allait la tuer, mais qu’elle châtia de son insolente démence en le frappant ignominieusement à la face.

Ceci se passait en place de Grève, le deux Décembre 1603, Henri IV régnant. Ce Roi, qui a entrelacé le surnom de bon dans le surnom de grand et en a fait le plus glorieux chiffre qu’un souverain puisse jamais porter, sentit, paraît-il, sa bonté hésiter devant le coup de hache de sa justice ; mais sa femme, Marguerite de Valois (Marguerite aussi comme la coupable !), raffermit en lui le justicier. Elle avait à son compte, sur son âme, assez d’incestes, pour se punir elle-même dans l’inceste de Marguerite de Ravalet.

IV

Et voilà tout ce que l’on sait de cette triste et cruelle histoire. Mais ce qui passionnerait bien davantage serait ce que l’on n’en sait pas !… Or, où les historiens s’arrêtent ne sachant plus rien, les poètes apparaissent et devinent. Ils voient encore, quand les historiens ne voient plus. C’est l’imagination des poètes qui perce l’épaisseur de la tapisserie historique ou qui la retourne, pour regarder ce qui est derrière cette tapisserie, fascinante par ce qu’elle nous cache… L’inceste de Julien et de Marguerite de Ravalet, ce poème qui doit peut-être rester inédit, on n’a pas encore trouvé de poète qui ait osé l’écrire, comme si les poètes n’aimaient pas la difficulté jusqu’à l’impossible ! Il lui en faudrait un comme Chateaubriand, qui fit René, ou comme lord Byron, qui fit Parisina et Manfred. Deux sublimes génies chastes, qui mêlaient la chasteté à la passion pour l’embraser mieux !

C’eût été à lord Byron surtout, qui se vantait d’être Normand de descendance, qu’il aurait appartenu d’écrire, avec les intuitions du poème, cette chronique normande, passionnée comme une chronique italienne, et dont le souvenir maintenant ne plane plus que vaguement sur cette placide Normandie, qui respire d’une si longue haleine dans sa force.

Ceux-là qui, dans ces derniers temps, ont rappelé les beaux Incestueux de Tourlaville, en ont remué moins la poussière que la poussière de leur château. C’étaient des âmes d’architectes. Ils ont minutieusement décrit cet ancien castel que la Renaissance, Armide elle-même, avait changé en un château d’ Armide. Mais ils n’en ont su que les pierres. Allez ! les deux spectres des deux derniers Ravalet, qui ont vécu entre ces pierres et qui y ont laissé de leurs âmes, ne sont jamais venus, dans le noir des minuits, tirer par les pieds l’imagination de ces gens tranquilles… L’un deux, pourtant, a dit quelque part qu’il avait cru voir flotter, au tournant d’un sentier dans les bois, la rose blanche d’une Ravalet, qui s’enfuyait sous les ombres crépusculaires. Mais il ne l’a pas poursuivie… Il faut, pour suivre les spectres, avoir plus foi en eux qu’en des figures de rhétorique. Moins rhétoricien, moi, j’ai été plus heureux… Je n’ai pas eu besoin de poursuivre ce que j’étais venu chercher. Les spectres qui m’avaient fait venir, je les ai retrouvés partout dans ce château, entrelacés après leur mort comme ils l’étaient pendant leur vie. Je les ai retrouvés, errant tous deux sous ces lambris semés d’inscriptions tragiquement amoureuses, et dans lesquelles l’orgueil d’une fatalité audacieusement acceptée respire encore. Je les ai retrouvés dans le boudoir de la tour octogone, où je me suis assis près d’eux en cherchant des tiédeurs absentes sur le petit lit de ce boudoir bleuâtre, dont le satin glacé était aussi froid qu’un banc de cimetière au clair de lune. Je les ai retrouvés dans la glace oblongue de la cheminée, avec leurs grands yeux pâles et mornes de fantômes, me regardant du fond de ce cristal qui, moi parti, ne gardera pas leur image ! Je les ai retrouvés enfin devant le portrait de Marguerite, et le frère disait passionnément et mélancoliquement à la sœur : « Pourquoi ne t’ont-ils pas faite ressemblante ? » Car la femme aimée n’est jamais ressemblante pour l’amour !

Ces inscriptions et ce portrait ont été contestés. Quant aux inscriptions, moi-même je ne pourrai jamais admettre qu’elles aient été tracées par eux, les pauvres misérables ! et que deux amants qui se savaient coupables, et dont la vie se passait à étouffer leur bonheur, sous les yeux d’un père qui avait le droit d’être terrible, aient plaqué avec une si folle imprudence sur les murs le secret de leur cœur et la fureur de leur inceste. Ces inscriptions, dont quelques-unes sont fort belles, auront été placées là après coup. Elles étaient dans le génie du temps, et le génie du temps, c’était la passion forcenée. Dans le portrait de Marguerite, il y a aussi un détail suspect, c’est celui des Amours aux ailes blanches dont elle est entourée, — inspiration païenne d’une époque païenne. Parmi ces Amours, il en est un aux ailes sanglantes. Ce sang aux ailes indique par trop qu’il a été mis là après la mort sanglante de Marguerite. Mais je crois profondément à la figure du portrait, en isolant les Amours. Si elle n’a pas posé vivante devant le peintre inconnu qui l’a retracée, elle a posé dans une mémoire ravivée par le souvenir de l’affreuse catastrophe qui fut sa fin.

Elle est debout, en pied, dans ce portrait, — absolument de face, — et elle ne regarde pas les Amours qui l’entourent (preuve de plus qu’ils ont été ajoutés au portrait), mais le spectateur. Elle est dans la cour du château, et elle semble en faire les honneurs, de sa belle main droite hospitalièrement ouverte, à la personne qui regarde le portrait. Ce quii domine en cette peinture, c’est la châtelaine, dans une noblesse d’attitude simple qui va presque jusqu’à la majesté, et c’est aussi la Normande, aux yeux purs, qui n’a ni rêverie, ni morbidesse, ni regards languissants et chargés de ce qui a dû lui charger si épouvantablement le cœur. La tête est droite, le visage d’une fraîcheur qu’elle n’a dû perdre qu’au bout de son magnifique sang normand, après le coup de hache de l’échafaud. Les cheveux sont blonds, — de ce blond familier aux filles de Normandie, qui a la couleur du blé mûr noirci par l’âpre chaleur solaire d’Août, et qui attend la faucille. Eux, ces cheveux mûrs aussi, mais pour une autre faucille, ne l’ont pas attendue longtemps ! Elle les porte courts, carrément coupés sur le front, avec deux lourdes touffes, sans frisure, tombant des deux côtés des joues, — à peu près comme les Enfants d’Edouard dans le célèbre tableau. Elle est grande et svelte, malgré la hauteur de sa ceinture ; vêtue d’une robe de cérémonie blanche et rose, dont l’étoffe semble être tressée et dont les couleurs sont de l’une en l’autre, comme on dit en langue de blason. Jamais, en voyant ce portrait, on ne pourrait croire que cette belle fille rose, imposante et calme, fût une égarée de l’inceste et qu’elle s’y fût insensément abandonnée… Excepté sa main gauche, qui tombe naturellement le long de sa jupe, mais qui chiffonne un mouchoir avec la contraction d’un secret qu’on étouffe et du supplice de l’étouffer, nulle passion n’est ici visible. Rien de ce qui fait reconnaître les grandes Incestueuses de l’Histoire et de la Poésie, n’a dénoncé celle-ci à la malédiction des hommes. Elle n’a ni l’horreur délirante de Phèdre, ni la rigidité hagarde de Parisina après son crime. Son crime, à elle, qui fut toute sa vie et qui date presque du berceau, elle le porte sans remords, sans tristesse et même sans orgueil, avec l’indifférence d’une fatalité contre laquelle elle ne s’est jamais révoltée. Même sur l’échafaud, elle ne dut pas se repentir, cette Marguerite qui s’appelait aussi Madeleine, mais ne fit pas pénitence pour un crime d’amour, qui, en profondeur de péché, l’emportait sur tous les péchés de la fille de Jérusalem… La Chronique, qui dit si peu de choses, a dit seulement qu’elle prononça que c’était elle qui avait entraîné son frère. Elle accueillit, sans se plaindre et sans protester, l’échafaud, parce que la conséquence de l’inceste était, dans ce temps-là, l’échafaud.

V

On a d’elle et de son frère quelques rares lettres imprimées, mais je n’en ai pas vu les autographes. Celles du frère sont ce que devaient être les lettres d’un jeune homme noble de ce temps-là, en passage à Paris. Il l’y appelle « Marguite », au lieu de Marguerite, — abréviation charmante, presque tendre ; mais on ne trouve pas dans ces lettres un seul mot qui indique le genre d’intimité qu’on y cherche. Avait-il l’anxiété terrifiante de voir ses lettres dans les mains qui pouvaient les perdre tous les deux, et la peur transie se réfugiait-elle dans l’hypocrisie des frivolités et des insignifiances ?… Elle, plus libre, osa davantage, dans une page que je vais citer et où sa passion paraît déborder du contenu des mots, comme une odeur passe à travers le cristal d’un flacon hermétiquement fermé : « Mon ami, — écrit-elle, — j’ai reçu une lettre de vous de Paris, qui contient plusieurs choses qui méritent considération d’aucune desquelles il m’était souvenu des autres ; votre lettre que j’ai brûlée m’en a rafraîchi la mémoire et donné sujet de chérir à nouveau vostre passion à mon bien dont les FÉLICITÉS me sont encore présentes au cœur… Le pèlerinage de mes jours estant depuis vostre départie devenu triste et langoureux, partant ne doubtiez pas que je n’aye reçu vos propositions comme elles méritent, et ne tiendra point à ce qui dépend de moi que vous n’obteniez entière satisfaction à ce que vous désirez et toutes les fois que vous jugerez à propos de vous témoigner que je suis, mon ami, votre fidèle sœur et amie, Marguerite ». Ailleurs, elle lui dit : « Vos récits de Paris me mettent en joie avec les marques seures de vostre passion qui me sont plus chères que la vie… » Ces lettres sont datées de Valognes, où, pendant une absence de son père à Blois, elle a été confiée à Mme d’Esmondeville, qui devait la décider à son mariage avec messire Jean Le Fauconnier, vieux, et riche de plusieurs seigneuries. « Nous la trouvâmes — dit-elle pittoresquement — à moitié couchée sur une sorte de litière. Elle m’embrassa avec une espèce de pitié si froide et si dédaigneuse, que je demeurai ferme de colère et prête du tout à rejeter… Elle étoit entre temps et toujours couchée, occupée à rousler en ses doigts un chappelet et à pincher du thabac qu’elle fichoit mignardement dans son nez. A tout cecy, j’étais restée debout devant la dite d’Esmondeville, qui jettoit sur moi des regards si sévères que j’en étois toute meurtrie. — (L’horreur de l’inceste soupçonné commençait !) — Peu après de là, une vieille vint me prendre par mon écharpe et me conduisit maugré moi en une chambre au plus haut de l’hôtel et m’y laissa seule jusqu’à la nuit. » Plus tard, on la força d’épouser ce messire Le Fauconnier, et c’est ainsi qu’elle introduisit l’adultère dans l’inceste ; mais l’inceste dévora l’adultère, et des deux crimes fut le plus fort. Elle eut des enfants de ces deux crimes, mais ils ne vécurent pas, et elle put monter sur l’échafaud sans regarder derrière elle dans la vie, et ses yeux attachés sur le frère qui montait devant et qui la précédait dans la mort. Après l’exécution, le Roi ordonna de remettre leurs deux cadavres à la famille, qui les fit inhumer dans l’église de Saint-Julien-en Grève, avec cette épitaphe :

« Ci gisent le frère et la sœur. Passant, ne t’informe pas de la cause de leur mort, mais passe et prie Dieu pour leurs âmes ».

L’église de Saint-Julien-en-Grève est devenue l’église abandonnée de Saint-Julien-le-Pauvre, et ceux qui y passent n’y prient plus devant l’épitaphe effacée. Mais où il faut passer pour prier pour eux, — si on prie, — c’est dans ce château où ils sont certainement plus que dans leur tombe. J’y suis passé cette année, par un automne en larmes, et je n’ai jamais vu ni senti pareille mélancolie. Le château, dont alors on réparait les ruines, que j’aurais laissées, moi, dans leur poésie de ruines, car on ne badigeonne pas la mort, souvent plus belle que la vie, ce château a les pieds dans un lac verdâtre que le vent du soir plissait à mille plis… C’était l’heure du crépuscule. Deux cygnes nageaient sur ce lac où il n’y avait qu’eux, non pas à distance l’un de l’autre, mais pressés, tassés l’un contre l’eau comme s’ils avaient été frère et sœur, frémissants sur cette eau frémissante. Ils auraient fait penser aux deux âmes des derniers Ravalet, parties et revenues sous cette forme charmante ; mais ils étaient trop blancs pour être l’âme du frère et de la sœur coupables. Pour le croire, il aurait fallu qu’ils fussent noirs et que leur superbe cou fût ensanglanté…


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Une Page d’histoire Barbey d’Aurevilly

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L’AMOUR IMPOSSIBLE BARBEY D’AUREVILLY – 1841

L’Amour Impossible Barbey d’Aurevilly
Littérature Française




BARBEY D’AUREVILLY
1808 – 1889
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Œuvre de Barbey d’Aurevilly
L’AMOUR IMPOSSIBLE Barbey d’Aurevilly
1841

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L’AMOUR IMPOSSIBLE

Dédicace

À Madame
La Marquise Armance D… V…
Madame,

Je mets ce petit livre à vos pieds, et, fort heureusement, c’est une bonne place, car probablement il y restera. Les exigences dramatiques de notre temps préparent mal le succès d’un livre aussi simple que celui-ci. Il n’a pas l’ombre d’une prétention littéraire, et vous n’êtes point une Philaminte : j’ai donc cru pouvoir vous le dédier. Ce ne serait qu’un conte bleu écrit pour vous distraire, si ce n’était pas une histoire tracée pour vous faire ressouvenir.

Dans un pays et dans un monde où la science, si elle est habile, doit tenir tout entière sur une carte de visite (le mot est de Richter), j’ai pensé qu’on devait offrir à l’une des femmes les plus spirituelles et les plus aimables de ce monde et de ce pays quelques légères observations de salon, écrites sur le dos de l’éventail à travers lequel elle en a fait tant d’autres qui valaient bien mieux, et qu’elle n’a pas voulu me dicter.

Agréez, Madame, etc.,

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PRÉFACE

Le livre que voici fut publié en 184… C’était un début, et on le voit bien. L’auteur, jeune alors, et de goût horriblement aristocratique, cherchait encore la vie dans les classes de la société qui évidemment ne l’ont plus. C’était là qu’il croyait pouvoir établir la scène de plusieurs romans, passionnés et profonds, qu’il rêvait alors ; et cette illusion de romans impossibles produisit l’Amour impossible. Le roman, en effet, n’est jamais que l’histoire de l’âme et de la vie à travers une forme sociale. Or l’âme et la vie n’habitaient pas beaucoup les boudoirs jonquille de l’époque où se passe l’action, sans action, de ce livre auquel un critique bienveillant faisait trop d’honneur, l’autre jour, en l’appelant : « une tragédie de boudoir ».

L’Amour impossible est à peine un roman, c’est une chronique, et la dédicace qu’on y a laissée atteste sa réalité. C’est l’histoire d’une de ces femmes comme les classes élégantes et oisives – le high life d’un pays où le mot d’aristocratie ne devrait même plus se prononcer – nous en ont tant offert le modèle depuis 1839 jusqu’à 1848. À cette époque, si on se le rappelle, les femmes les plus jeunes, les plus belles, et, j’oserais ajouter, physiologiquement les plus parfaites, se vantaient de leur froideur, comme de vieux fats se vantent d’être blasés, même avant d’être vieux. Singulières hypocrites, elles jouaient, les unes à l’ange, les autres au démon, mais toutes, anges ou démons, prétendaient avoir horreur de l’émotion, cette chose vulgaire, et apportaient intrépidement, pour preuve de leur distinction personnelle et sociale, d’être inaptes à l’amour et au bonheur qu’il donne… C’était inepte qu’il fallait dire, car de telles affectations sont de l’ineptie. Mais que voulez-vous ? On lisait Lélia, – ce roman qui s’en ira, s’il n’est déjà parti, où s’en sont allés l’Astrée et la Clélie, et où s’en iront tous les livres faux, conçus en dehors de la grande nature humaine et bâtis sur les vanités des sociétés sans énergie, – fortes seulement en affectations.

L’Amour impossible, qui malheureusement est un livre de cette farine-là, n’a donc guère aujourd’hui pour tout mérite qu’une valeur archéologique. C’est le mot si connu, mais retourné et moins joyeux, de l’ivrogne de la Caricature : « Voilà comme je serai dimanche. » – Voilà, nous ! comme nous étions… dimanche dernier, – et vraiment nous n’étions pas beaux ! Les personnages de l’Amour impossible traduisent assez fidèlement les ridicules sans gaieté de leur temps, et ils ne s’en doutent pas ! Ils se croient charmants et parfaitement supérieurs. L’auteur, alors, n’avait pas assez vécu pour se détacher d’eux par l’ironie. Toute duperie est sérieuse, et voilà pourquoi les jeunes gens sont graves. L’auteur prenait réellement ses personnages au sérieux. Au fond, ils n’étaient que deux monstres moraux, et deux monstres par impuissance les plus laids de tous, car qui est puissant n’est monstre qu’à moitié. L’auteur qui, quand il les peignait, écrivait de la même main la vie de Brummel a, depuis, furieusement changé son champ d’observation romanesque et historique. Il a quitté, pour n’y plus revenir, ce monde des marquises de Gesvres et des Raimbaud de Maulévrier, où non seulement l’amour est impossible, mais le roman ! mais la tragédie ! et même la comédie bien plus triste encore !… En réimprimant ce livre oublié, il n’a voulu que poser une date de sa vie littéraire, si tant est qu’il ait jamais une vie littéraire, voilà tout. Quant au livre en lui-même, il en fait bon marché. Il n’a plus d’intérêt pour l’espèce d’impressions, de sentiments et de prétentions que ce livre retrace, et la Critique, en prenant la peine de dire le peu que cela vaut, ne lui apprendra rien. Il le sait.

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PREMIÈRE PARTIE

I

UNE MARQUISE AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE

Un soir, la marquise de Gesvres sortit des Italiens, où elle n’avait fait qu’apparaître, et, contre ses habitudes tardives, rentra presque aussitôt chez elle. Tout le temps qu’elle était restée au spectacle, elle avait, ou n’avait pas, écouté cette musique, amour banal des gens affectés, avec un air passablement ostrogoth, roulée qu’elle était dans un mantelet de velours écarlate doublé de martre zibeline, parure qui lui donnait je ne sais quelle mine royale et barbare, très seyante du reste au genre de beauté qu’elle avait.

Elle jeta d’une main impatiente dans la coupe d’opale de la cheminée les pierres verdâtres – deux simples aigues-marines – qu’elle portait à ses oreilles ; et, devant la glace qui lui renvoyait sa belle tête, elle n’eut pas le sourire si doux pour elle-même que toutes les femmes volent à leur amant ; elle n’essaya pas quelque sournoise minauderie pour le lendemain ; elle n’aiguisa pas sur la glace polie une flèche de plus pour son carquois. Il faut lui rendre cette justice : elle était aussi naturelle qu’une femme, qui n’est pas bergère sur le versant des Alpes, peut l’être dans une chambre parfaitement élégante, à trois pas d’un lit de satin.

Bérangère de Gesvres avait été une des femmes les plus belles du siècle, et quoiqu’elle eût dépassé l’âge où les femmes sont réputées vieilles dans cet implacable Paris qui pousse chaque chose si vite à sa fin, on comprenait encore, en la regardant, tous les bonheurs et toutes les folies. Elle était de cette race de femmes qui résistent au temps mieux qu’aux hommes, ce qui est pour toutes la meilleure manière d’être invincibles. Comme Mlle Georges, qu’elle n’égalait pas pour la divinité du visage, mais dont elle approchait cependant, elle avait sauvé de l’outrage fatal des années des traits d’une infrangible régularité ; seulement, plus heureuse que la grande tragédienne, elle ne voyait point sa noble tête égarée sur un corps monstrueux, le sphinx charmant, sévère, éternel, finissant en hippopotame. Le temps, qui l’avait jaunie comme les marbres exposés à l’air, n’avait point autrement altéré sa forme puissante. Cette forme offrait en Bérangère un tel mélange de mollesse et de grandeur, c’était un hermaphrodisme si bien fondu entre ce qui charme et ce qui impose, entre ce qui subjugue et ce qui enivre, que jamais l’art et ses incomparables fantaisies n’avaient rien produit de pareil. Elle était fort grande, mais l’ampleur des lignes disparaissait dans la grâce de leur courbure, dans la plénitude et l’uberté des contours. Sa tête, soutenue par un cou d’une énergie sculpturale, était couverte de cheveux châtain foncé, tantôt tombant à flots crêpés très clair des deux côtés du visage, coiffure absurde avec un visage comme le sien ; tantôt dressés durement le long des joues, ce qui commençait à merveilleusement aller à son genre de physionomie ; ou enfin partagés parfois en bandeaux, comme elle les avait ce soir-là, avec une émeraude sur le front, ce qui était sa plus triomphante et sa plus magnifique manière. Le front manquait d’élévation ; il n’était pas carré comme celui de Catherine II ; mais sous sa forme toute féminine, il y avait dans sa largeur d’une tempe à l’autre une force d’intelligence supérieure. Les sourcils n’étaient pas fort marqués, ni les yeux qu’ils couronnaient fort grands ; mais ces sourcils étaient d’une irréprochable netteté, et ces yeux avaient un éclat si profond qu’ils paraissaient immenses à force de lumière, et que plus grands ils eussent semblé durs. Les yeux étaient un trait caractéristique en Mme de Gesvres. Naturellement, ils n’avaient point de douceur, et restaient perçants et froids. C’étaient les yeux d’un homme d’État de génie qui comprendrait assez toutes choses pour n’avoir le dédain de rien. Quand elle voulait – car le monde lui avait appris ce qu’il aime – les rendre caressants et tendres, ils devenaient câlins et presque faux. Tout un ordre de sentiments manquait à ce regard d’une flamme si noire, qui n’était vraiment superbe que quand il était attentif.

Mais partout ailleurs se retrouvait la femme, et même autour de ces yeux virils apparaissait la trace meurtrie et changeante qui suffirait à indiquer le sexe, si le sexe ne se trahissait ailleurs dans d’adorables différences. En effet, la largeur des joues voluptueusement arrondies, le contour un peu gras du menton, et les morbidezzes caressantes de la bouche, tout contrastait avec l’étoile fixe du regard. Pour les femmes qui cachent sous la délicatesse des lignes des organes puissants et une vitalité profonde, il y a une beauté tardive plus grande que les splendeurs lumineuses et roses de la jeunesse. Mme de Gesvres était une de ces femmes, un de ces êtres privilégiés et rares, une de ces impératrices de beauté qui meurent impérialement dans la pourpre et debout. Comme Ariane, aimée par un dieu, elle se couronnait des grappes dorées et pleines de son automne. Au contour fuyant de la bouche, près des lèvres souriantes et humides, à l’origine des plus aristocratiques oreilles qui aient jamais bu à flots les flatteries et les adorations humaines, on voyait le duvet savoureux qui ombre d’une teinte blonde les fruits mûrs, et qui donne soif à regarder. Du front, l’ambre qui colorait cette peau, blanche et mate autrefois, avait coulé jusqu’aux épaules que Bérangère aimait à faire sortir de l’échancrure d’une robe de velours noir, comme la lune d’une mer orageuse. On eût dit que ce dos vaste et nu, qui renvoyait si bien la lumière, avait brisé les liens impuissants du corsage ; il se balançait, avec une ondulation de serpent, sur des reins d’une cambrure hardie, tandis qu’au-dessous des beautés enivrantes qui violaient, par l’énergie de leur moulure, l’asile sacré de la robe flottante, se perdait, dans les molles pesanteurs du velours, le reste de ce corps divin.
Ce soir-là, elle n’avait pas la physionomie de sa réputation. Elle passait pour une damnée coquette, damnée ou damnante, je ne sais trop lequel des deux. Les hommes qui l’avaient aimée ou désirée – nuance difficile à saisir dans les passions négligées de notre temps – la donnaient, en manèges féminins et en grâces apprises, pour une habileté de premier ordre. Comme, une fois sur la pente, on ne s’arrête plus, on disait encore davantage ; le mot coquetterie n’est que le clair de lune de l’autre mot qu’on employait. Du reste, que ce soit une médisance ou une calomnie, une telle réputation n’est pas une croix bien lourde quand on a affaire au scepticisme de la société parisienne, et qu’on est jeune, spirituelle et jolie. Avec cela toute croix n’est plus qu’une jeannette, et peut se porter légèrement.

Mme de Gesvres portait la sienne sur de magnifiques épaules avec le stoïcisme d’une beauté qui répond à tout. Elle avait été une des femmes les plus à la mode de Paris. Avant le temps où l’on s’abdique, et où le sceptre de la royauté des salons, frêle porte-bouquet en écaille, passe à des mains plus jeunes, elle s’était éloignée d’un monde qu’elle voyait toujours, mais par plus rares intervalles. Elle quittait moins sa douillette de soie grise et ses pantoufles de velours, froc et sandales de ces belles ermites de boudoir. On s’étonnait de ce changement accompli dans la vie de l’étincelante marquise : on ne se l’expliquait pas. Belle et coquette, si elle sentait sa beauté décliner, si elle n’y croyait plus, pourquoi tant de coquetterie encore ? et si cette coquetterie était justifiée, pourquoi cet éloignement du monde ? Ah ! sans doute, elle était coquette ! mais elle était plus que cette jolie chose qui nous plaît tant et qui nous désole.

Elle sonna, – une grande fille, faite à peindre, l’air hardi et sournois tout ensemble, et qu’elle appela Laurette, entra pour la déshabiller. Mme de Gesvres avait pour habitude de ne jamais adresser la parole à ses femmes de service. Elle évitait par là la glose d’antichambre sur l’humeur de Madame. Elle tenait ses pieds à Laurette qui, un genou à terre devant elle, se mit à délacer ses brodequins. Pendant ce temps, Mme de Gesvres lisait une lettre qu’elle jeta sur la cheminée après l’avoir lue et sans lui faire l’honneur de la froisser.

— Qu’il vienne, puisqu’il y tient, – dit-elle. – Qu’est-ce que cela me fait ? Il ne m’ennuiera pas plus que tous les autres. – On le voit, ce soir-là, l’ennui était le mal de Mme de Gesvres. Hélas ! c’était son mal de tous les jours. Non pas seulement cet ennui fatigué, nerveux, assoupi, qui vient des autres, mais celui que certaines âmes portent en elles-mêmes, comme une native infirmité.

C’est qu’elle était justement de cette race d’âmes frappées dès l’origine et dans lesquelles l’éducation, le monde, l’oisiveté orientale des mœurs élégantes, tout avait entretenu et développé cette disposition à l’ennui dont elle se sentait la victime. Si elle avait eu quelque passion, des regrets affreux – car c’est à cela qu’aboutit l’inanité des souvenirs – auraient du moins été une proie pour sa pensée ou ses sentiments, deux choses si voisines dans les femmes ! Mais de passion, en avait-elle jamais eu, et quoiqu’elle le dit, pouvait-on la croire ? Quand elle affirmait, en montrant ses dents nacrées, qu’elle avait aimé autrefois avec énergie et qu’elle avait horriblement souffert, on ne pouvait s’empêcher de douter qu’il y eût eu jamais quelque chose de violent dans un être si parfaitement calme, et d’horrible dans un être si parfaitement beau.

Et pourtant, oui ! elle avait aimé. Au début de la vie, et peu de temps après son mariage, la trahison d’un amant lui avait brisé le cœur.

Un jour cet amant, dans un accès de fureur jalouse, lui brisa aussi une de ces épaules qu’elle aimait à découvrir aux regards éperdus des hommes. Dans la civilisation de la femme, une épaule cassée est plus qu’un cœur brisé, sans nul doute. Mme de Gesvres ne voulut point revoir son amant.

Elle passa presque une année dans la solitude la plus complète. Son mari traînait des velléités d’ambition à la suite de l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Il laissait à sa femme toute la liberté dont jouit une veuve. Après son année de solitude, elle reparut plus brillante que jamais. À la coquetterie d’instinct, elle ajouta la coquetterie de réflexion. Le monde lui donna une foule d’amants qu’elle ne prit pas. Il est vrai que le monde avait pour lui ces probabilités et ces apparences qui décident de tout dans un procès criminel. Mais quoi qu’il en pût être, le vieux juge fut dupé, et l’opinion publique mystifiée.

Comme toutes les femmes qui ont quelque distinction dans l’esprit et cette froideur de sens, distinction non moindre et la prétention un peu hautaine des vicomtesses de notre époque, Mme de Gesvres ne trouvait plus les hommes bons que pour des commencements d’aventures dont les dénoûments restaient bientôt impossibles. En vain l’imagination avait dit oui ; le bon sens fortifié par l’expérience répondait non tout haut et toujours. Ainsi la vie de cette femme avait-elle contracté dans ses moindres actes une pureté fille de la sanité de l’esprit, – la seule pureté qui puisse exister dans le monde de corruptions charmantes où nous avons le bonheur de vivre.

C’était là le beau côté de la marquise de Gesvres, mais elle l’estimait sans doute beaucoup moins qu’il ne valait. On ne lui avait jamais appris à se préoccuper de ce qu’il peut y avoir de moral et d’élevé dans une situation ou dans une habitude de la pensée. Cet intérêt profond et immatériel que certaines âmes orgueilleuses tirent d’elles-mêmes lui avait toujours manqué ; elle n’y songeait pas. Le seul intérêt qu’elle comprît était plus vulgaire, mais aussi plus aimable (aimable est un mot inventé par la vanité des autres), puisque cet intérêt prenait sa source dans des sentiments partagés.

Aussi faisait-elle bon marché de ce qui la rendait une noble créature sous des apparences bien légères. Elle avait grand tort ; mais vous le lui auriez dit que l’indomptable enfant gâté qu’elle était vous aurait regardé avec un air de scepticisme et de lutinerie, et vous eût envoyé promener, vous et vos sublimes raisonnements. Elle croyait tellement en elle-même, elle poussait la fatuité d’être belle jusqu’à un tel vertige, qu’elle n’imaginait pas que cette expression de malice triomphante et de moquerie pût faire tort à sa beauté même et former une dissonance avec l’ensemble de ses traits sévères, réguliers, harmonieux.

Et cependant ce culte de sa beauté n’était pas si grand qu’il lui donnât les émotions que sa nature et son désir secret exigeaient. Il lui aurait fallu un autre être à admirer et à aimer que celui qu’elle rencontrait périodiquement chaque soir et chaque matin dans la glace de son alcôve. Elle n’en convenait pas vis-à-vis d’elle-même, car nos petits systèmes de fausseté à l’usage du monde nous suivent beaucoup plus loin qu’on ne croit : ils adhèrent à la conscience et s’introduiraient jusque dans nos prières à Dieu, si nous en faisions. Peut-être est-ce aller trop loin, nonobstant, que de dire qu’elle ne convenait pas de ce besoin d’affection tant de fois trompé déjà. Elle le masquait plutôt. Elle se donnait les airs élégiaques de torche fumante. Mais quoiqu’on pensât que le pied qui avait éteint et renversé un pareil flambeau dût être celui d’un grand profane ou d’un grand habile en fait de bonheur, on souriait d’incrédulité à ces discours sur la consommation définitive de sa faculté d’aimer, car s’il est beaucoup de femmes qui se prostitueront toujours en se donnant, vu la bassesse ordinaire des amants favorisés et des hommes en général, il n’est pas certain pour cela que les cœurs aimants soient radicalement corrigés des mouvements généreux. Autrement, la première épreuve malheureuse serait une garantie plus solide qu’elle n’a coutume de l’être en réalité.

Ces airs-là, du reste, n’étaient que des caprices en Mme de Gesvres ; ils n’entraient point dans son attitude ordinaire ; mais, comme elle était fort mobile, après avoir tourné le kaléidoscope de plusieurs manières ils ne manquaient jamais d’arriver. Ils devenaient même souvent le point de départ d’une théorie que beaucoup de femmes se permettent, et qui restait théorie dans la bouche de Mme de Gesvres, à cause justement de ces qualités précieuses que nous avons indiquées : la froideur des sens et la hauteur de son esprit. Cette théorie, à l’usage de tout ce qui est corrompu, ne va rien moins qu’à tuer la probité dans les sentiments les plus beaux et les relations les plus chères. C’est une déclaration d’indépendance, – ou plutôt une vraie déclaration de brigandage. Parce que l’on a été malheureuse une fois, parce qu’on a fait un choix indigne, on se croit hors du droit commun en amour. On se promet de la vengeance en masse, envers et contre tous. On mâche ses balles ; on empoisonne ses flèches et ses puits. C’est de la justice sur une grande échelle, c’est du talion élargi. Mais, comme l’on proclame bien haut ce qui serait peut-être dangereux si on voulait garder le silence, on donne du cœur à l’ennemi en lui annonçant le fil de l’épée. Quand Mme de Gesvres parlait des tourments qu’on devait infliger aux hommes, et qu’elle paraissait résolue à leur en prodiguer sans compter, n’allumait-elle pas elle-même le phare sur l’écueil ?

Ainsi elle avait le langage de la corruption et elle n’était pas corrompue, et l’ennui renforçait encore ce langage, auquel le monde se prenait avec son génie d’observation ordinaire. Elle répétait qu’il fallait tout faire, si tout amusait, principe fécond en nombreuses conséquences et dont, cynique de bonne compagnie, elle entrevoyait fort bien la portée. Seulement, si l’on eût invoqué le principe en son nom, si l’on se fût réclamé contre elle de la bravoure de sa parole, elle aurait mis bien vite sa fierté à couvert sous l’interrogation assez embarrassante : « Vous ai-je dit, Monsieur, que cela m’amusât ? »

Laurette s’en était allée après avoir mis aux pieds de sa belle maîtresse les molles pantoufles, nourrices de la rêverie. Elle l’avait déshabillée pendant le temps que j’ai essayé de faire connaître un peu en gros et rapidement le caractère qui doit donner la vie à cet récit. Mme de Gesvres restait assise sur une espèce de divan très bas. Elle avait repris la lettre jetée par elle dans la coupe irisée où elle avait déposé les aigues― marines de ses oreilles. Elle se mit à relire nonchalamment cette lettre si vite parcourue et qui disait :

Madame,

Une de vos amies, Mme d’Anglure, a eu la bonté de vous parler de moi quelquefois. Je n’ose croire à un intérêt qui me flatterait trop, ne fûtil que la curiosité la plus simple. Mais vous avez eu la grâce de dire à Mme d’Anglure qu’elle pouvait m’amener à vos pieds. Ce n’est pas précisément le mot que vous avez dit ; mais c’est ma pensée. Retournerezvous contre moi l’absence de Mme d’Anglure, qui ne doit revenir à Paris qu’au commencement du printemps, et ne me permettrezvous pas, Madame, de me présenter seul chez vous ?

Agréez, Madame, etc.,

R. DE MAULÉVRIER.

C’était, comme l’on voit, un billet fort simple pour demander une chose plus simple encore : le droit de se présenter et la faveur d’être reçu, ce qu’il y a au monde de plus officiel dans nos mœurs.

Le billet avait raison quand il disait que Mme de Gesvres avait exprimé à Mme d’Anglure le désir de voir chez elle M. de Maulévrier. Il avait tort quand il ajoutait qu’il n’oserait croire et toute la sournoiserie de modestie hypocrite qui suivait. Personne n’était moins modeste que M. de Maulévrier, et il osait très bien croire à l’intérêt qui devait le flatter le plus.

Il faut bien dire, car c’est la vérité, que M. de Maulévrier était l’amant de Mme d’Anglure, et que celle-ci, liée avec la marquise de Gesvres, lui avait raconté dans des confidences intimement ennuyeuses pour l’amie chargée du rôle d’écouter, tous ses impertinents bonheurs. Jeune, expansive, enthousiaste, Mme d’Anglure avait fait de Mme de Gesvres le témoin de bien des folles larmes. Comme Mme de Gesvres allait peu dans le monde et que M. de Maulévrier était fort blasé sur les plaisirs qu’on y goûte, il n’était pas étonnant qu’ils ne s’y fussent jamais rencontrés. D’un autre côté, dans le temps du règne de Mme de Gesvres, M. de Maulévrier ne vivait point à Paris.

Une chose qui prouve admirablement en faveur de notre société actuelle, c’est qu’autant on se perd corps et âme dans le mariage, autant on reste à la surface du monde au sein de l’amour le plus profond et le plus vrai. Un homme gagne cent pour cent aux yeux de toutes les femmes quand il passe pour avoir cette rareté grande, une véritable passion dans le cœur. C’est une distinction inappréciable, une décoration qui sied à l’air du visage ; cela fait bien, comme diraient des femmes de l’ordre de la Toison d’or sur une cravate de velours noir. Malgré la démocratie qui nous emporte, la Toison d’or aura encore pendant longtemps un très grand charme de parure ; mais quand on ne l’a pas à s’étaler sur la poitrine, un attachement très avoué pour une femme en particulier pose merveilleusement auprès des autres.

En sa qualité de femme, la marquise de Gesvres subissait cela comme les moins distinguées de son espèce. Aussi, plus d’une fois avait-elle demandé des détails à Mme d’Anglure sur la grande passion de M. de Maulévrier. Le diable sait seul probablement ce qui se passait dans sa tête pendant que Mme d’Anglure répondait longuement à ses questions. Il y avait peut-être le singulier intérêt qui s’attache pour toute femme à un amour qui n’est pas pour elle ; peut-être aussi un peu de malice, car Mme d’Anglure paraissait un peu sotte à sa tendre amie, et celle-ci s’était étonnée plus d’une fois qu’une pareille femme eût pu fixer un homme du mérite de M. de Maulévrier.

En effet, M. de Maulévrier avait un mérite incontesté dans le monde ; il y jouissait d’une réputation superbe d’homme d’esprit qui, comme la Fortune, était venue s’asseoir à sa porte sans qu’il lui eût fait la moindre avance. Son indolence était telle qu’on pouvait le voir cinquante fois de suite et ne pas connaître, comme l’on dit, la couleur de ses paroles. Eh bien ! son silence lui réussissait. On le respectait comme un serpent engourdi ; il passait, à raison ou à tort peut-être, mais enfin il passait pour un homme supérieur.

Cette réputation était venue jusqu’à Mme de Gesvres. Aussi lui semblait-il étrange que M. de Maulévrier eût eu la méprise d’un amour sérieux pour Mme d’Anglure ; comme si l’esprit était nécessaire pour se faire aimer, quand on a des manières pleines d’élégance et un genre de beauté très relevé et vraiment patricien ! Ces avantages si nets, Mme d’Anglure les possédait à un degré éminent ; que lui fallait-il davantage ? Mme de Gesvres, qui jugeait un peu trop l’amour du point de vue commun à toutes les relations de la vie, croyait bonnement que l’esprit était la perle des dons que Dieu a répandus sur les femmes, et le Régent de leurs couronnes. Petit enfantillage égoïste, ordinaire aux personnes spirituelles qui ont la modestie d’ignorer que tout l’esprit du monde ou du diable ne vaut pas le plus léger mouvement d’éventail quand il s’avise d’être gracieux.

Et tout cela aurait dû, à ce qu’il semblait, donner à Mme de Gesvres l’intérêt de la visite qu’elle attendait le lendemain. Mais sa pensée était si lasse, la nuit l’affaissait tellement sur elle-même, qu’elle était aussi déprise de tout que jamais en regardant sans voir le cachet qui fermait la lettre de M. de Maulévrier.

À quoi pensait-elle ? – Elle ne pensait pas. Elle avait la torpeur de cet ennui qui noyait sa vie. Nulle préoccupation n’influait sur sa manière d’être. Nul pressentiment ne l’avertissait de la nouvelle ère que le lendemain commencerait pour elle. Les pressentiments n’atteignent jamais que les êtres chez qui l’imagination domine et le corps languit. Or, Mme de Gesvres avait beaucoup trop d’esprit pour avoir de l’imagination, et son corps ne languissait pas plus que les torses de Rubens.

II
La première entrevue

Le lendemain, Mme de Gesvres alla au Bois, malgré l’humidité déjà froide des matinées d’octobre. En revenant de sa promenade, elle fit quelques visites et rentra pour recevoir M. de Maulévrier.

Celui-ci vint peu de temps avant l’heure où l’on dîne, et comme l’on était en octobre et que, d’ailleurs, l’appartement de Mme de Gesvres était drapé avec toutes les prétentions au mystère qu’ont tant de femmes qui n’ont rien à cacher, ils se virent à peine, tout en se parlant d’assez près.

Ainsi ils commencèrent par où les autres finissent, car l’esprit est la dernière chose que l’on montre dans ces premières rencontres qu’on appelle faire connaissance, et l’air, la figure et la pose y sont presque tout dès l’abord ; le reste vient après, s’il y a un reste, lequel, par parenthèse, n’est jamais accepté que sur le pied où l’air, la figure et la pose l’annoncent : chose absurde, mais souveraine.

La conversation fut ce qu’elle est toujours quand on se voit pour la première fois. Cependant, comme ils étaient assez curieux de se connaître l’un et l’autre, à cause de ce qu’ils avaient entendu dire en bien ou en mal de leurs augustes personnes, ils montrèrent plus d’entrain dans leur conversation qu’on n’était en droit d’en attendre d’une femme ordinairement ennuyée et d’un homme ordinairement indolent. Ils s’animèrent, ils firent feu de temps à autre avec la parole, et enfin ils se parurent réciproquement très spirituels. Vivant sous l’empire de la civilisation parisienne, et n’étant plus ni l’un ni l’autre au début de la vie (Mme de Gesvres avait trente-deux ans et M. de Maulévrier vingt-sept), c’était la seule sensation qu’ils devaient se donner. Ils ne pouvaient éprouver ces ridicules embarras qui prédisposent à l’amour et qui constituent à la première entrevue le douloureux bonheur d’être ensemble.

Ils parlèrent fatalement de Mme d’Anglure, puisqu’elle était le nœud de leur connaissance. Ils en parlèrent avec une sobriété et un goût parfaits, comme l’on doit parler de son amie et de sa maîtresse dans un monde où l’on est obligé de montrer l’indifférence la plus dégagée à propos de ses meilleurs sentiments. Aux termes où ils en étaient, nulle allusion à la liaison de Mme d’Anglure et de M. de Maulévrier n’était possible entre gens de si bonne compagnie. Qui des deux se la serait permise fût tombé dans le mépris de l’autre immédiatement.

Cette réception presque dans la nuit, grâce à l’heure avancée d’un jour d’octobre et aux obscurités de l’appartement, impatientait un peu M. de Maulévrier. Il y avait bien du feu dans la cheminée, mais c’était un brasier dont la lueur ne remontait pas jusqu’au visage de Mme de Gesvres, et dont le reflet mourait sur des pieds irréprochables dans leur svelte forme, mais pleins de puissance, et qui s’appuyaient avec plus d’aplomb que de légèreté sur un coussin de velours.

Laurette fit cesser toutes les impatiences intérieures de M. de Maulévrier. Elle apporta une petite lampe d’albâtre qui déversait une de ces fausses et charmantes lumières comme le génie du mal, le diable en personne, a dû en inventer pour l’usage des femmes qui font ses affaires dans ce monde ; car tout ce qui est mensonge leur va à merveille, et cette lumière est une flatterie.

Le coup d’œil de part et d’autre fut aussi assuré que rapide.

— Je vous connaissais, Monsieur, – dit Mme de Gesvres.

— Et moi aussi, Madame, je vous connaissais, répondit M. de Maulévrier.

Ils s’étaient vus, la veille, aux Italiens, M. de Maulévrier, qui était seul dans sa loge, n’avait pu demander à personne quelle était cette femme enveloppée dans sa pelisse pourpre avec un air si antidilettante, et Mme de Gesvres avait très bien remarqué l’élégance d’un homme dont la physionomie indifférente avait l’air que nous pourrions supposer aux paresseuses divinités de Lucrèce.

Mais l’attention de Mme de Gesvres, pour un homme dont les regards obstinément fixés sur elle devaient avoir le velouté d’un hommage, ne dura que quelques instants. Gâtée par les prosternements des hommes, objet des plus ardentes contemplations, cible ajustée par toutes les lorgnettes, Mme de Gesvres se détourna bientôt de cet homme de plus qui probablement l’admirait. Comme ce soir-là était un de ses plus cruels moments d’ennui, elle sortit bien avant la fin du spectacle, et ne se douta point que la lettre qui lui fut remise en descendant de voiture fût précisément du seul être qui dans la soirée l’eût fait sortir, pour une minute, de ses anéantissements.

Par un hasard unique dans les annales de Mme de Gesvres, la seconde impression que lui causa M. de Maulévrier fut dans le même sens que la première. Comme l’on dit dans le monde, avec une élégance positive et un peu abstraite, elle le trouva bien ; toutes les plus passionnées admirations venant expirer à ce mot suprême, les colonnes d’Hercule de l’éloge dans l’appréciation des gens bien appris.

Quant à elle, il était évident qu’elle était moins belle aux yeux de M. de Maulévrier, vêtue de gris comme elle l’était alors et avec un bonnet, – charmant pour qui n’eût été que jolie, – que la veille, les cheveux plaqués aux tempes, l’émeraude flamboyante au front, et ses larges flancs respirant puissamment dans la peau de bête fauve qui doublait sa mante écarlate. Il y avait entre cette espèce de panthère étalée dans la cage d’une loge au Théâtre-Italien et la Parisienne sédentaire, assise près du foyer, sur sa causeuse, une différence immense, infranchissable, celle du rose pâle de ses gorgères.

Mais quelles que fussent leurs impressions à tous les deux, ils ne s’en cachèrent pas plus qu’ils ne s’en communiquèrent le secret. Ils ne pouvaient encore se mentir l’un à l’autre, privilège d’une connaissance plus étroite et d’une intimité plus grande. Seulement, ils mentirent à Mme d’Anglure en lui écrivant leur opinion l’un sur l’autre, M. de Maulévrier dans la soirée de cette première entrevue, et Mme de Gesvres huit jours après, comme si c’était en elle paresse pleine d’indifférence, mensonge de plus !

Voici quelques-uns des mensonges de M. de Maulévrier :

« Vous m’avez quelquefois reproché, ma chère Caroline, la prétention au coup d’œil d’aigle et à la vérité de la première impression. Une fois de plus, une fois encore, je vais vous donner des armes contre moi. Vous grondez si bien et d’une voix si douce, que je désire beaucoup plus vos gronderies que je ne les crains. Je sors de chez Mme de Gesvres. Je viens de voir cette fière beauté si renommée, et qui tout crûment me déplairait si elle n’était pas votre amie.

« Hier, je l’avais aperçue aux Italiens, sans me douter que ce fût elle. De loin, aux lumières, elle produit un effet assez imposant, mais de près et de plain-pied on s’arrange peu de tout ce grandiose. Franchement, quand on n’est pas impératrice de Russie et qu’on n’a pas empoisonné son mari, il ne sied pas en Europe d’avoir un genre de beauté comme celui-là.

« Mme de Gesvres, qui n’est qu’une des femmes les plus élégantes de Paris et qui n’a jamais empoisonné de mari, car à quoi bon dans nos mœurs actuelles ? est une coquette éblouie et gâtée par les éloges, les admirations, les fausses amitiés et les faux amours, et qui n’entend pas plus les intérêts de sa beauté que s’il n’y avait pas de glace sur la cheminée et d’instinct de femme dans son cœur. Je l’ai trouvée mise comme vous auriez pu l’être, ma chère belle, vous d’une beauté si molle et si pure ! Comme vous, elle ose bien fermer à demi ces yeux qui ne sont pas trop grands, je vous jure, et qui, je crois, sont aisément durs. Mais ce qui est en vous abandon et charme n’est en elle que chatterie et perpétuels artifices. Elle travaille immensément son sourire, mais elle ferait bien mieux de l’attendre que de l’appeler.

« Rien dans ce que je lui ai entendu dire ne justifie la réputation de personne d’esprit qu’on lui a faite. D’ailleurs, l’esprit d’une femme est tout ce qui semble l’expression de son âme, et si Mme de Gesvres a de l’âme (car vous la dites bonne, compatissante, dévouée), rien n’en passe à travers sa beauté opaque qui n’étincelle jamais que du feu d’une plaisanterie, ou du désir de paraître plus grande qu’elle ne l’est en réalité, etc., etc. »

C’est ainsi que M. de Maulévrier rendait compte à la charmante petite d’Anglure de sa visite à Mme de Gesvres. Le jugement qu’il venait d’écrire, quoique vrai en plusieurs endroits, et en se tenant aux surfaces d’une nature féminine qui ne manquait pourtant pas d’une certaine profondeur, ce jugement était complètement faux d’après les sensations de celui qui l’avait écrit. La beauté de Mme de Gesvres, si critiquée, l’avait au fond trouvé très sensible, et ni la robe inharmonieuse de soie gris de perle, d’une teinte trop indécise et trop pâle, ni ces rubans roses, noués sous ce menton qui avait la matidité du marbre et l’idéalité du ciseau grec, ni ces sourires bassement mendiants de coquette, ni ces regards mi-clos à dessein et voluptueux à froid, n’avaient empêché M. de Maulévrier de regarder Mme de Gesvres comme la plus belle créature qu’il eût jamais vue, et la plus tentatrice pour son imagination blasée d’homme du monde et ses sens expérimentés de vingt-sept ans.

Il est vrai que depuis quatre immenses mois il était lassé de cette beauté de camélia élancé, mol et pur, que Mme d’Anglure possédait à un degré si éminent ; de toute cette jeunesse virginale encore, malgré deux années d’un mariage consommé seulement, à ce qu’il semblait, dans l’écartèlement de deux écussons sur la portière d’une voiture ; de toutes ces fragilités d’albâtre, de toutes ces délicatesses infinies qui faisaient de Mme d’Anglure une friandise si recherchée par les sybarites intellectuels de l’amour moderne. Et ce n’est pas tout encore : il était fatigué aussi de l’imperturbable tendresse qu’on lui montrait, et de cette bêtise pleine de charme qu’aimaient Rivarol et Talleyrand et qui est le majorat des femmes tendres. Ces dispositions, que lui seul appréciait, furent peut-être la cause de son admiration spontanée pour Mme de Gesvres. Du moins cela la prépara-t-il. Le monde reconnaissait à Mme de Gesvres beaucoup plus que cet esprit, le seul exigible dans les femmes, et qu’elles ont en commun, quand elles sont jolies, avec les pêches mûres et les roses mousse entr’ouvertes. Or cette opinion du monde pouvait influer sur M. de Maulévrier, qui n’était pas du tout un philosophe, et qui, dans ses fantaisies et ses préférences, n avait pas le mauvais goût héroïque de mépriser l’opinion.

Quant à Mme de Gesvres, les mensonges qu’elle écrivit à son amie Mme d’Anglure furent beaucoup plus courts, et par conséquent beaucoup plus profonds que ceux de M. de Maulévrier. Si tout homme ment, dit le sage, toute femme ment aussi, mais beaucoup mieux. Au lieu d’arranger agréablement de petites faussetés en manière d’opinion, comme n’avait pas manqué de faire M. de Maulévrier, Mme de Gesvres eut l’art de glisser dans une lettre sur la façon de poser les volants et la forme nouvelle des turbans de l’hiver, un : « À propos, ma chère, j’ai vu M. de Maulévrier. Mon Dieu, comment est-il possible que vous vous soyez compromise pour cet homme-là ! » Il y avait dix-huit mois, en effet, que Mme d’Anglure avait été jugée compromise par les soins, qu’elle agréait de M. de Maulévrier. La phrase de Mme de Gesvres le rappelait avec une charmante cruauté de compatissance. Tout le génie de la femme respirait dans ce repli épistolaire. C’était tout à la fois mensonge et perfidie, masque et stylet.

Cependant, comme M. de Maulévrier était en vacances de cavalier servant par l’absence de Mme d’Anglure, il ne trouva rien de mieux à faire que de retourner chez la marquise. Elle avait pris son air de reine pour lui dire qu’elle était toujours chez elle à quatre heures. C’était de tous les airs que sa mobile coquetterie et ses talents de comédienne lui inspiraient, et qui semblaient plus nombreux et plus étonnants que les merveilleuses robes de Peau d’Âne, celui qui allait le mieux à son genre de physionomie, comme le rouge était la couleur qui seyait le plus à son teint. – M. de Maulévrier, qui trouvait une nuance de bassesse dans la courtoisie des hommes vis-à-vis des femmes, et que Mme d’Anglure avait dressé au rôle de sultan, ne fut point blessé de l’assurance avec laquelle on lui prescrivait presque de venir. Avec ses idées sur la position des femmes au dix-neuvième siècle et les habitudes de toute sa vie, cela ressemblait à de la prédestination.

III
Maulévrier

Le marquis Raimbaud de Maulévrier était un de ces élégants patriciens comme il s’en détache quelquefois sur le fond commun de notre société bourgeoise ; mais tout patricien qu’il fût, c’était un homme d’une raison trop affermie pour se méprendre aux tendances de son époque et pour se faire le Don Quichotte d’un temps épuisé. Élevé par une famille gardienne fidèle de bien des préjugés sur les classes auxquelles écherra le pouvoir de l’avenir, il n’avait accepté aucune des illusions qui font de quelques jeunes nobles de nos jours des oisifs frémissants et superbes, ne voulant pas se mêler aux promiscuités de la mauvaise compagnie. Ce mot lui-même sent l’illusion que M. de Maulévrier ne partageait pas. C’est une épave d’une société naufragée, poussée par le flot de l’habitude dans le langage du temps présent. Il ne peut plus y avoir, en effet, de mauvaise compagnie pour une nation qui a mis l’égalité dans son code, et qui trouvera peut-être un de ces matins dans ses mœurs la nécessité du suffrage universel. Cette appréciation exacte et désintéressée des choses, qui aurait fait de M. de Maulévrier un homme d’État si derrière cette appréciation il y avait eu l’ambition qui l’applique et qui l’utilise, l’avait empêché de jouer au pastiche, comme tous les pauvres jeunes gens ses contemporains. C’était un dandy de son époque, et rien de plus. Seulement, pour n’avoir été rien de plus, pour s’être arrêté à ce point juste dans la réalité de son temps, pour n’avoir singé ni Byron, ni Alfieri, ni Lovelace, ni Don Juan, ces physionomies devant lesquelles tout ce qui en avait une la grima, pour avoir échappé au néochristianisme, aux préoccupations moyen-âge, et pour être demeuré dans l’insouciante vérité ou le doute insouciant de sa nature, il avait fallu une certaine force d’inertie rebelle aux entraînements du dehors, ou une raison supérieure. Cette raison supérieure, M. de Maulévrier l’aura plus tard sans nul doute, mais la coupe de ses vêtements était alors d’une trop grande élégance pour que l’indolence de sa personne ne fît pas la moitié de la puissance de sa raison. C’était comme le dernier archevêque de Rohan, qui devint prêtre parce que sa femme était morte pour avoir mis le feu à sa jupe, mais qui, à cause de la beauté même des dentelles de son rochet d’archevêque, faisait un peu tort à la magnifique réputation de son chagrin.

Au reste, s’il avait été préservé par les défauts et les qualités de son esprit des imitations tourmentées d’une époque de perroquets et de singes, M. de Maulévrier n’était ni plus vrai ni plus naturel qu’on ne l’est ordinairement à Paris. À Paris, qui est vrai maintenant ? Le naturel n’est plus que la superstition de quelques femmes charmantes ; mais ces femmes charmantes mettent une nuance de rouge vers quarante ans, et donnent tous les soirs sur leurs canapés dix démentis à leurs principes religieux, en fait de naturel et de vérité. Seulement, comme l’apprêt et la fausseté de M. de Maulévrier n’étaient ni l’apprêt ni la fausseté des autres, il paraissait fort affecté à cette société affectée qui lui reprochait sans cérémonie d’être fat, ce mot compromis par les sots, mais que les gens d’esprit relèvent. Certes ! si l’on entend par fatuité une excellente et imperturbable bonne opinion de soi-même qui faisait rarement l’hypocrite, M. de Maulévrier méritait un peu ce nom terrible que les femmes appliquent d’une façon presque imprécatoire à l’homme qui ne met pas toute sa gloire à les aimer, et dont la vanité n’est pas la très humble servante de la leur. Cette bonne opinion, quand on l’a, se montre surtout dans les relations du monde avec les femmes, par l’emploi d’une politesse froide et réservée, bien éloignée des câlineries et des vertèbres de serpent qu’il fallait avoir autrefois, quand c’était un honneur de recevoir, comme le maréchal de Bassompierre, six mille lettres d’amour écrites par des mains différentes. Alors la fatuité consistait en une magnifique impudence qui disait les choses haut et net, faisait la roue sous tous les lustres, et gardait fièrement après rupture le portrait de toutes ses maîtresses pour orner sa petite maison. Aujourd’hui, la fatuité ne ressemble plus à tout cela ; elle n’est plus de l’impertinence dans le mot qu’on dit, mais dans le silence qu’on garde. Elle ne conquiert plus ; elle attend. Elle est nonchalante comme Cléopâtre. Elle ne fait plus de sièges ; elle en soutient. Dans notre temps, les hommes véritablement fats et d’une certaine valeur de vanité sociale ne font plus la moindre avance aux femmes, mais se renferment avec elles dans un bégueulisme dégoûté et convenable tout ensemble, qui est du plus majestueux effet. À cet heure, Richelieu ne se recommencerait pas sans un immense ridicule. Les Richelieu de notre âge portent des jupons : ils sont femmes. Si autrefois un homme ne se comptait que par le nombre de femmes écrites sur sa liste, les femmes d’aujourd’hui ne se comptent que par l’hécatombe de sots cotés en amoureux sur leurs chastes albums, et c’est ainsi que d’un siècle à l’autre les rôles ont été intervertis.

Cette idée sur les femmes et leur destination actuelle appartenait à M. de Maulévrier, et devait influer sur sa conduite. Jusque-là, du moins, elle y avait influé. Comme les coups de foudre n’existent pas pour les fils de ceux qui ont vu la révolution française, M. de Maulévrier, tout en retournant chez Mme de Gesvres, tout en s’imprégnant de plus en plus de la beauté et de l’esprit de cette femme, ne cessa de conserver les habitudes sous l’empire desquelles il était toujours demeuré. Il gardait sa pose éternelle d’homme du monde élégant, courtois, quoiqu’un peu railleur, mais, après tout, irréprochable. Malgré ses dehors introublés, M. de Maulévrier sentait cependant chaque soir davantage que cette belle créature, cette reine de causeuse et de canapé, exerçait sur lui une puissance que nulle femme n’avait exercée, même dans le temps qu’il était plus jeune et qu’il festonnait des romans en action sur les patrons de ceux qu’il lisait. Comment fallait-il appeler cette puissance ? Était-ce de l’amour ? À coup sûr, c’était de l’amour à son aurore ; car l’amour commence par une admiration naïve ou cachée, la préoccupation incessante, beaucoup de désirs et un peu d’espoir. Or, l’espoir de ce fat de Maulévrier était immense, et la vanité d’avoir pour conquête, dans les chroniques de la médisance parisienne, une femme d’un esprit et d’une beauté de si haut parage faisait terriblement flamber ses désirs.

Quant à elle, elle sentait un intérêt nouveau se glisser dans sa vie, et ce n’était pas seulement l’intérêt de l’intérêt qu’on inspire, ce n’était pas seulement celui d’un de ces commencements sans la fin, qui pour elle n’avaient été que trop nombreux. C’était quelque chose de plus fort et de mieux accueilli. Elle espérait que, si cet intérêt grandissait et devenait de l’amour, il emporterait l’apathique ennui dans lequel trempait sa vie depuis si longtemps. Elle avait vu M. de Maulévrier à travers les larmes de Mme d’Anglure : c’était quand elle ne le connaissait pas ; maintenant elle trouvait que la tête allait fort bien à l’auréole, et que tant de larmes avaient eu raison de couler ; mais comme, hors ces larmes, celle qui les versait n’était qu’une faible tête après tout, Mme de Gesvres s’apitoyait fort sur ce que ce pauvre Maulévrier n’avait pas trouvé en Mme d’Anglure la femme qui convenait à ce qu’il avait de distingué dans l’esprit et peut-être d’exigeant dans le cœur. Ainsi, pour elle, comme pour tous, Maulévrier devait être un homme à passion romanesque et profonde. Il passait pour passionné comme il passait pour supérieur, sans avoir jamais fait pour cela que se donner la peine de naître et d’avoir des yeux noirs assez beaux.

Dans ces dispositions mutuelles l’un vis-à-vis de l’autre, ils ne tardèrent pas à vivre sur ce pied d’intimité qui précède les aveux et les autorise entre gens qui ne sont plus des enfants, et qui sont libres de disposer de leurs sentiments et de leurs heures. Le mari de Mme de Gesvres ne bougeait de Russie, et quant à l’esclavage de M. de Maulévrier et à son amour pour Mme d’Anglure, tous les jours cette chaîne et cet amour allaient diminuant. Comme celle-ci vivait tranquillement à la campagne, croyant à l’antipathie de son amant pour son amie, et à un amour qui depuis un temps immémorial ne lui renvoyait qu’une seule lettre pour une douzaine, ils avaient toute facilité pour s’adorer et pour se le dire. Quoique ce fût à Paris, rue Royale, et dans un boudoir qui n’avait jamais été un désert, ils pouvaient cependant se créer une solitude aussi grande que celle de Juan et d’Haïdée aux bords des mers méditerranéennes.

Malheureusement, le Juan était un gentilhomme accompli qui savait son Byron par cœur, et qui avait passé sa jeunesse à faire une épouvantable consommation de gants blancs et à réfléchir sur la vie, les deux seules ressources qui nous soient restées, à nous autres jeunes gens qui n’avons pas vu Napoléon ; et la Haïdée était, ma foi, d’une beauté aussi grande que Haïdée elle-même, mais ni si jeune, ni si naïve, ni si divinement ignorante, ni si prédisposée à l’amour. La prédisposition de Mme de Gesvres était celle de toutes les femmes très spirituelles des sociétés avancées, l’ennui d’être et l’horrible peur de vieillir pour rien.

Grâce donc à ce misérable ennui et à cette terreur prévoyante, grâce aussi peut-être à l’immense convoitise qui saisit toute femme quand il s’agit de souffler l’amant et d’escamoter le bonheur d’une autre, Mme de Gesvres résolut de remplacer Mme d’Anglure et de faire sauter, à force de manèges, toutes ces hautes convenances dans lesquelles se dressait M. de Maulévrier. « Il est parfait de manières », se disait-elle ; mais elle voulait voir ces manières oubliées un jour dans l’égarement de la passion. Jamais elle ne sentirait mieux sa puissance que quand cet homme si mesuré, et d’une si froide élégance qu’elle ressemblait presque à du dédain, se permettrait toutes les audaces à ses pieds et n’y craindrait plus toutes les bassesses. Pour l’y amener, elle dépensait chaque soir un esprit de démon et des façons siréniennes. C’était une bataille désespérée qu’elle livrait ; elle ne s’illusionnait pas sur l’empire qu’une femme commence à prendre à trente ans avec un homme de l’âge et du monde de M. de Maulévrier. Elle était fausse avec lui, quoiqu’elle ne songeât qu’à le rendre heureux et à être heureuse comme lui par un amour vrai. Elle était fausse parce qu’elle voulait lui inspirer une passion dont elle eût ressenti l’influence, et qu’il faut mentir aux passions pour les exciter. De tous les mensonges avec lesquels on attise l’amour, elle répétait sur tous les tons, d’une voix qui semblait émue, celui avec lequel les femmes savent donner le vertige aux plus inébranlables cerveaux : « Je ne voudrais pour rien vous aimer. Ce serait là le plus grand malheur de ma vie. »

Cette manière d’être ne pouvait pas manquer d’agir très vivement sur M. de Maulévrier. Il n’avait jamais eu affaire à si forte partie ; il n’avait jamais connu que des femmes plus ou moins charmantes, mais plus ou moins vulgaires, malgré leur ramage d’oiseau bien appris et la distinction de leurs révérences. Mme d’Anglure, qui avait pris possession officielle de sa personne depuis deux ans, avait une tendresse d’âme incomparable ; mais cette tendresse naïve manquait d’adresse : mal irréparable, car il faudrait que les anges du ciel eux-mêmes, s’ils couraient les salons de Paris, eussent la rouerie de leurs plus divins sentiments. M. de Maulévrier, qui, dans toutes ses liaisons, n’avait jamais rencontré personne de la volée de Mme de Gesvres, se sentait outrageusement asservi. Il rattachait ce masque de fat, qui est souvent un masque de fer, quand, entr’ouvert par elle, dans leurs longs tête-à-tête, elle plongeait dessous le regard de la femme qui cherche si elle est aimée. L’aimait-il ? il le croyait, du moins ; mais, homme du monde, frotté de civilisation parisienne, il croyait dans les intérêts de son amour de le cacher sous des airs de superbe désinvolture. La vanité faisait en lui tort à l’amour. En elle, au contraire, la vanité aurait servi l’amour, si l’amour eût pu exister. Elle se montait la tête pour qu’il existât, mais cela suffisait-il ?

IV
Le portrait

Quoiqu’elle ne donnât plus de fêtes officielles et que, dans le langage absolu des salons, la marquise ne vît plus personne, elle recevait pourtant tous les soirs. C’étaient quelques femmes restées du monde plus qu’elle, et qui venaient voir, dans le Sainte-Hélène de son boudoir de satin jonquille, cette beauté napoléonne qu’elles avaient peur d’en voir sortir, et qui n’avait pas eu de Waterloo. C’étaient encore les hommes les plus élégants de Paris, héroïques chevaliers de la fidélité à la beauté des femmes, que l’éclat jeté par celle de Mme de Gesvres attirait toujours. – Dans ces réunions de hasard, les uns s’en allaient, après un bonsoir bien vite dit entre deux actes des Italiens, et les autres restaient à causer, s’ils pouvaient, car Mme de Gesvres courait les vivres aux sots ; on ne jouait pas chez elle, et il n’y avait point de piano, deux grandes ressources de moins pour les gens nuls. Comme elle riait un peu du talent d’artiste qu’étalent à présent la plupart des femmes, elle aimait à prendre au trébuchet d’un salon sans piano toutes les Grisi aristocratiques qui ont besoin d’un morceau des Puritains pour dire quelque chose. C’étaient ordinairement les hommes qui restaient. Quoiqu’elle fût irrégulière, et que tantôt elle fût vive et tantôt triste, séparant toujours ce que Mme de Staël unissait, les hommes estimaient, sans bien s’en rendre compte, cette droiture de sens, cette supériorité vraie qui éclatait souvent à travers les mines de l’enfant gâté, de la despote dépravée par les flatteries, de la chatte câline qui faisait gros dos avec des épaules d’une incomparable volupté. Ils causaient là librement et de tout. Un détail, du reste, qui peindra ces soirées, c’est qu’au lieu du thé, on prenait du punch. Quand on avait bien causé, on s’en allait pour revenir le lendemain ; cour assidue, mais sans favoris, et qu’après bien des espérances trompées, bien des fatuités en défaut, on avait pris le parti de faire à la marquise sans ambition, sans arrière-pensée, sans prétendre à rien qu’à la faveur de baiser une main splendide de contour et de blancheur, qu’elle tendait à tous avec une grâce royale, et qu’elle appelait religieusement sa patène.

Un soir, le dernier des habitués du salon de la marquise venait de partir ; les mots par lesquels elle l’avait congédié s’étaient perdus dans un de ces éclats de rire comme il en vibrait parfois sur ses lèvres capricieuses ; elle restait seule avec M. de Maulévrier. Elle était assise ou plutôt couchée sur sa causeuse. Lui était assis sur le divan en face, de l’autre côté de la cheminée, à la place où il l’avait regardée tout le soir se livrer aux diverses impressions d’une femme mobile que la conversation entraîne. Parfois, de la sultane plongée dans les coussins de sa causeuse, étalant richement l’ampleur d’une beauté à réveiller le Turc le plus engourdi, il levait les yeux jusqu’à un portrait placé au-dessus de la causeuse, un portrait de Bérangère de Gesvres à une époque déjà éloignée. Elle avait dix-huit ans dans ce portrait, des bras rosés et puissants de santé et de jeunesse, un voile rejeté bizarrement autour de la tête, et un regard perdu et contrastant par sa mélancolie avec l’étincellement de la vie dans le reste de sa personne. Le fond du portrait représentait un ciel orageux. Rien n’était idéal comme tout cela. Maulévrier cherchait comment cette tête de jeune fille, que les Italiens auraient caractérisée par le mot charmant de vaghezza, avait pu devenir cette autre tête, d’un sourire si net, d’un regard si spirituel, d’un caractère si positif, même quand elle cherchait le plus à l’adoucir, – habile comédienne, mais heureusement impuissante.

— Vous regardez ce portrait ? – dit-elle, lisant dans sa pensée ; – vous ne trouvez donc pas qu’il ressemble ?

— Non, – répondit-il, regardant toujours.

— Eh bien ! cela a été frappant, – reprit-elle. – Mais alors je n’avais pas souffert ; j’étais jeune encore plus de cœur que d’années. Tous ceux qui m’ont connue à cette époque, MM, de Montluc, par exemple, vous diront que ce portrait était frappant.

— Pourquoi, – dit Maulévrier avec une curiosité intéressée, voilée sous un de ces airs à sentiment que les hommes d’esprit les plus moqueurs peuvent se permettre quand on n’est que deux dans une chambre, – pourquoi ne m’avez-vous jamais confié que vous avez souffert ?

En effet, elle ne le lui avait pas dit depuis les quelques semaines qu’ils se connaissaient. C’était étonnant, mais l’occasion ne s’était pas présentée d’improviser une de ces sonates de musique allemande qu’elle ne manquait jamais d’exécuter sur les peines du cœur et les ravages de la jeunesse. J’ai averti que c’était là une de ses coquetteries sérieuses. Elle avait souffert, il est vrai, puisqu’elle avait aimé un homme indigne d’elle, mais elle avait souffert dans les conditions de sa nature, avec la froideur des sens, la mobilité de l’imagination et l’intelligence qui pousse au mépris. C’était beaucoup moins souffrir qu’elle ne l’affectait.

M. de Maulévrier se leva et vint s’asseoir à côté d’elle, comme s’il eût voulu constater, en s’approchant, par quel endroit de la cuirasse avait pénétré la blessure dont elle se plaignait. Il pensait que les cœurs qui ont aimé sont incorrigibles, et il se sentait un grand espoir.

— Vous croyez donc – reprit-elle avec un accent de reproche dont il fut complètement la dupe – que j’ai toujours été ce que je suis ? Le monde dit de moi que je suis une coquette, et il y a du vrai dans ce jugement ; mais si je le suis devenue, à qui la faute ? si ce n’est à ceux qui m’ont flétri le cœur ? Les hommes valent-ils l’amour qu’on a pour eux ? si vous m’aviez connue dans ma jeunesse, avant que j’eusse aimé et souffert, vous ne croiriez plus que ce portrait est une fantaisie d’artiste, une exagération, un mensonge. Je vivais à Grenoble alors, et j’étais une jeune fille rêveuse, passionnée, romanesque, mais si timide qu’on m’avait donné le nom de la Sauvage du Dauphiné.

Le mot de sauvage, sur des lèvres si parfaitement apprivoisées, fit sourire M. de Maulévrier.

— Vous êtes comme les autres, – continua-t-elle en remarquant son sourire, – vous ne me croyez qu’à moitié. Je vous le pardonne, du reste, car le changement a été si profond qu’il est bien permis de ne pas comprendre que la physionomie de mon portrait m’ait appartenu autrefois.

— Et croyez-vous donc avoir perdu à ce changement, Madame ? – fit Maulévrier avec une galanterie pleine de vérité, car malgré les trente ans terribles et la perte de cette vague et ravissante physionomie qui est la curiosité de l’avenir dans les jeunes filles, il la trouvait plus belle que dans son portrait. M. de Maulévrier n’était, Dieu merci ! ni un poète ni un peintre, et, d’ailleurs, nous vivons à une époque où l’air idéal est la visée commune, et où les plus intrépides valseuses jouent à la madone avec leurs cheveux en bandeaux. M. de Maulévrier était un peu blasé sur ce genre de figures mises à la mode par une certaine rénovation littéraire et de beaux-arts. Il aimait mieux que toutes ces langueurs hypocrites ou passionnées la physionomie de Mme de Gesvres, physionomie toujours nette et perçante quand elle ne faisait pas la chatte-mitte, ce qui, du reste, le cas échéant, n’était pas de l’idéalité davantage.

— Si je le crois ! – répondit-elle. – Oui, très certainement, je le crois. Quand je compare ce que j’étais à ce que je suis, je me déplais maintenant.

— Mais, pour moi, c’est tout le contraire, – reprit vivement M. de Maulévrier. – Vous me plairiez bien moins si vous vous plaisiez davantage, si vous ressembliez davantage à votre portrait.

— Et qu’en savez-vous ? – interrompit-elle. – Vous me dites là des galanteries indignes d’un homme comme vous, monsieur de Maulévrier ; je ne dois point vous plaire, puisque vous êtes amoureux.

— Mais ceci est terriblement absolu, – fit Maulévrier. – En fait de femmes, je n’ai jamais été ultramontain, et je ne crois point à la suprématie du pape.

— Raillez, Monsieur, tant qu’il vous plaira, – dit Mme de Gesvres ; – la suprématie de la femme aimée doit être si grande qu’elle rende impossible toute appréciation des autres femmes. Nulle ne doit vous plaire. Avoir du goût pour une femme est pour cette femme une insolence ; mais pour celle que vous aimez, c’est une horrible infidélité.

Et quand elle fut sur ce chapitre, elle ne le quitta plus. Elle alla jusqu’au bout et fut sublime. Elle développa une thèse d’amour transcendental. Elle le fit prodigieux, africain, chimérique ; en dehors de tout ce qu’on sait et de tout ce qu’on fait à Paris ; maintenant hardiment que tout ce qui n’était pas cet amour exclusif, absorbant, immense, ne méritait pas le nom d’amour. Elle insulta les pauvres jeunes gens qui se ruinent en chevaux, en équipages, en mémoires de tailleurs, pour se faire distinguer des anges qu’ils adorent ; elle fut impitoyable envers ses cavaliers servants, à elle, ces patiti exercés à plier ses châles, à lui apporter les brochures nouvelles, des coupons de loges, et qui, discrètement soupirants, se morfondaient dans la pratique de l’amour pur. Elle fut magnifique de dédain ; elle eut le génie de l’absurdité. Bref, en langage de journaliste, elle improvisa le plus beau puff que l’on eût vu depuis longtemps.

— Si c’est un défi qu’elle me donne – pensa Maulévrier – je ne ramasserai pas le gant. C’est du roman que tout ce qu’elle chante là, du roman moderne, comme la bonne compagnie n’en fait pas. – Si j’éprouvais – dit-il tout haut – un amour semblable à celui que vous venez de peindre, avouez, Madame, que vous vous moqueriez un peu de moi.

Et c’était vrai. Mme de Gesvres ne pouvait pas en convenir ; elle n’en convenait jamais ; mais c’était vrai pourtant. Le bon sens, qui se trouvait nativement en elle et qui se trouvait fort à son insu le côté supérieur de son genre d’esprit ; l’instinct du ridicule, prodigieusement développé chez toutes les femmes du monde comme elle ; tout l’eût fait cruellement accueillir un amour comme celui dont elle avait bâti la théorie. S’il y avait des Desdemona au dix- neuvième siècle, n’auraient-elles pas la moquerie parisienne pour se défendre d’Othello ? Mon Dieu, la marquise de Gesvres le savait de reste ! On disait qu’elle avait un jour voulu connaître ce que devait être la passion d’un artiste, d’un de ces hommes dont l’âme est profonde, et qui ont un rayon de feu sur le front et la barbe en pointes. Si les mauvaises langues disaient vrai, sans doute elle avait mis toutes ses avances sur le compte de cette grande chose toute moderne, inventée pour sauver de l’hypocrite honte de bien des chutes, le magnétisme du regard. Avait-elle joué pendant quelques mois – tout en se livrant – à la Lélia avec cet homme, mi-partie de duperie et de charlatanisme, mais dans lequel, comme dans tous les autres artistes ses confrères, la duperie ne manquait pas de dominer ? M. de Maulévrier ne pouvait pas continuer un pareil rôle près de Mme de Gesvres. L’eût-il pu, il n’aurait pas, aux yeux de cette femme qui avait trempé ses lèvres à toutes les coupes, et qui les en avait retirées purifiées par un dégoût sublime, échappé au ridicule qui l’attendait.

V
L’aveu

Quoique M. de Maulévrier n’acceptât pas le programme de Mme de Gesvres sur la manière dont elle prétendait être aimée, il sentait pourtant, à de certains frémissements qui passaient en lui près de cette femme, et au poids de préoccupations qui le suivaient quand il n’y était plus, qu’il aurait pu remplir quelques conditions de ce terrible programme, l’utopie des imaginations du siècle. Rien ne ressemblant plus à l’amour dans les hommes que les désirs que l’on fait attendre, M. de Maulévrier croyait à la grandeur de son amour par la grandeur de ses impatiences. Seulement, ce soi-disant amour n’avait ni rêveries, ni larmes, ni désespoir, ni tous les mouvements des âmes jeunes et tendres. C’était un amour d’homme de vingt-six ans, d’homme d’esprit, d’homme du monde qui a beaucoup vu, beaucoup senti, et qui s’est aussi beaucoup moqué. C’était un amour qui ne jetait pas la vie hors du droit commun et qui n’en était pas moins très réel, très impérieux, et pouvait devenir très amer.

Or, un pareil amour se prenant à une femme comme la marquise de Gesvres, âme sauvée par la froideur des sens et la mobilité de l’esprit de l’éclat funeste des passions, un pareil amour avait bien des difficultés à vaincre. Sur ce point, malgré sa fatuité, M. de Maulévrier ne s’illusionnait pas. Tous les jours il faisait des découvertes dans le caractère de la marquise, et ces découvertes l’accablaient. Ce qui le soutenait, c’est qu’elle était ennuyée, et que l’ennui est peut-être chez les femmes le besoin d’avoir de l’amour. Mais cette femme ennuyée, qui n’avait pas comme lui de ces ardents désirs qu’il ne faut pas calomnier, avait comme lui l’esprit qui juge et qui trouve je ne sais quelle affection secrète dans l’expression de tous les sentiments un peu vifs. Il était donc presque impossible d’agir sur cette tête trop saine pour ne pas être rebelle à l’enthousiasme, et certainement il aurait désespéré d’un tel résultat si ce qui se brise le dernier chez un homme, la vanité, ne l’avait pas induit à persévérer.

Ce qu’il savait de la marquise fut la cause du silence qu’il continua longtemps encore de garder sur les sentiments qu’il avait pour elle. Il s’imaginait qu’avec une femme qui, à toutes les époques de sa vie, avait vu la terre à ses genoux, rester debout serait d’un effet favorable et paraîtrait du moins distingué. Sachant combien la contradiction exaspère les natures féminines, il alla quelquefois jusqu’à nier à la fierté persane de cette Bérangère, dont la beauté ne rencontrait pas plus d’indifférents que de rivales, qu’il pût jamais l’aimer d’amour. Elle, à qui l’on n’avait jamais dit de telles impertinences, n’y croyait pas et lui soutenait, au contraire, qu’il était déjà amoureux d’elle aux trois quarts. Alors il s’engageait entre eux de ces débats, gracieux et légers dans la forme, qui plaisaient à l’un et à l’autre parce qu’ils appartenaient l’un et l’autre à une société où la grâce consiste à jouer avec ce qu’il y a de plus sérieux dans les sentiments et dans la pensée.

Mais ce manège, sur le succès duquel M. de Maulévrier avait trop compté, et qui aurait réussi avec la plupart des femmes que le monde traite en souveraines, échoua contre Mme de Gesvres. Échoua-t-il contre son indolence ou contre sa sagacité ? Vit-elle clair sous ces déclarations mensongères et peu aimables que lui jetait incessamment Maulévrier ? On ne sait, mais toujours est-il qu’elle le laissa fort tranquillement se fatiguer des petites faussetés qu’il avait d’abord cru habiles. D’honneur, elle aurait mérité de porter dans ses armes la devise des Ravenswood. Elle attendit le moment de la revanche avec une patience orgueilleuse, et il ne manqua pas d’arriver. Ce pauvre Maulévrier se sentait pris par la famine, faute de demander ce que peut-être on ne lui refuserait pas. Aussi, après avoir caracolé, pour l’honneur des armes, sur les limites d’une galanterie que sa vanité d’homme gâté par l’amour aveugle d’une maîtresse esclave ne devait pas franchir d’un bond, il s’attacha enfin au courageux parti de sortir d’un sigisbéisme chevaleresque qui, avec cette damnée marquise, aurait pu durer sans profit jusqu’à la consommation des siècles. Il saisit l’occasion qu’elle lui offrait tous les soirs, dans leurs longs tête-à-tête sur la même causeuse, pour lui dire très positivement ce qu’elle n’aurait peut-être pas voulu comprendre s’il s’en fût tenu à la lettre morte des cajoleries innocentes. Comme, depuis quelques jours, Bérangère, très contente au fond du trouble qu’elle causait à un homme de l’aplomb de M. de Maulévrier, redoublait de beauté par l’intérêt qu’avaient pour elle, si ennuyée d’ordinaire, des relations qui pourraient plus tard passionner sa vie, Maulévrier n’eut pas de peine à oublier ses idées un peu sultanesques sur les femmes, et à parler avec beaucoup de facilité et d’entraînement un langage bien plus suppliant qu’orgueilleux. Le désir contenu depuis longtemps et stimulé ce soir-là par tout ce que la supériorité en coquetterie de Mme de Gesvres put inventer de plus décevant et de plus traître, le désir enflamma et acéra sa parole. Il fut pressant et éloquent. Avec la joie qu’inspirait à Mme de Gesvres cette volte-face de langage, une autre qu’elle eût trahi ce qu’elle éprouvait. Mais elle, chez qui les sens demeuraient toujours harmonieusement et imperturbablement tranquilles, écouta avec une grâce très peu émue la rhétorique de Maulévrier, comme si c’eût été un conte arabe.

Pendant qu’il parlait, elle plissait sur son genou son mouchoir brodé. Quand il eut fini sa tirade, elle en secoua tous les plis avec un geste de l’impertinence la plus dégagée, et se retournant de trois quarts vers M. de Maulévrier, dont les lèvres touchaient presque cette belle épaule, brisée autrefois par la colère d’un homme :

— Ah ! vous m’aimez ? – fit-elle. – Mais ma pauvre amie, Mme d’Anglure, que deviendrait-elle si elle savait cela ?

Voilà comme elle le paya de ses frais d’éloquence. Ce simple mot fit reculer de six pouces au moins les lèvres qui allaient se poser sur la belle épaule qu’on ne leur tendait pas. Le nom de Mme d’Anglure, de cette femme aimée si longtemps et qui, depuis quelques jours, n’avait pas plus préoccupé M. de Maulévrier que si elle n’eût jamais existé, lui causa un douloureux étonnement. Pour être un homme et un homme amoureux, on n’est pas un monstre, et le premier mouvement de Maulévrier fut fort bon. Le second fut aussi ce qu’il dut être. N’était-ce pas de surmonter une impression de nature à affaiblir l’effet de l’aveu qu’il venait de risquer ? Il n’y avait point à reculer. Il est des moments dans la vie où, pour baiser le bas d’une jupe, on passerait sur le corps des femmes qu’on adorait hier avec le plus d’idolâtrie. Maulévrier marcha donc hardiment dans le sens de la pente qui l’entraînait. Il jura à Mme de Gesvres qu’il n’aimait plus Mme d’Anglure ; et c’était vrai. Mais ce qu’il jura bientôt aussi, sans se soucier de l’inconséquence de ce second serment après le premier, c’est qu’il ne l’avait jamais aimée, c’est que les circonstances avaient fait seules une liaison qu’il eût rompue cent fois sans l’affection dévouée de Mme d’Anglure, et que, malgré cette affection dont il avait été reconnaissant, Mme d’Anglure l’avait toujours épouvantablement ennuyé. Ceci était faux et effroyable. Mais, hélas ! c’était un homme d’esprit qui parlait à une femme spirituelle d’une liaison de trois ans avec une femme jugée médiocre ; mais c’était un homme amoureux qui parlait à la femme qu’il aimait ; et quoi de plus dépravant que la femme qu’on aime ? Du reste, en insultant si menteusement son passé, M. de Maulévrier ne fut pas le seul coupable. Mme de Gesvres le poussa à cela avec une adresse et une volupté infinies. Elle prit les airs d’une inconsolable pitié en parlant de cette pauvre petite Mme d’Anglure, qui était bien la meilleure des créatures humaines, mais qui ne devait pas être fort amusante dans l’intimité. Elle entraîna Maulévrier à lui fournir des détails qui pussent justifier cette opinion. Séduit par les câlineries soudaines de la voix qui le questionnait, Maulévrier n’eut pas honte de soulever les voiles qui devraient toujours rester baissé quand on n’aime plus, par respect pour ce qu’on aima. Il se rapprocha de la belle épaule que, dans l’électricité de ces confidences, il sentit frémir plus d’une fois contre la sienne. Ce fut de la part de cet homme, enivré du contact de celle à qui il sacrifiait jusqu’à la mémoire d’un amour éteint, une complète apostasie. Elle savourait, en souriant suavement, tous les reniements qu’elle lui dictait. Elle lui désignait tous ses souvenirs un à un pour qu’il marchât et crachât dessus, et pour qu’il s’en vantât après comme ce matelot dans Candide, qui se vante fièrement d’avoir marché trois fois sur le crucifix au Japon. Elle éprouvait la plus délicieuse sensation que pût éprouver une femme, et surtout une femme comme elle. Elle se moquait gaiement, finement, mais implacablement, avec un langage hypocrite et léger qui ne lui donnait aucun tort extérieur vis-à-vis de cette chère amie, qu’on allait délaisser pour elle. En vérité, ce fut une charmante soirée ; aussi se laissa-t-elle plus d’une fois baiser l’épaule avec tout l’abandon de l’amour.

VI
Les dernières coquetteries

À dater de ce moment, si ce fut une méprise, elle fut complète. M. de Maulévrier crut être aimé de Mme de Gesvres, et dès lors il se mit à agir avec l’assurance qu’une telle persuasion doit donner. Seulement, à tout ce qu’il inventait de passionné, à tout ce qu’il lui adressait de tendre, la railleuse marquise répondait en agitant ses belles boucles brunes sur ses joues pâles avec l’air de l’incrédulité la plus positive, et en lui rappelant le langage qu’il avait parlé pendant si longtemps. Elle aussi, comme on voit, avait changé le sien. Elle faisait expier ainsi à M. de Maulévrier tous les petits mensonges qu’il s’était permis ; mais, il faut bien le dire, la pénitence n’allait pas plus loin que cet air d’incrédulité. Maulévrier pouvait très bien penser que c’était là une de ces délicates comédies prolongées dans les intérêts du dénouement, comme en jouent souvent les femmes expertes en bonheur ; car, excepté cette sourde oreille de haute chasteté, cette retenue de robe montante seulement dans le langage, tout ce qu’osait M. de Maulévrier dans les détails du tête-à-tête ne rencontrait pas une résistance, et Dieu sait si la contemplation était dans les allures de son génie ! Bérangère de Gesvres était beaucoup trop marquise pour avoir, au moindre transport de l’homme dont elle avait, en résumé, accepté l’hommage, puisqu’elle le recevait tous les soirs, de ces soulèvements de pudeur effarouchée qu’ont les femmes de mauvais ton qui se croient vertueuses, de ces désordres qu’à leur rougeur on prendrait presque pour des désirs. Elle n’avait point la prétention d’être un ange, et cependant elle eût mieux justifié, à certains égards, une telle prétention que beaucoup de femmes, à la tournure en fuseau, posées éternellement en vignettes de poésies modernes, vaporeuses créatures qui boivent quatorze verres de vin de sauternes après souper, et se vermillonnent quand les doigts d’un homme ont pressé leur main à travers un gant. Elle n’était point de cette race d’êtres éthérés et d’une moralité si supérieure, mais c’était une femme que l’horreur de tout ce qui n’était pas gracieux préservait. Elle ne voulait donc pas faire tort aux enivrantes séductions de sa pose en se défendant contre les témérités de la caresse. L’aristocratie de sa nature avait l’épouvante et le dégoût d’une lutte quelconque. Aussi son amant buvait-il à longs traits dans la coupe d’opale de ses épaules la cruelle ivresse des bonheurs non partagés, – un grand délire qui finit par une grande angoisse, – tandis que sous l’impression de tous les égarements qu’elle faisait naître, là où les autres femmes se livrent ou se refusent d’ordinaire, elle restait toujours élégante, toujours convenable, toujours marquise. C’était réellement un abîme de glace, mais un abîme qui donnait le vertige. Après cela, comment n’eût-elle pas pardonné à ceux que le vertige entraînait ?

D’ailleurs, convenons-en sans hypocrisie à l’honneur de la pureté des femmes très belles, souvent on les croit sous l’empire des émotions les plus troublantes qu’elles n’éprouvent que la très immatérielle jouissance de la vue des transports qu’elles excitent. Mme de Gesvres l’éprouvait peut-être ; peut-être aussi, elle qui avait sur l’amour de ces idées qui avaient effrayé Maulévrier dès l’abord, voulait-elle grandir l’amour de cet homme jusqu’à l’ineffable et incroyable idéal devant lequel il s’était cabré, un certain soir ? Si bien éprise que soit une femme, il n’en est point qui ne cherche à augmenter par tous les moyens possibles la passion qu’elle a inspirée. C’est le machiavélisme des cœurs les plus tendres. C’est aussi la seule explication qu’il y ait de ces résistances de lionne, sous prétexte de vertu, dans des organisations si bien combinées pour la défaite ; résistance dont la pensée ne viendrait jamais aux filles d’Ève, si elles n’avaient appris de mesdames leurs mères « que se donner, c’est diminuer l’amour ».

Cette vieille tradition, si bien justifiée par l’expérience, cette inébranlable notion du catéchisme des petites filles, semblait être la limite que Mme de Gesvres opposait à M. de Maulévrier. L’orgueil de cette femme était donc ici en défaut ; cet orgueil titanique de la beauté la plus célèbre de son temps et qui lui faisait souvent dire, avec le plus somptueux de ses regards, que les femmes qui valaient quelque chose devaient attacher par leurs faveurs mêmes, n’osait pas risquer les hasards de la plus grande de toutes en l’accordant. Certes ! ni son passé ni sa réputation ne l’accusaient d’être cruelle, et il était, d’un autre côté, après tout ce qu’elle avait autorisé en ne le défendant pas, impossible à M. de Maulévrier de penser tout bas ce que disait tout haut le roi Henri III d’une des princesses de la maison de Lorraine, qui lui avait assez impertinemment résisté. Le mot de l’énigme était donc dans la tête ou dans le cœur de cette femme, mais pas ailleurs ! C’est en vain que M. de Maulévrier se rappelait tout ce qu’il avait lu sur les femmes et observé lui-même sur le vif. Comme, en somme, les observations d’un dandy ne sont pas fort nombreuses, et ses lectures encore moins, il ne trouvait rien dans le rare trésor de ses connaissances qui pût lui expliquer l’étrange conduite de la marquise. Alors, malgré sa haine du commun, il était obligé de se rejeter aux idées vulgaires de coquetterie, le refuge des hommes quand ils ne comprennent plus rien au manège des femmes. Et encore, se disait-il, – car il s’était mis à raisonner depuis peu, – de la coquetterie qui n’agit plus vis-à-vis des autres, de la coquetterie en tête à tête, c’est de l’amour, et, si c’est de l’amour, – ajoutait-il, enchanté de sa découverte, – pourquoi pas toutes les conséquences de l’amour ? À tout prendre, c’était là un raisonnement assez juste ; seulement, il était aussi stupide pour le cas présent que le fameux to be or not to be de l’écolâtre de shakespeare, car la logique ne pouvait pas plus expliquer Mme de Gesvres qu’elle n’expliquait, dans la bouche de ce damoiseau d’Hamlet, et ce monde-ci et l’autre monde, s’il en faut absolument deux. Je l’ai dit plus haut, Mme de Gesvres, quoique femme, avait un bon sens rare chez les hommes, et que sa vie de coquette n’avait pu fausser. Mais quand il s’agissait de sentiments ou de sensations, le bon sens se voilait tout à coup, la queue du serpent menait la tête, et cette femme, d’un coup d’œil si étendu et d’un discernement si sûr, devenait l’inconséquence en personne. Ce n’était plus alors qu’une de ces créatures de vif-argent qui nichent des essaims de caprices dans les plis de leurs jupes ; elle les secouait, les caprices pleuvaient. Elle accordait ceci ou refusait cela. Pourquoi ? Qui le savait ? Les femmes qui lui ressemblent le savent-elles ? Dieu lui-même, au jour de sa justice, n’aura pas le courage de leur demander compte du bien ou du mal qu’elles auront fait.

Du reste, quand elle accordait le plus, jamais un aveu, jamais un mot d’abandon ou de tendresse ne tombait de ces lèvres charmantes qui n’étaient pas inaccessibles.

Elle avait pour système de ne point faire de réponse aux questions dont l’amour a soif.

Elle conservait et savait varier à l’infini les gentillesses de sa moquerie du premier jour, quand Maulévrier lui apprit qu’il l’aimait presque d’une aussi folle manière qu’elle avait envie d’être aimée. Hélas ! il se payait comme il pouvait de ses abaissements, en enlaçant ses bras avides autour de ses genoux qui restaient strictement unis, autour de ces flancs immobiles, comme autour de l’autel d’airain de quelque divinité inexorable.

Elle, tranquillement assise, le regardait, pâle et frémissant, à ses pieds, avec ce regard attentif (son regard vrai et son plus beau) qu’elle avait toujours quand elle éprouvait l’intérêt de quelque chose, et elle restait longtemps ainsi, souriante comme la Grâce, silencieuse comme l’Ironie, mais peut-être aussi comme le Bonheur.

Elle avait cette beauté qui passionne (et étonne un peu dans les femmes) d’un secret admirablement gardé, tout cela accompagné de ces familiarités adorables dont les femmes bien nées ont seules la mesure, et qui retiendraient un homme à leurs pieds, en dépit des plus implacables rigueurs.

Les hommes les plus positifs eux-mêmes se laissent prendre à ces riens charmants, dont on enveloppe mielleusement toutes les froideurs et tous les refus. M. de Maulévrier en était éternellement victime. Elle lui aurait fait trouver bons les régals les plus amers. Elle lui eût fait aimer les soufflets.

Cet homme appelé fat par les femmes, ce fier sicambre de salon, ployait la tête, mais ce n’était pas, comme le barbare, sous une colombe descendant du ciel : Mme de Gesvres ne méritait point une si douce image. Elle allait parfois jusqu’à l’atrocité avec son amant.

C’étaient des négations si positives, si peu justifiées ; c’étaient des refus si nets, qu’il fallait être ensorcelé de cette femme pour retourner briser ses questions aux mêmes réponses. Sûre de la grâce qu’elle déployait dans la forme quand elle disait une maussaderie dans le fond, elle avait une manière inattendue, originale, de vous donner son coup de poignard, et on lui pardonnait l’assassinat. Je n’en citerai qu’un exemple :

C’était, dans le cours de cette histoire, un des derniers soirs où elle employa avec M. de Maulévrier les fascinations de cette coquetterie fabuleuse qui allait expirer pour faire place à ce que le monde lui avait laissé de noble et de bon ; ils étaient à leur place habituelle, sur cette causeuse où ils ne causaient plus, sur cette causeuse, hélas ! complice de bien des rapprochements dangereux.

M. de Maulévrier avait glissé son bras autour de ce divin corsage, qui contrastait par sa puissance avec les élégances un peu étiolées de notre âge, avec ces tailles d’épi tremblant ou de guêpe, d’une insaisissable volupté. Il rabâchait, Maulévrier, mais l’amour est un rabâchage, et, d’ailleurs, elle le forçait bien aux redites ; il était ardent et suppliant comme peut-être il ne l’avait jamais été.

Au lieu de l’écouter, au lieu d’être émue, comme une enfant ou comme une chatte elle s’empara, par un mouvement plein d’insouciance et de taquinerie, d’un petit portefeuille d’ivoire sculpté que Maulévrier portait toujours et dont elle avait senti, à travers le vêtement, les pointes d’acier aiguës et blessantes. C’était un ravissant bijou que ce portefeuille. Il avait été donné à M. de Maulévrier par Mme d’Anglure, mélancolique souvenir de l’amour absent et fidèle ! Elle l’ouvrit, et, après en avoir tourné curieusement les feuilles blanches encore et parfumées, elle (qui écrivait d’ordinaire des billets du matin à peine lisibles) traça dans sa main et les coudes en l’air, avec une netteté et une fermeté admirables, de la pointe du léger crayon que les suppliantes caresses de M. de Maulévrier ne firent point trembler, le mot jamais, qu’elle lui montra avec une malice triomphante.

À la réponse, n’est-il pas facile de deviner ce que cet enragé de Maulévrier demandait ?

Ce grand mot de jamais, elle l’avait déjà dit, et il n’y avait pas cru, amoureux et fat tout ensemble ! Elle l’avait dit, et, mon Dieu ! toutes le disent et le répètent jusqu’à ce qu’elles… ne le disent plus.

Seulement, nulle d’elles peut-être, comme la marquise, n’eût songé à l’écrire, ce mot, dans un pareil moment d’un tête-à-tête, et cela d’une main aussi libre et aussi sûre que si elle avait écrit le temps qu’il faisait à Paris à son mari, toujours à la suite de l’ambassadeur de Russie.

VII
L’intimité

Cependant les choses ne pouvaient pas durer ainsi plus longtemps. L’amour, si grand qu’il soit, ne change pas les habitudes de toute la vie, du moins à Paris.

M. de Maulévrier était un homme du monde, et l’homme du monde se révoltait un peu quand l’amoureux se courbait si bien. Ces révoltes avaient lieu surtout quand M. de Maulévrier s’éloignait de Mme de Gesvres.

Quoiqu’il fût terriblement cousu à sa jupe, quoiqu’il l’accompagnât si fréquemment dans ses promenades du matin que l’on commençait à parler, parmi les oisifs du bois de Boulogne, de la lune de miel de cette liaison, il y avait pourtant des moments où il fallait quitter cette grande charmeresse qui le lanternait avec ces réserves qu’elle avait l’art et la puissance de lui faire subir.

Dans ces moments-là, comme il se retrouvait plus de calme et qu’il pouvait mieux se juger, il convenait, avec une extrême bonne foi, que sa position vis-à-vis de la marquise ne lui faisait pas un honneur immense, et alors il se mettait à lui écrire des lettres pleines d’une passion vraie, et dans lesquelles il revenait toujours à ce vieux refrain de l’amour, à cette éternelle question, ce m’aimezvous ? importun parfois, que le scepticisme des cœurs ardents pose encore, même quand on y a répondu.

Ces lettres étaient réellement très catégoriques ; elles poussaient la marquise jusque dans ses derniers retranchements. Il n’y avait plus là de main ou de taille laissée sournoisement pour gage du silence qu’on affectait, ou en expiation du rire incrédule dont on arme sa physionomie, traître rire si blessant pour les cœurs bien épris !

Tous ces moyens du Traité du Prince des femmes n’étaient plus de mise contre des lettres auxquelles il n’était vraiment pas possible de répondre autrement que par un aveu. C’est pour cela que Mme de Gesvres n’y répondait pas.

M. de Maulévrier avait d’abord pensé que cette répugnance à écrire, dont elle ne donnait pas plus de motifs que de tout le reste, était de la haute prévoyance en usage chez beaucoup de femmes, – car ces douces et pures colombes ont parfois toute la prudence des serpents qui ont le plus rampé, – mais il n’avait pu conserver longtemps cette idée quand il avait entendu si souvent Mme de Gesvres, dans ses jours de gaieté étincelante, tenir aux hommes de son salon le langage de la corruption la plus élégante et la plus audacieuse ; quand il l’avait vue l’accepter, lui, Maulévrier, comme son amant officiel aux yeux du monde, quoique, selon son expérience, ce ne fût pas la peine de se compromettre pour si peu.

Mais, encore une fois, la terre est ronde, et les femmes, comme la Fortune antique, ont, si divines qu’elles soient, un pied sur cette boule qui tourne toujours ! Les choses ne pouvaient donc rester ainsi.

Mme de Gesvres, qui avait désiré, dès l’origine, inspirer à un homme qui lui plaisait plus que tous ceux qu’elle avait l’habitude de voir un sentiment vrai et digne d’elle, Mme de Gesvres était arrivée avec triomphe au but qu’elle s’était proposé. Pour l’éprouver peut-être, cet esprit altier qui avait tant discuté sa défaite, elle l’avait fait descendre dans les neuf cercles d’une coquetterie infernale ; mais il était bien temps qu’elle lui montrât, du moins en perspective, une échappée de ce paradis qu’après tout un ange n’avait jamais gardé avec une épée flamboyante. D’un autre côté, comme il y a toujours un peu de lâcheté dans les meilleurs sentiments d’une femme, peut-être Mme de Gesvres avait-elle compris que jouer plus longtemps au sphinx avec Maulévrier était risquer imprudemment ce qu’elle appelait, avec une hypocrisie mélancolique, sa dernière conquête. Ainsi, vanité, compassion secrète, amour, ou du moins le désir de l’amour, que M. de Maulévrier lui avait fait retrouver dans l’abîme d’ennui où elle se traînait, tout, jusqu’à la pluie qui se mit à tomber, – et qui ne sait l’influence de la pluie et du beau temps sur les résolutions et la moralité des femmes ? – tout lui fut une loi d’abandonner une coquetterie qui avait servi, sans nul doute, à cacher des sentiments plus profonds.

Un jour donc que, dans l’impossibilité de sortir, elle n’avait pour toute ressource contre l’ennui, le vrai vampire des femmes du monde, que ses réflexions qui ne savaient pas l’en défendre, et une broderie qui n’avançait pas beaucoup dans ses mains hautaines, elle se mit à tirer les lettres de M. de Maulévrier du mystérieux coffret où elle les avait ensevelies, et où étaient venues s’engloutir, dans du satin rose et sans espérance, tant de lettres d’amour depuis dix années : sépulcre parfumé dont le temps, hélas ! allait bientôt sceller la pierre.

Ces lettres qu’elle relut l’amenèrent tout doucement à la confiance, car voici, quand elle les eut lues, ce qu’elle écrivit :

Non, je n’ai pas d’amour pour vous, mon ami, et pourtant j’ai besoin et désir de vous voir. Je suis froide, c’est la vérité ; et pourtant vous me faites éprouver une émotion inconnue lorsque vous brûlez ma froideur sous vos transports. Je n’ai jamais été ainsi, même avec la personne que j’ai le plus aimée… Il n’y a rien de véritablement intime entre nous, dites-vous ; et pourtant j’ai eu tout de suite confiance en votre caractère, si ce n’est dans votre affection que vous m’avez niée si longtemps. Rappelez-vous tout ce que vous m’avez dit ; jugez si je puis avoir la foi qu’il faudrait pour me faire devenir ce que… je ne suis pas encore. Si vous tenez à ce changement aussi véritablement que vous le dites, ne vous repentez pas de m’avoir ouvert votre cœur. La crainte de vous voir trop souffrir pourrait seule l’emporter sur ma rebelle nature. Si vous saviez comme je vous serais reconnaissante de bannit de mon âme la défiance qui fait ma réserve ! Trompée, toujours trompée, dupe sans cesse ! jugeant toujours les autres d’après ce que j’éprouvais. Et ne m’accusez pas de mensonge ; quand j’ai le plus aimé, j’ai toujours gardé au fond de mon cœur les expressions qui eussent pu faire croire à une exagération que je redoutais plus que tout au monde. Adieu ; voilà de la confiance. J’espère que vous ne vous plaindrez pas ce soir comme hier de ma réserve. Venez, venez, je vous attends.

BÉRANGÈRE.

En somme, ce billet était digne de la main qui l’avait tracé. Soit instinct, soit calcul, Mme de Gesvres avait exactement mesuré la dose d’espoir qu’il fallait à M. de Maulévrier pour que, fatigué d’une résistance sans terme, il ne s’en allât pas visiter Florence ou Naples, seule manière de se suicider que les gens de bas étage n’aient pas prise encore aux gens comme il faut ! De tels billets, envoyés aux époques critiques d’un amour qu’on redoute de voir expirer, sont de l’élixir de longue vie ; c’est du lait d’ânesse pour la phtisie du cœur. Sans doute, ce billet avait toute la séduction du mensonge ; mais il était vrai cependant comme s’il n’eût pas dû séduire, vrai comme peut l’être la pensée d’une femme, dont les vérités les plus claires ne peuvent jamais avoir, comme l’on sait, une limpidité parfaite.

Ainsi, que ce fût de l’amour ou non, et qu’importe le mot si l’on a la chose ! Mme de Gesvres avouait dans sa lettre qu’un lien l’attachait à M. de Maulévrier, et que jamais la personne qu’elle avait le plus aimée ne lui avait fait éprouver l’émotion qu’il produisait en elle, lui qu’elle n’aimait pas !

Certes ! un tel aveu était de nature à faire rayonner dans toutes les splendeurs de l’orgueil cette queue de paon que traîne après soi l’amour de l’homme du monde le plus dévoué, l’amour le plus cygne de candeur et de pureté, au bord des lacs les plus solitaires. Jamais M. de Maulévrier ne s’était aperçu de cette émotion, que la froideur naturelle à la marquise dominait très bien, aveuglé qu’il était lui-même par la sienne ; mais rien n’était plus vrai pourtant. Ce qui devait l’être moins, c’était cette défiance dont elle le priait, avec une tristesse pour la première fois si tendre, de l’affranchir, et qu’avec l’inébranlable conscience d’une beauté pareille à la sienne, l’expérience du cœur et la sagacité d’une femme, elle ne pouvait pas conserver.

Mais M. de Maulévrier, à qui elle parlait de défiance et à qui elle avait fait connaître ce sentiment jaloux et cruel en glissant toujours dans ses mains au moment où il croyait la saisir, M. de Maulévrier n’eut pas d’abord, après cette lettre, la joie qu’il aurait dû naturellement éprouver.

Comme, à force de prestiges, elle lui avait faussé le regard, il vit là une coquetterie de plus qu’il ajouta à toutes les autres. Erreur profonde, qu’il abjura bientôt quand il la vit garder avec lui une simplicité affectueuse qu’il ne lui connaissait pas encore. Ce fut une transformation pleine de merveilles que le changement qui s’opéra tout à coup dans Mme de Gesvres.

Le duel qui avait duré si longtemps entre elle et l’homme qu’elle avait toujours battu, il est vrai, mais qu’elle avait toujours trouvé prêt à recommencer la bataille, ce grand duel que les lois du monde font de l’amour, cessa enfin. Où ils avaient lutté, ils se reposèrent.

Elle ne se livra pas davantage, mais Maulévrier, la voyant si désarmée, put croire qu’elle était plus à lui. Nulle idée de salon, nul sentiment de vanité ne vinrent jeter leur ombre sur cette phase d’une liaison qu’à l’origine de pareilles idées, de pareils sentiments avaient malheureusement compliquée ; ils vécurent à côté de leurs habitudes.

Leur intimité n’eut ni petites ruses ni déchirements. Ce fut de l’intimité rare, grave, profonde, où les esprits s’intéressaient l’un par l’autre, où les cœurs cherchaient ardemment à se toucher ; de l’intimité qui devrait suffire à la vie d’êtres distingués et intelligents, si la vie n’avait de ces soifs folles qu’une telle intimité n’étanche pas.,

« Qu’elle croie en moi et à mon amour, elle qui voudrait si bien y croire, – se disait M. de Maulévrier, et je touche au bonheur suprême. » Et plein d’espérance depuis la lettre qui avait daté le changement de langage et de façons dans Mme de Gesvres, il cherchait, par tous les moyens qui sont à la disposition d’un homme spirituel amoureux, à la convaincre de son amour. Malheureusement, au dix-neuvième siècle, ces moyens ne sont pas en grand nombre. Les dévouements y deviennent de plus en plus impossibles.

Dans leur position à l’un et à l’autre, avec la facilité qu’ils avaient de se voir et le peu de dangers qu’ils couraient à s’aimer, il ne leur restait pour se prouver qu’ils s’aimaient que les expressions de l’amour même, et ces soins incessants, ce culte extérieur dont on entoure l’objet préféré.

Maulévrier prodiguait tout cela, mais à moins qu’il ne se jetât vivant sous les roues du coupé de la marquise, pour lui donner la preuve qu’il lui fallait de son amour, franchement, il ne pouvait pas davantage.

Et Mme de Gesvres finit par le comprendre, ou, du moins, par montrer à M. de Maulévrier qu’elle le comprenait. Fut-ce le bonheur d’être aimée, ou le désir de rendre leur intimité plus profonde en comblant les vœux d’un homme qui méritait bien tout ce qu’une femme comme elle avait donné à d’autres qui ne le valaient pas, fut-ce tout cela qui la poussa à être juste envers M. de Maulévrier, et à répondre à ses protestations brûlantes, comme elle le fit un soir, avec un naturel qui pouvait paraître bien grave pour laisser tomber une chose si charmante :

— Je ne doute plus de votre amour, Raimbaud ; maintenant, je vous crois.

M. de Maulévrier a avoué depuis qu’elle l’avait tant accoutumé à son désolant scepticisme qu’il n’eut pas d’abord tout le bonheur qu’un tel mot devait lui donner. Ils s’étaient longtemps promenés sur le balcon qui dominait le jardin de l’hôtel habité par elle. Il faisait le plus sentimental clair de lune ; mais ils n’étaient pas gens à regarder au ciel, comme dans Corinne : c’était là le moindre souci de leurs pensées. Ils étaient rentrés dans le boudoir jonquille, et s’étaient assis près de la porte du balcon laissée ouverte, par laquelle arrivaient, dans ce nid tiède et ambré d’une femme élégante, les bouffées pures et fraîches du jasmin et des chèvrefeuilles. On entendait le bruit des voitures qui gagnaient le boulevard de ce côté, et qui, dans l’éloignement et dans la nuit, rappellent si bien les grands murmures d’une mer agitée. Mais ni la nuit, ni les parfums du dehors, ni ces bruits qui ressemblent aux plus beaux qu’il y ait dans la nature, rien de tout cela n’influait sur les dispositions de ces deux enfants d’une civilisation raffinée, de ces deux âmes vieillies au sein d’une société positive et spirituelle, et n’ayant jamais vécu que sous des plafonds.

— Oui, je vous crois, – reprit-elle. – soyez heureux, si vous le pouvez, d’un pareil aveu, mais moi, vous le dirai-je, mon ami ? je n’éprouve point à croire que vous m’aimez réellement le bonheur sur lequel j’avais compté. Je ne veux plus vous tromper. J’ai renoncé à toutes ces petites faussetés que nous avons mises d’abord entre nous. Je vous le répète, je suis sûre maintenant que vous m’aimez, Raimbaud ; votre amour me touche ; mais j’en suis plus touchée qu’heureuse, et, vous voyez si je suis franche, je m’en plains à vous.

Maulévrier, qui n’avait jamais vu jusqu’au fond du cœur de cette femme sur le point de se révéler à lui, prit ces tristes mots pour l’exigence d’une âme vive, et le bonheur fier qui commençait à lui soulever le cœur ne fit que s’accroître en l’écoutant. La confiance de l’homme aimé l’égara, et il répondit, comme un dieu qui peut donner le ciel et la terre, avec la plus épouvantable fatuité.

— Ah ! – dit-il, – ne vous plaignez pas, Bérangère ! puisque vous croyez à mon amour, toutes les félicités sont possibles. Dès demain, sur ce cœur que vous ne repoussez plus, vous serez vengée de l’attente de ce bonheur qui vous semble tarder aujourd’hui.

— Que vous êtes bien un homme, – fit-elle, en haussant ses splendides épaules avec un mépris de reine offensée, – et que vous voilà bien tous, orgueilleux et grossiers, même les meilleurs ! Vous croyez donc qu’il est quelque chose qui puisse remplacer pour une femme le bonheur qu’elle n’a pas trouvé dans la foi même en votre amour ?

L’accent qu’elle mit à dire cela fut si vrai, que M. de Maulévrier, tout homme du monde qu’il fût resté, n’osa pas souffler la plus petite des impertinences dont il eût régalé, très certainement, toute autre femme qui, dans un pareil moment, se fût avisée de prendre les airs dédaigneux d’un ange se voilant de ses ailes à l’approche d’une créature inférieure.

Il resta silencieux. Lui sut-elle gré de son silence ?

— Raimbaud, – dit-elle, en lui tendant la main avec cette grâce incomparable qui lui subjuguait tous les cœurs, – il faut que je vous fasse une prière. Vous êtes venu chez moi par curiosité ; vous y êtes resté par attrait ; l’attrait est devenu de l’amour. Jusque-là, c’est bien ; mais qui sait la fin des affections les plus vives ? Mme de Vicq, que vous connaissez, ne voit plus du tout M. de Loménie, et l’on dit qu’ils ont été fous l’un de l’autre. Quoi qu’il arrive de nous, Raimbaud, vous sentez-vous le courage de me promettre que nous ne nous brouillerons jamais ?

C’était mâle et simple tout à la fois ; c’était de l’estime exprimée en dehors de toutes les illusions de l’amour,

Une si noble prière fut un coup de lumière pour M. de Maulévrier. Il comprit tout ce que cette femme, sous des frivolités apparentes, cachait de solide et de bon ; il comprit surtout ce qu’il y avait de flatteur pour lui dans une telle prière.

Elle, qui avait toujours rompu ou dénoué avec ces hommes qu’elle avait aimés quelques jours, devait lui donner le plus grand plaisir d’orgueil que pût ressentir un caractère élevé en lui demandant de rendre éternelles, au nom d’un sentiment plus haut placé que l’amour même, puisqu’il ne tombe pas en ruines comme l’amour, les relations que l’amour avait créées entre eux. Aussi, entraîné, promit-il tout ce qu’elle voulut, et lui fit-il les plus singuliers serments de lui rester à jamais fidèle pour le temps où il ne l’aimerait plus.

— Eh bien ! puisque c’est chose convenue, – dit-elle en respirant longuement, comme si elle eût été débarrassée d’un poids terrible, – je puis à présent tout vous dire. Mon pauvre Raimbaud, je ne vous aime pas.

Elle avait d’abord flatté son orgueil pour l’enchaîner, puis elle le blessait.

M. de Maulévrier devint pâle encore plus de colère que de douleur, car le malheur des gens d’esprit est de croire qu’on veut les jouer à propos de tout, et les commencements de la liaison de M. de Maulévrier avec Mme de Gesvres fortifiaient en lui cette idée-là.

Mais elle ne lui donna pas le temps de l’interrompre.

— Pas de colère, Raimbaud, – continua- t-elle, – ce serait vainement m’insulter. Ce que je viens de vous demander à l’instant même, ce que vous m’avez promis, vous permettent-ils de me mal juger ? Toutes mes coquetteries avec vous sont mortes et enterrées ; hélas ! je sens que ma dernière illusion s’en va aussi. J’avais cru pouvoir vous aimer ; je l’avais désiré, et je sens que je ne puis pas. Je vous le dis : en quoi suis-je coupable ? Ah ! je suis plus malheureuse que vous !

» Écoutez-moi, – ajouta-t-elle, avec la pitié intelligente d’une femme qui sait qu’on adoucit les douleurs de l’amour le plus vrai en parlant à nos vanités immortelles, – je ne puis pas vous aimer, vous, et vous êtes cependant l’homme qui m’ait d’abord le plus attirée et qui m’ait plu davantage. Vous êtes l’esprit le plus distingué que j’aie jamais rencontré, et, sous les manières les plus séduisantes, le caractère le plus noble et le plus sûr. Vous êtes tout cela, Raimbaud, pour moi et pour les autres ; mais voici ce que vous n’êtes que pour moi. De tous les hommes que j’ai aimés, vous êtes celui gui m’a donné le plus de ces émotions auxquelles ma froideur est rebelle, et vous êtes le seul à qui j’ai fait jamais un pareil aveu. Vous êtes le seul dans le tête-à-tête de qui je ne me suis jamais ennuyée. Vous êtes le seul à qui j’ai dit : « Nos vies se sont touchées ; quoi qu’il arrive, engageons-nous tous les deux à ne les séparer jamais. » Enfin, vous êtes le seul encore à l’amour duquel, avec mon expérience des hommes, je me serais livrée sans peur et sans fausse honte, tant les défiances que j’ai eues longtemps, vous avez su les surmonter et les vaincre. Voilà, Raimbaud, ce que vous m’êtes, et pourtant tout cela n’est pas de l’amour. Je sens toujours en moi le calme effroyable dont j’espérais que vous me feriez sortir. Je voudrais vous être asservie, et je ne le suis pas. Les sacrifices que je vous ferais, je ne vous les ferais que comme à un ami qu’on estime, sans entraînement, sans ivresse. Il y a des soirs où vous me plaisez extrêmement dans la causerie ; mais à quoi plaisez-vous en moi ? C’est à mon esprit ; et je ne sens pas, comme quand on aime, le contrecoup de ce plaisir me troubler le cœur. Vous n’êtes pas pour moi l’intérêt passionné que j’attendais et dans lequel je voulais perdre l’ennui terrible de ma vie. Moi qui ai aimé, et des hommes que vous auriez raison de mépriser, Raimbaud, – je ne puis me méprendre à ce qui est ou n’est pas de l’amour… Vous en êtes digne, et moi, qui le reconnais, je n’en saurais éprouver pour vous. Ah ! mon ami, pour qu’il en soit ainsi, il faut qu’il n’y ait plus rien en moi de vivant, d’ardent et de jeune. Tout est consommé, tout est fini ; je m’agite encore, je me monte la tête, mais c’est inutile. Je retombe dans l’horrible sensation de mon néant. Vous qui m’aimez, votre position vaut mieux que la mienne ; je suis plus à plaindre que vous !

Et elle se mit la tête dans ses mains en achevant ces paroles désespérées, qui tuèrent la colère de M. de Maulévrier et l’éclairèrent tout à coup sur le compte de celle qui venait de les prononcer. Ivre de pitié à son tour, il crut qu’elle pleurait, ainsi penchée, et il se mit à genoux devant elle, écartant les mains du front qu’elles couvraient. Mais elle ne pleurait pas. Ses yeux étaient désolés sans larmes. Ils tombèrent sombres dans ceux de son amant, avec ce vague sourire des douleurs profondes et surmontées.

— Levez-vous, – fit-elle, avant qu’il pût exprimer un des mille sentiments qui l’agitaient ; – j’entend Laurette. – Et Laurette, qui ouvrait effectivement la première porte du boudoir, parut sur le seuil de la seconde et annonça Mme d’Anglure.

Ce nom leur causa un tressaillement à tous les deux.

Mme d’Anglure, revenue si brusquement de la campagne, où elle était pour longtemps encore, et apparaissant tout à coup, à une pareille heure, chez la femme qui avait pris son amant et chez qui elle allait le rencontrer… c’était étrange.

— Faites entrer, – dit la marquise avec sa grâce nonchalante et comme s’il s’était agi d’un de ses habitués les plus fidèles.

Et la comtesse d’Anglure entra.

DEUXIÈME PARTIE

I

LA COMTESSE D’ANGLURE

Caroline de Vaux-Cernay, comtesse d’Anglure par mariage, était une des plus jeunes et des plus riches maîtresses de maison qu’il y eût alors dans la haute société de Paris. Élevée en province, au fond de la Picardie, par une vieille tante qui l’avait mariée au comte d’Anglure avant qu’elle eût atteint sa seizième année, elle avait consolé la bonne compagnie de la grande éclipse de Mme de Gesvres en ouvrant son salon presque à là même heure où la marquise fermait le sien. On trouva chez la comtesse d’Anglure la même élégance, le même goût et à peu près le même monde que chez Mme de Gesvres ; seulement, celle qui faisait les honneurs de ce salon ne ressemblait en rien à Bérangère. Elle n’en avait ni la beauté mate et arrêtée, ni la coquetterie toujours sous les armes, ni cette parole brillante et hardie qui faisait croire, bien à tort, que la marquise était méchante, à tous les poltrons qui ont peur des esprits, mais qui donnait aux cerveaux de ceux qui en ont l’excitation fécondante sans laquelle on ne saurait causer avec plaisir et avec entrain. Non, Mme d’Anglure n’avait rien de tout cela. Mais pour ceux qui prosternent tout devant l’inexprimable magie de la jeunesse, le changement consolait de la perte, et l’on pouvait sans ingratitude stupide se dispenser d’avoir des regrets.

Que l’on se figure, en effet, tout ce que les peintres ont jamais inventé de plus printanier et de plus suave pour donner une idée de la jeunesse, et l’on n’aura qu’une faible image de ce qu’était Caroline d’Anglure quand elle arriva à Paris. Toutes les femmes de seize ans ont l’air jeune ; mais ce qui attirait si vivement en elle n’était point cette floraison fugitive, cet entr’ouvrement mystérieux de rose blanche qui, sous la force de la vie, déchire l’enveloppe de son bouton, et qui s’épanouit au front de toutes les virginités pubères ; c’était quelque chose de plus fraîchement idéal encore, quelque chose de supérieur à la beauté même, rayon impalpable et divin qui se jouait autour de cette forme déliée, mignonne et blanche, que le comte d’Anglure avait prise un matin dans sa mante, comme dit la chanson espagnole, et avait apportée, comme une difficulté à vaincre, aux plus habiles couturières de Paris. Rien, de fait, ne dut être plus difficile que d’habiller Caroline. La délicatesse inouïe de toute sa personne alourdissait les plus légers tissus, comme la lumière nacrée de son teint en éteignait les couleurs. Jusqu’aux fleurs pesaient sur ce front candide. Elle eût rappelé les filles d’Ossian, ces belles rêveuses couchées, sans les faire plier, sur des nuages, si une fraîcheur aussi exquise que la sienne avait pu durer deux jours sans se faner dans les brouillards.

Ce genre de beauté parfaitement inconnu à Paris, où les jeunes filles naissent flétries et épuisent ces nombreuses nuances de jaune qu’Haller seul put exprimer par dix-huit mots distincts, en allemand, eut un succès fou : le succès du rare et de l’étrange, le grand succès chez les sociétés avancées qui sont arrivées au bout de tous les ordres de sensations. Les femmes, qui eurent la douleur de le voir et de le constater, sourirent en prévoyant combien serait court un triomphe dû à des qualités plus fragiles que la beauté même. À leurs yeux, sceptiques pour tout ce qui n’est pas leur miroir, Caroline d’Anglure était à peine jolie : ce n’était qu’une blonde bien blanche ; mais toutes les blondes ne le sont-elles pas ? Comme les artistes, qui, plus francs ou plus sensibles aux effets de la couleur, étaient fanatiques de l’éclat limpide et doux qu’épandait la fraîcheur pâle de la comtesse, elles ne voyaient pas que tout en cette adorable enfant s’arrêtait timidement à la nuance, depuis le rose indécis de la bouche jusqu’aux larges prunelles gris de perle de ses beaux yeux, depuis les reflets bronzés de ses cheveux tordus sur sa tête jusqu’aux gouttes d’or fluide dans lesquelles l’extrémité de ses longues paupières semblait avoir été trempée par la main légère du caprice. S’imaginant sans doute qu’il n’y a point de mois de mai aux bougies, les imprudentes approchaient, sans trembler, leurs épaules céruséennes des touffes de lys irisées et diaphanes qui s’épanouissaient au corsage de Caroline comme aux bords d’un charmant vase antique, tout svelte et tout pur, et elles ne manquaient jamais de se dire entre elles, quand la comtesse arrivait quelque part : – « Ne trouvez-vous pas que la grande fraîcheur de Mme d’Anglure se passe un peu ? »

Du reste, elles avaient décidé souverainement qu’elle avait l’air bête, et vraiment la pauvre Caroline, qui avait été élevée à la campagne, ou plutôt qui n’avait pas été élevée du tout, ne pouvait guères mettre dans sa physionomie de ces effrayants airs de tout comprendre et de pouvoir tout exprimer qu’ont les femmes de cet admirable siècle, si profondément intelligent. Quand le comte d’Anglure l’épousa, elle n’avait fait que lire son office de la Vierge et cultiver des résédas ; et quand il la conduisit dans le monde, ce qu’elle y vit et y entendit n’éveilla point en elle ces facultés dont les prodigieux développements, chez les autres femmes, menacent, si cela continue, de devenir un véritable fléau. Elle n’eut aucune des affectations modernes. Lamartine l’ennuyait sincèrement, et sa loge était souvent vide les jours que Rubini chantait. Elle se contentait d’être le je ne sais quoi de joli, de rond, de gracieux et de parfumé qu’est une femme qui reste femme, – la seule chose que, dans leurs ambitions effrénées, elles oublient de vouloir être maintenant.

Mais si les excellentes amies de la comtesse travaillèrent à lui faire une superbe réputation de sottise et d’ignorance, il leur fallut toutefois reconnaître que cette petite et insignifiante personne n’était pourtant ni gauche ni timide, et qu’elle faisait les honneurs de chez elle avec aussi peu d’étonnement que si toute sa vie s’était passée dans ce monde où elle arrivait. Cette jeune fille d’hier avait l’aplomb du nom qu’elle portait. Elle qui n’avait jamais vu que quelques curés de campagne et quelques gentilshommes chasseurs, vieux et bruyants amis de sa tante, Mlle Thécla de Vaux-Cernay, elle avait les manières simples, la voix, l’accent, la phrase brisée, la politesse relevée et quelquefois familière de la femme essentiellement comme il faut, qualités morales de la noblesse de sang et de race qui font se ressembler, malgré les différences d’éducation, la femme la plus répandue et celle qui n’a jamais quitté la tourelle de son château de province. À peine Caroline eut-elle fait faire ses robes chez Palmyre, qu’elle eut l’air aussi comtesse que les femmes chez qui elle allait au faubourg Saint-Germain. On sentait soudainement, en voyant ces femmes vieillies sur les parquets de ces salons et cette petite mariée qui n’y avait jusque-là jamais posé la pointe de son pied, qu’elles étaient providentiellement écloses pour remplir le même rôle social, et qu’elles étaient égales entre elles par les traditions du berceau.

Cela seul empêcha peut-être qu’elle ne succombât, comme femme à la mode, sous la réputation d’affreuse bêtise qu’on s’amusa à lui tailler à facettes ; car ce fut par ce mot cruel et forcé qu’on traduisit la plus ineffablement charmante absence d’esprit qui fut jamais. Cette imprescriptible noblesse qu’elle avait dans l’accent et dans la physionomie quand elle disait de ces riens qui étaient, hélas ! toute sa conversation (l’hélas ! était la charité ordinaire des femmes qui lui trouvaient la peau trop blanche), cette noblesse originelle la sauvait de l’espèce de ridicule qu’il y a en France, le pays, comme l’on sait, le plus spirituel de la terre, à manquer de tout ce que le monde a, et où les femmes, surtout, se placent à une si grande hauteur que, pour deux mots à leur dire sur leur bonne grâce ou celle de leur robe, on est obligé de subir une conversation si spirituelle, si mille fleurs d’Italie, qu’une bonne migraine en est toujours le résultat.

Fut-ce le contraste, plein d’imprévu, qu’il y avait entre cette enfant que l’instinct du monde et son aristocratie naturelle empêchaient d’être une Agnès, mais qui n’avait dans sa jolie tête rien qui ressemblât à une pensée sur quoi que ce soit, et les femmes distinguées qui en ont sur tout une immensité ; fut-ce ce contraste, ou seulement l’alliciant parfum de la plus exquise jeunesse en fleur, qui lui livra et lui retint tous les hommages ? Parmi ceux qui lui furent offerts si elle voulut en agréer quelques-uns, ce ne fut point son mari qui l’en empêcha. Son mari, homme élégant, d’ailleurs, l’avait moins épousée pour elle-même que pour cimenter des relations qui existaient de fort longue date entre les Vaux-Cernay et les d’Anglure ; il fut probablement décidé aussi par la beauté de cette blanche personne qui promettait à ses enfants un sang si pur. Et comment n’eût- il pas plongé sa lèvre avec un certain frémissement dans l’écume légère et savoureuse de ce sorbet virginal ? Mais peut-être le trouva-t-il un peu froid. C’était tout à fait un homme de son temps que Raoul d’Anglure, de ce temps où la vie anglaise, la vie des hommes entre eux, a succédé à ces relations de tous les instants avec les femmes qui donnaient aux hommes d’autrefois cette grâce, hélas ! perdue, et qui causait de si grands désordres d’amour. Avec les habitudes qu’on prend si vite dans le laisser-aller de nos mœurs, il n’appartenait réellement pas à Caroline de captiver un homme comme Raoul. Aussi, peu de temps après son mariage, celui-ci donna-t-il à sa femme une liberté qu’elle ne désirait probablement pas. Il la suivit fort rarement dans le monde. Il passait ses journées à courir à cheval et à chasser ; puis, quand il était bien fatigué, il s’en allait clore ses soirées chez une ancienne maîtresse plus âgée que lui, et sur le canapé de laquelle il ne craignait pas de s’étaler avec ses bottes et ses éperons. Là, il trouvait toujours quelques amis, grands amateurs du va te promener, la honte ! et de l’intimité des hommes qui se mettent au-dessus des apparences et qui les jugent sans soigner la rédaction du jugement. Rien ne vaut, à ce qu’il semble, cette intimité que les délicats traitent de grossière, mais qui n’astreint ni à la repartie ni à la grande tenue, si gênantes pour l’égoïsme de nos jours. Cela est triste à dire, mais cela est. Le mariage lui-même a toujours une certaine pruderie, un certain guindé, ce certain vertugadin de satin blanc qu’on appelle la chasteté ; et toutes ces maudites agrafes, si difficiles à faire sauter, expliquent fort bien la préférence qu’on accorde, et qu’accordait Raoul d’Anglure, à une vieille maîtresse qui suce vos cigares pour les allumer et devant qui on se permet tout sans qu’elle soit choquée de rien, sur une ravissante jeune femme épousée par inclination et digne de tout l’amour des anges, si les hommes ressemblaient à ces derniers un peu davantage.

Quoi qu’il en soit, la comtesse d’Anglure ne s’aperçut guères des négligences de son mari. Elle l’avait épousé sans l’aimer, et la vie extérieure de Paris l’empêcha de regretter la vie intime qu’elle n’avait pas. En vain lui insinuait-on quelquefois avec beaucoup d’art qu’elle ne devait pas être heureuse, elle n’avait pas l’air de comprendre. Elle restait de la plus gracieuse stupidité. Rien n’altérait le blanc plumage de cette peau de cygne que lustraient la santé et la jeunesse, et qui avait les splendeurs bleuâtres du plus pur émail. Nulles larmes ne rosaient – car elles n’eussent pas osé les rougir – ces paupières, si lentes à se mouvoir au-dessus de ces beaux orbes d’un gris si tendre qu’ils semblaient sourire en regardant. Aussi les observatrices de salon chez qui elle allait prendre le thé disaient-elles qu’où l’esprit manquait, les sentiments vifs ou profonds devaient nécessairement manquer aussi. Bel axiome que M. de Maulévrier fit mentir, car il advint que cette petite poupée qui ne pensait pas, et qui, comme la Statue de Memnon, ne savait dire que bonjour et bonsoir d’une voix harmonieuse, se prit à aimer M. de Maulévrier avec une intrépide naïveté. Dans ce cœur d’une virginité fabuleuse, éclata tout à coup cette fleur d’un sentiment vrai qui ne fleurit plus guères que tous les cent ans, comme l’aloès, et qui fait moins de bruits. Elle retint l’amour prêt à disparaître de ce monde ; elle abrita quelques jours encore ce bel oiseau de paradis que bien des jeunes filles passeront désormais inutilement leur vie à attendre dans ce siècle, où, en fait d’amour, le langage meurt avec l’idée ; et où demain peut-être les lettres de Mlle de Lespinasse seront regardées comme l’expression apocryphe d’un sentiment antédiluvien.

M. de Maulévrier arrivait alors on ne sait d’où, après une absence de plusieurs années. On connaît maintenant le marquis Raimbaud de Maulévrier. Une singulière particularité de sa biographie de cœur, c’est que jusqu’alors il n’avait aimé que les femmes brunes. Les cheveux feuille morte de Mme d’Anglure le jetaient toujours dans des rêveries qu’il se reprochait, car il haïssait l’air rêveur. C’était, comme on l’a déjà vu, un oisif comme Raoul d’Anglure, mais un oisif d’une aristocratie plus relevée dans les habitudes de sa vie. Il préférait la société des femmes à celle des hommes, auxquels il adressait rarement la parole ; il ne détestait pas les esclavages de la toilette, et n’eût pas prostitué sa bouche au narghilé même du sultan. Parce qu’il n’aimait pas à courir toute la journée, bride abattue, comme un jockey, on l’accusait d’être un efféminé, et les amis de Raoul l’appelaient en riant Sardanapale. Indépendant, au milieu de Paris, comme le vent dans les bruyères, et ne sentant pas l’affreux besoin d’être riche, il pouvait, si cela lui plaisait, s’engloutir tout vivant dans l’amour d’une femme du monde, ce dévorant passe-temps, pour un homme, qui eût anéanti l’âme de Bonaparte lui-même s’il n’avait pas eu le bonheur d’aimer une femme entretenue, à une époque qui était un pêle-mêle social.

Mais les misères du temps présent avaient tué à la mamelle l’ambition de M. de Maulévrier, et son orgueil était moins grand que sa vanité. Aussi, à force de regarder ces cheveux feuille morte, et ce cœur d’épaules qui donnait une grâce si tombante à la robe de Mme d’Anglure, il se dévoua encore une fois à ce culte terrible qu’il avait déjà pratiqué, l’adoration d’une femme de naissance et de monde. Seulement, empressons-nous de le dire, Mme d’Anglure sut lui épargner toutes les aspérités auxquelles il s’était déjà si rudement froissé. Elle ne fit aucune des petites mines d’usage avant d’accepter ce qui lui causait tant de plaisir. C’est même de cette époque que la fatuité de Maulévrier devint célèbre ; Caroline en couva et en développa le germe sous son amour. Elle l’aima avec la virginité de son âme, avec toutes les ignorances de son esprit. Elle l’aima sans songer à autre chose qu’à lui donner le plus grand bonheur possible, sans mesurer les conséquences de la passion qui se saisissait de son avenir, sans avoir le moindre souci de la fragilité des beautés qu’elle lui prodiguait, et dont elle trouvait qu’il ne s’emparait jamais assez. Elle qui, par la nature de sa beauté, était destinée à passer si vite, elle n’eut pas peur des dégâts affreux de la caresse, et elle s’exposa à tous les dangers du bonheur. Que voulez-vous ? elle l’aimait comme une femme qui n’a pas dans l’esprit la moindre portée, mais dont la céleste niaiserie est le plus délicieux hasard que Dieu puisse jeter dans la vie d’un homme amoureux !

M. de Maulévrier, qui, en fait d’amours de salon, avait, comme il arrive toujours, avalé considérablement de crème fouettée avec plus ou moins de vanille, s’abreuva pour la première fois, de ce lait chaud, pur et substantiel, d’un sentiment vrai. Il fit même comme les chats gourmands, qui fourrent jusqu’à leurs pattes dans la jatte pour mieux boire : dans l’avidité de son bonheur, il empêcha Mme d’Anglure de se montrer aussi souvent dans le monde ; et il eut tort, car le monde doit être le premier amant d’une femme du monde, et si elle en a jamais un autre, il ne doit venir que bien loin après. Comme la comtesse aimait M. de Maulévrier avec la soumission de cette courtisane amoureuse qui mettait le pied de son amant sur son sein, nu, comme elle adorait ses moindres caprices, elle aurait fini par ne plus aller chez personne et à vivre follement pour lui seul, si Mme de Gesvres, avec qui elle avait toujours été fort confiante, ne lui eût fait comprendre qu’en agissant ainsi elle s’affichait et donnait contre elle aux autres femmes des armes dont elles ne manqueraient pas de se servir.

Et l’expérience de la marquise ne l’avait point trompée ; son conseil fut extrêmement utile à Mme d’Anglure. En dépit des nombreuses différences qu’il y avait entre ces deux femmes, opposées presque en toutes choses, elles se voyaient assez souvent. Mme d’Anglure allait beaucoup chez Mme de Gesvres. Mme de Gesvres lui avait toujours montré une bienveillance pleine de franchise et d’appui. Jamais elle n’avait partagé les petites jalousies de ces jolies créatures, moitié abeilles et moitié vipères, qui n’oubliaient point, quand il s’agissait de la comtesse, de mettre un peu de venin dans leur miel. Il faut le dire, malgré son costume de coquette, la grande marquise était bien au-dessus de ces misérables sentiments. Belle comme un jour d’Asie, elle admirait naïvement la beauté dans les autres, et toujours elle avait parlé de celle de Mme d’Anglure comme eût fait un homme impartial. Fière d’être belle, elle avait une fierté tranquille, inaccessible à toutes les alarmes. La comtesse d’Anglure, avec qui elle eut l’amabilité des cœurs généreux pour ceux qu’on traite avec injustice, la crut son amie, et vraiment elle l’aurait été, si, comme celle qui l’appelait de ce nom, elle s’était livrée en se liant, ce qui lui était impossible. On l’a déjà vu, le caractère de cette femme était fermé comme les portes de l’enfer. De toutes les grâces qu’elle avait en partage, Dieu ne lui avait pas donné la plus grande, celle de l’abandon. Elle écoutait avec une patience attendrie le récit de l’amour de Mme d’Anglure, mais elle ne rendait pas confidence pour confidence. Elle n’avait aucun des profits de l’amitié, elle n’en avait que la probité sincère ; car si, un soir, elle prit plaisir à faire renier à M. de Maulévrier son amour pour Mme d’Anglure, c’est que M. de Maulévrier s’était jeté lui-même dans cette voie de blasphèmes et qu’aucune femme n’eût résisté à la tentation d’une si enivrante volupté. Et si elle désira parfois être aimée de l’amant de son amie, c’est qu’elle se trouvait bien à plaindre de se voir privée d’un bonheur qui n’était pas chose si rare, sans doute, puisque Mme d’Anglure, qu’elle jugeait de si haut, l’éprouvait ; et c’était d’ailleurs bien moins de la femme qu’elle était jalouse que de l’amour.

Cet amour, elle l’avait cru une ressource, une dernière ressource contre l’ennui de sa vie ; mais, puissante à le faire naître, elle s’était trouvée impuissante à le ressentir. Si ses coquetteries avaient rendu M. de Maulévrier infidèle, hélas ! qu’y avait-elle gagné ? Femme chez qui un esprit mûri prenait insensiblement la place d’un cœur qu’un sang brûlant n’avait jamais gonflé, espèce d’âme étrange, mais qui, dans les sociétés comme la nôtre, tend chaque jour à devenir plus commune, sa misère tenait à ses qualités mêmes. Mme d’Anglure, qui avait en tendresse ce qui lui manquait en intelligence, pouvait-elle se douter de cela ?

M. de Maulévrier avait cessé de lui écrire depuis qu’il allait chez Mme de Gesvres. C’en était assez pour qu’un doute affreux s’élevât dans l’âme de la comtesse, et pour qu’elle s’en vînt en poste à Paris, et jusque chez Mme de Gesvres, voir, par ses yeux, si elle était réellement trahie.

II
Patte de velours

Quand la comtesse d’Anglure entra, Mme de Gesvres se leva et fit quelques pas au-devant d’elle, la main ouverte et la bouche souriante, comme on va au-devant d’une amie trop longtemps absente. Bien loin de repousser cette main qui lui était offerte, Mme d’Anglure la serra comme aux jours de leur amitié la plus tendre. Ni l’une ni l’autre de ces deux femmes ne songeait à faire ce qu’on appelle du drame ; elles étaient de trop bonne compagnie et de leur époque pour copier en miniature cette grande scène de Schiller entre Marie Stuart et Élisabeth d’Angleterre, à propos du comte de Leicester. On est obligé de le reconnaître, pour les gens aux yeux de qui le plus grand péché d’élégance est de mettre ses impressions personnelles à la place des usages reçus, le drame et tout ce qui y ressemble ne saurait guères plus exister, ou, s’il existe, ne doit avoir plus d’autre théâtre que la conscience, derrière les paroles et les actes qui servent toujours à la violer. Quels que fussent donc les sentiments de Mme d’Anglure, elle était trop comtesse pour les montrer à sa rivale, et cela en présence de l’amant qu’elle venait presque réclamer. Son émotion ne lui fit pas transgresser ces lois du monde, contre lesquelles se révoltent des moralistes de roman, et dont la gloire est de ressembler à ce qu’il y a de plus beau dans la nature humaine, – à la pudeur et à la fierté.

Ainsi tout resta parfaitement convenable entre ces trois personnes dont les sentiments étaient sans doute si agités et si divers. Les deux femmes s’embrassèrent, et après avoir légèrement salué M. de Maulévrier, qui s’était incliné devant elle comme s’ils avaient été étrangers l’un à l’autre, Mme d’Anglure s’assit sur la causeuse de Mme de Gesvres. Joli spectacle que ces deux femmes enfermées dans la courbe gracieuse du meuble consacré aux mollesses et aux intimités de ces créatures languissantes ! On eût dit deux charmantes couleuvres s’enlaçant sur un tapis de fleurs et se caressant de leurs dards sans oser encore se blesser. Alors commença, entrecoupée de petits mots d’amitié et de familiarités ravissantes, une conversation fort insignifiante dans le fond, mais qui, comme dissimulation et souplesse, eût fait certainement beaucoup d’honneur à la barbe grise des plus vieux et des plus rusés diplomates de l’Europe. Mme d’Anglure dit qu’elle s’était si ennuyée à la campagne, auprès de sa belle-mère, qu’elle n’avait pu résister à l’envie de partir. C’était là toute son histoire, et elle la fit en quelques mots, avec une simplicité d’accent à laquelle on se serait volontiers mépris. La marquise lui renvoya la balle dans ce sens, et la conversation, ricochant d’une idée à une autre, dériva bientôt aux élégants commérages des femmes entre elles, quand elles veulent se tenir en dehors de leurs sentiments. Cette conversation, à côté de leur position réciproque, ne dut pas coûter beaucoup à Mme de Gesvres. Elle était calme, puisqu’elle n’aimait pas M. de Maulévrier et qu’elle venait de le lui dire dans le moment même, mais Mme d’Anglure ne l’était pas, et réellement la marquise, qui dédaignait un peu trop peut-être le caractère de son amie, et qui savait qu’avec son amour aveugle pour M. de Maulévrier elle était fort capable de provoquer un éclat, dut s’étonner que la comtesse se jouât si librement, et avec une facilité si animée, dans l’écume légère d’une causerie toute de gaieté et de riens, quand elle devait avoir le cœur dévoré de la plus sombre jalousie. Cette jalousie, que Mme d’Anglure nourrissait depuis plusieurs mois, avait marqué sa trace partout sur les lignes de ce suave visage, délicat comme le velouté des fleurs. Elle était extrêmement changée. L’idéale beauté du teint s’était évanouie. Malgré les ruches qui garnissaient le chapeau lilas qu’elle portait et qui encadraient l’ovale de cette figure, atteint déjà, on voyait que la joue avait perdu sa rondeur voluptueuse, et qu’elle commençait à être envahie par le vermillon âcre et profond que donne la fièvre des passions contenues. Ce rapide et cruel changement frappa d’autant plus la marquise, que la force des sentiments qu’il attestait n’emporta pas une seule fois Mme d’Anglure. Elle demeura aussi désintéressée en apparence dans les mille hasards de la causerie, que si elle n’avait pas étudié la femme avec qui elle jouait de paroles légères et de façons caressantes. Tout en cherchant à deviner ce qu’elle croyait le secret de la marquise, elle ne livra point une seule fois le sien. L’instinct de la conservation, naturel à tous les êtres, l’éleva pendant tout le temps de sa visite au niveau d’une femme d’esprit.

M. de Maulévrier contemplait avec un sentiment douloureux cet étrange spectacle. Il était frappé, comme Mme de Gesvres, du ravage de ces quelques mois sur la beauté qu’il avait aimée ; et comme, si fat qu’il fût, il avait de l’âme autant qu’en ont les hommes parfaitement civilisés, il était épouvanté et attristé en même temps. La mesure que gardait la comtesse l’étonnait bien un peu aussi, mais comme il était mieux exercé à lire que la marquise dans les moindres mouvements de Mme d’Anglure, où la marquise ne voyait que du calme, il voyait, lui, à de certains frémissements des lèvres, à de certains éclairs dans le regard, que l’orage grondait et brûlait sous ces menteuses surfaces.

Quoique son aplomb d’homme du monde lui fût venu en aide, et qu’il eût rougi de se montrer moins dégagé que les deux femmes qu’il avait devant lui dans les allures d’une conversation qui n’exprimait aucun des sentiments réels de qui la faisait, il n’avait pas cependant cette dissimulation aisée, ce charme de mensonge silencieux, ce tact inné avec lequel Mme de Gesvres et Mme d’Anglure évitaient tout ce qui eût pu amener une explosion. En comparaison de ces deux lutteuses, il se trouvait gauche, parce qu’il se sentait contraint, et il était contraint parce qu’il était homme, et parce qu’où les femmes passent en se glissant comme des reptiles les hommes ne se frayent un passage qu’en brisant tout comme des éléphants.

Cette visite de Mme d’Anglure, qui ressemblait à une reconnaissance de la position de l’ennemi, dura presque une heure, une mortelle heure à la pendule de Mme de Gesvres, mais un siècle sans doute au cœur de la malheureuse comtesse, qui devait compter les minutes autrement que le bronze inerte et glacé. Dans cette heure de tortures dévorées, la marquise ne donna pas à son ennemie (car la comtesse l’était devenue) le plus petit des avantages. Elle fut de la sérénité la plus désespérante. Elle ne dit pas un mot qui pût faire croire que M. de Maulévrier fût plus pour elle qu’un homme bien né à qui tous les salons étaient naturellement ouverts. Elle n’évita point une seule fois de le regarder et de lui répondre. Elle aurait eu une passion dans le cœur qu’elle n’en aurait jamais eu l’embarras ; mais la passion était absente, et la sagacité de la jalousie, la seule sagacité qu’eût la pauvre petite d’Anglure, fut considérablement désorientée par un naturel si plein de vérité et si bien soutenu. Intérieurement, Mme d’Anglure éprouvait une véritable colère de ce qu’elle croyait une comédie parfaitement jouée. Comédienne elle-même, elle s’irritait d’avoir affaire à une comédienne aussi habile qu’elle ; elle se voyait battue à plate couture, et elle s’en prenait à son peu d’esprit et à celui que dans le monde on donnait à Mme de Gesvres. Son dépit était aussi furieux qu’amer. C’étaient des sensations trop vives pour résister longtemps à leur violence. Aussi, fort heureusement pour elle, l’instinct qui l’avait préservée de toute ouverture imprudente, l’instinct de la femme du monde, lui inspira-t-il de s’en aller.
Mais cet instinct eut beau réclamer dans son âme, elle ne put supporter l’idée qu’en s’en allant elle laisserait M. de Maulévrier avec Mme de Gesvres, et si ce fut une faute que de vouloir arracher son amant à celle qu’elle supposait sa rivale, oui ! si ce fut une faute après les dissimulations sublimes qu’elle avait réalisées, elle la commit.

— Adieu, ma chère, – dit-elle à Mme de Gesvres ; je suis bien heureuse de vous avoir revue. Adieu, je vous quitte, il est tard. Maintenant que me voilà revenue de cette vilaine campagne où je me suis tant ennuyée, nous pourrons nous voir tous les jours.

Et elle se souleva de la causeuse, mais elle y retomba assise avec une négligence adorable, pour renouer un des rubans de son manchon.

— Monsieur de Maulévrier, – dit-elle alors, en nouant gravement le ruban détaché, et avec ce ton que seules les femmes du monde connaissent et qui sauverait l’inconvenance des propositions les plus hasardées, – voulez-vous me donner le bras jusqu’à ma voiture ? et si vous n’avez pas la vôtre, je vous jetterai chez vous en passant ; vous êtes sur mon chemin.

Maulévrier se vit pris sans pouvoir dire non. Il se prépara donc à sortir avec la comtesse. Celle-ci, soulagée des contraintes de la soirée par ce qu’elle venait de décider, tendit encore une fois sa petite main gantée à la marquise, qui, peut-être, sentit alors la griffe d’abord si bien cachée, et elle sortit avec un air d’aiglonne qui remporte sa proie à son nid.

— Comme elle l’aime et comme elle est changée ! – fit la marquise de Gesvres restée seule ; et, disant cela, comme elle était debout, son œil se porta sur la glace où elle se vit, elle, toujours belle, ne changeant pas, astre magnifique, éternel, immuable.

On change, – ajouta-t-elle avec une tristesse amère qui vengeait bien ceux qui l’avaient vainement aimée ; – on change parce qu’on aime et qu’on souffre, mais du moins on ne s’ennuie pas !

Et elle se mit, tout en bâillant, à sonner Laurette pour venir la déshabiller.

III
Les fausses confidences

Le lendemain les trouva de bonne heure à la place où se passait ce drame sans action extérieure, sans grands bras, sans portes fermées et ouvertes, – cette chose simple, réelle : la vie. Après une nuit de convulsions et de larmes de la part de Mme d’Anglure, M. de Maulévrier s’en était revenu à ce fatal boudoir de satin jonquille où un charme cruel le ramenait toujours. À force de mensonges, de fausses caresses et de fleur d’oranger, il avait calmé sa nerveuse maîtresse, et puis il avait pris sa course vers l’hôtel de Gesvres, ne respirant que la marquise, et croyant retrouver sur son front pâli une de ces nobles et tristes impressions de la veille, qui lui avaient paru si touchantes.

Mais, baste ! la lune n’était pas si changeante que cette muable femme, et il y eût eu cent années au lieu d’une nuit entre la marquise de la veille et celle du lendemain, que sa physionomie n’aurait pas été plus au rebours de l’espérance de Maulévrier. Le bandeau d’ennuis qui lui ceignait si souvent le front était caché sous des boucles mignardes et crêpées qui allaient si mal au caractère ferme de sa beauté. La femme et toutes ses ondoyances, ses morbidezzes, ses gaietés moqueuses, se remontraient dans cette grande statue, désespérée parfois et silencieuse comme la Niobé antique, et qui, ennuyée de son piédestal comme de toutes choses, en descendait pour jouer et s’agiter auprès comme un enfant. Ce n’était plus qu’une Parisienne piquante, vive et un peu affectée, un vrai type de femme d’esprit, mais d’esprit de femme, tout en pointes d’aiguilles, de malices et de curiosités. Elle attendait Maulévrier avec plus d’impatience qu’à l’ordinaire, et quand elle le vit :

— Eh bien ? – fit-elle.

— Eh bien ! – répondit M. de Maulévrier, – Caroline sait tout, ou plutôt elle sait plus que tout, car elle croit que nous nous aimons, tandis qu’il n’y a que moi qui vous aime.

— Ah ! contez-moi donc ça, – dit-elle, en se tordant sur sa chaise longue, dans son peignoir de mousseline rose, et en respirant à pleines narines un délicieux flacon ciselé qu’elle tenait ; – contez, mon ami, – répéta-t-elle avec une incroyable sensualité.

Au mouvement presque libertin de cette chute de reins admirable, on eût dit Léda attendant son cygne et se préparant à la volupté.

Elle lui jeta deux regards à le rendre fou, si lui ne l’avait pas connue, s’il n’avait pas déjà fait l’expérience que ce qui ressemblait à de la passion dans cette femme n’était qu’un élan de l’esprit, et rien de plus.

— Mon Dieu ! reprit M. de Maulévrier avec une expression capable d’éveiller plus d’un dépit secret dans le cœur énigmatique de la marquise, – mon Dieu ! c’est là une assez triste histoire, et d’autant plus triste qu’elle n’est pas finie, et que je ne prévois guères comme elle finira. L’absence et le soupçon qui en a été la suite ont exaspéré tous les sentiments de Mme d’Anglure. Ces sentiments sont beaucoup plus profonds que je ne pensais. Quelque dévouée qu’elle se soit montrée jusqu’ici, et de quelques douceurs qu’elle ait entouré ma vie, je ne croyais pas, en m’éloignant d’elle, briser tout à fait la sienne. Non ! franchement, je ne le croyais pas. Vous savez bien, ma chère Bérangère, que je n’ai pas vos idées sur l’amour. Vous avez une façon de le concevoir qui vous dispense probablement de l’éprouver ; mais moi qui ne suis pas arrivé à vingt-sept ans sans l’avoir connu plus d’une fois, et à qui celui que vous inspirez ne fait pas d’illusion dernière, je ne pensais pas qu’une femme du monde, aussi facilement distraite de ses propres impressions que peut l’être Mme d’Anglure, dût ressentir une de ces passions contre lesquelles tout est impuissant, jusqu’à la fierté. Hier, quand je vous quittai, mon amie, et que je montai dans la voiture de la comtesse, j’espérais qu’une bonne scène allait rompre pour jamais des liens qui me pèsent depuis que je vous aime. J’espérais que l’idée d’être quittée pour vous lui donnerait le courage d’une explication suprême, et qu’aujourd’hui tout serait fini. Mais il n’en a point été ainsi. J’ai vu une de ces douleurs que je ne connaissais pas encore. La nuit s’est passée pour cette femme dans de telles angoisses, que je n’ai pas osé lui avouer que je ne l’aimais plus et confirmer par là toutes ses jalousies. Je me suis pris de pitié pour cet être faible et misérable dont la destinée reposait sur moi ; et quoique mon cœur démentît tout bas en pensant à vous ce que je lui adressais tout haut, je suis enfin parvenu à assoupir la violence de ces malheureux sentiments que je ne partage plus, et sur la force desquels je voudrais vainement m’abuser.

— Pauvre femme ! – fit la marquise, arrivée au bout de ses deux jouissances, – de parfum respiré et de curiosité satisfaite, – et en refermant son flacon avec le bouchon d’or qui le surmontait.

— Oui ! pauvre femme ! – répéta M. de Maulévrier avec un accent de compassion plus sincère. – Elle m’a fait sentir le premier remords que j’aie jamais éprouvé d’une chose aussi simple et aussi involontaire que de cesser d’aimer. En regardant cette tête si jeune et si changée, vous ne sauriez croire à quel point je me reprochais le mal auquel j’avais condamné tant de beauté et de jeunesse.

— Et c’est un fort bon sentiment, – ajouta Mme de Gesvres, – car le mal est grand en effet. Elle, qui était si charmante, n’est plus même jolie. Entre autres jalouses de Caroline, vous aurez rendu Mme de Guénéheuc bien heureuse. Parce qu’elle est d’un blond assez fade, elle s’est toujours crue la rivale en blancheur de Mme d’Anglure. Maintenant la grande fraîcheur de cette pauvre comtesse ne lui rougira plus la sienne de dépit.

Malgré le peu de vivacité et d’amertume que Mme de Gesvres mit à faire cette réflexion toute féminine, M. de Maulévrier y vit-il autre chose que l’impitoyable cruauté du sexe, cette cruauté que l’on retrouve dans la meilleure et la plus désintéressée des femmes quand il s’agit d’une autre femme qu’on a l’air de pleurer devant elle, ce qui est, de fait, fort impertinent ?

Toujours est-il que, dans l’impossibilité où l’on est si souvent de rester vrai avec une femme, il se prit à poser comme s’il avait été femme lui-même ; il mit sa main gantée sur l’angle de la cheminée près de laquelle il était assis, puis il appuya son front sur sa main avec un petit air de saule pleureur qui ne manquait pas d’une certaine grâce de mélancolie.

— Vous souffrez, Raimbaud ? – fit la marquise avec des yeux où l’attention commençait de renaître. – Eh bien ! – et elle veloutait d’une voix attendrie le sarcasme, si c’en était un, – vous n’en êtes que plus intéressant à mes yeux. Vous ne ressemblez pas à ceux qui oublient. La mémoire d’une intimité de deux ans n’est pas abolie en vous par un autre amour…

— Ah ! si cet autre amour avait été heureux, – interrompit Maulévrier avec l’ardeur d’un regret inconsolable, – peut-être aujourd’hui, Bérangère, le sentiment dont vous me faites un mérite n’existerait pas. Eh ! mon Dieu, c’est de l’égoïsme encore ; si l’amour que je perds m’est une si grande perte, c’est surtout parce que vous n’avez pas pu le remplacer !

— Et qui sait, mon ami ? – répondit-elle avec calme ; – vous n’êtes peut-être pas si détaché de Mme d’Anglure que vous le pensez. On se fait de si profondes illusions sur soi-même ! C’est une chose si bizarre que le cœur ! Vous m’avez aimée pendant l’absence d’une femme qui vous avait rendu parfaitement heureux pendant deux années, et qui, comme maîtresse, vaut, je le sais, cent fois mieux que moi. Aujourd’hui, voilà que cette femme revient parce qu’elle est jalouse et malheureuse ; elle revient vous offrir le spectacle d’une jeunesse flétrie par vous, d’une beauté ravagée, d’une vie perdue, d’une santé détruite peut-être, et cela au moment où celle que vous lui avez préférée vous laisse voir l’impossibilité où elle est d’éprouver l’amour comme vous l’auriez désiré. Allez ! cette femme est encore bien puissante. Il n’est pas dit que vous ne vous repreniez pas aux liens dont vous vous plaigniez à l’instant même ; il n’est pas dit que l’impression que je vous ai causée résiste à l’éloquence d’un pareil retour.

— Et, en vérité, je le voudrais presque, – dit Maulévrier avec le petit machiavélisme dont il essayait le succès, et en cherchant à voir clair dans les sensations de la marquise.

— Et moi, – fit-elle en souriant avec une placidité déconcertante, – je vous jure que je le voudrais tout à fait.

Était-ce là une ironie profonde, qui devait peu coûter à cette femme d’un si grand empire sur elle-même ? Malgré les assurances de sincérité qu’elle lui avait données, il était bien permis à M. de Maulévrier d’être légèrement sceptique. Elle était, en somme, la plus distinguée de ces créatures de ténèbres qui n’avaient pas besoin que l’on inventât les éventails pour cacher le laisser-aller de leurs yeux. Elle pouvait donc donner à du dépit la forme d’un désintéressement parfait. D’un autre côté, ce dépit, que M. de Maulévrier avait essayé de faire naître en affectant une tristesse et un désir qu’il ne sentait pas, pouvait venir autant de la vanité que de l’amour.

Mais la vanité est si près de l’amour dans les femmes du monde, tout cela est si divinement pétri et fondu, qu’intéresser l’un ou l’autre amène souvent aux mêmes résultats. Or c’était précisément le résultat dont M. de Maulévrier était avide. Il était arrivé à ce degré de l’amour, dans les êtres qui n’ont pas le triste et très peu fier honneur d’être poétiques, où la possession la moins délicate paraît la meilleure, et où ce qu’il y a de plus adorable dans l’amour même serait sacrifié brutalement à cette diabolique possession.

Ce jour-là, M. de Maulévrier sortit de chez Mme de Gesvres moins lassé et moins désolé qu’à l’ordinaire. Il n’aurait pas pu se vanter, il est vrai, d’avoir entendu murmurer le plus faible dépit dans tout ce que lui avait dit la marquise ; mais la possibilité de ce dépit s’était offerte à lui comme une espérance, et il s’affermit dans la résolution d’attaquer par la vanité, endroit toujours mal défendu chez les femmes, cette forteresse imprenable à l’amour ; il s’en alla répétant les belles paroles de l’Ecclésiaste.

— Elle ne m’aimera pas davantage, – pensait-il, – mais elle succombera ; elle succombera en femme du monde, froidement, élégamment, et dans sa cuirasse, sans qu’une telle façon de si peu se donner nuise à aucune de ses prétentions de cœur éteint. Ce que n’auront pu faire les sentiments tendres, les sentiments égoïstes et jaloux l’auront fait.

Ainsi, comme il arrive toujours, il était démoralisé par la résistance, et l’amour n’était plus à ses yeux que ce contact de deux épidermes auquel le réduisait, sans cérémonie, cet insolent de Chamfort.

IV
Le fond de l’abîme

Une fois bien ancré dans sa résolution, M. de Maulévrier comprit la nécessité de modifier sa vie extérieure. Il ne passa plus ses journées chez Mme de Gesvres, et, quand il y alla, il choisit toujours le moment où elle n’était pas seule, le soir, par exemple, cette heure à laquelle elle recevait ceux qui préféraient à l’éclat des fêtes dont elle s’était retirée la libre causerie d’une femme d’esprit. Alors, il la trouvait flanquée de ses cavaliers servants, qui servaient sans gages et qu’elle savait fixer en ne cherchant pas à les retenir, de ses adorateurs fidèles qui, depuis des siècles, s’en venaient chaque soir contempler cette femme mobile comme Nina contemplait la mer inconstante, et qui s’en retournaient, disant peut-être inutilement, comme Nina : « Ce sera pour demain. » Au milieu de ce petit monde dont elle était le centre et la vie, elle était animée jusqu’au rire d’une amabilité un peu taquine, et disant sciemment du haut de son bon sens de ces absurdités charmantes qui vont si bien aux lèvres roses, grâces des femmes et des enfants. Quoique, plus malheureuse que Louis XIV, qui avait le bonheur d’aimer et de pleurer, elle fût reine et s’ennuyât, jamais l’ennui, que M. de Maulévrier savait être le fond de son âme, ne se trahissait dans ses paroles ou dans ses regards quand elle était entourée. L’être extérieur reprenait le dessus, et, plus forte que tout le reste, elle n’était plus, dans ces instants, qu’une irréprochable maîtresse de maison.

À aucune époque, elle ne s’était montrée autre chose aux yeux des autres pour M. de Maulévrier. Comme elle n’avait pas l’abandon de ses sentiments, ni mot plus mystérieux ni familiarité plus tendre n’avaient indiqué une de ces préférences sur la nature desquelles il est si facile de se tromper. Cependant les hommes qui la voyaient, et qu’elle n’écoutait pas, proclamaient, en l’enviant, le bonheur de M. de Maulévrier. Mais ce n’étaient point ses manières avec lui qui leur avaient donné cette idée ; c’étaient (après la peur que ce ne fût vrai) l’indépendance hardie qu’elle avait mise à recevoir, malgré les bruits de quelques salons, un homme qui avait la réputation d’être un grand fat et de ne perdre son temps chez personne.

Lorsque cet homme s’éloigna d’elle, les femmes qui faisaient galerie à cette liaison, et qui, lorgnette en main, semblaient en étudier toutes les phases, les femmes s’imaginèrent que le dénoûment qui avait tant tardé était arrivé, et que Mme d’Anglure était fort à propos revenue clore un si fâcheux interrègne. Les hommes les plus attachés à la marquise le crurent aussi de leur côté, et comme ils la visitaient tous les soirs, ils purent admirer le magnifique empire et la désinvolture inouïe avec lesquels Mme de Gesvres pouvait voiler une rupture assez manifeste d’ailleurs. Pour tous ces hommes ferrés en diable sur les convenances du monde, et qui n’avaient jamais compris, comme le cardinal de Retz, que les devoirs extérieurs, la marquise révélait une supériorité très remarquable en restant imperturbablement la même à l’égard de M. de Maulévrier. Le fait est qu’elle ne lui adressa pas la moindre petite observation qu’on eût pu prendre pour un reproche, sur ses visites plus rares et plus courtes. Quand il ne venait pas, il semblait qu’il n’eût jamais existé pour elle. Quand il venait, elle le recevait avec cette main ouverte, cette hospitalité de sourire et cette étincelle perlée dans le regard, qui disaient à tous : « Vous voilà, tant mieux ! » mais qui ne jaillissait du fait exclusif de la présence de personne.

M. de Maulévrier, qui connaissait la puissance que cette femme glacée exerçait sur elle sans grand combat, ne s’étonnait point de cette conduite. Il savait bien que, dans toutes les hypothèses, elle ne lui donnerait jamais le spectacle de son dépit, et que, pour en saisir la trace et en tirer le parti qu’il espérait, il aurait besoin de toute sa finesse d’observation, de toute la pénétration de son coup d’œil.

Il savait qu’il jouait un jeu hasardeux, difficile, qu’avec des femmes d’une civilisation raffinée l’amour ne ressemble plus guères aux bucoliques des premiers temps.

Du reste, M. de Maulévrier, en allant plus rarement chez Mme de Gesvres, devait rassurer la tendresse alarmée de Mme d’Anglure ; c’était comme une preuve ajoutée à toutes les assurances qu’il lui donnait de son amour, et qu’elle n’acceptait qu’en doutant encore. À dire vrai, sa jalousie eût-elle été cent fois plus inquiète, et cent fois plus grand l’espèce d’effroi que lui causait cette grande marquise, d’une beauté si bien reconnue et d’une coquetterie dont le monde racontait des choses effroyables, elle ne pouvait pourtant ne pas sentir un mouvement de joie et d’orgueil en voyant Maulévrier la préférer, elle que le chagrin avait tant changée, à cette marquise du démon.
Ses amies n’avaient pas manqué de lui apprendre la façon dont M. de Maulévrier avait passé son temps pendant son absence. Mais comme, depuis qu’elle était revenue, ce temps lui était consacré presque aussi exclusivement qu’autrefois, elle pouvait croire, à ce qu’il semblait, que l’ennui d’être éloigné d’elle avait fort innocemment poussé son amant chez Mme de Gesvres.

Une autre, plus spirituelle et plus vaniteuse, eût admis peut-être cette chimérique innocence ; mais ce n’était pas l’esprit qui faisait en elle obstacle à cette illusion assez douce, c’était la défiance, naturelle à un sentiment aussi profond que le sien.

Elle souffrait donc toujours de cette inquiétude éternelle qui, une fois excitée dans les cœurs bien épris, n’y périt plus. Elle souffrait, malgré toutes les négations que Maulévrier avait opposées à l’expression, d’abord éplorée, de sa jalousie. Rien n’y faisait ; ni cette intimité qu’elle avait retrouvée à peu près telle qu’elle avait existé autrefois, ni l’indifférence que M. de Maulévrier montrait, après tout, pour la marquise. Folle, qui avait raison au fond, elle souffrait contre les apparences ; et jusque dans les soins et les familiarités de l’amour même, elle tremblait toujours de l’avoir perdu.

Quant à M. de Maulévrier, il faut lui rendre cette justice qu’il montrait plus de persistance et de courage pour arriver au but qu’il voulait toucher, que jamais chevalier novice n’en mit à gagner ses éperons. Il fut héroïque, en vérité. Il s’enferma pendant des journées avec une femme qu’il n’aimait plus. Il eut à l’empêcher de pleurer quand l’envie lui en prenait, et cette envie venait souvent. Il avait à assoupir de fort légitimes défiances dans le narcotisme des phrases sentimentales.

Lui, dont elle avait fait un sultan, et pour qui toute la vie avec elle s’était passée à se coucher sur des coussins de canapé et à se laisser adorer en silence, il avait secoué une nonchalance si superbe et cachait l’immense ennui qu’elle lui causait sous un luxe d’amabilité qu’elle ne lui avait jamais connue, même au temps de leurs plus beaux jours.

Pauvre créature sans esprit, mais dont l’amour était du génie, elle jouissait de cette amabilité sans s’y laisser prendre.

Quand il lui avait bien répété sur tous les tons qu’il n’aimait qu’elle, elle lui disait avec un regard ineffable :

— Tu m’empoisonnes peut-être, mais tu m’enivres, et une telle ivresse est si douce qu’elle fait pardonner le poison.

Mais des mots si poignants n’étaient que du jargon moderne pour M. de Maulévrier, car rien ne donne un mépris plus philosophique pour l’amour et son genre d’éloquence que celui qu’on ne partage plus et dont on est persécuté. Il restait dans le cœur parfaitement insensible à tout cela.

La seule chose peut-être dont il fût touché était le déplorable état de santé de Mme d’Anglure, état de santé qui allait se détériorant de plus en plus.

Maulévrier ne croyait pas que l’on pût mourir d’un sentiment ailleurs que dans les ballades allemandes, mais il pensait que, même à Paris, un sentiment très exigeant et très malheureux pouvait influer sur la santé d’une femme naturellement délicate comme était Mme d’Anglure. Le spectacle qu’il avait sous les yeux, d’ailleurs, ne lui permettait pas d’en douter. Tous les accès de larmes de Mme d’Anglure finissaient par des évanouissements très réels. Quand elle avait parlé avec cet âpre mouvement des personnes dominées par la turbulence de leur propre cœur, une toux déjà ancienne, mais aggravée, lui causait des crachements de sang qu’elle regardait, en pensant que ce sang était versé par sa poitrine, avec le sourire fauve des êtres qui se voient mourir. Ces détails physiques touchaient bien plus Maulévrier que le sentiment qu’elle lui donnait, et dont la prodigieuse énergie avait résisté à l’énervation des salons.

La pitié de l’amant était détruite, mais la pitié qui nous prend tous en voyant périr ce qui est jeune et se flétrir ce qui est beau, la pitié de l’homme restait encore. Pauvre reste, il est vrai, et qui se perdait bientôt dans l’idée fixe qui avait remplacé pour M. de Maulévrier tous les souvenirs de la vie, toutes les préoccupations du cœur.

Eh ! comment se fût-il appesanti sur l’idée cruelle de Mme d’Anglure mourant par lui et pour lui, quand il ne pensait qu’à surmonter les résistances de la marquise, quand cette infortunée Mme d’Anglure était un des moyens à l’aide desquels il étayait ses succès futurs ?

Cette pensée d’un succès que Mme de Gesvres lui faisait acheter un tel prix le soutenait dans sa double épreuve de dissimulation et de mensonge vis-à-vis les deux femmes qu’il avait entrepris de tromper.

Il était enchanté de la sensation que sa conduite avait produite dans le monde, et de ce que les femmes, qui battent l’eau si bien en fait de commérages et qui la font jaillir si loin, recommençassent à tympaniser Mme d’Anglure sur le peu de fierté de ses relations avec un homme dont elle n’ignorait pas les torts. Tout cela servait ses projets à merveille ; car enfin il était bien sûr que, malgré la distance que Mme de Gesvres avait mise entre son salon et les pandemoniums à la mode, le bruit de cette reprise d’intimité avec une femme qu’on avait jugée plantée là ne manquerait pas d’aller jusqu’à ce boudoir de satin jonquille d’où l’amour était exilé, mais où la vanité parisienne, roulée, comme un chat dans sa fourrure, sous les plus habiles artifices, pouvait bien se trouver encore discrètement tapie dans quelque coin.

Et en effet, si cachée qu’elle y fût, il crut enfin l’avoir découverte et blessée, quand, après plus d’un mois pendant lequel il n’avait fait que de courtes et officielles visites à Mme de Gesvres, il reçut d’elle un gracieux billet où ses prétentions au plus pur désintéressement étaient maintenues, mais où, malgré les hiéroglyphes égyptiens de sa manière, circulait je ne sais quel souffle de moquerie que M. de Maulévrier, à qui les désirs avaient appris les subtilités de l’analyse, se mit à respirer à longs traits :

Ai-je prophétisé juste, – disait le billet, – mon cher Raimbaud ? Je vous ai prédit que vous reviendriez à Mme d’Anglure, et il n’est bruit que de cette grande liaison qu’on disait finie et qui recommence, en dépit des méchants propos de ceux qui ne croient à l’éternité de rien dans ce triste monde. J’ai cru, avant tout, que, si amoureux que vous fussiez de moi, vous aviez mille raisons de l’être plus encore de Mme d’Anglure, et j’ai désiré la première que vous le redevinssiez, puisque mon malheureux caractère était incapable de vous donner le bonheur auquel on a droit quand on sait aimer. Tout ce que j’ai pensé et désiré s’est donc accompli, mon cher Raimbaud, et pour vous comme pour moi, il vaut mieux qu’il en soit ainsi qu’autrement.

Mais, dites-moi, le bonheur que vous donne Mme d’Anglure est donc bien grand et bien nouveau, pour que vous n’alliez plus chez personne et pour que vous ayez presque cessé de venir chez moi, qui suis, comme vous le savez, votre amie, et à qui vous avez juré que, quoi qu’il arrive, nous ne nous brouillerons jamais ? On raconte que vous vous consacrez à Mme d’Anglure avec un abandon de dévouement plus grand encore que dans les premiers moments de cette intimité qui édifie les cœurs fidèles. Moi, je réponds à cela que Mme d’Anglure est souffrante, ce qui rehausse le mérite de votre dévouement. Cependant, si cette souffrance n’est pas de nature à empêcher Mme d’Anglure de sortir, et que ce ne soit pas une jalousie (bien aveugle sans doute) qui l’éloigne de sa confidente d’autrefois, je voudrais bien l’avoir à dîner avec vous lundi prochain. Je viens de lui écrire un mot à ce sujet. Tâchez de me l’amener, mon cher Raimbaud, car je n’entends point séparer, fût-ce pour un moment, ceux que Dieu a si bien unis.

BÉRANGÈRE.

Faut-il ajouter que la lecture de ce persiflage fit à M. de Maulévrier un effet pareil à ces soufflets donnés par Suzanne, qui comblaient de bonheur Figaro ?… Il se crut à la veille du triomphe ! Il se jura bien que ce dîner auquel l’invitait la marquise serait comme le dernier coup de canon qui terminerait un si long siège. Il alla trouver Mme d’Anglure, déterminé à la traîner de force à ce dîner qui lui offrait une si belle occasion de jeter la marquise, déjà trahie par sa lettre, pensait-il, tout à fait hors d’elle-même. Hélas ! il n’eut point à en venir à cette extrémité avec la comtesse. Il n’eut pas même à faire la moindre diplomatie pour l’amener à accepter l’invitation de Mme de Gesvres. Avait-elle une autre volonté que la sienne ? N’obéissait-elle pas à tous ses caprices ? Et, d’ailleurs, elle en qui M. de Maulévrier ne parvenait jamais a maîtriser toutes les inquiétudes, n’avait-elle pas cet affreux besoin des cœurs passionnés de se placer en face de la réalité qui tue, et de rencontrer la désolante certitude qu’elle craignait et qu’elle avait déjà cherchée sans la trouver ?

Ils allèrent donc au dîner de Mme de Gesvres. C’était, comme tout ce qui venait de cette femme, d’un goût tout à la fois noble et simple : une piquante réunion des hommes spirituels qui étaient le plus assidus chez elle et des femmes qui laissaient parfois le monde pour y venir. La marquise de Gesvres avait une réputation si bien établie de maîtresse de maison incomparable, que les femmes les plus intelligentes et les plus vouées au culte de la grâce aimaient à étudier la royale manière avec laquelle elle faisait les honneurs d’un salon dont elle avait diminué l’étendue, et qui ne s’ouvrait plus que pour quelques privilégiés. Ce jour-là, quels que fussent ses sentiments intérieurs, – et la pâleur profonde de son teint et une fatigue autour des yeux, qui ne lui était pas ordinaire, semblaient confirmer les idées de M. de Maulévrier, elle se maintint au niveau d’une réputation qui ne pouvait plus grandir. Elle fut gaie, vive, agaçante autant que dans ses jours les plus splendides, et ce ne fut que plus tard et vers la fin de la soirée que, comme une guerrière lasse qui désagrafe sa chlamyde, elle apparut, sinon à tous, du moins à M. de Maulévrier, dans la vérité de son âme, masquée si souvent avec son esprit.

En acceptant l’invitation de la marquise, Mme d’Anglure avait voulu soutenir une lutte contre la terrible rivale qu’elle se supposait. Un reste d’orgueil insensé, comme en ont parfois les femmes qui furent belles et que le désespoir de n’être plus aimées pousse à tout, lui souffla qu’elle était défiée, qu’il fallait combattre de ressources, de beauté, d’artifices, dût-elle pour sa part en mourir. Elle se rejeta avec fureur à toutes les inventions d’une toilette qui devait relever sa beauté dépérie ; elle improvisa en fait de parure un véritable chant du cygne ; mais, aveuglée par l’exaspération de ses sentiments, elle ne vit pas que ses efforts se retournaient contre elle, et que la femme passée faisait tache au sein des légers tissus qui se plissaient et ondulaient autour d’un corps à moitié brisé et dont ils cherchaient en vain les contours. Elle mit une robe d’une coupe divine, une de ces robes blanches qui avaient été inventées pour elle dans le temps où elle ne craignait pas la comparaison des mousselines les plus diaphanes avec la finesse et la transparence de sa peau. Crânerie vraiment digne de pitié ! elle, qui n’était plus que touchante, osait ce qui ne sied qu’aux plus belles, tant l’amour auquel elle s’attachait avec la rage des âmes sacrifiées l’empêchait de se voir et de se juger !

Mais, telle qu’elle fût, M. de Maulévrier afficha pour elle, sous les yeux même de la marquise, un sentiment si dominateur, il lui rendit un tel hommage, il l’entoura de soins si tendrement inquiets et si marqués, que bientôt elle perdit ses défiances, et qu’elle sentit un incroyable bonheur lui venir.

Pour la première fois l’homme du monde oublia que le monde le regardait, et agit avec l’oubli des passions vraies. M. de Maulévrier attira sur lui l’attention.

La comtesse, qui, comme tous les êtres sans puissance de calcul, se livrait aux sensations d’une nature aisément entraînée, perdit peu à peu son air de victime. L’orgueil et l’amour satisfaits lui relevèrent le front, ouvrirent ses lèvres à tous les sourires, et firent flamber ses yeux éteints. Elle devint aimable, de cette amabilité toute en bienveillance qu’ont les femmes qui manquent d’idées et qui sont riches en sentiments. Plus la soirée s’avança, plus cette femme, qui jouissait avec tant de profondeur des préférences publiques de son amant, rayonna du bonheur qui la foudroyait. À force d’expression, elle reconquit presque sa beauté. Mais, par un contraste qui dut frapper à la fin les yeux les moins observateurs, à mesure que les félicités de cœur de Mme d’Anglure ravivaient ses manières et transfiguraient ses traits mornes, la marquise perdait de son animation habituelle, du feu roulant de sa repartie, et jusque de l’éclat fulgurant de sa beauté. On eût dit un singulier déplacement de la vie dans ces deux femmes, et que la chaleur et la flamme passaient de la torche éblouissante au pâle flambeau menacé de mourir.

Avec quel intérêt haletant M. de Maulévrier suivait ce changement dont il était cause, ces distractions d’un esprit toujours si présent ! Pendant qu’il semblait n’être occupé que de Mme d’Anglure, au milieu des groupes du salon et de ces causeries éparpillées qu’elle avait mises en train et pendant quelque temps soutenues, la marquise s’était retirée à l’écart sur un canapé où nulle femme ne se trouvait alors. Elle était là, pâle et sombre sous les larges bandes de velours d’un pourpre foncé qu’elle avait nouées dans ses cheveux, le sourire vague, les poses appesanties, l’air passionné et, par rareté, presque idéal !

Certes ! ceux qui la virent dans cette attitude et avec cette physionomie durent y lire une influence de l’amour montré à Mme d’Anglure par M. de Maulévrier. Il est évident que l’accablement la prenait, cette forte femme ; qu’elle était à bout, qu’elle n’en pouvait plus ! Le regard de Mme d’Anglure, qui la fixait de l’autre extrémité du salon, ne s’y trompa pas. Ce regard doux et humide se sécha et devint tout à coup implacablement moqueur. M, de Maulévrier, qui le surprit, se retourna avec une joie vers celle à qui il était adressé, comprenant, sans doute, que l’instinct de la femme jalouse et triomphante en savait encore plus que lui, et lui garantissait la défaite qu’il attendait depuis si longtemps.

Sûr des tortures morales de la marquise, lues par lui dans ce regard de panthère parti comme l’éclair de ces suaves prunelles de velours gris, il se leva transporté, interrompant sa phrase commencée à Mme d’Anglure, pensant qu’enfin la marquise avait trouvé le fond de l’abîme et qu’elle ne descendrait pas plus bas pour lui échapper.

Il vint donc s’asseoir près d’elle, en chancelant, avec le vertige de la victoire, et d’une voix mal contenue lui dit à l’oreille, avec l’assurance d’un homme qui a tout deviné :

— Qu’avez-vous donc pour être si triste, Bérangère ?

— Ah ! – fit-elle en le regardant avec deux yeux désespérés, – on dit que la jalousie peut mener à l’amour, et je n’avais plus que cette ressource. Je vous ai repoussé dans les bras de Mme d’Anglure pour voir si je n’en souffrirais pas, et si l’amour ne sortirait pas pour moi de cette douleur. Eh bien ! je vous vois, depuis deux heures, montrer un amour fou à Mme d’Anglure, et je n’en ai pas été émue une seule fois. C’est le fond de l’abîme, comme vous voyez, – ajouta-t-elle avec un horrible égarement de sourire,

Ils s’étaient rencontrés dans cette pensée, mais, hélas ! ce n’était pas le fond de l’abîme comme l’avait entendu M. de Maulévrier.

V
Explication

Monsieur de Maulévrier était resté anéanti sous l’accablante parole de Mme de Gesvres.

— Est-ce que vous êtes souffrante, ce soir, ma chère ? – était venue dire à l’oreille de la marquise la vicomtesse de Nelzy, qui l’avait aperçue parler à M. de Maulévrier avec une physionomie douloureuse.

Et, déjà rappelée au rôle de toute sa vie, la marquise s’était levée souriante et était allée causer avec la vicomtesse, près de la cheminée, au feu de laquelle elles tendirent la pointe de leurs pieds chaussés de satin. Maulévrier demeura donc sur le canapé, en proie à la rage d’une déception sans bornes, frappé au cœur de sa vanité comme de son amour, et traversé de part en part. Mme d’Anglure, qu’il avait quittée avec tant de brusquerie et qui avait suivi son mouvement et l’expression de ses traits pendant qu’il parlait à Mme de Gesvres, devint plus pâle que lui en voyant le changement soudain qu’avait produit en toute sa personne le mot dit à voix basse par la marquise. La jalousie revint vite à ce cœur déchiré ; mais alors, débarrassée de tous ses doutes, elle y revint avec une inébranlable certitude.

Ce qu’il y avait d’insupportable dans les sensations de M. de Maulévrier, c’est que ces sensations se combattaient, c’est qu’il ne pouvait s’abandonner franchement au mouvement qui, produit par une autre femme que Mme de Gesvres, l’aurait tout d’abord emporté. Il ne savait s’il devait la plaindre, la mépriser ou la haïr. Il y avait des motifs pour tout cela dans Mme de Gesvres. Seulement, quand le cœur était poussé à l’un de ces trois sentiments, voilà qu’au même instant les deux autres s’élevaient pour lui faire obstacle, et jetaient cette chose naturellement empêtrée, le cœur d’un pauvre homme, dans un incroyable embarras. Alternative extraordinaire et des plus cruelles !

Quand le mépris était près de tomber comme la foudre sur cette créature de rubans et de petites mines, indigne, après tout, d’un amour sérieux, la pitié pour cette âme impuissante, pour cet esprit qui sentait bien où est la vie, et qui l’avait cherchée avec tant d’indépendance dans ces relations que le monde condamne, la pitié arrêtait le mépris. Femme sans unité, aussi étrange que la Chimère antique, Protée, caméléon, le diable en personne, c’était la plus grande tourmenteuse d’âmes qui eût peut-être jamais existé. Ce n’était ni précisément un homme ni précisément une femme, car alors on aurait su à quoi s’en tenir ; on eût arrangé ses sentiments en conséquence. Eh bien ! c’eût été un ami si ce n’eût pas été une maîtresse ; mais, ami, maîtresse, rien des relations ordinaires de la vie n’était possible avec cette femme, et n’était impossible non plus.

On y perdait son cœur, on y brûlait son bonnet ; les plus habiles s’y trouvaient pris comme les plus tendres. Bien des hommes avaient essayé. Bien des esprits, abusés par l’histoire, en avaient voulu faire, pour le siècle, une espèce de Ninon de Lenclos.

Fatigués d’un amour inutile, ils s’étaient rabattus à l’amitié ; mais, quand l’amitié était invoquée, la câline et capricieuse femme se mettait à prendre de ces irrésistibles airs de maîtresse qui étaient, hélas ! son unique façon de se livrer, et, si l’on s arrêtait à ces airs-là, elle les changeait tout à coup en manières d’amitié si touchantes qu’elles pouvaient jeter dans une rage atroce, mais qu’elles ne donnaient pas le courage qu’il aurait fallu pour se brouiller. Entrelacement épouvantable ! liens dans lesquels on se roulait désespérément pour se garrotter un peu davantage ! Arrivé à cette intoxication de sentiments qui tenait du charme, il n’y avait qu’un moyen violent d’en sortir à son honneur : c’était de tuer la sorcière, d’étouffer cet impatientant génie, cet Attila femelle en robe tombante.

Malheureusement, à une certaine hauteur sociale, on ne tue pas les femmes à Paris. On y comprend très bien qu’une passion qui pousse à tuer la femme qu’on aime est de la puissance ; mais c’est de la puissance au service de quelqu’un, cela sent sa domesticité, et, dans cette société vaniteuse, nul ne veut se proclamer inférieur. Aussi, quand il n’y a plus que ce remède pour les gens bien élevés, ils le voient, mais ils ne l’emploient pas, et la civilisation les récompense de cette modération pleine d’élégance en éteignant peu à peu cet amour qui retombe sur lui-même, vaincu par l’obstacle éternel.

Des roses qui vivent un jour, les passions malheureuses, dans une société avancée, sont de beaucoup les plus fragiles. Quand donc le cœur a bien tempêté, comme la mer, au pied du roc qui ne bouge, comme la mer le cœur se retire ; mais la nature persévère plus que l’homme, la mer revient, et le cœur… pas !

M. de Maulévrier en était-il arrivé à ce moment dans ses passions d’homme civilisé ? On l’eût dit, à le voir, tout défait encore de l’impression que venait de lui causer la marquise, se lever avec presque autant de légèreté qu’elle et aller trouver Mme d’Anglure à l’autre bout du salon, immobile et droite comme un camée antique jauni par le temps. La malheureuse femme, qui pouvait à peine articuler un mot, l’avertit qu’elle voulait sortir, prétextant un de ces malaises qui sont aux ordres de toutes les femmes. M. de Maulévrier devina dans ses yeux, et dans la convulsion d’une bouche qui s’efforçait de sourire, l’effroyable scène qui l’attendait.

C’était la millième de l’espèce : il était déjà bronzé à ce jeu. À peine furent-ils en voiture que les pleurs commencèrent à couler. Ce furent des étouffements de larmes, des torsions de cou et de bras, des plongements de front dans les mains crispées, tout cela perdu dans l’obscurité, dans le silence, ce silence précurseur des tempêtes. Maulévrier les voyait, les entendait, quoiqu’il affectât de ne les voir ni de les entendre, résolu à laisser venir la foudre sans en provoquer les éclats ; résolu aussi à ne plus calmer ces orages apaisés si bien naguère, quand il était soutenu par le but qu’il croyait atteindre en jouant l’amour avec la comtesse. Pour lui, la lassitude avait succédé à l’intérêt. Il était dans cette situation égoïste, furieuse et amère qui fait de l’âme la plus noble une bête féroce, quand on l’ennuie. Il souleva la glace, et pendant qu’il sentait se gonfler de sanglots, à son coude, le flanc de la femme qui pleurait par lui et pour lui, il se mit à respirer indifféremment l’air de la nuit, et à suivre dans le mouvement de la voiture cette ligne grise de maisons qui semblaient fuir. Ils roulèrent ainsi pendant assez de temps, Mme d’Anglure demeurant à l’extrémité de la rue de Varenne. Pas un mot ne fut échangé.

Quand ils furent arrivés et qu’il fallut descendre, M. de Maulévrier offrit sa main à Mme d’Anglure, mais, comme elle ne la prenait pas, il remonta à demi dans la voiture, d’où il était descendu, et il s’aperçut que la comtesse était évanouie. Cet évanouissement avait assez mauvaise grâce aux yeux des valets qui ne manquèrent pas de se faire des signes en aidant M. de Maulévrier à emporter Mme d’Anglure jusque dans son appartement. Là, ses femmes la mirent dans un grand fauteuil et lui firent respirer des sels. Ces soins la rendirent à la conscience de sa douleur. Comme une souple couleuvre qui se redresse du sein de la neige qui l’a d’abord engourdie, elle se souleva dans son burnous de cachemire blanc qu’on avait roulé autour de ses épaules nues, et en femme qui n’a plus rien à ménager dans sa dignité personnelle et de sa considération aux yeux des autres, elle dit qu’on la laissât seule avec M. de Maulévrier.

La pendule marquait une heure et demie du matin. Jamais M. de Maulévrier ne s’était trouvé à une pareille heure dans l’appartement de Mme d’Anglure, du moins à la connaissance de ses gens.

— Ah ! vous m’avez trompée, Raimbaud, – s’écria-t-elle. – Vous ne m’avez pas dit la vérité, quoique je l’eusse bien devinée ! Pourquoi ne m’avoir pas avoué plutôt que vous ne m’aimiez plus et qu’une autre m’avait pris votre amour ? C’est elle, la marquise, une infâme coquette, qui ne vous rendra pas heureux comme je l’aurais fait, qui ne vous aimera pas comme moi, Raimbaud, et qui ne mourra pas comme moi quand une fois vous ne l’aimerez plus !

Elle avait d’abord voulu parler d’une voix assurée, mais les pleurs étaient venus peu à peu, et des sanglots qu’elle ne contint plus éclatèrent. M. de Maulévrier marchait dans la chambre à grands pas, la main droite ramenée au flanc gauche, cette belle pause du portrait de Talma dans Hamlet, hésitant encore à jeter sur cette tête dévouée et désolée le mot qu’elle savait, mais qui, dit par lui, allait l’écraser.

— Pourquoi ne me répondez-vous pas, Raimbaud ? – fit-elle. – Me méprisez-vous donc tant que vous ayez résolu de ne rien avouer ? Pensez-vous pouvoir m’abuser encore par votre silence, comme vous le faites depuis un mois avec ce langage qui me jetait dans l’âme un bonheur rempli d’épouvante, car je ne sais quoi me disait que tout ce bonheur était faux ! Vous m’avez trompée par pitié, Raimbaud ; mais je voulais votre amour, je ne voulais pas votre pitié. Hélas ! il fallait bien que j’apprisse un jour ou l’autre ce que vous deviez être impuissant à me cacher. La marquise aussi est jalouse. J’ai vu sa jalousie aujourd’hui ; j’en ai joui d’abord, mais, grand Dieu ! qu’ensuite j’en ai été punie ! Vous avez eu peur en la voyant jalouse ; vous avez eu peur de la faire souffrir plus que moi ; vous avez sacrifié celle que vous n’aimiez plus à celle que vous aimez ! C’était juste ; je ne vous le reproche pas, Raimbaud, mais je me demande seulement comment j’ai fait pour vous déplaire et pour que vous cessiez de m’aimer ?

Ainsi, les paroles de son désespoir ne démentaient pas toute sa vie. C’était toujours la femme esclave, la femme faite pour l’amour, l’amour vrai et comme il ne se rencontre plus que dans quelques cœurs exceptionnels, dans quelques esprits que le monde insulte, car ils sont sans puissance. Si M. de Maulévrier avait été désintéressé vis-à-vis de Mme d’Anglure, il eût admiré l’abnégation de cet amour résigné ; mais, dans sa position, il n’était plus juste. Caroline lui parlait de la jalousie de la marquise ; c’était comme une voix ironique qui le raillait après tout ce qui s’était passé. Son succès manqué, et rappelé de cette façon innocente, le rendit implacable, et lui qui se taisait par une délicatesse plus du monde encore que du cœur, se mit à dire les choses, haut et clair, à l’infortunée :

— Puisque vous voulez la vérité, Caroline, vous avez raison : j’aime Mme de Gesvres, c’est-à-dire que je l’ai beaucoup aimée, car je crois cet amour affaibli déjà dans mon cœur ; mais ne parlez pas de sa jalousie, ne parlez pas de tout ce dont vous parliez à l’instant : elle n’est pas jalouse, car elle ne m’a jamais aimé, car elle ne s’est jamais livrée, car tout l’amour que j’ai eu pour elle n’a jamais pu entraîner le sien.

Elle le regarda avec des yeux bien ronds et bien incrédules, en secouant tristement la tête, imaginant sans doute qu’il mentait encore. Elle ne comprenait pas qu’une femme pût ne pas aimer l’homme dont elle était folle, son Raimbaud.

— Vous ne me croyez pas, Caroline ? – fit M. de Maulévrier, qui ne voyait pas d’où venait cette incrédulité adorable. – Oh ! vous ne connaissez pas la marquise. Vous la jugez comme on la juge dans le monde ; vous la croyez plus que légère, une femme aux amours faciles et rapides, elle dont la froideur est invincible et dont le cœur ne peut plus désormais être atteint. Vous ne savez pas à quel point elle est malheureuse, au fond, de ne pouvoir trouver dans la vie un de ces intérêts que vous lui supposez pour moi. Vous la calomniez indignement dans sa conduite, et elle n’a pas le moindre bonheur qui la venge de vos calomnies. C’est une femme digne d’autant de pitié que d’estime ; ne l’insultez pas comme vous le faisiez tout à l’heure, car, si elle a été votre rivale, ce n’a jamais été que dans mon cœur.

Il s’arrêta, éprouvant une âpre jouissance à rendre justice à la femme qui n’avait jamais eu d’amour pour lui, devant celle qui le croyait plongé dans les félicités d’un amour partagé ; il s’arrêta, effrayé aussi du mal qu’il venait de faire à Mme d’Anglure.

— Assez, Raimbaud, – lui cria-t-elle, prenant cet éloge de Mme de Gesvres pour l’expression d’un amour fanatique et désespéré ; – vous êtes la dupe d’une coquette sans âme : ne pouvez-vous m’épargner l’humiliante douleur de vouloir la défendre contre moi ?

L’effort de cette colère soudaine, de cet incoercible dépit dans une créature si douce d’ordinaire, ébranla ses organes déjà malades et leur porta un funeste coup… Ce soir-là, Mme d’Anglure sentit le sang lui monter dans la poitrine. La conscience de sa mort prochaine apaisa bientôt sa colère.

— Pardonnez-moi Raimbaud, – fit-elle en tendant à M. de Maulévrier cette main qu’il prenait avec tant de transport autrefois ; – pardonnez-moi ce que j’ai dit, en considération de ce que j’ai souffert ce soir. Vous serez bientôt quitte de mes plaintes. Pour le temps qui me reste à vivre, je ne veux pas vous offenser, vous que j’aime encore, dans la femme que vous m’avez préférée.

VI
L’impénitence finale

Cinq jours après cette scène, Mme d’Anglure était à l’agonie. Les vomissements de sang étaient revenus avec une énergie effrayante. Le médecin ne conservait nul espoir. M. de Maulévrier, qui se trouvait, grâce à ses aveux, dans une position vraie vis-à-vis de Caroline, n’eut point de résistance à vaincre en lui-même pour soigner cette pauvre mourante qui l’avait si éperdument aimé, et pour entourer ses derniers moments des formes de ce dévouement extérieur qui, après l’amour, fait illusion encore aux cœurs tendres. Il resta, autant qu’il le put, auprès du lit de la comtesse. Il n’avait plus à feindre un sentiment qui le gênait. Au contraire, il pouvait être franc dans l’expression de celui qu’il éprouvait, car il en éprouvait un alors : il s’attendrissait sur cette destinée qu’il avait perdue. Pitié que l’amour-propre empêche d’être amère, et à laquelle, pour cette raison, sans nul doute, le cœur de l’homme sait se livrer avec abandon !

Elle qui finissait la vie comme elle l’avait commencée, par un seul amour, jouissait tristement de l’attendrissement de M. de Maulévrier, et lui souriait au milieu de toutes ses souffrances, avec les larmes de la reconnaissance et du désespoir dans les yeux. Elle ne parlait plus en termes irrités de la marquise, de cette voleuse d’amants qu’elle aurait désiré parfois dénoncer à toutes les femmes, et pourtant les aveux de Maulévrier ne l’avaient point persuadée. Elle croyait qu’il était aimé de la marquise, et qu’il l’aimait assez pour avouer son amour et le proclamer malheureux, pour se vanter de ses rigueurs. Elle voyait là un généreux mensonge. Elle n’était pas une observatrice de premier ordre, cette suave enfant qu’ils avaient appelée la Belle et la Bête ; front charmant, mais bien parfaitement fermé à la lumière, elle ne comprenait guères que ce qui était simple, et jugeait les autres par elle-même. Une femme de la complication de Mme de Gesvres ne pouvait pas tomber sous ce sens étroit, les relations de M. de Maulévrier avec Mme de Gesvres être expliquées par cette nature toute droite, qui était venue, comme une fleur, en pleine terre, à la campagne.

— Vous vous fatiguez et vous vous ennuyez, mon ami, – disait-elle à M. de Maulévrier, quand elle le voyait passer des heures entières près de son lit et en silence ; car il était défendu de faire trop parler cette poitrine si souvent en sang ; – voilà que toute votre vie est changée parce que je me suis imaginée d’être malade. Raimbaud, je ne veux pas de cela. Vous êtes délicat et bon pour moi ; je vous en remercie, j’en suis même heureuse au milieu de tout ce qui m’afflige et me fait mourir, mais je ne veux pas qu’où l’amour n’est plus soient les sacrifices de l’amour. On n’en doit pas tant à ceux qu’on n’aime plus. On ne doit même qu’à ceux qu’on aime, et la marquise – ne faites pas ce mouvement et écoutez-moi ! – a droit de se plaindre de l’abandon dans lequel vous la laissez. Quittez-moi donc souvent pour elle, allez la voir, et cependant – ajoutait-elle avec une expression irrésistible – revenez ici, Raimbaud, puisque la pitié vous y ramène. Je n’ai pas la force qu’il me faudrait pour me priver de ce dernier bonheur.

M. de Maulévrier n’obéissait pas toujours à Mme d’Anglure ; une affection si profonde, et en même temps si douce, lui donnait le courage de résister à la malade dévouée qui, l’amour au cœur, l’envoyait ainsi voir sa maîtresse. Cette bassesse sublime le touchait, et, parce qu’il était touché, il restait, captivé davantage. Il restait, comparant cet amour à l’impuissance d’aimer de la marquise ; et celle-ci, dont le noble esprit était fait, du moins, pour tout comprendre, enviait, avec un regret plus inconsolable que jamais, le sentiment dont elle était privée, quand M. de Maulévrier lui racontait tout ce que ce sentiment inspirait à Caroline de touchant, d’aimable et de bon.

Et comme, en dehors des mille vanités de la femme qui la faisaient si souvent extravaguer avec tant de charme, Mme de Gesvres, à force de bon sens, finissait par avoir un cœur excellent, elle apprécia dignement la conduite de Mme d’Anglure et elle se sentit vivement attirée vers la malade) quoiqu’elle crût – illusion analogue à celle de Caroline – que M. de Maulévrier, qu’elle avait pris au mot dans la dernière comédie qu’il avait jouée pour exciter sa jalousie, était revenu à celle qu’il avait si longtemps aimée. Seulement, quelle que fût alors sa sympathie, elle savait bien qu’avec les convictions de Mme d’Anglure et ce qui s’était passé entre cette dernière et M. de Maulévrier, elle ne pouvait convenablement se présenter chez Caroline et lui témoigner l’intérêt sincère dont elle se sentait animée. Bizarre chose que les relations humaines, dans lesquelles les meilleurs sentiments sont très souvent inexprimables, et ce qui serait vrai, impossible !

Plus l’état de Mme d’Anglure empirait, plus Mme de Gesvres, qui admirait la douce splendeur qu’un amour naïf et grand projetait sur les derniers moments de celle qu’elle avait autrefois protégée et défendue, souffrait de se sentir éloignée de la comtesse. Rendue à ses sentiments naturels par ce que M. de Maulévrier lui racontait de la mourante, elle pensait parfois qu’elle ferait mieux comprendre à Mme d’Anglure que jamais elle n’avait aimé d’amour M. de Maulévrier, et que cette assurance franchement donnée mêlerait peut-être quelque douceur aux angoisses de cette agonie. Mais l’idée que M. de Maulévrier, qu’elle croyait revenu de bonne foi à ses premiers sentiments pour Caroline, n’avait pu calmer cette âme agitée et lui enlever ses doutes cruels la retenait toujours, et elle ne serait point sortie de cette incertitude si M. de Maulévrier n’était venu, un soir, la chercher en toute hâte pour la conduire chez la comtesse, qui l’avait, lui dit-il, demandée tout à coup avec beaucoup d’insistance et d’obstination.

Elle y alla, non sans quelque trouble. En la voyant entrer dans sa chambre, Caroline lui tendit la main de la façon familière et simple avec laquelle elle la lui avait prise à une autre époque, quand elle revint de la campagne pour s’assurer du malheur de ne plus être aimée.

La comtesse était couchée sur une chaise longue, la tête soutenue par des coussins et la taille enveloppée dans des châles. Elle avait tous les symptômes d’une mort prochaine, l’œil luisant, les narines creuses, la pâleur bleuâtre.

— Je vous sais bon gré d’être venue, – dit-elle d’une voix faible, mais assurée, à la marquise, qui, quoique émue, s’assit près d’elle avec cette absence d’embarras des femmes du monde qui fait croire si bien à la chimère du naturel. – Je voulais vous voir avant de mourir. Vous m’avez été bonne autrefois, et d’ailleurs j’ai été injuste pour vous au fond de mon cœur. Si vous avez plu à Raimbaud, ce n’est pas votre faute ; si vous l’avez aimé, je n’ai pas su m’en défendre mieux que vous.

— Caroline, – lui répondit Mme de Gesvres comme au temps de leur ancienne liaison, et avec le désir de lui causer quelque bien, – vous êtes victime d’une illusion funeste ; je n’ai jamais aimé M. de Maulévrier.

— Oh ! – fit la comtesse en secouant la tête avec une grâce souriante et triste, – je sais tout et je suis résignée ; n’essayez donc plus de me tromper : vous aimez Raimbaud…

— Non ! je ne l’aime pas, – interrompit la marquise avec une noble impatience et en jetant à M. de Maulévrier un regard plein d’éclat qui l’attestait, – je ne l’ai jamais aimé : qu’il le dise ; moi, je vous le jure. Si j’ai eu un tort avec vous, Caroline, c’est de ne pas vous l’avoir dit plus tôt.

— Plus tôt comme à présent, Bérangère, je ne vous aurais pas crue, – dit Mme d’Anglure. – seulement, plus tôt vous m’eussiez trompée sans motif, et à présent, vous en avez un dont je vous remercie. Vous voulez m’épargner du chagrin parce que je meurs. C’est bien à vous, mais c’est inutile ; puisque je meurs, je ne regrette presque plus de n’être plus aimée. En le laissant derrière moi, – ajouta-t-elle avec un regard ineffable, – il souffrira moins.

— Mais… – dit Mme de Gesvres avec l’angoisse de ne pas être crue.

— Mais, – interrompit la comtesse avec une violence qui lui fit cracher le sang de nouveau, – pourquoi cette obstination, Bérangère ? Lui aussi m’a tenu le même langage que vous, et je ne l’ai pas écouté davantage. Ne tourmentez donc pas mes dernières heures par des négations et des résistances inutiles. Si je vous ai envoyé chercher, ce n’était pas pour vous adresser des reproches ; c’était pour vous le confier, lui que j’aime encore ; c’était pour vous recommander de bien prendre garde à son bonheur ; c’était pour que mon souvenir – le souvenir d’une amie morte de chagrin à cause de vous deux – ne se mît pas entre vous et n’empoisonnât point les relations d’une intimité que je vous pardonne, quoiqu’elle m’ait fait cruellement souffrir.

— Ah ! malheureuse enfant, – reprit avec emportement Mme de Gesvres, poussée à bout par un aveuglement si obstiné, – comment donc faire pour vous arracher cette folle croyance, pour vous convaincre de la vérité de mes aveux ? Non ! je n’aime pas Raimbaud ; non ! je n’ai jamais été, je ne suis pas sa maîtresse. Le monde l’a dit, je le sais bien ; mais vous, que j’ai défendue autrefois contre le monde, vous savez si je sacrifierai jamais rien à de sots propos. Vous connaissez mon indépendance. Aujourd’hui vous me prouvez que cette indépendance a toujours des dangers pour une femme. On la punit en se méprenant sur ses amitiés. Caroline, le monde me croit plus jeune que je ne suis ; vous aussi, vous me jugez d’après ce que vous avez de jeunesse et d’amour dans le cœur ; mais je ne vous ressemble pas, j’ai l’âme si vieille, si dépouillée ! Quand j’aurais voulu aimer Raimbaud, je ne l’eusse pas pu !

Et dominée par le besoin d’être crue, que les négations de Mme d’Anglure avaient si vivement irrité en elle, elle se mit à lui dire sur l’impuissance de son cœur, sur le néant de sa nature, des choses vraies, mais qui devaient demeurer incompréhensibles pour la comtesse. Entraînée presque hors d’elle-même, elle lui révéla ce qu’elle était ; elle le fit avec éloquence, elle lui montra, une par une, ce qu’elle appelait les misères de son âme ; elle lui dit ses jalousies du bonheur des autres, du bonheur de ceux qui pouvaient aimer ; elle se plaignit de l’ennui profond, terrible, inexorable, éternel qui frappait sa vie ; étala tout, s’insulta, fut vraie, fut naïve, elle, la grande Célimène de ce temps, et nul doute qu’elle eût fait pitié à une autre femme que la comtesse, à une autre qu’une créature sans intelligence et tout amour ! La comtesse ne comprit pas un mot de toute cette triste psychologie que le tact exercé de la marquise n’avait pourtant pu retenir. Pour cette pauvre et adorable amoureuse, dont la vocation avait été d’aimer, comme celle des roses est de sentir bon, les paroles de Mme de Gesvres étaient et durent rester de l’hébreu. Elle l’écouta en la regardant avec défiance, et quand la marquise, à qui le tact revenait peu à peu devant l’incrédulité têtue de cette femme qu’elle essayait follement de persuader en lui parlant une langue étrangère, s’arrêta, vaincue et repentante d’avoir parlé, la comtesse lui dit, avec une grande sécheresse :

— Vous avez certainement beaucoup plus d’esprit que moi, ma chère, mais ce que vous me contez là est incroyable ; et je ne vous crois pas.

— Adieu donc, Caroline, – fit Mme de Gesvres sans amertume et en se levant, car cette scène où elle s’était oubliée commençait de la fatiguer, et elle voyait dans ces airs de pardon et de générosité auxquels Mme d’Anglure refusait si bien de renoncer quelque chose de solennel et de posé qui choquait vivement son bon goût et son instinct du ridicule. Cela eût suffi pour réduire de beaucoup l’émotion que lui avaient inspirée l’état de Mme d’Anglure et son amour pour Raimbaud. Maulévrier était resté silencieux pendant l’entrevue des deux femmes. Quand la marquise se leva, ses regards rencontrèrent les siens. Un imperceptible sourire de moquerie méprisante se joua silencieusement autour de leurs lèvres à tous les deux. Toujours spirituels et du monde, ils ne pouvaient s’empêcher de mépriser un peu cette passion aveugle, stupide, dramatique et dévouée, qui ne comprenait rien et montrait la rage de se sacrifier en mourant.

Quant à la comtesse Caroline d’Anglure, elle expira quelques jours après dans son illusion indestructible, – les croyant heureux et leur pardonnant, – illusion torturante qui fut un démenti donné par elle au titre du livre si vrai qu’on appelle le Bonheur des sots.

VII
La vie

— Quoi ! vous n’étiez pas revenu de bonne foi à Mme d’Anglure ? – dit la marquise avec un indescriptible étonnement. Ils avaient repris leur place habituelle dans le boudoir de satin jonquille, et la vie pour eux recommençait de couler, sans événements, sans aventure, dans sa monotone variété.

— Non ! je ne l’ai pas ré-aimée, – fit Raimbaud avec un sentiment trop triste pour qu’il s’y mêlât de l’amertume. – Ce fut bien fini entre nous du jour que je vous aperçus. Vous effaçâtes tout dans mon âme. Si j’ai affiché chez vous de l’amour pour cette femme qui méritait mieux que cette comédie, ce fut une fausseté pratiquée par moi pour exciter votre jalousie. C’était ma dernière ressource que j’employais.

— Dernière et inutile, – reprit Bérangère. – Le jour où vous vîntes dîner chez moi fut pour tous les deux un jour funeste. Pour moi, il me montrait le fond de ce cœur rebelle à tout. Pour vous, il vous ôtait une dernière espérance et vous laissait un amour… éternel, – dit-elle après avoir un peu hésité, et risquant enfin la romanesque épithète. Et, comme la femme grave et compatissante se perdait toujours dans la coquette qui était si près, elle ajouta légèrement, en jouant avec les glands de sa robe de chambre : – Car, enfin, Monsieur, qui pourriez-vous aimer après moi ?

— Eh ! mon Dieu, la première venue, – fit lentement M. de Maulévrier avec une majesté d’impertinence qui frappa juste sur tout cet orgueil extravasé. – Quand on n’aime plus, la première venue est plus puissante que la femme qui fut le plus follement aimée, n’eût-elle que l’attrait de la nouveauté.

— Vous traitez l’amour comme un caprice, – fit-elle furieuse. Puis, mordant ses lèvres et rattrapant le sang-froid perdu : – C’est peut-être vrai – dit-elle – quand on n’aime plus, mais…

Elle n’acheva pas sa pensée. Elle trouva plus simple de le regarder. La joie du sauvage sûr de sa proie allumait des éclairs dans ses yeux, et la moquerie des femmes civilisées s’y mêlant faisait de tout cela quelque chose de peu agréable à contempler.

— Et si je ne vous aimais plus ? – dit Raimbaud câlinement, avec une voix basse et douce, et en lui prenant la main dont il baisa les ongles rosés, mais sans appuyer.

— Vous ! ne plus m’aimer ? – demanda-t-elle, changeant tout à coup d’air et de contenance, et d’un ton plus curieux que dépité.

— Plus du tout, – dit Raimbaud, avec un désintéressement infini et du naturel retrouvé.

— Bah ! – répondit-elle avec explosion ; et, se retournant vivement sur la causeuse, elle lui présenta ses belles épaules, qu’elle arrondit avec bouderie, comme une objection à ce qu’il disait.

Mais, bouderie ou manège, tout fut inutile.

— Il n’y a pas de bah ! Madame, – dit Raimbaud avec calme. – C’est bien vrai que le charme est détruit : vous voudriez vainement le faire renaître. Ce que vous avez éteint en mon âme, vous ne le rallumeriez pas.

— Vraiment ! – fit-elle ; et se penchant vers lui de trois quarts, pose charmante qui lui allait à ravir, elle lui décocha un des plus divins sourires que la vanité d’une femme belle ait jamais inventés pour répondre à un défi insolent. – Eh bien ! nous verrons…
Mais elle ne vit rien. Ce jour-là, et depuis, elle employa toutes les subtilités de son esprit, toutes les grâces de sa manière, toutes les ressources de son génie, tous les artifices de ses négligés du matin, toutes les ivresses d’un abandon téméraire, toutes les légèretés de flamme qui, dans le tête-à-tête, ressemblent à des caresses positives : M. de Maulévrier ne démentit point sa parole. Elle ne le troubla plus. Il jouit de tout cela comme un peintre ; il en jouit aussi comme un fat ; mais l’amant évanoui ne reparut pas. Elle l’avait fatigué en trompant ses désirs sans cesse, en flétrissant un à un tous les espoirs qu’il s’était créés ; elle aurait lassé une âme de bronze, une âme romaine, et lui, comme elle, ne pouvait ressentir que l’amour comme le monde l’a fait. Parfois, en la voyant tout risquer pour reconquérir sa conquête perdue, l’idée lui vint de profiter, dans les intérêts les moins distingués, des dangers auxquels elle s’exposait. Mais il était mieux qu’un fat vulgaire ; il avait son orgueil vis-à-vis d’elle ; et il ne voulait pas qu’elle pût interpréter comme un reste d’amour encore la tentative d’une possession que peut-être elle eût de nouveau disputée, s’il avait essayé d’y revenir.

Bientôt, comme il s’était lassé de l’aimer pour rien, elle se lassa de vouloir faire revivre un amour qui n’existait plus.
Ainsi, encore une fois, leurs relations se modifièrent, mais demeurèrent aussi fréquentes, aussi intimes que jamais, et le monde, qui avait accusé Mme de Gesvres d’avoir tué Mme d’Anglure, continua de les nommer amants, quoiqu’ils ne fussent plus que des amis.

Amis étranges, il est vrai ; singulière et triste liaison, d’un charme puissant, inexplicable et empoisonné !

Le mot qu’elle lui avait dit devint vrai.

Après elle, il n’aima plus personne. On eût dit qu’en l’aimant il avait contracté, pour les autres, la cruelle impossibilité d’aimer dont il avait été la victime.

Et cependant, malgré cette épreuve, lui, pas plus qu’elle, ne prit son parti sur soi-même et ne sut donner à sa vie la dignité et l’indifférence, la fierté calme de la résignation.

Avides d’un intérêt de cœur, ils osèrent le chercher encore. Leur intimité ne leur suffisait pas. Ennuyés, le jugement cruel, l’imagination exigeante, ils promenèrent partout leur fantaisie, voulant être une dernière fois heureux encore dans l’amour avant de mourir.

Ils cherchèrent tous deux, pressés de revenir l’un à l’autre et de se dire ce qu’ils avaient trouvé de meilleur à aimer qu’eux-mêmes, puisqu’ils ne s’étaient pas aimés. C’était à qui de lui ou d’elle viendrait se vanter, avec le plus d’orgueil, de ressentir enfin l’amour. Mais cet amour, appelé par eux, expirait toujours dans le mépris involontaire ; et ce mépris, qui venait si vite quand ils regardaient entre les deux yeux ce qu’ils s’étaient à eux nommé leurs idoles, ne les empêchait pas de s’en reconstruire de nouvelles, qu’hélas ! ils abattaient toujours.

À lui, ni la beauté, ni la jeunesse, ni l’amour même, tout ce qu’il admirait le plus, ne suffisait pour remplir sa pensée ; et quant à elle, ni l’esprit, ni la renommée, ni le génie, toutes choses qu’elle sentait mieux qu’un homme, ne pouvaient longtemps la captiver.

Ils se déprenaient avec la même vitesse, ils se détournaient avec le même dégoût. Créés, à ce qu’il semblait, l’un pour l’autre, si l’un tardait à mépriser ce qu’il avait d’abord tenté d’aimer, l’autre, impatient, implacable, le poussait bientôt à ce mépris par l’ironie, l’ironie qu’ils maniaient également tous deux.

Que de fois ils passèrent de longues heures dans la nuit l’un près de l’autre, flanc à flanc, les mains enlacées, couple fait, on l’eût dit du moins, pour toutes les voluptés de la vie, mais trouvant sans cesse l’esprit qui juge où ils avaient appelé la sensation qui enivre : couple superbe et fatal ! réduit à insulter l’objet de ces amours qui ne duraient pas et à rire entre soi des ridicules vus le matin dans le tête-à-tête, affreuse comédie qu’ils se donnaient entre quelque baiser vide, quelque sombre et vaine caresse, par dédommagement du bonheur manqué et de l’enthousiasme impossible !

Que de fois ils se dirent que pour eux il n’y avait qu’eux cependant, mais ne s’expliquant pas par quel charme l’amour qu’ils cherchaient dans les autres, ils ne le rencontraient pas dans leur cœur, puisque leur seul intérêt dans le monde naissait quand ils étaient réunis !

Ils vivaient ainsi ; triste vie, sentiment sans nom parmi les hommes, relation que le monde ne comprenait pas.

Plus leur espoir d’aimer une fois encore tarissait dans leurs âmes impuissantes, plus ils se sentaient étroitement liés par ce qui ne pouvait être un lien entre eux et personne ! plus ils sentaient qu’ils n’avaient rien à se préférer !

Quand lui sortait des bras d’une femme, ne venait-il pas, avec une ardeur avide, essuyer ses lèvres à ces mains de marbre que l’amitié lui tendait, et livrer à la plus spirituelle moquerie tous ses bonheurs incomplets à flétrir !

Quand elle, plus coquette que les plus coquettes de Marivaux, avait prêté sa charmante oreille aux adorations qu’elle faisait naître, ne venait-elle pas, la bouche dégoûtée et les yeux mornes, poser sa tête lasse sur cette poitrine qu’elle n’aimait plus ! Alors, – on ne sait, – qui pourrait assurer de telles choses ? – regrettaient-ils tous deux de n’être pas amants au lieu d’être de si étonnants amis ; et si le regret existait au fond de leur âme, excepté des douleurs bien désespérées, que peut-on tirer d’un regret ?…

C’est ainsi qu’ils achevaient leur jeunesse. C’est ainsi qu’ils s’avançaient ensemble vers le but suprême, la vieillesse et la mort, qu’ils connaissaient déjà par le cœur, mais qu’il leur restait à apprendre par le déclin naturel de la vie, les infirmités de la pensée et des organes, et la perte de la beauté. Ils s’avançaient étroitement unis, consternés et purs, mais de la dérisoire pureté de l’impuissance, et, dans le néant de leurs âmes, ils n’avaient pas, pour se consoler ou s’affermir, la vanité de ce qu’ils souffraient. Leur bon sens faisait fi de la poésie de la douleur, comme leur bon goût en faisait mystère. C’étaient toujours une femme élégante et un dandy, à l’intimité desquels le monde insultait dans de jolies plaisanteries ; c’étaient toujours de part et d’autre la même convenance, les mêmes manières irréprochables, cette même légèreté dans la parole, grâce charmante qui n’appuyait jamais sur rien. On ne pouvait guères soupçonner ce qu’il y avait de grave, de profond, dans ces deux êtres si exclusivement occupés, à ce qu’il semblait, de choses extérieures, et dont l’esprit, à certains soirs, partait tout à coup en mille étincelles et en railleries joyeuses. Mélange bizarre dont se composait pour eux la vie, influence du monde et des habitudes sur ce que les sentiments ont de plus involontaire, et dont l’histoire d’une de leurs matinées, prise au hasard entre toutes les autres, donnerait une idée plus exacte que l’analyse la plus fidèle……………………………………………………………………………… ……………………………………………………………………………………..

Un matin, le marquis de Maulévrier alla chez la marquise de Gesvres ; mais il ne la trouva pas à sa place ordinaire, dans le boudoir jonquille ; elle était sortie. Séduite par le temps qu’il faisait (on était au commencement du printemps), elle était allée s’asseoir sur un banc placé à l’extrémité d’une des allées du jardin de l’hôtel de Gesvres. Elle tenait un livre, et, dominée sans doute par les idées que lui inspirait sa lecture, elle ne sentait pas le fleuve de soleil qui tombait en nappe de lumière et de chaleur sur sa tête nue, sur ses mains divines dégantées, et sur des épaules que le soleil même était impuissant à bronzer.

— Que lisez-vous donc là ? – fit Maulévrier en s’approchant, frappé de la préoccupation de sa physionomie.

— C’est Lélia, – répondit-elle, – un livre qu’ils disent faux et qui n’est que la moitié de la vérité de ma vie. Que serait-il donc si l’autre moitié s’y trouvait !

Elle parlait avec une agitation presque fébrile, les yeux durs, le front contracté, violemment belle.

— Vous avez raison, – fit Maulévrier, qui ne raillait plus quand il la voyait dans cet état, car il avait appris à connaître, à ses dépens, la douloureuse pauvreté d’âme et de sens de cette femme révoltée de n’en pas avoir davantage, – Lélia n’est qu’une moitié de misère ; il en est dans le monde de bien plus grandes et qu’on ne voit pas.

— Oui ! la mienne, par exemple, – reprit-elle avec une tristesse animée ; – oui ! la nôtre, car vous aussi vous en êtes venu où j’en étais ; en m’aimant vous avez gagné mon mal, et vous n’en guérirez pas plus que moi.

» Mais Lélia ! mais eux, ces artistes, ces grandes imaginations, ces hautes pensées, – continua-t-elle en jetant le livre qui l’avait émue et qu’elle n’aimait que comme un fragment de miroir, – ils ont beau souffrir, sont-ils donc si à plaindre ? si l’amour leur manque, comme à nous, n’ont-ils pas tout le reste ? s’ennuient-ils comme nous ? N’ont-ils pas des facultés supérieures qui leur créent des intérêts très vifs, et les défendent de l’ennui et de la fatigue d’exister ? Quand ils n’auraient que la faculté de parler magnifiquement ce qu’ils souffrent, cela ne les soulagerait-il pas un peu ? La femme qui a fait Lélia, fût-elle Lélia elle-même, n’a-t-elle pas eu un dédommagement en se racontant avec une telle éloquence ? N’y a-t-il pas aussi dans son livre des pages qui attestent qu’elle sent profondément les beautés de la nature ? N’est-ce pas quelque chose, cela ? n’est-ce pas de l’amour après tout ? Et qu’importe ce qu’on aime, si on aime ? Ô mon Dieu ! mon Dieu ! toute la question c’est d’aimer ! Ne disait-on pas dernièrement que cette femme qui a fait ce livre avait le projet d’entrer dans un cloître ? Il y a donc en elle ou des idées qui l’exaltent encore, ou des lassitudes qui entrevoient la possibilité d’un repos ! Mais moi, mais nous, mon ami, qu’avons-nous ? Qu’est-ce qui nous console ? Qui occupe notre vie ? Qu’aimons-nous ? L’idée de Dieu nous laisse froids ; la nature nous laisse froids ; nous n’avons que l’esprit du monde, du monde qui n’a pas un intérêt vrai à nous offrir, et à qui nous n’avons rien à préférer. Esprits bornés, natures finies, c’était pour nous que l’amour devait être la grande préoccupation, la grande affaire, le grand enthousiasme de la vie, et l’amour, dans nos âmes glacées, n’a été qu’une fantaisie sans émotion ou sans noblesse, – et quand il s’est agi de nous, Raimbaud, un avortement en amitié.

» Ah ! maudit cœur, maudits organes ! – ajouta-t-elle avec un mouvement de rage ; et, se jetant au cou de Raimbaud, pour la première fois, naïve et hardie comme une femme aimée et heureuse, elle chercha sur les lèvres de l’homme qui ne l’aimait plus la flamme à tout jamais absente pour elle et pour lui.

— Impossible ! – fit-elle accablée, en laissant retomber ses bras.

Raimbaud, qui savait l’empire des choses extérieures sur les nerfs de cette femme mobile qu’il fallait empêcher de se replier sur elle-même de peur qu’elle n’y trouvât le vide et l’ennui, lui conseilla, après quelques moments de silence, d’aller s’habiller pour sortir. Il était fort peu moraliste, mais, quand il s’agit de faire diversion aux peines de la vie pour les femmes, leur conseiller de faire leur toilette est encore ce qu’il y a de plus profond.

Elle résista ; elle voulut rester dans ses cruelles pensées. Mais, comme M. de Maulévrier sembla l’exiger, elle quitta le jardin et monta chez elle. Elle était partie à regret, pâle, sombre, crispée, insoucieuse de son cou qu’elle livrait au soleil et de sa robe mal agrafée. Elle revint souriante, épanouie, gracieuse, mise avec le goût que Maulévrier lui savait, et portant la vie, à ce qu’il semblait, avec une légèreté aussi fière que les plumes blanches qui se cambraient sur son chapeau de paille d’Italie. C’était réellement une autre femme ! Elle se rassit près de lui pour lui faire boutonner ses gants chamois. Le fat orgueilleux, devenu sigisbée sans les profits ordinaires de ce genre d’emploi, les boutonna avec la docilité d’une soubrette, et, pour récompense, elle lui accorda le beau privilège de poser un baiser, comme on en donne aux petites filles, sur la raie des cheveux partagés.

Cela fait, ils montèrent en voiture pour aller, je crois, acheter des rubans.

Jules Barbey d’Aurevilly
L’Amour impossible
Alphonse Lemerre
éditeur, s.d.
Vers 1907


 

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L’AMOUR IMPOSSIBLE Barbey d’Aurevilly

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Œuvre de BARBEY D’AUREVILLY

Littérature Française

 

BARBEY D’AUREVILLY
1808 – 1889
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Œuvre de Barbey d’Aurevilly

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Amaïdée
Poème en Prose
1889
Préface de Paul Bourget

UN soir, le poète Somegod était assis à sa porte sur la pierre qu’il avait roulée près du seuil. Le soleil, comme un guerrier antique dont on verrait briller l’armure d’or à travers sa tente, le soleil lançait plus d’un oblique rayon de son pavillon de carmin, avant de se coucher dans l’Océan semé d’îles, ce magnifique lit de repos que Dieu fit pour lui d’un élément, et étendit au bout du ciel comme une gigantesque peau de tigre à l’usage de ses flancs lassés.

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1833
Fragment

DANS une petite ville de province, par une après-midi de décembre, deux jeunes filles venaient de s’habiller pour le bal. C’étaient deux amies de pension, — deux contrastes ou deux harmonies

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L’Amour Impossible
1841

Un soir, la marquise de Gesvres sortit des Italiens, où elle n’avait fait qu’apparaître, et, contre ses habitudes tardives, rentra presque aussitôt chez elle.

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Léa
1832

UN cabriolet roulait sur la route de Neuilly. Deux jeunes hommes, en habit de voyage, en occupaient le fond, et semblaient s’abandonner au nonchaloir, d’une de ces conversations molles et mille fois brisées, imprégnées du charme de l’habitude et de l’intimité.

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LE CACHET D’ONYX
1830

OTHELLO vous paraît donc bien horrible, douce Maria ? Hier votre front si blanc, si limpide, se crispait rien qu’à le voir, ce diable noir, comme l’appelle Émilia.

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LES DIABOLIQUES
1874
Le Rideau cramoisi
Le Plus Bel Amour de Don Juan (1867)
Le Bonheur dans le crime (1871)
Le Dessous de cartes d’une partie de whist (1850)
À un dîner d’athées
La Vengeance d’une femme

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UNE PAGE D’HISTOIRE
1882

De toutes les impressions que je vais chercher, tous les ans, dans ma terre natale de Normandie, je n’en ai trouvé qu’une seule, cette année, qui, par sa profondeur, pût s’ajouter à des souvenirs personnels dont j’aurai dit la force — peut-être insensée — quand j’aurai écrit qu’ils ont réellement force de spectres.




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Œuvre de Barbey d’Aurevilly

barbey-daurevilly-par-martinez

FRAGMENT BARBEY D’AUREVILLY – 1833

FRAGMENT BARBEY D’AUREVILLY
Littérature Française




BARBEY D’AUREVILLY
1808 – 1889
barbey-daurevilly-oeuvre-artgitato




 

Œuvre de Barbey d’Aurevilly

FRAGMENT BARBEY D’AUREVILLY
1833

 barbey-daurevilly-par-andre-gil

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FRAGMENT

 

À mettre en tête du Joseph Delorme
que je dois donner à…


DANS une petite ville de province, par une après-midi de décembre, deux jeunes filles venaient de s’habiller pour le bal. C’étaient deux amies de pension, — deux contrastes ou deux harmonies : l’une avec de grands yeux noirs comme la mort et farouches comme la peur, des dents bleuâtres, un teint de bistre et des cheveux bruns blondissant en atomes d’un or pâle à la pointe, — éternel adieu du soleil de son enfance resté écrit sur ces boucles légères où la vie, déjà plus avancée, avait versé ses obscurités, — petite, flexible, gracieuse, qu’un tissu aérien et rose enveloppait : on aurait dit une guêpe dont les ailes de velours noir seraient sorties d’une feuille de rose du Bengale ; l’autre, plus grande, plus forte, splendide et vermeille comme une grenade entr’ouverte, brune aussi par la chevelure, mais dont les épaules, d’une plus lumineuse substance, dans les plis de la blanche robe qu’elle portait, ressemblaient à une touffe de lys avant l’aurore couronnant un beau vase grec, svelte, pur et tout en albâtre. Ses yeux étaient moins foncés et moins farouches que ceux de sa compagne. Une sereine lumière les noyait les faisait paraître comme deux perles dans une vague de l’océan, devenant de plus en plus cristal à mesure qu’elle meurt aux contours de quelque rivage. Depuis, l’air trop vif de la vie a terni ces perles candides, un flot plus amer les a rongés ; mais pour avoir perdu de leur syrénéenne manière de sourire ces yeux sont encore plus touchants.

Prêtes toutes les deux de trop bonne heure pour partir, elles attendaient le moment de ce bal, — la joie pleine de ces âmes jeunes et inéprouvées. Oisives et impatientes, un caprice leur fit ouvrir la fenêtre : elles ne savaient comment occuper leur loisir et calmer leur frissonnante impatience. Un jour grisâtre tombait dans la rue, sèche et grise, entre ces deux files de maisons tristes alors comme cette froide saison de l’année, aux seuils veufs et aux fenêtres closes : les unes sans les simples femmes qui aiment à travailler aux portes quand le temps est doux, les autres sans une frange de rideaux jouant dans les souffles de l’air qui sont comme l’âme de la lumière, et la courbe molle d’un cou penché, entr’aperçu parfois comme un furtif arc-en-ciel d’une seule et tendre nuance, à travers quelques chastes pots de réséda. Décembre avait enlevé à cette ville de province ces charmes d’accidents d’une vie paisible et épanouie ; il faisait désert dans la rue : peut-être une mendiante y passait-elle ; mais, quand on avait perdu son mantelet de ratine d’un blanc jauni à l’angle d’une maison où elle tournait et le bruit clair et lent de son sabot sur le pavé, il s’écoulait des heures avant que l’on entendît quelque autre bruit aussi mélancolique et que l’on distinguât un être vivant.

Elles s’accoudèrent sur le rebord en granit de la fenêtre, offrant les fleurs printanières de leur chevelure à l’air rigide, groupe d’une exquise fraîcheur dans la terne encadrure de cette fenêtre, fantaisie peinte au pastel sur du papier gris ! Un dard de froideur effleura la nudité de leurs épaules et fugitivement colora ces places qui doivent rester pâles au visage pour que les femmes conservent leur beauté marmoréenne. Qui donc les obligeait à rester ainsi, oublieuses de leurs châles délaissés ? Qui donc les retenait à cette fenêtre, insoucieuses de ces fragilités de teint que les aspérités de la saison offensaient ? Vous qui m’avez raconté ces choses, vous ne me l’avez pas dit, madame ; vous avez gardé le plus précieux dans votre âme. Vous n’avez pas voulu qu’entre l’impression et l’écorce je pusse poser un doigt curieux ; vous n’avez pas voulu que je remontasse flot à flot ces épanchements de la pensée jusqu’à leur secrète origine ; vous avez voilé, sinon éteint ses plus intimes résonances… Ou peut-être même les avez-vous oubliées, tant elles passèrent au plus profond de ce mobile je ne sais quoi qui s’appelle un cœur heureux et qui ne vous est pas resté !

Quoi qu’il en soit, elles demeurèrent à la fenêtre, comme si elles eussent pressenti l’intérêt d’un spectacle inattendu. Tout à coup, voilà qu’apparaît, chemine et serpente dans la rue étroite, un enterrement de pauvre et chétive apparence, le prêtre allant le premier, après la croix, et, suivant, quatre jeunes filles ou dames, blanches comme l’une des deux qui les regardaient de là-haut ; parées aussi comme si elles allaient à la fête ; exposées aussi, dans leurs vêtements de mousseline et leurs voiles de gaze, aux rigueurs acérées de l’atmosphère ; mais n’ayant l’air si joyeuses, ni si fières, car les fleurs qu’elles auraient pu mettre dans leurs cheveux où branlaient celles des deux autres au souffle du nord, elles en avaient couvert un cercueil.

Et cette vue prit le cœur des deux jeunes filles et le leur serra dans leurs seins transis. Elles inclinèrent la tête comme honteuses d’être lacées pour le plaisir quand une comme elles n’avait plus la taille prise que dans un linceul, et leurs têtes baissées semblaient vouloir jeter les fleurs dont elles étaient ornées sur la bière de la pauvre morte, comme un expiatoire hommage. Mais ces fleurs ne tombèrent point, hélas ! image des nos destinées, — et de la stérilité de nos chagrins.

Ce ne fut qu’un rêve et le temps d’un rêve, mais il ne faut qu’un rêve pour nous faire pleurer. Aussi les deux jeunes filles pleurèrent-elles par cette fenêtre longtemps après que dans la rue abandonnée rien ne bruissait, ne passait plus. N’est-ce pas bien là ce que vous m’avez raconté, madame, moins votre doigt (celui du milieu, je crois), que vous glissez si rêveusement le long de vos lèvres en me racontant ; moins votre regard qui s’altère et votre voix qui en baissant velouté tout ce qu’elle dit ; moins, enfin, ces ineffables charmes de votre manière donnés à ce souvenir de votre jeunesse, gâté par moi en le rappelant parce que nous sommes trop loin l’un de l’autre pour que vous puissiez recommencer de me le raconter encore, adorable poète que vous êtes et dont les mélodies, ne s’écrivent pas !

Ce que vous m’avez dit encore, madame, c’est que vous fûtes au bal le soir. Probablement c’était ce qu’avaient voulu signifier ces fleurs qui n’étaient pas tombées quand vos deux têtes s’inclinèrent comme pour les rejeter. Vous y allâtes et vous eûtes raison, madame, car vous étiez complètement parées, votre amie et vous. La tristesse, cet ange sans couronne et sans ailes, avait mis une dernière et céleste main à vos toilettes : il avait éploré ces boucles trop coquettes, alangui l’ardeur de ces poses, azuré de l’empreinte des larmes essuyées le contour de ces yeux trop riants, et déposé une pensée, comme l’œuf de quelque tendre mystère, dans le nid charmant de vos sourires. Il vous avait vêtues d’une âme. Vous n’étiez que d’innocentes jeunes filles ; vous devîntes des êtres souffrants.

Depuis… mais pourquoi parler des jours qui suivirent ?… Depuis je vous ai entendue faire ce récit avec la mélancolie qui s’attache aux joies et aux peines écoulées. En relisant ce livre d’un poète que vous aimez, à ces poésies intimes qui vous plaisent est revenue se mêler l’idée de ce récit fait par vous comme une poésie aussi intime et plus douce, comme quelque sonnet parmi ceux-ci dont le sentiment a survécu au rythme brisé, mais (comme vous le voyez, madame !) dont je n’ai pu recueillir les débris épars. Voilà pourquoi j’ai écrit ces lignes ici même, espérant que l’amour de ce livre serait l’occasion qui vous les ferait lire quelquefois, et allant jusqu’à m’imaginer que vous les lirez comme on lit ce que l’on a écrit, soi, il y a longtemps ; car, si ce n’est pas toute votre pensée, au moins est-ce un peu de votre pensée ? L’âme est souvent comme les petits enfants qui aiment mieux leur voix dans l’écho : tout de même on accueille bien sa pensée quand elle revient tout affaiblie, mais reconnaissable encore, du cœur caché dans les lointains de la vie où habite l’écho invisible !

Fragment Barbey d’Aurevilly

Jules Barbey d’Aurevilly
Fragment
La Connaissance
Petite Bibliothèque
1921
pp. 87-93

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LEA BARBEY D’AUREVILLY – 1832

Léa Barbey d’Aurevilly
Littérature Française

BARBEY D’AUREVILLY
1808 – 1889
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Œuvre de Barbey d’Aurevilly
Léa Barbey d’Aurevilly

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LÉA



UN cabriolet roulait sur la route de Neuilly. Deux jeunes hommes, en habit de voyage, en occupaient le fond, et semblaient s’abandonner au nonchaloir, d’une de ces conversations molles et mille fois brisées, imprégnées du charme de l’habitude et de l’intimité.

« Tu regrettes l’Italie, j’en suis sûr, — dit à celui qui eût paru le moins beau à la foule, mais dont la face était largement empreinte de génie et de passion, le plus frais et le plus jeune de ces deux jeunes gens.

— J’aime l’Italie, il est vrai, — répondit l’autre. — C’est là que j’ai vécu de cette vie d’artiste imaginée avec tant de bonheur avant de la connaître. Mais auprès de toi, mon ami, il n’y a pas de place pour un regret ».

Et en dessus de la barre d’acajou, les mains des deux amis se pressèrent.

« J’ai craint longtemps, — reprit le premier interlocuteur, — que la générosité de ton sacrifice ne te devînt amère. Quitter Florence, tes études, tes plaisirs, pour revenir avec moi à Neuilly, te faire le témoin des souffrances de ma pauvre sœur, et partager mes inquiétudes et celles de ma mère, n’est-ce pas là le plus triste échange ?

— En supposant qu’il y ait du mérite à éprouver un sentiment tout à fait involontaire, mon cher Amédée, tu t’exagérerais encore ce que mon amitié fait pour toi. Quand ta sœur ira mieux, ne pourrons-nous pas reprendre le chemin de cette Italie que nous venons de quitter ? Oh ! espérons que les craintes exprimées dans la lettre de ta mère n’ont aucun fondement.

— Je le saurai bientôt, — dit Amédée, et il frappa du fouet qu’il tenait à la main le cheval qui redoubla de vitesse ; — mais je n’augure rien que de sinistre du style de ma mère : croirais-tu qu’elle me parle d’un commencement d’anévrisme ».

Réginald de Beaugency et Amédée de Saint-Séverin, deux amis d’enfance, dont la position de fortune était assez indépendante pour que leurs vies pussent se trouver toujours mêlées l’une à l’autre, ne s’étaient jamais quittés. Jusqu’à vingt-cinq ans, tout leur avait été commun. Ils avaient ensemble débuté dans le monde, et là ils s’étaient confié leurs premières observations. Cependant leur intimité partait beaucoup plus du cœur que de la tête ; c’était par ce point qu’ils s’étaient touchés. Trop d’intervalle les séparait d’ailleurs.

Réginald était une de ces hautes et fécondes natures tout écumantes de spontanéité et d’avenir. Dès les premiers instants de son existence intellectuelle, Réginald avait compris l’art, et dans l’enivrement de ce pur et premier amour, il s’était juré à lui-même qu’il ne serait jamais qu’un artiste. Mais on ne commence pas par être artiste : l’homme finit par là. Quand nous sommes jeunes, à l’éclat brillant de nos rêves nous ne faisons que nous pressentir, nous deviner pour un temps lointain encore. Ce n’est que quand la passion a labouré notre cœur avec son soc de fer rougi, que nous pouvons réaliser les préoccupations qui nous avaient obsédés jusque-là. Or, il y a mille chances de mort dans la passion. Aussi peut-être serait-il vrai de dire que les hommes les plus prédestinés par leur nature à être artistes meurent avant de le devenir. Keats se brisant un vaisseau sanguin dans la poitrine était plus nativement grand poète que ce splendide lord Byron lui-même, qu’un mouvement de rage ne put pas tuer.

Cette passion qui vient toujours troubler nos contemplations avec violence s’était déjà emparée de Réginald. Elle devait le tuer plus tard, le tuer comme artiste. Cherchez son nom parmi les noms dont la société s’enquête parce que ces noms ont marqué, et vous ne l’y trouverez pas. Non. Pas même tracé en caractères indistincts au bas de quelque ébauche hâtée. Nulle part ce nom n’a été écrit, si ce n’est sur ces pages qui vous racontent son histoire et que vous oublierez bientôt. Mais alors il ignorait, l’heureux enfant d’une imagination confiante ! il ignorait qu’il deviendrait athée à sa vocation et à son avenir. Déjà la passion l’avait mille fois jeté du haut en bas de l’idéal dans la réalité, lui obscurcissant ses aperceptions les plus lumineuses, l’interrompant tout à coup dans le jet de ses créations. Douleur amère et fatale ! Tout le temps qu’il était entraîné vers les jouissances matérielles, on eût dit qu’il entrevoyait, au fond de ces frénétiques plaisirs, comme par une révélation sublime, quelque chose de grand et de divin, tant il les étreignait contre lui d’une main acharnée ; mais cette illusion finissait par du déboire, et l’intelligence revenait avec ses implacables mépris. Voilà pourquoi son front devenait chauve avant le temps, et son regard débordait d’une telle tristesse qu’il en versait jusque dans les yeux indifférents ou joyeux de qui le fixait.

Amédée n’était pas un homme fait sur le fier patron de Réginald. Il cultivait aussi les arts, mais ils n’étaient pour lui qu’une fantaisie, un caprice, ce que sont les femmes pour tant d’hommes qui osent parler d’amour à leurs pieds. On ne voyait point, sur son front serein et ouvert, à travers la fatigue des organes, les vestiges de cette lutte cruelle entre la passion et la pensée, la gloire ou la mort de l’artiste, qui l’anéantit encore à l’état d’homme ou le transfigure tout vivant.

Amédée et Réginald venaient de passer trois ans en Italie. Un soir de juin parfumé et chaud, ils avaient causé longuement, sur la route de Neuilly à Paris, avec une femme d’un âge mûr, à l’air imposant quoique bon, qui tenait par la main une enfant de treize ans à peine, jolie petite fille à tête nue et aux longs cheveux blonds et suaves jusqu’à paraître nuancés d’un duvet comme celui des fleurs, et, qui, mollement, bouclaient sur une pèlerine de velours noir.

L’enfant reçut deux baisers sur le front, et les deux amis montant, avec cette frémissante rapidité du départ quand on a le cœur plein, dans l’aérien tilbury qui les attendait, volèrent vers Paris, laissant derrière eux un nuage de poussière qui s’évanouit, déchiré par le vent avec plus d’un adieu !

Cette femme était Mme de Saint-Séverin, et cette enfant sa fille, la sœur d’Amédée, malade à présent, et dont la maladie rappelait Amédée en France…

… Alors ils atteignaient cet endroit de la route d’où l’on apercevait la maison blanche, et ceinte de la vigne aux bras d’amoureuse, que Mme de Saint-Séverin habitait du côté gauche extérieur de Neuilly. Cet endroit où, trois ans auparavant, eux, attendris, mais heureux, mais confiants, mais fous de mille espoirs sans noms et de jeunesse, ils avaient laissé pour un temps indéfini la femme qui ne devait plus veiller que de loin sur ceux qu’elle avait soignés avec amour depuis leur enfance, car Réginald, ayant perdu ses parents peu de temps après sa naissance, avait partagé avec Amédée la tendresse de Mme de Saint-Séverin, et rien ne l’avait averti qu’une mère lui eût jamais manqué.

A cet endroit rien n’avait changé. Par une coïncidence du hasard, l’heure était la même que celle où ils étaient partis ; et, comme il y a des journées que nous portons éternellement dans nos poitrines avec leurs plus petits accidents : un son de piano, un timbre de pendule, un nuage à l’horizon là-bas et le soir, ils se rappelèrent qu’il y avait trois ans le soleil se couchait ainsi, et que les teintes étaient les mêmes sur la courbe effacée des lointains. Seulement, au lieu d’une enfant et d’une femme sur la route, une femme isolée attendait.

« C’est vous, ma mère ! — s’écria Amédée, et en une seconde Mme de Saint-Séverin fut couverte des caresses de son fils et de Réginald. — Comment va Léa, ma mère ? Où est-elle ? — Léa est toujours extrêmement souffrante, mon ami, répondit Mme de Saint-Séverin. Et l’expression perdue d’une joie instantanée permit de juger combien ses traits étaient flétris par un chagrin adurent ; elle était affreusement vieillie. La douleur est plus impitoyable que le temps : elle a des secrets pour vous briser mieux ; elle vous courbe encore que le temps vous donnerait le coup de grâce. Les rides qu’elle vous creuse au front sont profondes comme des cicatrices, et pourtant, ô mon Dieu ! ce n’est pas là que sont les blessures.

« Je n’ai pas voulu, — ajouta Mme de Saint-Séverin, — que Léa vînt au-devant de vous, je craignais pour elle la fatigue et encore plus l’émotion ; je l’ai prévenue que tu arrivais ce soir, cher Amédée, et cela vaut mieux. Dans son état, disent les médecins, l’émotion lui serait si funeste qu’il me faut craindre de donner du bonheur à ma fille sous peine de la tuer ». Et en prononçant ces derniers mots, cette voix pleine de douceur contractait une dureté amère, ce regard touchant alla donner contre le ciel comme une tête de désespéré contre un mur. Le reproche était presque impie. Âme religieuse, toute d’amour et de dévouement, avait-elle immensément souffert, cette pauvre femme, pour sentir ainsi, comme un homme, le soudain regret qui nous prend tant de fois dans la vie de ne pouvoir poignarder Dieu.

Amédée baissa la tête ; la physionomie de sa mère venait de lui en apprendre plus que tous les pressentiments qu’il tremblait de voir justifier.

Cependant, et peut-être pour ménager son fils (il paraît que les mères ont de ces courages), Mme de Saint-Séverin reprit son calme habituel. Bientôt ces trois personnes s’avancèrent vers la maison blanche, dans la direction du jardin qui s’étendait en face, tandis que le cabriolet, sous la conduite du jockey de Réginald, y accédait du côté opposé au jardin.

Léa était venue jusqu’à la barrière extérieure. Si Mme de Saint-Sévenin n’avait pas dit à Amédée : « Voilà ta sœur », il ne l’aurait pas reconnue tant elle était changée et grandie. Léa se jeta au cou de son frère avec l’abandon d’un sentiment qui paraissait ne pas s’épandre souvent, avec ce laisser-aller d’adolescente dont toute l’âme devrait être une caresse. Mais Mme de Saint-Sévenin, redoutant que cette joie ne fût trop vive, y coupa court en présentant à sa fille celui qu’elle appelait son second fils. Léa sourit à cette mâle figure qu’elle avait toujours aperçue réfléchie dans ses souvenirs à côté de celle de son frère, et Réginald, dont le cœur s’était ouvert à ces détails de famille, que la position de Léa rendait encore plus attendrissants, fut sur le point de la prendre dans ses bras et de l’y serrer comme on y serre une sœur ; mais son regard saisit tout à coup sur le visage de Mme de Saint-Sévigné tout ce qu’il y a de plus chaste, de plus éthéré, de plus sensitif dans la délicatesse d’une femme, confondu avec ce qu’il y a de plus intime dans une souffrance de mère, et il retint son mouvement. Il venait de comprendre pour la première fois que l’amitié est aussi une trompeuse, et que, même chez cette femme qui l’appelait son fils, il n’était, hélas ! qu’un étranger.

J’ai dit que Léa était changée et grandie ; ce n’était plus la petite fille à la pèlerine de velours noir dont le teint se rosait impétueusement au moindre trouble jusque dans la racine des cheveux et des cils, sans que cette vaporeuse nuance, semblable à celle que, les soirs d’automne, on voit parfois au rebord d’une blanche nuée, se fonçât jamais plus à un endroit qu’à un autre de son visage. Nuance fugitive, mais inaltérée, qui ne se perdait jamais en dégradations insensibles à l’endroit où la robe joint le cou avec mystère, et faisait présumer que tout le corps se colorait timidement ainsi, et promettait aux ardeurs d’un amant des voluptés divines. Ces ravissantes rougeurs s’étaient exhalées et, suivant la loi incompréhensible de tout ce qui est beau sur la terre, exhalées pour ne plus revenir ! La maladie de Léa, en se développant, semblait avoir absorbé tout le sang de ses veines dans la région du cœur, et lui avait laissé une pâleur ingrate à travers laquelle l’émotion ne pouvait se faire jour. Ce n’était pas une pâleur ordinaire, mais une pâleur profonde comme celle d’un marbre : profonde, car le ciseau a beau s’enfoncer dans ce marbre qu’il déchire, il trouve toujours cette mate blancheur ! Ainsi, à la voir, cette inanimée jeune fille, vous auriez dit que sa pâleur n’était pas seulement à la surface, mais empreinte dans l’intérieur des chairs.

Les deux amis furent d’autant plus frappés du changement qui s’était opéré en Léa en leur absence, qu’ils se souvenaient davantage de ce qu’elle était quand ils l’avaient quittée. Elle n’avait pas même conservé ses cheveux débouclés sur le cou et lissés sur ses tempes virginales, délicieuse coiffure qui jette je ne sais quel reflet de mélancolie autour d’une rieuse tête d’enfant. Elle les portait alors relevés sous un peigne comme toutes les femmes.

Réginald surtout, Réginald, qui sentait et observait en artiste, contemplait avec un intérêt immense de pitié cette fille de seize ans qu’un mal indomptable avait flétrie, qu’une douleur physique emportait au néant avec sa beauté ravagée avant qu’elle sût que ce qui bouillonnait dans son cœur pût être autre chose que du sang. Il était humilié comme artiste. Jamais la beauté d’une femme, quelque resplendissante qu’elle fût, n’avait parlé un plus inspirant langage à son imagination que cette forme altérée et qui bientôt serait détruite. Involontairement, il se demandait s’il y a donc plus de poésie dans l’horrible travail de la mort que dans le déploiement riche et varié de l’existence ? La maladie de Léa était de celles dont les progrès sont à peine perceptibles. Tout ce que l’homme en sait, de cette terrible maladie, c’est qu’elle est mortelle ; mais il ne lui est guère possible de l’étudier dans ses développements et de prédire le moment où, comme irritée de la résistance de l’organisation, elle achèvera de la briser. Mme de Saint-Séverin n’entretenait plus, depuis longtemps, ces illusions qui, comme des femmes perfides, nous mettent leurs douces mains de soie sur les yeux pour nous cacher la réalité. Elle savait que l’état de sa fille était sans ressource, qu’un peu plus tôt ou un peu plus tard Léa n’achèverait pas sa jeunesse, et que ce moment d’angoisse et de larmes ne se ferait plus beaucoup attendre. Telle était la pensée qui lui mangeait vives les fibres du cœur, et qu’elle cachait sous d’angéliques sourires et sous une confiance si sereine que Léa, parfois dupe de ce calme sublime, sentait moins cruellement sa souffrance et croyait à un mieux prochain.

Réginald, en vivant chez Mme de Saint-Séverin, comprit avec quelle anxiété d’amour était surveillée cette vie tremblante, et qui pouvait se rompre comme un fil délié au moindre souffle. Il fut le témoin de ces mille précautions employées pour préserver de chocs trop violents, de touchers trop rudes, ce cristal fêlé, ce cœur qui, en se dilatant, aurait fait éclater sa frêle enveloppe. Hélas ! ce cœur, au moral tout comme au physique, ne battait que sous une plaque de plomb. Léa ne lisait aucun livre. A cette heure où l’imagination d’une jeune fille commence à passionner son regard d’insolites rêveries et à faire étinceler autre chose que deux gouttes de lumière dans les étoiles bleues de ses yeux, Léa ne connaissait pas un poète. Élevée solitairement à la campagne, elle n’avait senti au sortir de l’enfance que la douleur qui commença sa maladie et qui la fixa auprès de sa mère au moment où elle allait s’en séparer pour entrer dans un des meilleurs pensionnats de Paris. Cette retraite et cette inculture avaient nui autant au côté sensible de Léa qu’à son côté intellectuel. De peur que la sensibilité de sa fille ne fût trop ébranlée par ces premiers épanchements dans lesquels on se soulage de ces larmes oppressantes qui viennent on ne sait pas d’où…, et que toute femme qui fut jeune eut besoin de verser la tête sur l’épaule d’une autre femme pleurant aussi et bien-aimée, ou toute seule, le front dans ses mains, Mme de Saint-Séverin se priva du plus grand bonheur pour une mère, de la seule félicité humaine que la vertu n’ait pas condamnée. Dans ses relations avec sa fille, elle empêcha toujours l’effusion de naître. Miraculeux héroïsme, sacrifice de l’amour par l’amour ! Où cette femme, cet être fragile, puisait-elle tant de force pour plier à sa volonté les sentiments les plus vivaces de sa nature, si ce n’est dans l’idée qu’en sy laissant entraîner elle pouvait provoquer une de ces palpitations torturantes dans lesquelles sa Léa pouvait perdre connaissance et mourir.

Ainsi Léa n’avait été modifiée ni par ces idées qui élèvent et fécondent les nôtres, ni par ces sentiments auxquels nos sentiments s’entremêlent. Tout ce qu’il y avait de poésie au fond de cette âme devait donc périr à l’état de germe, engloutie, abîmée, perdue dans les profondeurs d’une conscience sans écho. Que si quelquefois une tristesse, un retentissement intérieur, une ondulation rapide passaient sur cette âme isolée dans la création et venaient expirer dans un sourire sur ses lèvres pâles, c’était un point intangible dans la durée, ce n’était ni un désir ni un regret : pour un regret ne faut-il pas connaître, et pour un désir, au moins soupçonner ? C’était quelque chose de mystérieux, de vague et pourtant d’immense, semblable au sentiment de l’infini, comme nous croyons l’avoir éprouvé à une époque de notre vie avant de savoir que ce sentiment se nommât ainsi. Manquent les mots pour parler de cet état de l’âme. On l’imagine sans pouvoir le peindre : l’imagination est la seule faculté qui ne trouve pas sur son chemin la borne de l’incompréhensible. N’y a-t-il pas pour elle un Dieu ? Une couleur de plus dans le prisme ? Des amours purs et éternels ?

Cet état de l’âme fut pour Réginald un mystère… un problème… un rêve. Il aurait si bien voulu le pénétrer. Efforts inouïs et perdus ! Ce désir l’arrachait de son travail dès le matin. Quand, par la persienne entr’ouverte, il apercevait Léa cueillant des fleurs au jardin et les disposant dans les vases de porcelaine de la terrasse, il quittait son chevalet et sa toile et courait auprès de la jeune fille lui parler de sa souffrance, puis du soleil qui luisait dans sa chevelure blonde, du bleu du ciel, de la fraîcheur de l’air. Puis il revenait encore à sa souffrance pour lui demander si toute nature bonne et souriante ne lui causait pas quelque bien, et il cherchait dans ses réponses un mot, un pauvre accent qui lui révélât une des faces encore obscures de cette vie étrange et étouffée. Mais rien dans sa voix, faussée par la douleur et rendue plus touchante, rien dans ses regards languissants de fatigue et d’insomnie, rien sur cet ovale qui avait déjà perdu de sa perfection et de sa grâce, que l’indolent sourire de la bienveillance. Oh ! c’était un jeu cruel que ces déceptions inattendues et renaissantes, c’était un découragement à navrer ! Tous les jours s’écoulaient aussi mornes, aussi ternes pour la jeune fille. Un cercle plus large et plus noir autour de ses yeux, une taille plus abandonnée, une démarche plus traînante : voilà quelles étaient pour Léa les seules différences qu’à la veille apportait le lendemain.

Mais Réginald ne se rebuta pas. Lui qui regrettait disait-il, ces moments perdus auprès des femmes, moment trop nombreux dans sa vie, et qui, de leur bonheur rapide, n’avaient point racheté la moindre des peines dont ce bonheur dérisoire est empoisonné toujours, consumait misérablement son temps auprès d’une enfant malade, ignorante, silencieuse, timide, l’opposé de ces Italiennes qu’il avait aimées, si pleines de pensées et de vie, dont l’amour de la lave est, dit-on, un Styx qui rend invulnérable à toutes les voluptés molles et tièdes trouvées dans d’autres bras que les leurs. La passion, qui commence par faire de nous des enfants et des imbéciles, persuadait à Réginald qu’il n’avait que de la pitié pour Léa. De la pitié ! C’est une plainte stérile qu’on aumône, un serrement de main quand le mal n’est pas contagieux, au plus l’eau d’une larme, et puis on rit ! et puis on oublie ! Voilà toute la pitié. Dans nos cœurs égoïstes et froids, elle n’a pas d’autres caractères, et les hommes, qui ravalent le ciel au profit de leur orgueil, prétendent que la pitié est céleste !

Réginald s’abusait en prenant le sentiment que lui inspirait Léa pour une si chétive sympathie, mais il ne s’abusa pas bien longtemps. Son passé était là avec ses poignants souvenirs. Il reconnut cet amour qui avait séché sur pied, étiolées et noircies, les plus belles fleurs de sa jeunesse, ce simoun qui ravage nos vies plus d’une fois et qui en tourmente longtemps encore le sable aride, quand il n’y a plus que du sable à en soulever.

Qui ne sait pas que tous nos amours sont de la démence ? que tous nous laissent à la bouche la cuisante absinthe de la duperie ? et l’expérience ne l’avait-elle pas appris à Réginald ? Eh bien, de tous ces amours passés et de tous ces amours possibles, le plus insensé était encore ce dernier. Qu’espérait-il en le nourrissant ? Dans six mois cette jeune fille serait portée au cimetière. D’ailleurs y avait-il en elle des facultés aimantes ? Saurait-elle jamais ce que c’est que l’amour ? Ce que ce mot-là signifie, alors que tant de femmes restent hébétées devant ce sentiment qu’elles font naître ? Angles de marbre et d’acier que toutes ces questions, contre lesquelles Réginald se battait le front avec fureur. Mais son amour s’en augmentait encore. Toujours l’amour grandit et s’enflamme en raison de son absurdité,

Quel contresens dans ses idées d’artiste ! « Ah ! si du moins elle était belle — se répétait-il quand il ne la voyait pas, — je m’expliquerais mieux cet amour ; mais qu’y a-t-il de beau dans des yeux inexpressifs, des traits amaigris, des formes qui s’épanouissent ». Et, se reprenant tout à coup : « Mais si ! si ! ma Léa, tu es belle, tu es la plus belle des créatures ! Je ne te donnerais pas, toi, tes yeux battus, ta pâleur, ton corps malade, je ne te donnerais pas pour la beauté des anges dans le ciel ».

Et ces yeux battus, cette pâleur, ce corps malade, il les étreignait dans tous ses rêves des enlacements de sa pensée frénétique et sensuelle ; il mettait une âme dans ce corps défaillant, de la vie à flots dans ces yeux fixés sur les siens ! Il la créait passionnée, fougueuse, ses blanches lèvres écarlates sous ses baisers ! Et cependant c’était toujours Léa faible, malade, agonisante, à qui les lèvres redevenaient blanches quoiqu’elles brûlassent encore, dont le cœur soulevait la poitrine sous des bonds si terribles qu’il semblait battre dans sa gorge, mais qui disait : « Oh ! si c’est ton amour qui me tue, que je suis heureuse de mourir ! » Et puis il la pleurait comme morte, et non pas de la mort de tout à l’heure que, dans l’égoïsme féroce de son amour, il désirait parfois avec rage, mais de celle dont elle mourrait sans doute… un jour… bientôt… ignorant que l’on pût mourir autrement que d’un anévrisme, et que l’on pût souffrir davantage pour mourir, ne regrettant rien des biens inconnus de la terre, et n’envoyant pas la plus belle boucle de ses cheveux blonds à quelque amie d’enfance, mariée bien loin… car elle n’en avait pas.

Un jour Léa était assise dans l’embrase d’une des fenêtres du salon. La lumière bleue et sereine découlait sur son cou penché. Léa était occupée à broder un voile pour sa mère. Réginald, non loin d’elle, tenait un livre par contenance. Ils étaient seuls. — Pour la première fois depuis une heure, il ne la regardait pas ; il s’était perdu dans quelque ardente rêverie, et cette rêverie, c’était elle encore, c’était comme s’il l’eût regardée.

« Comme vous êtes pâle depuis quelques jours, — lui dit-elle en relevant la tête ; — vous l’êtes presque autant que moi. Réginald, est-ce que vous souffrez ?

— Oui, je souffre, — répondit-il. Car il ne pouvait supporter cette familiarité douce avec cette femme qu’il aimait à en perdre la raison et sous laquelle son amour se sentait à l’étroit.

— Oui, je souffre, et non pas depuis quelques jours, mais depuis plus longtemps, et des douleurs cruelles.

— Où donc ?

— Ici. — Et du doigt il indiqua son cœur.

— Comme moi, — reprit-elle, étonnée. — Mais pourtant ce n’est pas contagieux, — ajouta-t-elle en souriant d’un air triste.

— Non, pas comme vous, Léa, non, pas comme vous. Oh ! il y a une différence entre vos douleurs et les miennes. Par pitié pour vous, je me garderais d’échanger ».

Léa avait laissé tomber sur ses genoux les petites mains qui soutenaient sa broderie. Elle secoua la tête lentement, à en faire onduler les boucles transparentes, avec un air incrédule. La douleur a aussi sa vanité.

« Pourquoi donc ne vous étiez-vous pas plaint encore ?

— A quoi bon, Léa ? Se plaindre, est-ce guérir ? Et puis se plaindre pour ne pas même être compris ?

— Ah ! ce n’est pas moi toujours qui ne comprendrais pas quand vous diriez que vous souffrez ! »

Et la voix qui dit ceci était ébranlée. Il y avait presque du reproche, de l’âme dans son accent. On s’y serait volontiers mépris.

« Est-ce vrai, Léa ? — s’écria Réginald avec l’entraînement d’une joie folle. Oh ! alors je me plaindrai à vous !

— Oh ! oui, allez ! vous pouvez vous plaindre en toute confiance, car je sais ce que c’est que souffrir… — Et après une seconde de silence, le voyant tremblant et les traits altérés d’émotion : — Voulez-vous que je vous mette quelques gouttes de fleur d’oranger sur du sucre ? »

C’était plus déchirant qu’une ironie ; c’était sérieux et candide. Cette femme n’avait qu’un organisme.

Réginald se frappa le front de son poing fermé. Léa regardait cette face d’homme bouleversée par une passion furibonde… Elle la regardait comme les étoiles regardent… Il y avait entre ces deux êtres, placés à deux pieds l’un de l’autre dans l’espace et dans le temps, un abominable contraste, une incorrigible dissonance, qui séparait à toujours leurs destinées. Vous l’eussiez deviné rien qu’à les voir dans cette étroite embrasure, elle plus blanche que la moire blanche des rideaux qui tombait en plis derrière sa tête, calme comme un ciel qu’on maudit, et lui n’en pouvant plus de désespoir, reprenant, avec la rage d’un damné et l’orgueil humilié d’un homme qui a perdu la foi en sa puissance d’amour, le sentiment qu’il vient de trahir, puisque ce sentiment elle n’en veut pas, elle n’en saurait vouloir, que c’est le jeter au vent comme de la poussière que de le répandre aux pieds de cette femme, innocemment cruelle, qui ne sait pas ce qu’elle repousse et qui doit l’ignorer toujours !

Le mot d’amour n’avait pas été prononcé ; probablement, il allait l’être… Probablement Réginald n’aurait pas résisté à faire un aveu, à essayer, par un dernier effort, s’il ne découvrirait pas un sentiment qui retentît faiblement au sien, quand Mme de Saint-Séverin entra tout à coup dans le salon. — Sa figure prit l’expression du mécontentement en apercevant Réginald et Léa, tous deux seuls.

« Maman, Réginald est souffrant, — dit Léa ; — gronde-le donc un peu de ne pas s’être plaint ».

Mme de Saint-Séverin interrogea Réginald sur sa souffrance avec un regard si pénétrant qu’il balbutia quelques réponses assez incohérentes. Il lui sembla qu’il n’y avait plus rien de bienveillant dans l’accent inquiet de cette femme qu’il avait toujours connue affectueuse et bonne.

« J’ai besoin d’être seule avec Réginald, — dit-elle à sa fille. — Ma Léa, descends sur la terrasse ».

L’adolescente obéit, muette et non pas contrariée. La contrariété n’est que le premier degré de la douleur ; mais pour l’éprouver, encore faut-il avoir une ombre d’intérêt dans la vie.

« Oui, Réginald, j’ai à vous parler, — reprit Mme de Saint-Séverin quand Léa fut sortie. Et il y avait une espèce de solennité dans ces paroles. Elle se plaça devant l’artiste, et, lui attachant son regard au front : — Réginald, — continua-t-elle après une pause, et sa voix tremblait à en faire mal. — Réginald, vous aimez Léa. »

Pourquoi haïssons-nous de dévoiler le fond de nos cœurs ? Pourquoi dissimulons-nous une magnifique passion, un amour sublime, comme si c’était un forfait ? Une pensée, un instinct, rapide comme l’éclair, sillonna l’esprit de Réginald : ce fut de nier son malheureux et fol amour. Mais, il l’avait dit à Léa, il souffrait depuis si longtemps, et quand le cœur est gros de larmes, elles montent si promptement aux paupières qu’il est impossible à un pauvre être humain de les empêcher de couler. — Il se cacha la figure dans les deux mains.

Mais elle lui prit ces mains qu’il pressait avec force contre son visage en pleurs, et les écartant de ce front, que des sanglots dévorés avaient teint d’une rougeur subite :

« Oui, vous l’aimez, malheureux, — ajouta-t-elle ; — vous n’avez pas besoin de répondre, c’est écrit dans ces larmes que voilà ! Ah ! je ne vous ferai point de reproches ; vous n’êtes qu’à plaindre, mon ami. Mais vous qui avez vécu dans le monde, vous qui avez connu mille femmes plus séduisantes que Léa, qu’une pauvre fille qui se meurt, comment se peut-il que vous l’aimiez !

— Je ne sais pas, Madame, je ne sais, — répondit-il avec une voix entrecoupée ; — c’est un incompréhensible délire.

— Et qu’espérez-vous de cet amour ? Croyez-vous le lui faire partager ? Le lui faire partager, grand Dieu ! Vous voulez donc tuer ma fille ? Oh ! Réginald, cela ne sera pas, cela ne sera jamais ! Savez-vous qu’il ne faudrait qu’un mot, qu’une émotion, pour éveiller cette âme qui sommeille, et qu’à force de soins, et quels soins ! comme ils m’ont coûté ! j’ai tenue endormie afin qu’elle ne mît pas en pièces une vie si fragile ? Et vous voudriez le dire, ce mot cruel ? Vous voudriez la causer, cette émotion ? Vous voudriez être le bourreau ?… Je ne dis pas le mien ! Qu’est-ce que cela fait d’être le bourreau de sa mère de choix, d’une pauvre vieille femme comme moi, mais le sien, le bourreau de Léa ! vous ! vous ! qui l’aimez… ! O ma Léa, il te tuerait ! » — Et ses pleurs commencèrent à ruisseler aussi. Il y a dans l’amour une contagion si rapide. Et les yeux de Réginald éclatèrent de flammes rouges dans leurs prunelles noires en entendant que Léa pourrait l’aimer un jour. Mme de Saint-Séverin frissonna de cet épouvantable espoir.

« Grâce ! grâce ! Réginald, — cria-t-elle, — je vous ai aimé comme un fils, oh ! promettez-moi que jamais vous ne parlerez à Léa de votre amour. C’est la destinée qui a fait tout le mal, avec quelle joie je vous eusse donné ma fille ! Comme j’eusse été heureuse de vous voir devenir une seconde fois le frère d’Amédée ! Mais lui faire partager votre amour, c’est la tuer ! Elle ne résisterait pas à ces mouvements intérieurs qui épuisent les plus forts. Comment voulez-vous qu’elle y résiste ? Vous, jeune homme, vous, en pleine possession de l’existence, ne sentez-vous pas qu’une passion, un amour, attaque la vie jusque dans ses sources ? Et c’est dans un corps presque détruit que vous voudriez l’allumer ! Et moi, je me serais mise au supplice, j’aurais tremblé de voir Léa me donner une de ces affections dont le cœur maternel a tant soif, pour la conserver plus longtemps près de moi qui l’aime en silence, et ces efforts affreux seraient perdus ! et j’aurais des remords de mon passé et pas d’avenir ?… Ah ! mon ami, promettez-moi… Tiens, va-t-en plutôt, Réginald, va-t-en à Paris, dans ton Italie, où tu voudras. Je te chasse de ma maison ; laisse-moi Léa, ne me prends pas ma fille ! Oh ! ne pleure pas : tu me désoles ; ne t’en va pas. Non ! reste…. Reste près de moi : ne suis-je pas ta mère ? Ta mère aussi, qui t’aime cent fois plus depuis que tu aimes sa fille, mais qui craint cet amour funeste et qui te demande à genoux d’avoir pitié de toutes deux ! »

Et c’était faux ! Elle n’était pas à genoux ; elle s’était jetée à Réginald tout entière, et de ses deux bras elle lui serrait la tête contre son sein avec une ineffable ardeur de prière. Rien n’était plus beau comme cette femme en transes et en accès de pleurs, demandant la vie de sa fille à un homme qui l’aimait plus qu’elle, et le suppliant comme s’il avait été un Dieu, — que dis-je ! comme s’il avait été un pervers. Réginald fut subjugué par toute cette tendresse qui l’enveloppait, qui criait après lui aux abois. Il promit de tout taire à Léa. Il voulut, enthousiaste comme on est quand on aime, dresser un sacrifice à côté de ceux qu’avait faits cette femme à l’existence de sa fille ; comparer de ces deux cœurs, du sien ou de celui d’une mère, lequel serait le plus saignant, le plus brisé, lequel l’emporterait des deux martyres. Hélas ! s’il ne devenait pas un parjure, à coup sûr, ce devait être le sien !

Non, rien n’est comparable à cette angoisse ! Être près de la femme qu’on aime, la voir, l’entendre, se mêler à tous les détails de ses journées, se promener avec elle, le matin, quand, à travers ses vêtements légers on est enivré de je ne sais quel parfum d’une nuit passée ; le soir, quand l’air est plein de tiédeurs alanguissantes, et qu’elle vous dit : « Oh ! n’est-ce pas qu’il fait bien chaud ce soir ! » en étendant les bras et en se balançant sur sa taille cambrée et sur la pointe des pieds comme si elle allait tomber en arrière sur un canapé ou sur vos genoux ; s’asseoir près d’elle, à la même place qu’elle, où elle laissa l’impression de son corps divin qui brûle ; et être là, à ses côtés, à toute heure, toujours, et dévorer ces *je t’aime !* furibonds qui viennent à la bouche, et se taire, et paraître froid, et répondre, quand elle vous interroge, *oui* et *non*, comme répondent les autres, et rire avec elle d’une plaisanterie quand le cœur bout des larmes qu’on le force à contenir ; et puis, si elle se penche vers vous, si elle vous frôle le visage avec son haleine, ne pouvoir l’attirer, ainsi penchée, l’absorber, ce souffle, comme une flamme et comme une rosée, jusqu’au fond de la poitrine, dans un de ces baisers affolants, ardents et humides, qui se donnent bouches entr’ouvertes, et qui dureraient des heures s’il était permis de les donner ! Et quand elle s’éloigne, quand elle tourne la tête, retenir cette prière de condamné qui demande la vie : « Oh ! reste encore comme tu étais ! » Dites, n’est-ce pas là de la douleur, inscrutable tant elle est profonde, à qui ne l’a pas éprouvée ! une douleur à faire honte à celles de l’enfer, car en enfer on ne trahit plus, et ici c’est du bonheur, le bonheur de voir celle qu’on aime, qui se retourne contre vous !

Voilà ce que souffrit Réginald. D’abord il domina sa douleur. La volonté a beau jeu dans les premiers moments qu’elle s’exerce. Mais la douleur ressemble à ces joueurs habiles qui laissent gagner la première partie pour mieux triompher ensuite d’un adversaire rendu plus confiant. Les jours, les mois se passèrent. D’abord l’exaltation d’une résolution généreuse s’éteignit dans Réginald. Il n’était plus soutenu que par la reconnaissance qu’il devait à Mme de Saint-Séverin. — Bientôt il eut besoin de se dire qu’elle avait le droit de le chasser de chez elle s’il ne tenait pas les serments qu’il lui avait faits. Ainsi les retranchements allaient bientôt lui manquer contre la douleur. De plus, en contenant sa passion, il l’avait irritée davantage : « Je suis malade », répondait-il souvent à Amédée, qui l’interrogeait avec une tendre anxiété, et qui croyait que l’éloignement de l’Italie et l’ennui d’un genre de vie si opposé à toutes ses habitudes d’une date moins récente étaient la cause de sa tristesse. « Si je lui disais ce que j’ai, — pensait-il, — soit pour sa sœur, soit pour moi, il me tourmenterait de partir ». Ainsi la confiance de l’amitié ne lui était plus bonne à rien, c’est-à-dire l’amitié elle-même. Ce n’est pas un des moindres sacrilèges d’un amour de femme que de nous flétrir nos plus fraîches amitiés sans miséricorde, et de nous faire rire de mépris sur nous-mêmes quand nous songeons que si peu nous avait suffi pour être heureux.

Depuis le jour où Léa avait été témoin du désespoir de Réginald, que s’était-il passé en elle ? Son air était moins vague qu’à l’ordinaire, et dans ses paupières, plus souvent abaissées, on aurait cru du recueillement ; car on baisse les yeux quand on regarde en soi : est-ce pour mieux voir ou bien parce que l’on a vu ? Une intuition de femme lui aurait-elle révélé ce que Réginald n’avait trahi qu’à moitié ? Dans l’obscurité de son âme, aurait-elle trouvé une seule de ses impressions ignées qui s’étendent d’abord d’un point imperceptible à l’être humain tout entier ? Elle n’avait plus ces yeux singuliers dont il n’y avait de doux que la teinte et qui semblaient manquer d’un point visuel, tant, hélas ! l’expression en était absente. Maintenant ils étaient plus pensifs, quoique bien faiblement encore, d’une pensée molle et indécise qui rasait le bleu sans rayons des prunelles pour s’évanouir après. — O vous, femme qui lirez ceci, vous dont le cœur diffère tellement du nôtre que nous ne savons pas avec quoi ce cœur a été fait, dites, croyez-vous qu’alors Léa eût soupçonné l’amour ?

Cependant l’état de cette enfant empirait ; le mal faisait des progrès rapides. Elle se sentait tous les jours plus faible que la veille, et ne quittait presque plus sa chaise longue, si ce n’est le soir, lorsqu’elle se traînait jusque sur un des bancs de la terrasse pour voir se coucher le soleil. Était-ce un instinct de mourant ou une admiration secrète qui lui faisait demander à sa mère de venir là chaque soir ? On l’ignore. Jamais elle ne dit à Réginald, en face de ce coucher de soleil qui a l’air d’un mort : « Que cela est triste ! » car elle savait plus triste : c’était elle mourant aussi, mais sans avoir eu de rayons autour de la tête, astre charmant éteint bien des heures avant l’heure du soir ! Et lui, l’artiste, le contemplateur idolâtre de la nature, ne lui dit pas plus : « Que cela est beau ! » car il savait plus beau, comme elle savait plus triste, et c’était elle encore ! Elle, millier de perceptions mystérieuses pour les autres, et lumineuses pour lui, que l’amour versait à plein dans son intelligence, comme les molécules transparentes d’un jour d’Italie dans un regard ; elle enfin, que les autres, qui ne l’aimaient pas, auraient pensé peut-être à plaindre, mais jamais à admirer !

La belle saison était avancée, et Mme de Saint-Séverin, désolée, demandait à Dieu dans ses prières que sa fille ne finît pas plus vite que l’été. Qu’il faut de désespoir pour qu’une mère ne demande plus davantage ! Oh ! qu’il faut de désespoir pour qu’une femme ne croie plus à la possibilité d’un miracle en faveur de l’être qu’elle chérit. Le dernier soir que Léa vint à la terrasse, Mme de Saint-Séverin aurait bien dit : « Elle ne reviendra pas s’asseoir ici », tant elle voyait clair dans l’état de sa fille. Des pressentiments ne trompent pas quand on aime ; mais ce n’étaient plus des pressentiments qu’avait Mme de Saint-Séverin, c’était la science du médecin habile qui verrait à travers le corps la maladie, et qui assignerait à heure fixe le moment où il entrerait en dissolution. Une connaissance, une infaillibilité que le savoir humain ne donne pas, le sentiment la lui avait acquise. Ah ! ne dites point que la nature n’est pas cruelle, qu’elle a couvert l’instant de la mort d’une incertitude compatissante : cela n’est pas vrai toujours pour celui qui meurt, et cela ne l’est jamais pour celui qui regarde mourir !

Réginald aussi ne s’illusionnait pas. Il se disait que la vierge de son amour rendrait bientôt son corps à la terre et son âme aux éléments : bouton de rose indéplié et flétri sous l’épais tissu de feuilles séchées sans un ouragan que l’on pût accuser ; fleur inutile que personne n’avait respirée ; avorton de fleur sous l’enveloppe fanée de laquelle l’haleine la plus avide, le souffle le plus brûlant, n’eût rien trouvé peut-être à aspirer. Et son amour se renforçait de cette accablante certitude et d’un doute aussi amèrement décevant. Il semblait que toute cette vie qui abandonnait Léa se coulât dans son sein par vagues débordantes et multipliât la sienne. Moquerie diabolique de la destinée ! On se sent du souffle pour deux, on sent, en mettant la main sur sa poitrine, que si cette maudite poitrine pouvait s’ouvrir on aurait du souffle à donner à des millions de créatures, et il faut tout garder pour soi !

Un jour que Léa était couchée sur le banc de la terrasse, Réginald se trouva placé à côté d’elle ; il y restait silencieux sous le poids écrasant de ses pensées, écoutant dans son cœur cette vie intérieure qui ne fait pas de bruit tant elle est profonde, ces tempêtes sourdes qui bouleversent et qui n’ont pas même un murmure. Il n’entendait point les paroles qu’échangeaient Mme de Saint-Séverin et Amédée, assis plus loin, et dont les doigts crispés arrachaient alors les feuilles d’un oranger avec le mouvement âpre d’un homme qui dissimule sa souffrance. Leur conversation était insignifiante ; entrecoupée de silences fréquents et longs, elle roulait sur quelques chétifs accidents de la soirée comme la douceur du temps ou le tintement d’une cloche au fond du paysage. Nous tous qui avons vécu, nous les avons prononcées, ces paroles qui n’expriment rien, avec des voix altérées, pour voiler nos inquiétudes et nos peines à qui les causait. La soirée s’avançait ainsi. Déjà la frange cramoisie qui bordait le ciel à l’horizon était toute rongée, et le vent apportait, par bouffées, ces trésors de parfums cachés dans le sein des fleurs et qui y ont été déposés pour faire oublier, pendant la nuit, aux hommes, la perte du jour. Le banc occupé par Léa, Réginald et Mme de Saint-Séverin, était entouré et surmonté de beaux jasmins. Léa aimait à plonger sa tête dans l’épaisseur de leurs branches souples et verdoyantes ; c’était comme un moelleux oreiller de couleur foncée sur lequel tranchait cette tête si pâle et si blonde. Les boucles du devant de la coiffure de Léa lui tombaient toutes défrisées le long des joues ; elle avait détaché son peigne et jeté sur les nattes de ses cheveux son mouchoir de mousseline brodée qu’elle avait noué sous son menton. Ainsi faite de défrisure, de pâleur, d’agonie, qu’elle était touchante ! Sa pose, quoique un peu affaissée, était des plus gracieuses. Un grand châle de couleur cerise enveloppait sa taille, qui n’était plus même svelte et qu’on eût craint de rompre à la serrer. On eût dit une blanche morte dans un suaire de pourpre. Réginald la couvait de son regard ; c’était presque posséder une femme que de la regarder ainsi. Le malheureux ! Il souffrait autant qu’Amédée et Mme de Saint-Séverin, mais ce n’était pas de la même douleur. Du moins on aurait pu croire que cette douleur eût été pure, qu’en face de ce corps presque fondu comme de la cire aux rayons du soleil, les désirs de chair et de sang ne subsistaient plus, et que la pensée seule dans laquelle s’était réfugié et ennobli l’amour se prenait à cette autre pensée, tout le moi dans la créature et qui allait s’éteignant, s’évaporant pour toujours. Est-ce la force ou la faiblesse humaine, une gloire ou une honte ? Mais il n’en était point ainsi pour Réginald : cette mourante, dont il touchait le vêtement, le brûlait comme la plus ardente des femmes. Il n’y avait pas de bayadère aux bords du Gange, pas d’odalisque dans les baignoires de Stamboul, il n’y aurait point eu de bacchante nue dont l’étreinte eût fait plus bouillonner la moelle de ses os que le contact, le simple contact de cette main frêle et fiévreuse dont on sentait la moiteur à travers le gant qui la couvrait. C’étaient en lui des ardeurs inconnues, des pâmoisons de cœur à défaillir. Tous les rêves que son imagination avait caressés depuis qu’il était revenu d’Italie et qu’il s’était énamouré de Léa, lui revenaient plus poignants encore de l’impossibilité de les voir se réaliser. La nuit qui venait jetait dans son ombre la tête de Léa posée sur l’épaule de sa mère, qui bénissait cette nuit d’être bien obscure, parce qu’elle pouvait pleurer sans craindre que Léa n’interrogeât ses pleurs. Je ne sais… mais cette nuit d’août qui pressait Réginald si près de Léa qu’il sentait le corps de la malade se gonfler contre le sien à chaque respiration longue, pénible, saccadée, comme si elle avait été oppressée d’amour, cette nuit où il y avait du crime et des plaisirs par toute la terre, lui fit boire des pensées coupables dans son air tiède et dans sa rosée. Toute cette nature étalée là aussi semblait amoureuse ! Elle lui servait une ivresse mortelle dans chaque corolle des fleurs, dans ses mille coupes de parfums. Pleuvaient de sa tête et de son cœur dans ses veines, et y roulaient comme des serpents, des sensations délicieuses, altérant avant-goût de jouissances imaginées plus délicieuses encore. Ses mains s’égarèrent comme sa raison. L’une d’elles se glissa autour de la taille abandonnée de la jeune fille, l’autre passa sur ses formes évanouies une pression timidement palpitante.

A force d’émotion, il craignait que l’air ne manquât à ses poumons. Tout plein de passion frissonnante, il avait peur de se hâter dans son audace, — un cri, un geste, un soupir de cette enfant accablé pouvait le trahir. Le trahir ! car il savait bien qu’il faisait mal, mais la nature humaine est si perverse, elle est si lâche, cette nature humaine, que son bonheur furtif devenait plus ébranlant encore du double enivrement du crime et du mystère. Scène odieuse que cette profanation d’une jeune fille dans la nuit noire, sous ce ciel étoilé qui parle d’un monde à venir et qui ment peut-être, tout près d’une mère qui la pleure et d’un frère qui ne la vengera pas, parce qu’une seule de ces stupides étoiles n’envoie pas un dard de lumière sur le fond pâlissant du coupable et n’illumine pas son infamie. !

Soit prostration entière de forces vitales, soit confusion et défaillance sous le poids de sensations inconnues, soit ignorance complète, Léa resta dans le silence et immobile jusqu’à ce qu’un mouvement effrayant fit pousser un cri à sa mère et relever la tête de Réginald dont la bouche s’était collée à celle de l’adolescente, qui ne l’avait pas retirée.

Amédée s’élança pour appeler du secours.

Quand il revint, il n’était plus temps : les flambeaux que l’on apporta n’éclairèrent pas même une agonie. Le sang du cœur avait inondé les poumons et monté dans la bouche de Léa, qui, yeux clos et tête pendante, le vomissait encore, quoiqu’elle ne fût plus qu’un cadavre. Mme de Saint-Séverin, à genoux devant, était tellement anéantie qu’elle ne songeait pas à mettre la main sur le cœur pour épier si la vie ne le réchauffait plus. Elle considérait, les dents serrées et les yeux fixes, sa Léa ainsi trépassée, et sa douleur était si horrible qu’Amédée oublia sa sœur pour elle, et lui dit avec l’expression d’une tendresse pieuse : « Oh ! ma mère, il vous reste encore deux enfants ». Elle regarda alors ce qui lui restait, la pauvre mère, mais quand elle fixa sur Réginald ses yeux qui s’étaient remplis de larmes au mot consolant de son fils, ils s’affilèrent comme deux pointes de poignard. Elle se dressa de toute sa hauteur, et, d’une voix qu’il ne dut pas oublier quand il l’eut entendue, elle lui cria aux oreilles « Réginald, tu es un parjure ! »

Elle s’était aperçue qu’il avait les lèvres sanglantes.

Juillet 1832
Jules Barbey d’Aurevilly
Léa
La Connaissance 
Petite Bibliothèque
1921
pp. 45-83

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Léa Barbey d’Aurevilly

barbey-daurevilly-par-martinez

LE CACHET D’ONYX de BARBEY D’AUREVILLY – 1830

LE CACHET D’ONYX
Littérature Française

BARBEY D’AUREVILLY
1808 – 1889
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Œuvre de Barbey d’Aurevilly
LE CACHET D’ONYX
1830

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LE CACHET D’ONYX
Barbey d’Aurevilly

OTHELLO vous paraît donc bien horrible, douce Maria ? Hier votre front si blanc, si limpide, se crispait rien qu’à le voir, ce diable noir, comme l’appelle Émilia. Votre haleine traînait sur vos lèvres entr’ouvertes ; vos larmes, vos sanglots, votre pose, tout en vous disait : « Pitié ! » à Othello, comme si vous aviez été la Vénitienne, la Desdemona, couchée sur le lit, comme si Othello avait pu vous entendre alors, comme si une prière d’ange agenouillé devant un homme, essuyant ses pieds de sa chevelure divine, ou, plus éloquent encore, une femme qui supplie, eût pu aller jusqu’à ce cœur possédé, affolé, enragé de jalousie et d’amour. Oh ! ne le maudissez cependant pas, cet Othello inflexible. N’ayez pas peur de cette belle création d’un poète ; n’ayez pas peur de cette admirable nature d’homme, si riche en tendresses jusque dans ses fureurs, et à qui Desdemona pardonne en mourant comme par reconnaissance de l’amour qu’il lui avait donné. Savez-vous que personne n’aima plus que cet homme qui faisait oublier un père chéri, à cheveux blancs, sur le bord de la fosse, à une fille respectueuse et tendre ; qui l’avait prise intrépidement dans ses bras, elle défaillante sous le poids d’une malédiction terrible, et qui la rendit si heureuse que jamais le souvenir de cette malédiction ne troubla une heure de la vie de cette femme timide ? Ne le maudissez pas, Maria, mais plaignez-le plutôt ! plaignez-le plus que Desdemona, qui vous fait pleurer à chaudes larmes. Son infortune est plus grande que celle de Desdemona qui crie : Ne me tuez pas ce soir ! Vous me tuerez demain ! qui s’est sentie écrasée sous la calomnie, sous les injures d’Othello. Desdemona est l’heureuse dans ceci : l’infortuné, c’est Othello !

Il n’est pas besoin d’être Africain, d’avoir du soleil liquéfié sous une peau noire et plein ses larges veines ; il n’est pas besoin d’avoir du lion et du tigre dans sa nature pour être jaloux et se venger. Il ne faut qu’assez d’intelligence pour comprendre le mot trahison. Eh bien, quand avec ce peu d’intelligence on a de l’amour aussi, comme Othello, qui oserait appeler coupable celui-là qui est jaloux et qui se venge ! Et quand cette vengeance qui n’apaise point est finie, et que l’on est si malheureux que le remords soulagerait, le remords qu’il est impossible d’avoir parce que l’amour a tout envahi dans l’âme, oh ! qui ne donnerait pas à tant de souffrance au moins une larme, quand il reste une larme à donner.

Pleurez donc sur Othello, jeune femme, je vous le répète, sur cette âme que la douleur a sillonnée, noircie, brûlée, ensanglantée, mise en pièces comme des balles mâchées dans de la chair et des os. Il n’y a qu’Émilia qui soit en droit de l’appeler monstre, car elle avait soigné Desdemona toute petite, puis adolescente, puis épousée, et de chagrin elle délirait quand elle appelait Othello ainsi. Mais vous, Maria, vous ne le pouvez pas !

La vengeance d’Othello ne fut point d’un monstre. Il pleura avant de tuer sa femme, et quels pleurs ! Il pleura aussi quand il l’eut tuée et avant d’être détrompé ! Et quand il n’eut plus de larmes sous sa paupière, il en chercha à la source, avec la pointe d’un poignard ; mais celles-là étaient du sang, et elles aussi, elles se tarirent.

Voulez-vous que je vous raconte une histoire de jalousie ? Voulez-vous que je vous dise une vengeance plus cruelle que celle accomplie avec des sanglots, des mains tremblantes et des baisers — ces derniers baisers donnés furtivement à la perfide pendant qu’elle dort, sublime lâcheté de la passion que Shakespeare avait devinée, — enfin que cet étouffement d’une mariée de vingt ans sous l’oreiller du lit nuptial, et dont l’idée seule vous fait rejeter en arrière votre jolie tête comme si la hache vous l’abattait par devant ? Allons ! si vous êtes brave ce soir, voulez-vous que je vous dise une vengeance auprès de laquelle la vengeance d’Hassan, qui fait noyer vive dans un sac cousu la belle Leïla du Giaour, est la chose du monde la plus rose et la plus gracieuse ? Voulez-vous que je vous dise une réalité dont la poésie dramatique, cette poésie du réel, ne pourrait s’emparer, parce qu’elle ne saurait comment la prendre dans ses mains de reine sans les souiller ? Voulez-vous que je vous fasse aimer Othello ?

Vous n’avez pas connu Auguste Dorsay. C’était un de ces jeunes gens qui sont très bien nommés les heureux du siècle, parce qu’ils ont juste ce qu’il faut pour réussir dans le monde : un caractère de jonc, des formes élégantes, de la beauté, de l’esprit, — et de celui-là qui ne fâche personne parce qu’il manque d’originalité. Quant à des passions violentes, jamais les amis de Dorsay ne s’aperçurent qu’il en entrât le moindre germe dans son organisation. Il est vrai que Dorsay se mettait souvent en colère contre son jockey, contre son cheval, contre les plis de sa cravate quand ils n’allaient pas comme il l’entendait, qu’il jouait son argent avec des couleurs sur les joues et qu’il ne perdait pas sans émotion, qu’il se grisait parfois de champagne et de punch, et qu’il savait supérieurement le prix d’une femme, depuis la grande dame jusqu’à la modiste. Mais dans tout cela y a-t-il une passion ? Y a-t-il vestige d’âme ? Nullement. Nous autres jeunes gens comme l’était Dorsay alors, nous n’avons qu’à prendre la jeunesse de nos pères à morale, la morale de position, aux cheveux maintenant grisonnants, nous verrons que les passions sont plus rares qu’on ne pense, et qu’à part quelques scènes de salon d’assez mauvais goût, un ou deux duels, peut-être, et force coucheries qu’on appelle de l’amour jusqu’à vingt-cinq ans avec un enthousiasme un peu niais, et qui ne sont pas même du libertinage, il n’y a pas, morbleu ! en inventoriant toutes ces jeunesses, de quoi dire si haut : Je fus jeune et fou comme vous ! Taisez-vous donc, les catéchistes modèles, ne parlez jamais des orages de vos jeunesses, phrase ridicule et qui passe de la main à la main. Voici une vanterie que je vous défends ! Vous avez vieilli, c’est-à-dire vous avez perdu vos dents et vous vous êtes coulés à fond dans le mariage, comme dit mon ami Sheridan, et puis c’est tout. Mais jamais rien ne battit fort dans vos artères carotides et votre cœur est toujours allé du même pas.

Cependant, messieurs nos pères, puisque nous fouillons dans votre vie, serait-il impossible d’y trouver de ces choses qui, rappelées à votre mémoire, vous couperaient la voix à l’instant lorsque vous jetez les hauts cris sur les passions de nos jeunesses, à nous, quand nous sommes passionnés ? N’y trouverait-on pas des noirceurs, peut-être une infamie, quelquefois une atrocité ? Vous ne savez pas ce que c’est qu’une âme, ce que c’est qu’une passion, ce que c’est que cet ouragan, cette trombe qui tourbillonne dans les anfractuosités d’une poitrine d’homme, et qui finit par les briser… Mais, ce qui vous était si facile, êtes-vous toujours restés de plats honnêtes gens ?

Demandons à Dorsay. Il a vécu votre vie de jeune homme ; il vit à présent votre vie d’époux et de père de famille. Interrogeons son passé et voyons ce que ce passé nous répondra.

Hortense de *** était une des femmes de Paris la plus aimable par le tour de son esprit et l’abandon de ses manières. Sa beauté était éblouissante. Mariée à un homme qu’elle n’avait jamais aimé, entourée d’hommages dans le monde et n’ayant plus de parents qui la cuirassent de leurs conseils, qui la fortifient de leur prudence, on l’eût prise pour orgueilleuse et frivole. Cependant son âme était sérieuse. Sérieuse parce qu’elle était passionnée. On l’entrevoyait aisément, car si ces passions toutes frémissantes enfermées dans un sein de jeune femme n’avaient pas encore quitté le fond de ce cratère d’albâtre, il volait parfois de leur écume dans la fougue de coquetterie d’Hortense.

Auguste Dorsay rencontrait souvent Madame de *** dans les salons qu’il fréquentait. Il s’occupa d’elle parce qu’il avait sa réputation d’homme à la mode à soutenir et qu’Hortense fixait l’attention générale alors. Puis, d’ailleurs, elle était si belle ! Quand ses cheveux noirs luisaient déroulés sur des épaules qui semblaient faites de lumière, il y avait là assez pour l’amour de cent poètes et le bonheur de tout un enfer !

Hortense aima Dorsay. Femme avant tout, avant d’être un cœur élevé et un esprit supérieur, elle s’encapriça d’un beau visage. Elle eut de l’amour pour Dorsay comme en durent avoir les filles des hommes pour les anges, quand les anges s’imaginèrent qu’il y avait plus de paradis dans l’adultère que dans les cieux. Elle en eut que ce fut une honte ! Qu’aurait-elle donné de plus à un homme de génie ? Mais c’est que le génie n’est pour une femme, même la plus distinguée, rien, hélas ! en comparaison d’une lèvre rose et d’une flamme de santé dans les yeux.

Oh ! ne faites pas vos jolis yeux méchants, Maria ! Qu’il y ait dans la beauté physique un élément inaperçu par nous, hommes barbus, et qui ébranle plus profondément votre être sensible ; que ce soit un côté plus intelligent ou plus infirme de votre nature, je ne sais : mais il en est ainsi. Vous-même comme les autres, Maria, vous n’aimerez d’amour qu’un beau jeune homme, et quand plus tard vous comprendrez que tant de beauté pouvait cacher tant d’ineptie, pauvre rossignol, fasciné du regard du reptile, vous reprendrez votre amour flétri, et ce sera encore à la beauté, fût-elle stupide, que vous vous en irez l’offrir. Eh quoi ! la passion aurait des paroles divines, ce serait assez pour rendre coupable, pas assez pour se faire aimer ? Pitié sur vous, douces créatures, et honte à toi, nature humaine ! Stigmatisez Talma de laideur et domptez (s’il est possible) son talent dramatique, vous éteignez les étoiles que madame de Staël voyait en diadème sur son front. Sainte Thérèse mourut d’amour pour son Dieu, brûlée de désirs comme on en brûle pour une créature humaine. Mais, vous savez, cette ravissante tête rêveuse du Titien ? — devant laquelle je ne conseillerai jamais de conduire la femme que l’on aime, — eh bien, cette tête n’est pas même comparable au Christ qu’elle avait rêvé.

L’amour d’Hortense pour Dorsay fut l’affection d’un être supérieur pour un être médiocre, cette affection qui compromet, qui entraîne celle qui l’éprouve, et la livre déformée et tremblante aux bras d’un homme et aux pieds d’une société. Dorsay exploita en spéculateur habile le sentiment qu’il avait inspiré ; sa vanité rayonnait quand ses amis lui disaient en riant : « Parbleu ! Dorsay, tu as là une délicieuse maîtresse ». Il trouvait doux de faire la petite bouche aux félicitations que lui adressait une jeunesse aux paroles légères. Modestie qui n’était pas même hypocrite, car il y a des aveux qui affichent une femme comme un placard.

Pour Hortense, du moment qu’elle aima Dorsay elle finit sa vie de coquette. Bien plus, elle cessa d’être aimable pour les autres femmes ; elle n’éparpilla plus son esprit et son âme, elle ne les effeuilla plus en mots piquants ou affectueux pour les jeter à la société qui l’entourait et dont elle faisait le charme. Le mouvement de la conversation, auquel elle se livrait avec une sensation de plaisir presque enivrant, ne l’emporta plus. Tout ce qui l’intéressait le plus vivement autrefois cessa de lui plaire. On eût dit qu’une peine secrète l’avait atteinte, si le cœur pouvait faire mal avec tant de rayons d’or dans les regards, et si sa préoccupation n’avait pas trahi son bonheur.

Cette femme, que l’on avait vue fière d’elle-même comme Niobé l’était de ses enfants, méprisait ses succès passés et s’étonnait comment ils avaient pu suffire à sa vie. Un jour, cependant, elle eut la fantaisie, une de ses fantaisies d’autrefois, un de ces charmants enfantillages de femme qui se retrouvait par moments dans l’amante, de paraître bien belle et de faire revivre l’admiration qu’on lui prodiguait naguère encore quand, dans un bal, à une fête, elle se montrait sous un costume seyant à la noblesse de son maintien et à l’étrange éclat de ses traits. C’est pourquoi elle prit sa douce voix, son doux sourire, son doux regard pour le mari qu’elle exécrait ; elle lui dit de ces mots de tendresse qui dans sa bouche étaient d’effroyables mensonges, l’adultère ! Et toute cette dissimulation fut employée pour obtenir le don d’une magnifique parure de rubis pour le bal de la duchesse de ***. Cette parure coûtait une somme folle ; son mari séduit la donna. Quel moyen de résister à ce démon vivant dans la femme quand elle est là devant vous, presque à genoux, presque à votre cou, presque la bouche sur la vôtre. Si on avait le ciel, on le donnerait !

Le matin du jour où elle devait mettre sa parure le soir, elle l’essayait devant sa psyché. Les rubis flambaient sur sa tête, à son cou, à ses bras et contrastaient avec la nuance plus mate de sa robe cramoisie. Son œil était sur la glace ; sa pensée à ce soir et à Dorsay. Le cœur lui battait de cette joie d’être belle, de cette joie qui est une ivresse et que nous ne comprenons pas. Dorsay entra tout à coup.

« Comment me trouves-tu, mon Auguste ? — lui dit-elle avec un adorable mélange d’orgueil et de soumission. — Eblouissante à donner des vertiges », — reprit-il nonchalamment, avec un grand air ennuyé, tout fut dit sur la parure.

Le soir, Hortense était au bal en robe blanche, des bluets dans les cheveux. Quand la reine d’Egypte jetait dans la coupe de vinaigre les perles qui pendaient à ses oreilles, avait-elle de l’amour comme cet amour ?

Eh bien, tout cet amour, qui eût fondu un cœur de bronze en lave brûlante, fut indignement profané par Dorsay ! Fier d’être l’objet d’un sentiment si profond qu’il en ébranlait toute une existence, il abusa indignement de son empire sur la femme qui était devenue son esclave. Le plus souvent nous nous détachons de l’être que nous avons le plus aimé parce que notre nature est incomplète et que la source qui coulait en nous hier a tari. Mais alors tout doit être fini avec cette destinée qui fut la nôtre et qui ne nous appartient plus. Dorsay, comme les plus sublimes, avait donné à Hortense autant d’amour qu’il pouvait en donner à qui que ce fût. Que voulez-vous ? Il était vulgaire. Mais l’eût-il été davantage encore, il aurait aimé à sa manière d’être médiocre, d’âme petite et infime, celle qui s’abandonnait à lui sans réserve. Il l’eût aimée parce qu’elle le dominait de toute la hauteur de ses facultés d’abord, parce que les bras qu’elle lui passait autour du cou étaient si beaux, et, qu’eût-elle été la dernière des prostituées à gages, il lui fût resté assez encore pour raviver d’une illusion un cœur desséché et rappeler au libertin le plus abject les plus lointains, les plus perdus souvenirs d’amour !

Mais, enfin, cet amour s’en alla. Le Temps exfolie le granit et le cœur ! Le Temps donc, et surtout une possession dont les ivresses étaient usées, eurent bientôt détruit le sentiment de Dorsay pour Hortense. Pauvre Hortense, le sien survivait. Son âme, à elle, n’était pas épuisée ; elle avait encore de l’amour, de la fièvre, des nuits d’insomnie et de délire à passer. Étrange maladie, dont les plus faibles gémissent et les plus forts souffrent plus longtemps ou n’en guérissent pas !

Dorsay n’avait que deux partis à prendre. Être franc avec cruauté ou hypocrite à force de pitié et de délicatesse. Il devait tromper sur l’amour qu’il ne sentait plus, ou dire à Hortense : « C’est fini, je ne vous aime plus ! » Ce dernier parti était peut-être le meilleur possible. C’est quelque chose de noble, il est vrai, quelque chose de dévoué, que cette vie que l’on s’impose, que cette feintise éternelle, que ces caresses, chaudes à peine de souvenirs, pour retarder, ne fût-ce que d’une heure, la douleur de celle qui nous aime. Mais puisque cette douleur est inévitable, n’est-il pas plus sage de la faire présente, car elle sera plus tôt passée… Quoi qu’il en soit, Dorsay n’employa ni l’un ni l’autre des moyens que je dis. Il fit comme un mari qui a une jolie femme et des maîtresses, agissant ainsi autant par faiblesse de caractère que par vanité. On le conçoit. Nous sommes bien beaux quand nous nous mirons dans des prunelles adorées, mais il n’y a que les pleurs que nous faisons couler qui nous réfléchissent Jupiter.

Le monde a un ignoble mot dont il flétrit les affections qu’il n’autorise pas. Il dit : Ce monsieur tel vit avec madame telle. Je ne sache rien de plus dégoûtant que ce mot. C’est le coup d’une cravache sale de boue qui cingle au visage et au cœur. C’est le ravalement, la dégradation d’une idée divine. Vivre avec une femme ! Vivre avec elle, vivre avec toi, c’est-à-dire ne sentir, ne penser qu’ensemble, se transfondre, se perdre, bouches, regards, haleines, battements de cœur, dans un seul baiser, une même étreinte, un seul amour, oh ! n’est-ce pas là le plus ineffable des bonheurs que l’imagination invente. Et pourtant c’est de l’expression qui dit tout cela que le monde a fait un cachet de mépris qu’il jette à deux noms, les hommes à voix haute, les femmes à voix basse, quand un seul de ces noms est prononcé devant lui.

C’était le mot comme le monde l’avait fait, c’était ce mot seul, et non un autre, qui exprimait bien maintenant la relation de Dorsay et d’Hortense. La malheureuse s’était enfin aperçue que Dorsay n’avait plus d’amour pour elle. Hélas ! ce n’était pas bien difficile. Que de fois il abrégea les heures qu’il lui donnait autrefois sans compter ! Que de fois il repoussa la caresse comme inopportune, — charmante familiarité d’outrage que l’intimité appelle un mouvement d’humeur et qui se grave en traits de feu dans l’âme d’une femme quand elle en a encore. Mais Hortense n’en avait plus ; elle en avait fait un tapis pour les pieds de son maître, elle l’avait étalée sous ces pieds qui la foulaient à plaisir. La passion l’avait dépravée. Elle souffrait horriblement, néanmoins elle pleurait à s’en battre les yeux jusqu’à mi-joues. L’idée que Dorsay ne l’aimait plus était un poinçon dont incessamment elle se déchirait le sein ; mais, faible, parce que la fierté avait été tuée par cet amour funeste, elle frémissait à l’idée d’une rupture avec celui qui lui infligeait un si rude supplice que le sien. Le soir, la nuit, il lui fallait, sous peine de désespoir, la tête de Dorsay sur le duvet où elle posait la sienne, là où ces deux têtes avaient, un temps passé, rougi, pâli, rayonné, bouillonné d’un même désir. Il lui fallait, oh ! la pauvre abusée ! un accent de cette voix qui tout altérée lui avait parlé d’amour aux lueurs vagues et vacillantes de la veilleuse sur le somno, pendant les longues, heureuses et consumantes nuits qui la rendaient cent fois coupable ; il lui fallait ne fût-ce que quelques gouttes de la lave du volcan refroidi qu’elle avait bue et qui l’avait altérée, calcinée, assoiffée.

Qui vous aurait dit, Maria, que de ces deux êtres l’un deviendrait jaloux jusqu’à la plus épouvantable cruauté ? Qui auriez-vous nommé des deux ? Hortense ? Si c’est elle qui se venge d’être méprisée, elle, sa beauté, sa jeunesse, son cœur plein jusqu’aux bords, Maria, la condamnerez-vous ? Et si vous la condamnez parce que vous ne savez pas, vous ne saurez jamais, peut-être, quelle est cette terrible aliénation de la liberté, cet emporte-pièce de la pensée, ce fait inexplicable qu’on appelle Douleur dans les langues humaines, vous qui avez pitié de l’enfant qui pleure, pouvez-vous la haïr ? Vous fera-t-elle horreur comme Othello ? Pourquoi donc mon Othello, Madame ? Y aurait-il donc de l’égoïsme de sexe comme de personne, et tout le secret de la pitié serait-il celui-ci : « Je vous plains parce que vous êtes plus moi ? » Quoi donc ! Si je transposais les rôles, que je rendisse Desdémone jalouse, Othello le perfide, vous vous sentiriez pour Desdémone, qui se vengerait alors, une sympathie, une larme dans les yeux, et l’effroi ne vous prendrait pas en la regardant ? Qui donc vous fait peur dans mon Othello, Madame ! Voulez-vous que je vous le dise ? C’est sa peau noire ! C’est sa laideur ! Sous l’empire de votre instinct de femme, quand vous vous écriez : « Le monstre ! » malgré vous, c’est à sa laideur que vous pensez. Ainsi donc Shakespeare, avec tout son génie d’observation, s’est misérablement trompé, la poésie qui habitait en lui a rendu son puissant regard trouble. Il n’a pas vu la femme comme elle est. Il l’a créée une seconde fois, à sa manière à lui, qui vaut mieux que celle de Dieu même : Desdémone a aimé Othello malgré sa laideur, mais il n’y a dans l’univers que Desdémone qui aime le More, toutes les autres femmes le haïssent, et quand la douleur l’inonde comme une pluie d’orage et le fracasse comme un vent impétueux, cet homme qui avait la forte existence du rouvre, elles n’ont pas même pitié, la plus chétive pitié ! Ainsi chez la femme, chef-d’œuvre de la création, le plus ou moins de beauté physique nullifie ou double l’effet d’une douleur (l’atroce, la plus atroce, une femme en rirait dans un crétin, car on rit quand on ne comprend pas, et bêtement encore, même avec des lèvres divines).

Non, Marie, ce ne fut point Hortense, mais Dorsay, qui fut jaloux, et de quelle jalousie encore ! Non pas celle qui nous met l’incendie dans les entrailles, qui nous brûle le long du jour, le long des nuits, qui nous réveille en sursaut et nous fait tâter avec des mains froides de sueur et de frissons le corps de femme endormi et respirant doucement près de nous, en disant d’une voix étranglée : « Es-tu là ? » Cette jalousie qui pousse un homme ayant vertu et génie à espionner une jeune fille d’avant-hier, une enfant dont toute l’âme est dans les paupières, aussi transparente que les larmes qu’elle y fait monter, cette jalousie qui enfonce des crocs dans les veines du cou qu’elle suce de sa bouche de vampire, qui enfonce des griffes dans la poitrine nue, qui fait pleurer et rugir, miaule en tigre et demande merci en lâche, car elle réunit dans un seul être humain le monstre qui égorge et la victime qui se débat.

Cette jalousie, on ne l’éprouve qu’à la condition d’avoir de l’amour. Et n’est-ce pas là, Marie, de l’amour comme il est glorieux et enivrant pour une femme d’en faire naître, gloire et ivresse avec les dangers qui les rendent plus éclatants et plus profonds, comme il arrive toujours, puisque le sentiment une fois démuselé tue pour une valse, un nom balbutié dans un rêve, pour un rien, un mouchoir perdu…

En vérité, je vous le dis, Marie, je ne sais point comment les femmes ne sont pas fières et heureuses de cette jalousie. N’est-ce pas un acte d’humilité fait à genoux par l’être fort à l’être faible, devenu le maître maintenant ? N’est-ce pas, si le cœur est éteint, au moins du nectar pour l’orgueil ? Mais les femmes, ces corps charmants, à qui Mahomet, l’imposteur ! refusait une âme, n’ont pas de vanité qui aille si haut. Aimable faiblesse, elles ignorent les égoïstes désirs de l’orgueil.

La jalousie de Dorsay vous aurait-elle mieux convenu, Madame ? Ah ! elle ne venait pas, celle-là, de trop de passion, d’un amour à tempestueuses défiances, de tout ce qui la ferait pardonner. Elle n’était pas fille de la nature. La société l’avait produite et couvée, sous le mensonge et le sarcasme, dans le sein de l’un de ses enfants chéris. Déjà plus d’une fois Dorsay avait rencontré sur les lèvres de ses amis cette plaisanterie d’autant plus incisive qu’elle prend les dehors de l’intérêt et de la pitié. Tous ces jeunes gens ne pouvaient croire qu’Hortense de *** ne donnât bientôt un successeur à Dorsay ; ils avaient jugé que le temps approchait où la liaison, comme ils disaient, d’Auguste et de Madame de *** devait finir, la modelant sur toutes les banales intrigues qui aboutissent de part et d’autre à la lassitude. Ils se trompaient en ceci qu’Hortense, qui avait eu son règne ou plutôt ses batailles de coquetterie, selon l’usage de toutes les femmes qui sont belles et n’ont pas encore d’amant, n’était pourtant pas de celles qui usaient vite un sentiment pour le remplacer. Erreur profonde, mais explicable. Ces messieurs connaissaient très bien la généralité des femmes et le caractère de Dorsay.

Un jour, dans une de ces soirées que Paris compte parmi les plus brillantes, Dorsay avait souffert plus que jamais des plaisanteries de ses amis. Ces plaisanteries qu’ils infligeaient à sa vanité de fat étaient d’un goût si parfait et d’un ton si mesuré dans les termes qu’il était impossible à un homme de bonne compagnie de montrer de l’humeur ou du courroux, mais l’intention en était si blessante, si triomphante surtout, qu’il fallait d’un autre côté une grande puissance sur soi-même ou une grande peur de l’inconvenable pour se contenir en les entendant. Dorsay les écoutait les lèvres tremblantes, le front pâle et les traits frappés d’un vague sourire qui s’efforçait d’être insouciant et gai. Elles murmuraient, bruissaient, ricanaient, éclataient à ses oreilles dans cent bouches différentes, avec une foule d’accents divers. Il lui semblait que vingt mains de démon jouassent de la harpe avec son âme pour en tirer les vibrations les plus aiguës, et taquinassent avec une étrange volupté d’ironie jusque ses plus subtiles, ses plus déliées fibrilles nerveuses. La jeune fille qui levait sur lui son grand œil noir, plein de la rosée et du soleil matinal de la vie, ne pensait guère que cet homme vanté et charmant était tout à l’heure déchiré de supplice, dans ces délicieux moments d’un bal, et que cette main blanche et parfumée qu’il plongeait dans ses cheveux bouclés se trempait en passant sur son front de la sueur que l’humiliation y faisait couler. Heureuse jeune fille, dont le sang, sous les belles veines rougissantes, ressemble à l’essence de rose tiédie, à travers le cristal qui la renferme, par la moiteur d’une gorge de femme. Heureuse jeune fille, poète de la plus vague, de la plus éthérée poésie, qui crée, à propos d’une expression sur un visage d’homme, tout un drame où il n’y a pas une douleur. Et avec quoi ? Avec les soupçons d’un cœur pubère et d’une imagination énamourée.

Hortense elle-même s’y serait trompée comme les jeunes filles. Les tourments de la vanité restent incompris des âmes passionnées. Elle voyait Dorsay au milieu de ses amis, devisant d’une voix douce comme toujours. Elle ne se doutait guère alors qu’elle allait bientôt expier le calme apparent qui recouvrait une honteuse douleur.

Hortense était allée à ce bal comme elle allait à toutes les fêtes, depuis que Dorsay avait cessé de l’aimer. Maintenant que l’amour et la solitude n’avaient plus d’enchantement pour elle, elle venait demander au monde et à ses pompes la chétive aumône d’une distraction. Rester seule chez elle lui était devenu insupportable. Elle n’avait jamais aimé son mari, mais depuis longtemps elle le haïssait. C’est là la conséquence des passions. Épouvantable logique ! Algèbre de fer et de feu ! Une femme hait son mari parce qu’elle ne l’aime plus, elle le hait parce qu’il lui faut singer avec lui la tendresse, parce qu’il faut endurer froidement ses caresses comme des outrages, et ne pas le repousser, cet époux qui n’est plus qu’un maître, au moment où il prend ce qui est donné à un autre dont l’image se pose incessamment sur le cœur. Et puis ne hait-on pas celui dont la présence vous met au front l’effet d’un brasier, celui qui peut vous mépriser et vous punir s’il vient à vous connaître mieux ? Hortense éprouvait toujours devant son mari le mal de cœur qui précède les évanouissements, et quand il n’était plus là elle avait honte d’une faiblesse qui la rendait une vile créature et la faisait dépendre d’un homme qui l’avait sacrifiée, et à qui elle répétait les mains jointes : « Ne me quitte pas ! »

Il y a une belle imposture de Rousseau, c’est quand il montre dans son Héloïse que celle qui a aimé une fois, qui s’est donnée corps et âme, baisers et sourires, peut devenir, mariée à un autre que celui qui l’a possédée, épouse tendre et soumise, mère de famille irréprochable, chaste prêtresse des dieux domestiques. À ce compte-là, le vice ne laisserait que des stigmates embellissants comme des blessures dans une face de brave. À ce compte-là, l’âme se donne et se reprend comme l’amour nuptial entre des époux divorcés. La réalité n’est point ainsi. À force d’avoir voulu être moral dans son livre, Rousseau a exagéré la puissance de la volonté et les efforts du repentir. On ne pouvait mentir plus noblement à la nature humaine, mais enfin Rousseau a menti et sa Julie d’Étanges est un sophisme. Un sophisme de plus, senti, rendu avec génie, si ce n’est un blasphème plein de séduction et de charme, à l’égal presque d’une pure et grande vérité, un étonnant tour de force comme il les faisait tout en se jouant, cet acrobate de la pensée, aux reins cambrés et musculeux. Ou, le jour qu’elle s’est livrée, sa Julie était comme tant d’autres, qui, prenant leur sens pour leur cœur, veulent de ce pauvre amour qui n’est, hélas ! que de la volupté passée au filtre, mais du moins de la volupté qu’on peut nommer et non plus de celle-là que l’on a cherchée adolescent dans des insomnies qui cernent les yeux de violettes meurtrissures et tachent un front pâle de mates rougeurs, — ou bien c’était l’enfant naïve et tout abandonnée dont le cœur fut défloré comme le corps, et qui, âme d’élite, accepta, résignée, une douloureuse existence pour la sanctifier de repentir et de vertu. Et ni l’une ni l’autre ne pouvait devenir Mme de Volmar. Quand on a connu l’amour, quand on a étalé un corps virginal et dévoilé sous les enlacements du serpent, toutes les chances de bonheur que présentait la vie ont disparu d’une haleine. La coupe est tarie. Et si la lèvre en presse les bords, avide de chercher un reste d’ivresse en hâte, elle n’y trouve que le froid du cristal qui se brise et qui l’ensanglante. En vain demande-t-on à toutes les vertus une félicité qui remplace celle qu’on a perdue. Les saintes joies des devoirs accomplis ne sont appréciées dans leur pureté et leur goût céleste que par les cœurs non fanés du toucher des passions de la terre. La piété, les soins maternels, qui sont de l’amour encore, baume divin pour une âme angoissée, ne suffisent plus, vides des instincts de bonheur que la passion développa et qui restent furibonds jusqu’à l’heure de l’agonie, — comme un châtiment que l’on porte au fond de l’âme pour avoir abusé des dons de Dieu.

Il ne faut qu’un rêve dans l’ombre du cœur, un rêve que le passé empourpre de ses souvenirs, pour faire devenir cendres les teintes adoucies et suaves dont se colorait l’atmosphère de l’existence. Mais c’est surtout quand on a connu les délices qu’il y a dans la trahison et dans l’adultère que toutes les sensations s’affadissent et que toute vie devient insipide. Mystère désespérant de la conscience qui fait hocher la tête aux sages, que ce bonheur réprouvé du ciel, disent les hommes, et flétri par eux, qui, faussant l’intelligence, fait préférer à la vertu non pas lui, — ce bonheur étrange, — mais la pensée coupable et désolée du temps qu’il exista, et à laquelle on s’accroche, avec des mains palpitantes, plus encore pour l’idolâtrer que pour le maudire.

Hortense était arrivée jusque-là des sensations morales. Comme l’éther sulfurique blase le palais, la passion avait blasé son cœur, ce cœur si nativement bon et tendre, et l’idée de la vertu ne lui paraissait plus assez inspirante pour lui donner le courage de l’essayer, même par un effort de désespoir. Elle voulait du bruit, de l’éclat, de la pâture pour ses organes qui ne fût pas toujours de l’opium. Elle avait besoin de la musique aux sons éclatants, aux fantaisies qui font hennir le cœur et relever la tête, de la poussière qui prend à la gorge, des sorbets glacés qui jettent du froid jusque dans les épaules et dont seulement une goutte ferait tant de bien si elle tombait sur le cœur, de la valse qui l’emportait dans des bras de chair humaine et lui faisait chercher dans des pressions voluptueuses des ressemblances et des souvenirs. C’était comme le pulmonique avec sa rage des acides qui doivent le tuer.

Il fut des soirs où nous la vîmes plus belle ; aucun où elle parût plus ravissante ! Qui eût dit alors que ces yeux d’une ardeur à brûler les cils de l’amant qui les fixait, étaient souvent rougis de larmes ? Que ce sein de houri n’était plus qu’un trône désert, un coussin abandonné, malgré la fraîcheur de son tissu soyeux ? Et que ce sein, sous ses ravissantes courbures, cachait un bouton de pourriture, une horrible tache de gangrène ? Oh ! personne de nous ne l’aurait dit. Et cependant, en observant attentivement cette danseuse effrénée, se jetant au plaisir d’un mouvement acharné, comme le stylet se lance dans une poitrine exécrée, on eût deviné qu’elle cherchait à se soustraire à une idée persécutrice, qu’elle était vaincue, qu’elle fuyait, bientôt atteinte, dépassée, attaquée de nouveau en face, la fuyante ! Et déchirée au front par l’idée fatale, sous le diadème de pierreries, visière de casque faussée et impuissante contre l’invisible épée de la douleur, qui frappe toujours l’ennemi à la tête avant de l’achever dans le cœur !

Elle valsait avec un jeune officier de hussards, au teint rose comme celui d’un enfant, aux moustaches presque transparentes tant elles étaient blondes, et que relevait le pur carmin d’une bouche gracieuse. C’était ce jeune homme que les charitables amis de Dorsay lui désignaient, depuis un quart d’heure, pour son rival, — et comme la femme est le sultan dans notre civilisation européenne, — l’odalisque en pantalon rouge à qui Hortense avait jeté le mouchoir. Shakespeare, mon grand sculpteur, les a fondus et pétris dans une même argile, tous ces amis intimes, qui vous tendent la main dans la vie pour vous la blesser et qui soignent vos plaies pour y injecter plus à l’aise des poisons condensés. Il les a embrassés et étreints dans une seule pensée et dans un seul bloc, vous savez, cette effroyable face de Iago, résumé fidèle des amitiés humaines, totalisées dans un seul homme.

Dorsay regarda le couple enlacé. En ce moment la musique allait comme l’éclair. La valse roulait impétueuse. Hortense, les joues enflammées, la tête en arrière, semait sur le parquet les fleurs qui pleuvaient de sa coiffure ; elle était tout échevelée, ceinte à la taille par un bras nerveux elle se penchait sur cet appui comme si elle eût cherché un lit pour s’y renverser, semblable à la vierge violée qui ne se débat plus dans la lutte, mais qui s’étend sous la pâmoison. Ce tableau aurait pu rappeler à Dorsay dix minutes de sa vie et de celle d’Hortense : dix minutes rapides, solennelles, brûlantes, où il n’y avait ni valse, ni musique, ni bal, ni univers sinon eux. Ce souvenir aurait pu revenir… Rien ne revint ! Il se retourna et vit les jeunes gens qui l’entouraient abaisser tout à coup leurs lorgnettes, et lui dire, avec une froideur insultante : « À présent, es-tu convaincu ? »

C’était l’aplomb et le geste de la supériorité intellectuelle courbant un esprit révolté sous l’évidence d’une démonstration.

Sans ce mot il eût gardé son sang-froid. Mais quand les bras se dénouèrent et que la valse fut finie, écheveau de soie dévidé, il avait déjà repris toute la désinvolture de ses manières. Son visage était aussi caressant que jamais en parcourant cette triple ligne de femmes, — lasses, penchées, assises, roulées dans leurs cachemires rouges, bleus, orange, et secouant d’impatience ou de langueur leurs têtes défrisées d’où s’exhalait cette odeur sensuelle des fleurs mêlée à la sueur, vapeur suave et chaude comme l’héliotrope, qui s’élevait non comme d’un bain, mais comme d’une fournaise de parfums.

Hortense n’attendit pas la fin du bal pour demander sa voiture. Elle se retira de bonne heure, après avoir prétexté une indisposition subite à son mari qui resta.

À peine était-elle rentrée chez elle et déshabillée qu’elle s’établit au coin de son feu, fit approcher d’elle une table de bois de citronnier sur laquelle gisait une lettre commencée, et, sa femme de chambre renvoyée, elle appuya son coude sur sa table, son front dans sa main, et se tint ainsi toute rêveuse.

Avez-vous quelquefois, Maria, laissé, comme Hortense, le bal dans tout son éclat, dans toute sa fougue, et — caprice — éprouvé le besoin du repos après tant de bruit ? Avez-vous quelquefois abandonné la fête au plus fort de la mêlée pour retrouver la chambre en désordre que vous aviez quittée impatiente de l’heure qui allait sonner ? Vous êtes-vous aussi appuyée sur la table où se trouvait la lettre inachevée, interrompue par l’impatience de partir ? Et à revenir plus calme et presque réfléchie aux lieux qui vous avaient vue frémissante, avez-vous senti un charme, une douceur secrète, quelque chose de moins serré au cœur ? On dit que c’est chose délicieuse de laisser-aller et de vague tristesse. Mais Hortense ne sut rien de tout cela, — car tout cela ne se sent que quand la vie s’essaie encore, que quand ni vent du ciel, ni haleine humaine, ni poussière d’ici-bas, n’a glissé sur la surface d’une âme de cristal et que rien n’a ébranlé un frêle corps d’enfant presque transparent et palpitant comme une goutte de pluie suspendue fragilement au bord recourbé d’un calice de lys.

Rêveuse, elle n’achevait point la lettre commencée. Tout à coup, et ce ne fut point le timbre de la pendule… un bruit la tira de sa rêverie. Elle leva les yeux et vit Dorsay.

Ne craignez pas, Marie, que je vous montre en détail cette intimité de l’adultère, ce délaissement de toute pudeur, et le respect de soi-même disparaissant devant un délire souillé d’amour. Hortense, depuis longtemps, était perdue sans ressource. Qu’importe que ce soir-là elle se soit mise à genoux une fois de plus devant l’homme qui l’avait avilie… Plus bas qu’à genoux, à son cou, pour lui demander une caresse, un peu de ce qui lui restait quand il avait tout prodigué à d’autres. Infamie ! un peu de lui qui ne l’aimait plus. Plus que jamais, plus durement que jamais, elle fut repoussée. La malheureuse tomba sans connaissance sur le tapis.

Quand la vanité s’avise d’être jalouse, elle doit être implacable. Dorsay le fut. Comparez-le à cet Othello qui ne veut pas que Desdémone trahisse d’autres hommes et prononcez !

À coup sûr, Auguste était venu chez Hortense avec l’intention de lui rendre au centuple ce que ses amis lui avaient fait endurer de souffrances avec leur ton leste et leur pitié moqueuse… Mais probablement il ne prévoyait pas jusqu’à quel point il serait atroce. Malédiction ! Il fallait que cette nuit-là Hortense s’évanouît à ses pieds. La chute d’Hortense avait replié sous elle ses légers vêtements de nuit. Ses admirables formes ressortaient sur la couleur sombre du tapis, comme celles d’une blanche statue tombée de son piédestal sur le gazon flétri par un vent d’hiver. Dorsay se mit à sourire.

« Tu m’appartiens, — dit-il à voix basse, — et depuis longtemps je ne veux plus de toi. Tu es déshonorée. Je t’ai mis une empreinte au front. Eh bien, pour que tu ne sois jamais à d’autres, tu seras encore marquée ailleurs ».

Il prit sur la table à écrire la cire argent et azur et un cachet. Jamais bourreau ne s’était servi d’instruments plus mignons. Le cachet, où était artistement gravée une mystérieuse devise d’amour, était un superbe onyx que lui, Dorsay, avait donné à Hortense dans un temps où la devise ne mentait pas. Il présenta à la flamme de la bougie la cire odorante, qui se fondit toute bouillonnante, et dont il fit tomber les gouttes étincelantes là où l’amour avait épuisé tout ce qu’il avait de nectar et de parfums.

La victime poussa un cri d’agonie et se souleva pour retomber. Dorsay, intrépide et la main assurée, imprima sur la cire bleue et pailletée qui s’enfonçait dans les chairs brûlées le charmant cachet à la devise d’amour !

Il avait blessé une forme d’ange et tué la femme. Il rendait Hortense toute semblable à la statue à laquelle j’ai dit plus haut qu’elle ressemblait, mais statue qui n’était pas de marbre, quoique impuissante comme le marbre, et dont le sein n’était pas atteint. S’il avait pu la scier en deux, comme on coupe un serpent, il eût été moins barbare, car du moins une moitié n’aurait pas vécu.

Mme de *** garda six mois sa chaise longue d’un mal de pied qu’à force de soins les médecins parvinrent à guérir. C’est une grande femme pâle et belle encore, qui se traîne au lieu de marcher. Elle n’a pas eu le courage de se tuer ; et elle n’est pas devenue stupide.

Imaginez, Maria, quelle dut être la position de cette femme quand son mari…

Son mari, depuis, ne lui a pas adressé une parole. Il vit sous ses yeux avec une femme de chambre qu’il n’est pas même permis à Mme de *** de gronder quand elle lui manque de respect.

Eh bien, Maria, est-ce qu’à présent vous n’aimez pas Othello ?

31 décembre 1830
LE CACHET D’ONYX
Jules Barbey d’Aurevilly
Le Cachet d’onyx
La Connaissance
Petite Bibliothèque
1921
pp. 9-42

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Discours de la Servitude Volontaire Etienne de La Boétie 1549

Littérature Française
Introduction au Discours de la Servitude Volontaire

Étienne de La Boétie
1530-1563




Edition Bossard
1922

discours-de-la-servitude-volontaire-etienne-de-la-boetie-artgitatoSisyphe Franz von Stuck 1920

 

DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE
1549
Étienne de la Boétie
Edition 1922

INTRODUCTION
DE PAUL BONNEFON
 1922

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etienne-de-la-boetie

LE DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE
1549


D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi :
Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi,

ce disait Ulysse en Homère, parlant en public. S’il n’eût rien plus dit, sinon

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi…

c’était autant bien dit que rien plus ; mais, au lieu que, pour le raisonner, il fallait dire que la domination de plusieurs ne pouvait être bonne, puisque la puissance d’un seul, dès lors qu’il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, il est allé ajouter, tout au rebours.

Qu’un, sans plus, soit le maître, et qu’un seul soit le roi.

Il en faudrait, d’aventure, excuser Ulysse, auquel, possible, lors était besoin d’user de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée ; conformant, je crois, son propos plus au temps qu’à la vérité. Mais, à parler à bon escient, c’est un extrême malheur d’être sujet à un maître, duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra ; et d’avoir plusieurs maîtres, c’est, autant qu’on en a, autant de fois être extrêmement malheureux. Si ne veux-je pas, pour cette heure, débattre cette question tant pourmenée, si les autres façons de république sont meilleures que la monarchie, encore voudrais-je savoir, avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement, où tout est à un. Mais cette question est réservée pour un autre temps, et demanderait bien son traité à part, ou plutôt amènerait quant et soi toutes les disputes politiques.

Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. Grand’chose certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut de tant plus douloir et moins s’ébahir voir un million de millions d’hommes servir misérablement, ayant le col sous le joug, non pas contraints par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est en leur endroit inhumain et sauvage. La faiblesse d’entre nous hommes est telle, [qu’]il faut souvent que nous obéissions à la force, il est besoin de temporiser, nous ne pouvons pas toujours être les plus forts. Donc, si une nation est contrainte par la force de la guerre de servir à un, comme la cité d’Athènes aux trente tyrans, il ne se faut pas ébahir qu’elle serve, mais se plaindre de l’accident ; ou bien plutôt ne s’ébahir ni ne s’en plaindre, mais porter le mal patiemment et se réserver à l’avenir à meilleure fortune.

Notre nature est ainsi, que les communs devoirs de l’amitié l’emportent une bonne partie du cours de notre vie ; il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les beaux faits, de reconnaître le bien d’où l’on l’a reçu, et diminuer souvent de notre aise pour augmenter l’honneur et avantage de celui qu’on aime et qui le mérite. Ainsi donc, si les habitants d’un pays ont trouvé quelque grand personnage qui leur ait montré par épreuve une grande prévoyance pour les garder, une grande hardiesse pour les défendre, un grand soin pour les gouverner ; si, de là en avant, ils s’apprivoisent de lui obéir et s’en fier tant que de lui donner quelques avantages, je ne sais si ce serait sagesse, de tant qu’on l’ôte de là où il faisait bien, pour l’avancer en lieu où il pourra mal faire ; mais certes, si ne pourrait-il faillir d’y avoir de la bonté, de ne craindre point mal de celui duquel on n’a reçu que bien.

Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés ; n’ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois ; non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette ! Appellerons-nous cela lâcheté ? dirons-nous que ceux qui servent soient couards et recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d’un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra-l’on dire, à bon droit, que c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d’un seul, ne dira-l’on pas qu’ils ne veulent point, non qu’ils n’osent pas se prendre à lui, et que c’est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Si l’on voit, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes, n’assaillir pas un seul, duquel le mieux traité de tous en reçoit ce mal d’être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? est-ce lâcheté ? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se défendent d’un, cela n’est pas couardise, elle ne va point jusque-là ; non plus que la vaillance ne s’étend pas qu’un seul échelle une forteresse, qu’il assaille une armée, qu’il conquête un royaume. Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ?

Qu’on mette d’un côté cinquante mille hommes en armes, d’un autre autant ; qu’on les range en bataille ; qu’ils viennent à se joindre, les uns libres, combattant pour leur franchise, les autres pour la leur ôter : auxquels promettra-l’on par conjecture la victoire ? Lesquels pensera-l’on qui plus gaillardement iront au combat, ou ceux qui espèrent pour guerdon de leurs peines l’entretènement de leur liberté, ou ceux qui ne peuvent attendre autre loyer des coups qu’ils donnent ou qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de la vie passée, l’attente de pareil aise à l’avenir ; il ne leur souvient pas tant de ce qu’ils endurent, le temps que dure une bataille, comme de ce qu’il leur conviendra à jamais endurer, à eux, à leurs enfants et à toute la postérité. Les autres n’ont rien qui les enhardie qu’une petite pointe de convoitise qui se rebouche soudain contre le danger et qui ne peut être si ardente qu’elle ne se doive, ce semble, éteindre par la moindre goutte de sang qui sorte de leurs plaies. Aux batailles tant renommées de Miltiade, de Léonide, de Thémistocle, qui ont été données deux mille ans y a et qui sont encore aujourd’hui aussi fraîches en la mémoire des livres et des hommes comme si c’eût été l’autre hier, qui furent données en Grèce pour le bien des Grecs et pour l’exemple de tout le monde, qu’est-ce qu’on pense qui donna à si petit nombre de gens comme étaient les Grecs, non le pouvoir, mais le cœur de soutenir la force de navires que la mer même en était chargée, de défaire tant de nations, qui étaient en si grand nombre que l’escadron des Grecs n’eût pas fourni, s’il eût fallu, des capitaines aux armées des ennemis, sinon qu’il semble qu’à ces glorieux jours-là ce n’était pas tant la bataille des Grecs contre les Perses, comme la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la convoitise ?

C’est chose étrange d’ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ; mais ce qui se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours, qu’un homme mâtine cent mille et les prive de leur liberté, qui le croirait, s’il ne faisait que l’ouïr dire et non le voir ? Et, s’il ne se faisait qu’en pays étranges et lointaines terres, et qu’on le dit, qui ne penserait que cela fut plutôt feint et trouvé que non pas véritable ? Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose à recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point, combien qu’est-ce que l’homme doit avoir plus cher que de se remettre en son droit naturel, et, par manière de dire, de bête revenir homme ; mais encore je ne désire pas en lui si grande hardiesse ; je lui permets qu’il aime mieux je ne sais quelle sûreté de vivre misérablement qu’une douteuse espérance de vivre à son aise. Quoi ? si pour avoir liberté il ne faut que la désirer, s’il n’est besoin que d’un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l’estime encore trop chère, la pouvant gagner d’un seul souhait, et qui plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il devrait racheter au prix de son sang, et lequel perdu, tous les gens d’honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ? Certes, comme le feu d’une petite étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois, plus il est prêt d’en brûler, et, sans qu’on y mette de l’eau pour l’éteindre, seulement en n’y mettant plus de bois, n’ayant plus que consommer, il se consomme soi-même et vient sans force aucune et non plus feu : pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte.

Les hardis, pour acquérir le bien qu’ils demandent, ne craignent point le danger ; les avisés ne refusent point la peine : les lâches et engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien ; ils s’arrêtent en cela de le souhaiter, et la vertu d’y prétendre leur est ôtée par leur lâcheté ; le désir de l’avoir leur demeure par la nature. Ce désir, cette volonté est commune aux sages et aux indiscrets, aux courageux et aux couards, pour souhaiter toutes choses qui, étant acquises, les rendraient heureux et contents : une seule chose est à dire, en laquelle je ne sais comment nature défaut aux hommes pour la désirer ; c’est la liberté, qui est toutefois un bien si grand et si plaisant, qu’elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens même qui demeurent après elle perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude : la seule liberté, les hommes ne la désirent point, non pour autre raison, ce semble, sinon que s’ils la désiraient, ils l’auraient, comme s’ils refusaient de faire ce bel acquêt, seulement parce qu’il est trop aisé.

Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous ne vous pouvez vanter que rien soit à vous ; et semblerait que meshui ce vous serait grand heur de tenir à ferme vos biens, vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce malheur, cette ruine, vous vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien de l’ennemi, et de celui que vous faites si grand qu’il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s’il n’avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? Vous semez vos fruits, afin qu’il en fasse le dégât ; vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu’il ait de quoi soûler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, afin que, pour le mieux qu’il leur saurait faire, il les mène en ses guerres, qu’il les conduise à la boucherie, qu’il les fasse les ministres de ses convoitises, et les exécuteurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vos personnes, afin qu’il se puisse mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride ; et de tant d’indignités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l’endureraient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous l’essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.

Mais certes les médecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables, et je ne fais pas sagement de vouloir prêcher en ceci le peuple qui perdu, longtemps a, toute connaissance, et duquel, puisqu’il ne sent plus son mal, cela montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturelle.

Premièrement, cela est, comme je crois, hors de doute que, si nous vivions avec les droits que la nature nous a donnés et avec les enseignements qu’elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison, et serfs de personne. De l’obéissance que chacun, sans autre avertissement que de son naturel, porte à ses père et mère, tous les hommes s’en sont témoins, chacun pour soi ; de la raison, si elle naît avec nous, ou non, qui est une question débattue à fond par les académiques et touchée par toute l’école des philosophes. Pour cette heure je ne penserai point faillir en disant cela, qu’il y a en notre âme quelque naturelle semence de raison, laquelle, entretenue par bon conseil et coutume, florit en vertu, et, au contraire, souvent ne pouvant durer contre les vices survenus, étouffée, s’avorte. Mais certes, s’il y a rien de clair ni d’apparent en la nature et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle, c’est cela que la nature, le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a tous faits de même forme, et, comme il semble, à même moule, afin de nous entreconnaître tous pour compagnons ou plutôt pour frères ; et si, faisant les partages des présents qu’elle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps ou en l’esprit, aux uns plus qu’aux autres, si n’a-t-elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un camp clos, et n’a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés, comme des brigands armés dans une forêt, pour y gourmander les plus faibles ; mais plutôt faut-il croire que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place à la fraternelle affection, afin qu’elle eût où s’employer, ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoin d’en recevoir. Puis donc que cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés aucunement en même maison, nous a tous figurés à même patron, afin que chacun se put mirer et quasi reconnaître l’un dans l’autre ; si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire, par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées, une communion de nos volontés ; et si elle a tâché par tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société ; si elle a montré, en toutes choses, qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie.

Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure. Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais aussi avec affectation de la défendre. Or, si d’aventure nous nous faisons quelque doute en cela, et sommes tant abâtardis que ne puissions reconnaître nos biens ni semblablement nos naïves affections, il faudra que je vous fasse l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par manière de dire, les bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les bêtes, ce maid’ Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! Plusieurs en y a d’entre elles qui meurent aussitôt qu’elles sont prises : comme le poisson quitte la vie aussitôt que l’eau, pareillement celles-là quittent la lumière et ne veulent point survivre à leur naturelle franchise. Si les animaux avaient entre eux quelques prééminences, ils feraient de celles-là leur noblesse. Les autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font si grande résistance d’ongles, de cornes, de bec et de pieds, qu’elles déclarent assez combien elles tiennent cher ce qu’elles perdent ; puis, étant prises, elles nous donnent tant de signes apparents de la connaissance qu’elles ont de leur malheur, qu’il est bel à voir que ce leur est plus languir que vivre, et qu’elles continuent leur vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour se plaire en servitude. Que veut dire autre chose l’éléphant qui, s’étant défendu jusqu’à n’en pouvoir plus, n’y voyant plus d’ordre, étant sur le point d’être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que le grand désir qu’il a de demeurer libre, ainsi qu’il est, lui fait de l’esprit et l’avise de marchander avec les chasseurs si, pour le prix de ses dents, il en sera quitte, et s’il sera reçu de bailler son ivoire et payer cette rançon pour sa liberté ? Nous appâtons le cheval dès lors qu’il est né pour l’apprivoiser à servir ; et si ne le savons-nous si bien flatter que, quand ce vient à le dompter, il ne morde le frein, qu’il ne rue contre l’éperon, comme (ce semble) pour montrer à la nature et témoigner au moins par là que, s’il sert, ce n’est pas de son gré, ainsi par notre contrainte. Que faut-il donc dire ?

Même les bœufs sous le poids du joug geignent,
Et les oiseaux dans la cage se plaignent,

comme j’ai dit autrefois, passant le temps à nos rimes françaises ; car je ne craindrai point, écrivant à toi, ô Longa, mêler de mes vers, desquels je ne lis jamais que, pour le semblant que tu fais de t’en contenter, tu ne m’en fasses tout glorieux. Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, dès lors qu’elles l’ont, sentent le mal de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes, qui encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer à servir qu’avec protestation d’un désir contraire, quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le désir de le reprendre ?

Il y a trois sortes de tyrans : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on connaît bien qu’ils sont (comme l’on dit) en terre de conquête. Ceux-là qui naissent rois ne sont pas communément guère meilleurs, ainsi étant nés et nourris dans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait la nature du tyran, et font état des peuples qui sont sous eux comme de leurs serfs héréditaires ; et, selon la complexion de laquelle ils sont plus enclins, avares ou prodigues, tels qu’ils sont, ils font du royaume comme de leur héritage. Celui à qui le peuple a donné l’état devrait être, ce me semble, plus insupportable, et le serait, comme je crois, n’était que dès lors qu’il se voit élevé par-dessus les autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle la grandeur, il délibère de n’en bouger point ; communément celui-là fait état de rendre à ses enfants la puissance que le peuple lui a laissée : et dès lors que ceux-là ont pris cette opinion, c’est chose étrange de combien ils passent en toutes sortes de vices et même en la cruauté, les autres tyrans, ne voyant autres moyens pour assurer la nouvelle tyrannie que d’étreindre si fort la servitude et étranger tant leurs sujets de la liberté, qu’encore que la mémoire en soit fraîche, ils la leur puissent faire perdre. Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu’il y a entre eux quelque différence, mais de choix, je n’y en vois point ; et étant les moyens de venir aux règnes divers, toujours la façon de régner est quasi semblable : les élus, comme s’ils avaient pris des taureaux à dompter, ainsi les traitent-ils ; les conquérants en font comme de leur proie ; les successeurs pensent d’en faire ainsi que de leurs naturels esclaves.

Mais à propos, si d’aventure il naissait aujourd’hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, et qu’ils ne sussent que c’est ni de l’un ni de l’autre, ni à grand peine des noms ; si on leur présentait ou d’être serfs, ou vivre francs, selon les lois desquelles ils ne s’accorderaient : il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimassent trop mieux obéir à la raison seulement que servir à un homme ; sinon, possible, que ce fussent ceux d’Israël, qui, sans contrainte ni aucun besoin, se firent un tyran : duquel peuple je ne lis jamais l’histoire que je n’en aie trop grand dépit, et quasi jusqu’à en devenir inhumain pour me réjouir de tant de maux qui leur en advinrent. Mais certes tous les hommes, tant qu’ils ont quelque chose d’homme, devant qu’ils se laissent assujétir, il faut l’un des deux, qu’ils soient contraints ou déçus : contraints par des armes étrangères, comme Sparte ou Athènes par les forces d’Alexandre, ou par les factions, ainsi que la seigneurie d’Athènes était devant venue entre les mains de Pisistrate. Par tromperie perdent-ils souvent la liberté, et, en ce, ils ne sont pas si souvent séduits par autrui comme ils sont trompés par eux-mêmes : ainsi le peuple de Syracuse, la maîtresse ville de Sicile (on me dit qu’elle s’appelle aujourd’hui Saragousse), étant pressé par les guerres, inconsidérément ne mettant ordre qu’au danger présent, éleva Denis, le premier tyran, et lui donna la charge de la conduite de l’armée, et ne se donna garde qu’il l’eût fait si grand que cette bonne pièce-là, revenant victorieux, comme s’il n’eût pas vaincu ses ennemis mais ses citoyens, se fit de capitaine roi, et de roi tyran. Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. C’est cela, que les hommes naissant sous le joug, et puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir autre bien ni autre droit que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l’état de leur naissance. Et toutefois il n’est point d’héritier si prodigue et nonchalant que quelquefois ne passe les yeux sur les registres de son père, pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession, ou si l’on n’a rien entrepris sur lui ou son prédécesseur. Mais certes la coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grande vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir et, comme l’on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude. L’on ne peut pas nier que la nature n’ait en nous bonne part, pour nous tirer là où elle veut et nous faire dire bien ou mal nés ; mais si faut il confesser qu’elle a en nous moins de pouvoir que la coutume : pour ce que le naturel, pour bon qu’il soit, se perd s’il n’est entretenu ; et la nourriture nous fait toujours de sa façon, comment que ce soit, maugré la nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire ; elles ne s’entretiennent pas si aisément comme elles s’abâtardissent, se fondent et viennent à rien : ni plus ni moins que les arbres fruitiers, qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils gardent bien si on les laisse venir, mais ils le laissent aussitôt pour porter d’autres fruits étrangers et non les leurs, selon qu’on les tente. Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité ; mais toutefois le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier y ajoutent ou diminuent beaucoup de leur vertu : la plante qu’on a vue en un endroit, on est ailleurs empêché de la reconnaître. Qui verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus méchant d’entre eux ne voudrait pas être le roi de tous, ainsi nés et nourris qu’ils ne reconnaissent point d’autre ambition sinon à qui mieux avisera et plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté, ainsi appris et faits dès le berceau qu’ils ne prendraient point tout le reste des félicités de la terre pour perdre le moindre de leur franchise ; qui aura vu, dis-je, ces personnages-là, et au partir de là s’en ira aux terres de celui que nous appellons Grand Seigneur, voyant là des gens qui ne veulent être nés que pour le servir, et qui pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie, penserait-il que ceux-là et les autres eussent un même naturel, ou plutôt s’il n’estimerait pas que, sortant d’une cité d’hommes, il était entré dans un parc de bêtes ? Lycurgue, le policier de Sparte, avait nourri, ce dit-on, deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités de même lait, l’un engraissé en la cuisine, l’autre accoutumé par les champs au son de la trompe et du huchet, voulant montrer au peuple lacédémonien que les hommes sont tels que la nourriture les fait, mit les deux chiens en plein marché, et entre eux une soupe et un lièvre : l’un courut au plat et l’autre au lièvre. « Toutefois, dit-il, si sont-ils frères ». Donc celui-là, avec ses lois et sa police, nourrit et fit si bien les Lacédémoniens, que chacun d’eux eut plus cher de mourir de mille morts que de reconnaître autre seigneur que le roi et la raison.

Je prends plaisir de ramentevoir un propos que tinrent jadis un des favoris de Xerxès, le grand roi des Persans, et deux Lacédémoniens. Quand Xerxès faisait les appareils de sa grande armée pour conquérir la Grèce, il envoya ses ambassadeurs par les cités grégeoises demander de l’eau et de la terre : c’était la façon que les Persans avaient de sommer les villes de se rendre à eux. À Athènes ni à Sparte n’envoya-t-il point, pour ce que ceux que Daire, son père, y avait envoyés, les Athéniens et les Spartiens en avaient jeté les uns dedans les fosses, les autres dans les puits, leur disant qu’ils prinsent hardiment de là de l’eau et de la terre pour porter à leur prince : ces gens ne pouvaient souffrir que, de la moindre parole seulement, on touchât à leur liberté. Pour en avoir ainsi usé, les Spartains connurent qu’ils avaient encouru la haine des dieux, même de Talthybie, le dieu des hérauts : ils s’avisèrent d’envoyer à Xerxès, pour les apaiser, deux de leurs citoyens, pour se présenter à lui, qu’il fît d’eux à sa guise, et se payât de là pour les ambassadeurs qu’ils avaient tués à son père. Deux Spartains, l’un nommé Sperte et l’autre Bulis, s’offrirent à leur gré pour aller faire ce paiement. De fait ils y allèrent, et en chemin ils arrivèrent au palais d’un Persan qu’on nommait Indarne, qui était lieutenant du roi en toutes les villes d’Asie qui sont sur les côtes de la mer. Il les accueillit fort honorablement et leur fit grande chère, et, après plusieurs propos tombant de l’un de l’autre, il leur demanda pourquoi ils refusaient tant l’amitié du roi. « Voyez, dit-il, Spartains, et connaissez par moi comment le roi sait honorer ceux qui le valent, et pensez que si vous étiez à lui, il vous ferait de même : si vous étiez à lui et qu’il vous eût connu, il n’y a celui d’entre vous qui ne fût seigneur d’une ville de Grèce. — En ceci, Indarne, tu ne nous saurais donner bon conseil, dirent les Lacédémoniens, pour ce que le bien que tu nous promets, tu l’as essayé, mais celui dont nous jouissons, tu ne sais que c’est : tu as éprouvé la faveur du roi ; mais de la liberté, quel goût elle a, combien elle est douce, tu n’en sais rien. Or, si tu en avais tâté, toi-même nous conseillerais-tu la défendre, non pas avec la lance et l’écu, mais avec les dents et les ongles. » Le seul Spartain disait ce qu’il fallait dire, mais certes et l’un et l’autre parlait comme il avait été nourri ; car il ne se pouvait faire que le Persan eût regret à la liberté, ne l’ayant jamais eue, ni que le Lacédémonien endurât la sujétion, ayant goûté la franchise.

Caton l’Uticain, étant encore enfant et sous la verge, allait et venait souvent chez Sylla le dictateur, tant pour ce qu’à raison du lieu et maison dont il était, on ne lui refusait jamais la porte, qu’aussi ils étaient proches parents. Il avait toujours son maître quand il y allait, comme ont accoutumé les enfants de bonne maison. Il s’aperçut que, dans l’hôtel de Sylla, en sa présence ou par son consentement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres ; l’un était banni, l’autre étranglé ; l’un demandait la confiscation d’un citoyen, l’autre la tête ; en somme, tout y allait non comme chez un officier de ville, mais comme chez un tyran de peuple, et c’était non pas un parquet de justice, mais un ouvroir de tyrannie. Si dit lors à son maître ce jeune gars : « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe : j’entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu’il soit levé, j’ai le bras assez fort pour en dépêcher la ville. » Voilà certes une parole vraiment appartenant à Caton : c’était un commencement de ce personnage, digne de sa mort. Et néanmoins qu’on ne die ni son nom ni son pays, qu’on conte seulement le fait tel qu’il est, la chose même parlera et jugera l’on, à belle aventure, qu’il était Romain et né dedans Rome, et lors qu’elle était libre. À quel propos tout ceci ? Non pas certes que j’estime que le pays ni le terroir y fassent rien, car en toutes contrées, en tout air, est amère la sujétion et plaisant d’être libre ; mais parce que je suis d’avis qu’on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug sous le col, ou bien que si on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne, si, n’ayant vu seulement l’ombre de la liberté et n’en étant point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est d’être esclaves. S’il y avait quelque pays, comme dit Homère des Cimmériens, où le soleil se montre autrement qu’à nous, et après leur avoir éclairé six mois continuels, il les laisse sommeillants dans l’obscurité sans les venir revoir de l’autre demie année, ceux qui naîtraient pendant cette longue nuit, s’ils n’avaient pas ouï parler de la clarté, s’ébahiraient ou si, n’ayant point vu de jour, ils s’accoutumaient aux ténèbres où ils sont nés, sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais ce que l’on n’a jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir, et toujours est, avec la connaissance du mal, la souvenance de la joie passée. La nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne.

Disons donc ainsi, qu’à l’homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit et accoutume ; mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume : comme des plus braves courtauds, qui au commencement mordent le frein et puis s’en jouent, et là où naguères ruaient contre la selle, ils se parent maintenant dans les harnais et tout fiers se gorgiassent sous la barde. Ils disent qu’ils ont été toujours sujets, que leurs pères ont ainsi vécu ; ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal et se font accroire par exemple, et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent ; mais pour vrai, les ans ne donnent jamais droit de mal faire, ainsi agrandissent l’injure. Toujours s’en trouve il quelques-uns, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir de le secouer ; qui ne s’apprivoisent jamais de la sujétion et qui toujours, comme Ulysse, qui par mer et par terre cherchait toujours de voir de la fumée de sa case, ne se peuvent tenir d’aviser à leurs naturels privilèges et de se souvenir de leurs prédécesseurs et de leur premier être ; ceux sont volontiers ceux-là qui, ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas comme le gros populas, de regarder ce qui est devant leurs pieds s’ils n’avisent et derrière et devant et ne remémorent encore les choses passées pour juger de celles du temps à venir et pour mesurer les présentes ; ce sont ceux qui, ayant la tête d’eux-mêmes bien faite, l’ont encore polie par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent, et la servitude ne leur est de goût, pour tant bien qu’on l’accoutre.

Le grand Turc s’est bien avisé de cela, que les livres et la doctrine donnent, plus que toute autre chose, aux hommes le sens et l’entendement de se reconnaître et d’haïr la tyrannie ; j’entends qu’il n’a en ses terres guère de gens savants ni n’en demande. Or, communément, le bon zéle et affection de ceux qui ont gardé malgré le temps la dévotion à la franchise, pour si grand nombre qu’il y en ait, demeure sans effet pour ne s’entreconnaître point : la liberté leur est toute ôtée, sous le tyran, de faire, de parler et quasi de penser ; ils deviennent tous singuliers en leurs fantaisies. Donc, Momes, le dieu moqueur, ne se moqua pas trop quand il trouva cela à redire en l’homme que Vulcain avait fait, de quoi il ne lui avait mis une petite fenêtre au cœur, afin que par là on put voir ses pensées. L’on voulsit bien dire que Brute et Casse, lorsqu’ils entreprindrent la délivrance de Rome, ou plutôt de tout le monde, ne voulurent pas que Cicéron, ce grand zélateur du bien public s’il en fut jamais, fut de la partie, et estimèrent son cœur trop faible pour un fait si haut : ils se fiaient bien de sa volonté, mais ils ne s’assuraient point de son courage. Et toutefois, qui voudra discourir les faits du temps passé et les annales anciennes, il s’en trouvera peu ou point de ceux qui voyant leur pays mal mené et en mauvaises mains, aient entrepris d’une intention bonne, entière et non feinte, de le délivrer, qui n’en soient venus à bout, et que la liberté, pour se faire paraître, ne se soit elle-même fait épaule. Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieux, Valère et Dion, comme ils l’ont vertueusement pensé, l’exécutèrent heureusement ; en tel cas, quasi jamais à bon vouloir ne défend la fortune. Brute le jeune et Casse ôtèrent bien heureusement la servitude, mais en ramenant la liberté ils moururent : non pas misérablement (car quel blasphème serait-ce de dire qu’il y ait eu rien de misérable en ces gens-là, ni en leur mort, ni en leur vie ?) mais certes au grand dommage, perpétuel malheur et entière ruine de la république, laquelle fut, comme il semble, enterrée avec eux. Les autres entreprises qui ont été faites depuis contre les empereurs romains n’étaient que conjurations de gens ambitieux, lesquels ne sont pas à plaindre des inconvénients qui leur en sont advenus, étant bel à voir qu’ils désiraient, non pas ôter, mais remuer la couronne, prétendant chasser le tyran et retenir la tyrannie. À ceux-ci je ne voudrais pas moi-même qu’il leur en fut bien succédé, et suis content qu’ils aient montré, par leur exemple, qu’il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour faire mauvaise entreprise.

Mais pour revenir à notre propos, duquel je m’étais quasi perdu, la première raison pourquoi les hommes servent volontiers, est pour ce qu’ils naissent serfs et sont nourris tels. De celle-ci en vient une autre, qu’aisément les gens deviennent, sous les tyrans, lâches et efféminés : dont je sais merveilleusement bon gré à Hyppocras, le grand-père de la médecine, qui s’en est pris garde, et l’a ainsi dit en l’un de ses livres qu’il institue Des maladies. Ce personnage avait certes en tout le cœur en bon lieu, et le montra bien lorsque le Grand Roi le voulut attirer près de lui à force d’offres et grands présents, il lui répondit franchement qu’il ferait grand conscience de se mêler de guérir les Barbares qui voulaient tuer les Grecs, et de bien servir, par son art à lui, qui entreprenait d’asservir la Grèce. La lettre qu’il lui envoya se voit encore aujourd’hui parmi ses autres œuvres, et témoignera pour jamais de son bon cœur et de sa noble nature. Or, est-il donc certain qu’avec la liberté se perd tout en un coup la vaillance. Les gens sujets n’ont point d’allégresse au combat ni d’âpreté : ils vont au danger quasi comme attachés et tous engourdis, par manière d’acquit, et ne sentent point bouillir dans leur cœur l’ardeur de la franchise qui fait mépriser le péril et donne envie d’achapter, par une belle mort entre ses compagnons, l’honneur et la gloire. Entre les gens libres, c’est à l’envi à qui mieux mieux, chacun pour le bien commun, chacun pour soi, ils s’attardent d’avoir tous leur part au mal de la défaite ou au bien de la victoire ; mais les gens asservis, outre ce courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol et incapable de toutes choses grandes. Les tyrans connaissent bien cela, et, voyant qu’ils prennent ce pli, pour les faire mieux avachir, encore ils aident-ils.

Xénophon, historien grave et du premier rang entre les Grecs, a fait un livre auquel il fait parler Simonide avec Hiéron, tyran de Syracuse, des misères du tyran. Ce livre est plein de bonnes et graves remontrances, et qui ont aussi bonne grâce, à mon avis, qu’il est possible. Que plût à Dieu que les tyrans qui ont jamais été l’eussent mis devant les yeux et s’en fussent servi de miroir ! Je ne puis pas croire qu’ils n’eussent reconnu leurs verrues et eu quelque honte de leurs taches. En ce traité il conte la peine en quoi sont les tyrans, qui sont contraints, faisant mal à tous, se craindre de tous. Entre autres choses, il dit cela, que les mauvais rois se servent d’étrangers à la guerre et les soudoient, ne s’osant fier de mettre à leurs gens, à qui ils ont fait tort, les armes en main. (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur solde des nations étrangères, comme les Français mêmes, et plus encore d’autrefois qu’aujourd’hui, mais à une autre intention, pour garder des leurs, n’estimant rien le dommage de l’argent pour épargner les hommes. C’est ce que disait Scipion, ce crois-je, le grand Africain, qu’il aimerait mieux avoir sauvé un citoyen que défait cent ennemis.) Mais, certes, cela est bien assuré, que le tyran ne pense jamais que la puissance lui soit assurée, sinon quand il est venu à ce point qu’il n’a sous lui homme qui vaille : donc à bon droit lui dire on cela, que Thrason en Térence se vante avoir reproché au maître des éléphants :

Pour cela si brave vous êtes
Que vous avez charge des bêtes.

Mais cette ruse de tyrans d’abêtir leurs sujets ne se peut pas connaître plus clairement que Cyrus fit envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardis, la maîtresse ville de Lydie, et qu’il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi, et l’eut amené quand et soi:on lui apporta nouvelles que les Sardains s’étaient révoltés ; il les eut bientôt réduits sous sa main; mais, ne voulant pas ni mettre à sac une tant belle ville, ni être toujours en peine d’y tenir une armée pour la garder, il s’avisa d’un grand expédient pour s’en assurer : il y établit des bordeaux, des tavernes et jeux publics, et fit publier une ordonnance que les habitants eussent à en faire état. Il se trouva si bien de cette garnison que jamais depuis contre les Lydiens il ne fallut tirer un coup d’épée. Ces pauvres et misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que les Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appelons passe-temps, ils l’appellent ludi, comme s’ils voulaient dire Lydi. Tous les tyrans n’ont pas ainsi déclarés exprès qu’ils voulsissent efféminer leurs gens ; mais, pour vrai, ce que celui ordonna formellement et en effet, sous main ils l’ont pourchassé la plupart. À la vérité, c’est le naturel du mérite populaire, duquel le nombre est toujours plus grand dedans les villes, qu’il est soupçonneux à l’endroit de celui qui l’aime, et simple envers celui qui le trompe. Ne pensez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la friandise du ver, s’accroche plus tôt dans le haim que tous les peuples s’allèchent vitement à la servitude, par la moindre plume qu’on leur passe, comme l’on dit, devant la bouche ; et c’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller ainsi tôt, mais seulement qu’on les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements avaient les anciens tyrans, pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples, assotis, trouvent beaux ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir, qui leur passait devant les yeux, s’accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire. Les Romains tyrans s’avisèrent encore d’un autre point : de festoyer souvent les dizaines publiques, abusant cette canaille comme il fallait, qui se laisse aller, plus qu’à toute autre chose, au plaisir de la bouche : le plus avisé et entendu d’entre eux n’eut pas quitté son esculée de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon. Les tyrans faisaient largesse d’un quart de blé, d’un sestier de vin et d’un sesterce ; et lors c’était pitié d’ouïr crier : Vive le roi ! Les lourdauds ne s’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une partie du leur, et que cela même qu’ils recouvraient, le tyran ne leur eut pu donner, si devant il ne l’avait ôté à eux-mêmes. Tel eut amassé aujourd’hui le sesterce, et se fut gorgé au festin public, bénissant Tibère et Néron, et leur belle libéralité qui, le lendemain, étant contraint d’abandonner ses biens à leur avarice, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, non plus qu’une pierre, ne remuait non plus qu’une souche. Toujours le populaire a eu cela : il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout ouvert et dissolu, et, au tort et à la douleur qu’il ne peut honnêtement souffrir, insensible. Je ne vois pas maintenant personne qui, oyant parler de Néron, ne tremble même au surnom de ce vilain monstre, de cette orde et sale peste du monde ; et toutefois, de celui-là, de ce boutefeu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, on peut bien dire qu’après sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain en reçut tel déplaisir, se souvenant de ses jeux et de ses festins, qu’il fut sur le point d’en porter le deuil ; ainsi l’a écrit Corneille Tacite, auteur bon et grave, et l’un des plus certains. Ce qu’on ne trouvera pas étrange, vu que ce peuple là même avait fait auparavant à la mort de Jules César, qui donna congé aux lois et à la liberté, auquel personnage il n’y eut, ce me semble, rien qui vaille, car son humanité même, que l’on prêche tant, fut plus dommageable que la cruauté du plus sauvage tyran qui fut oncques, pour ce qu’à la vérité ce fut cette sienne venimeuse douceur qui, envers le peuple romain, sucra la servitude ; mais, après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore en la bouche ses banquets et en l’esprit la souvenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs et le mettre en cendre, amoncelait à l’envi les bancs de la place, et puis lui éleva une colonne, comme au Père du peuple (ainsi le portait le chapiteau), et lui fit plus d’honneur, tout mort qu’il était, qu’il n’en devait faire par droit à homme du monde, si ce n’était par aventure à ceux qui l’avaient tué. Ils n’oublièrent pas aussi cela, les empereurs romains, de prendre communément le titre de tribun du peuple, tant pour que ce que cet office était tenu pour saint et sacré qu’aussi il était établi pour la défense et protection du peuple, et sous la faveur de l’État. Par ce moyen, ils s’assuraient que le peuple se fierait plus d’eux, comme s’il devait en ouïr le nom, et non pas sentir les effets au contraire. Aujourd’hui ne font pas beaucoup mieux ceux qui ne font guère mal aucun, même de conséquence, qu’ils ne passent devant quelque joli propos du bien public et soulagement commun : car tu sais bien, ô Longa, le formulaire, duquel en quelques endroits ils pourraient user assez finement ; mais, à la plupart, certes, il n’y peut avoir de finesse là où il y a tant d’impudence. Les rois d’Assyrie, et encore après eux ceux de Méde, ne se présentaient en public que le plus tard qu’ils pouvaient, pour mettre en doute ce populas s’ils étaient en quelque chose plus qu’hommes, et laisser en cette rêverie les gens qui font volontiers les imaginatifs aux choses desquelles ils ne peuvent juger de vue. Ainsi tant de nations, qui furent assez longtemps sous cet empire assyrien, avec ce mystère s’accoutumaient à servir et servaient plus volontiers, pour ne savoir pas quel maître ils avaient, ni à grand’peine s’ils en avaient, et craignaient tous, à crédit, un que personne jamais n’avait vu. Les premiers rois d’Égypte ne se montraient guère, qu’ils ne portassent tantôt un chat, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête ; et, ce faisant, par l’étrangeté de la chose ils donnaient à leurs sujets quelque révérence et admiration, où, aux gens qui n’eussent été trop sots ou trop asservis, ils n’eussent apprêté, ce m’est avis, sinon passe-temps et risée. C’est pitié d’ouïr parler de combien de choses les tyrans du temps passé faisaient leur profit pour fonder leur tyrannie ; de combien de petits moyens ils se servaient, ayant de tout temps trouvé ce populas fait à leur poste, auquel il ne savait si mal tendre filet qu’ils n’y vinssent prendre lequel ils ont toujours trompé à si bon marché qu’ils ne l’assujettissaient jamais tant que lorsqu’ils s’en moquaient le plus.

Que dirai-je d’une autre belle bourde que les peuples anciens prindrent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que le gros doigt de Pyrrhe, roi des Épirotes, faisait miracles et guérissait les malades de la rate ; ils enrichirent encore mieux le conte, que ce doigt, après qu’on eut brûlé tout le corps mort, s’était trouvé entre les cendres, s’étant sauvé, malgré le feu. Toutefois ainsi le peuple sot fait lui-même les mensonges, pour puis après les croire. Prou de gens l’ont ainsi écrit, mais de façon qu’il est bel à voir qu’ils ont amassé cela des bruits de ville et du vain parler du populas. Vespasien, revenant d’Assyrie et passant à Alexandrie pour aller à Rome, s’emparer de l’empire, fit merveilles : il addressait les boiteux, il rendait clairvoyants les aveugles, et tout plein d’autres belles choses auxquelles qui ne pouvait voir la faute qu’il y avait, il était à mon avis plus aveugle que ceux qu’il guérissait. Les tyrans même trouvaient bien étrange que les hommes pussent endurer un homme leur faisant mal ; ils voulaient fort se mettre la religion devant pour gardecorps, et, s’il était possible, emprunter quelque échantillon de la divinité pour le maintien de leur méchante vie. Donc Salmonée, si l’on croit à la sibylle de Virgile en son enfer, pour s’être ainsi moquée des gens et avoir voulu faire du Jupiter, en rend maintenant compte, et elle le vit en l’arrière-enfer,

Souffrant cruels tourments, pour vouloir imiter
Les tonnerres du ciel, et feux de Jupiter,
Dessus quatre coursiers, celui allait, branlant,
Haut monté, dans son poing un grand flambeau brillant.
Par les peuples grégeois et dans le plein marché,

Dans la ville d’Élide haut il avait marché
Et faisant sa bravade ainsi entreprenait
Sur l’honneur qui, sans plus, aux dieux appartenait.
L’insensé, qui l’orage et foudre inimitable
Contrefaisait, d’airain, et d’un cours effroyable
De chevaux cornepieds, le Père tout puissant ;
Lequel, bientôt après, ce grand mal punissant,
Lança, non un flambeau, non pas une lumière
D’une torche de cire, avecque sa fumière,
Et de ce rude coup d’une horrible tempête,
Il le porta à bas, les pieds par-dessus tête.

Si celui qui ne faisait que le sot est à cette heure bien traité là-bas, je crois que ceux qui ont abusé de la religion, pour être méchants, s’y trouvent encore à meilleures enseignes.

Les nôtres semèrent en France je ne sais quoi de tel, des crapauds, des fleurs de lis, l’ampoule et l’oriflamme. Ce que de ma part, comment qu’il en soit, je ne veux pas mécroire, puisque nous ni nos ancêtres n’avons eu jusqu’ici aucune occasion de l’avoir mécru, ayant toujours eu des rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre, qu’encore qu’ils naissent rois, il semble qu’ils ont été non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant, avant que naître, pour le gouvernement et la conservation de ce royaume ; et encore, quand cela n’y serait pas, si ne voudrais-je pas pour cela entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher si privément, pour ne tollir ce bel ébat, où se pourra fort escrimer notre poésie française, maintenant non pas accoutrée, mais, comme il semble, faite toute à neuf par notre Ronsard, notre Baïf, notre du Bellay, qui en cela avancent bien tant notre langue, que j’ose espérer que bientôt les Grecs ni les Latins n’auront guère, pour ce regard, devant nous, sinon, possible, le droit d’aînesse. Et certes je ferais grand tort à notre rime, car j’use volontiers de ce mot, et il ne me déplaît point pour ce qu’encore que plusieurs l’eussent rendue mécanique, toutefois je vois assez de gens qui sont à même pour la rennoblir et lui rendre son premier honneur ; mais je lui ferais, dis-je, grand tort de lui ôter maintenant ces beaux contes du roi Clovis, auxquels déjà je vois, ce me semble, combien plaisamment, combien à son aise s’y égayera la veine de notre Ronsard, en sa Franciade. J’entends la portée, je connais l’esprit aigu, je sais la grâce de l’homme : il fera ses besognes de l’oriflamb aussi bien que les Romains de leurs ancilles

et les boucliers du ciel en bas jettés,

ce dit Virgile ; il ménagera notre ampoule aussi bien que les Athéniens le panier d’Erichtone ; il fera parler de nos armes aussi bien qu’eux de leur olive qu’ils maintiennent être encore en la tour de Minerve. Certes je serais outrageux de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les erres de nos poètes. Mais pour retourner d’où, je ne sais comment, j’avais détourné le fil de mon propos, il n’a jamais été que les tyrans, pour s’assurer, ne se soient efforcés d’accoutumer le peuple envers eux, non seulement à obéissance et servitude, mais encore à dévotion. Donc ce que j’ai dit jusques ici, qui apprend les gens à servir plus volontiers, ne sert guère aux tyrans que pour le menu et grossier peuple.

Mais maintenant je viens à un point, lequel est à mon avis le ressort et le secret de la domination, le soutien et fondement de la tyrannie. Qui pense que les hallebardes, les gardes et l’assiette du guet garde les tyrans, à mon jugement se trompe fort ; et s’en aident-ils, comme je crois, plus pour la formalité et épouvantail que pour fiance qu’ils y aient. Les archers gardent d’entrer au palais les mal habillés qui n’ont nul moyen, non pas les bien armés qui peuvent faire quelque entreprise. Certes, des empereurs romains il est aisé à compter qu’il n’y en a pas eu tant qui aient échappé quelque danger par le secours de leurs gardes, comme de ceux qui ont été tués par leurs archers mêmes. Ce ne sont pas les bandes des gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies des gens de pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran. On ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vrai : ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui tiennent tout le pays en servage. Toujours il a été que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran, et s’y sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ont été appelés par lui, pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés, et communs aux biens de ses pilleries. Ces six adressent si bien leur chef, qu’il faut, pour la société, qu’il soit méchant, non pas seulement par ses méchancetés, mais encore des leurs. Ces six ont six cents qui profitent sous eux, et font de leurs six cents ce que les six font au tyran. Ces six cents en tiennent sous eux six mille, qu’ils ont élevé en état, auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers, afin qu’ils tiennent la main à leur avarice et cruauté et qu’ils l’exécutent quand il sera temps, et fassent tant de maux d’ailleurs qu’ils ne puissent durer que sous leur ombre, ni s’exempter que par leur moyen des lois et de la peine. Grande est la suite qui vient après cela, et qui voudra s’amuser à dévider ce filet, il verra que, non pas les six mille, mais les cent mille, mais les millions, par cette corde, se tiennent au tyran, s’aident d’icelle comme, en Homère, Jupiter qui se vante, s’il tire la chaîne, d’emmener vers soi tous les dieux. De là venait la crue du Sénat sous Jules, l’établissement de nouveaux États, érection d’offices ; non pas certes à le bien prendre, réformation de la justice, mais nouveaux soutiens de la tyrannie. En somme que l’on en vient là, par les faveurs ou sous-faveurs, les gains ou regains qu’on a avec les tyrans, qu’il se trouve enfin quasi autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable, comme de ceux à qui la liberté serait agréable. Tout ainsi que les médecins disent qu’en notre corps, s’il y a quelque chose de gâté, dès lors qu’en autre endroit il s’y bouge rien, il se vient aussitôt rendre vers cette partie véreuse : pareillement, dès lors qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de larroneaux et essorillés, qui ne peuvent guère en une république faire mal ni bien, mais ceux qui sont tâchés d’une ardente ambition et d’une notable avarice, s’amassent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin, et être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres chevalent les voyageurs ; les uns sont en embûche, les autres au guet ; les autres massacrent, les autres dépouillent, et encore qu’il y ait entre eux des prééminences, et que les uns ne soient que valets, les autres chefs de l’assemblée, si n’y en a-il à la fin pas un qui ne se sente sinon du principal butin, au moins de la recherche. On dit bien que les pirates siciliens ne s’assemblèrent pas seulement en si grand nombre, qu’il fallut envoyer contre eux Pompée le grand ; mais encore tirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités aux hâvres desquelles ils se mettaient en sûreté, revenant des courses, et pour récompense, leur baillaient quelque profit du recélement de leur pillage.

Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient rien, il se devrait garder ; et, comme on dit, pour fendre du bois il fait des coins du bois même. Voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses hallebardiers ; non pas qu’eux-mêmes ne souffrent quelquefois de lui, mais ces perdus et abandonnés de Dieu et des hommes sont contents d’endurer du mal pour en faire, non pas à celui qui leur en fait, mais à ceux qui en endurent comme eux, et qui n’en peuvent mais. Toutefois, voyant ces gens-là, qui nacquetent le tyran pour faire leurs besognes de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et quelquefois pitié de leur sottise : car, à dire vrai, qu’est-ce autre chose de s’approcher du tyran que se tirer plus arrière de sa liberté, et par manière de dire serrer à deux mains et embrasser la servitude ? Qu’ils mettent un petit à part leur ambition et qu’ils se déchargent un peu de leur avarice, et puis qu’ils se regardent eux-mêmes et qu’ils se reconnaissent, et ils verront clairement que les villageois, les paysans, lesquels tant qu’ils peuvent ils foulent aux pieds, et en font pis que de forçats ou esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont toutefois, au prix d’eux, fortunés et aucunement libres. Le laboureur et l’artisan, pour tant qu’ils soient asservis, en sont quittes en faisant ce qu’ils ont dit ; mais le tyran voit les autres qui sont près de lui, coquinant et mendiant sa faveur : il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il dit, mais qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent, pour lui satisfaire, qu’ils préviennent encore ses pensées. Ce n’est pas tout à eux que de lui obéir, il faut encore lui complaire ; il faut qu’ils se rompent, qu’ils se tourmentent, qu’ils se tuent à travailler en ses affaires et puis qu’ils se plaisent de son plaisir, qu’ils laissent leur goût pour le sien, qu’ils forcent leur complexion, qu’ils dépouillent leur naturel ; il faut qu’ils se prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses signes et à ses yeux ; qu’ils n’aient ni œil, ni pied, ni main, que tout ne soit au guet pour épier ses volontés et pour découvrir ses pensées. Cela est-ce vivre heureusement ? cela s’appelle-il vivre ? est-il au monde rien moins supportable que cela, je ne dis pas à un homme de cœur, je ne dis pas à un bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d’homme ? Quelle condition est plus misérable que de vivre ainsi, qu’on n’aie rien à soi, tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?

Mais ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir rien de propre sous un tyran, ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu’on puisse dire être à personne. Ils voient que rien ne rend les hommes sujets à sa cruauté que les biens ; qu’il n’y a aucun crime envers lui digne de mort que le dequoi ; qu’il n’aime que les richesses et ne défait que les riches, et ils se viennent présenter, comme devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits et lui en faire envie. Ses favoris ne se doivent pas tant souvenir de ceux qui ont gagné autour des tyrans beaucoup de biens comme de ceux qui, ayant quelque temps amassé, puis après y ont perdu et les biens et les vies ; il ne leur doit pas tant venir en l’esprit combien d’autres y ont gagné de richesses, mais combien peu de ceux-là les ont gardées. Qu’on découvre toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles de notre souvenance, et on verra tout à plein combien est grand le nombre de ceux qui, ayant gagné par mauvais moyens l’oreille des princes, ayant ou employé leur mauvaistié ou abusé de leur simplesse, à la fin par ceux-là mêmes ont été anéantis et autant qu’ils y avaient trouvé de facilité pour les élever, autant y ont-ils connu puis après d’inconstance pour les abattre. Certainement en si grand nombre de gens qui se sont trouvés jamais près de tant de mauvais rois, il en a été peu, ou comme point, qui n’aient essayé quelquefois en eux-mêmes la cruauté du tyran qu’ils avaient devant attisée contre les autres : le plus souvent s’étant enrichis, sous l’ombre de sa faveur, des dépouilles d’autrui, ils l’ont à la fin eux-mêmes enrichi de leurs dépouilles.

Les gens de bien mêmes, si toutefois il s’en trouve quelqu’un aimé du tyran, tant soient-ils avant en sa grâce, tant reluise en eux la vertu et intégrité, qui voire aux plus méchants donne quelque révérence de soi quand on la voit de près, mais les gens de bien, dis-je, n’y sauraient durer, et faut qu’ils se sentent du mal commun, et qu’à leurs dépens ils éprouvent la tyrannie. Un Sénèque, un Burre, un Trasée, cette terne de gens de bien, desquels même les deux leur mâle fortune approcha du tyran et leur mit en main le maniement de ses affaires, tous deux estimés de lui, tous deux chéris, et encore l’un l’avait nourri et avait pour gages de son amitié la nourriture de son enfance ; mais ces trois-là sont suffisants témoins par leur cruelle mort, combien il y a peu d’assurance en la faveur d’un mauvais maître ; et, à la vérité, quelle amitié peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si dur que d’haïr son royaume, qui ne fait que lui obéir, et lequel, pour ne se savoir pas encore aimer, s’appauvrit lui-même et détruit son empire ?

Or, si l’on veut dire que ceux-là pour avoir bien vécu sont tombés en ces inconvénients, qu’on regarde hardiment autour de celui-là même, et on verra que ceux qui vindrent en sa grâce et s’y maintindrent par mauvais moyens ne furent pas de plus longue durée. Qui a ouï parler d’amour si abandonnée, d’affection si opiniâtre ? qui a jamais lu d’homme si obstinément acharné envers femme que celui-là envers Popée ? Or, fut-elle après empoisonnée par lui-même. Agrippine, sa mère, avait tué son mari Claude, pour lui faire place à l’empire ; pour l’obliger, elle n’avait jamais fait difficulté de rien faire ni de souffrir : donc son fils même, son nourrisson, son empereur fait de sa main, après l’avoir souvent faillie, enfin lui ôta la vie ; il n’y eut lors personne qui ne dit qu’elle avait trop bien mérité cette punition, si ç’eut été par les mains de tout autre que de celui à qui elle l’avait baillée. Qui fut onc plus aisé à manier, plus simple, pour le dire mieux, plus vrai niais que Claude l’empereur ? Qui fut onc plus coiffé que femme que lui de Messaline ? Il la mit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure toujours aux tyrans, s’ils en ont, à ne savoir bien faire, mais je ne sais comment à la fin, pour user de cruauté, même envers ceux qui leur sont près, si peu qu’ils ont d’esprit, cela même s’éveille. Assez commun est le beau mot de cet autre qui, voyant la gorge de sa femme découverte, laquelle il aimait le plus, et sans laquelle il semblait qu’il n’eut su vivre, il la caressa de cette belle parole : « Ce beau col sera tantôt coupé, si je le commande. » Voilà pourquoi la plupart des tyrans anciens étaient communément tués par leurs plus favoris, qui, ayant connu la nature de la tyrannie, ne se pouvaient tant assurer de la volonté du tyran comme ils se défiaient de sa puissance. Ainsi fut tué Domitien par Étienne, Commode par une de ses amies mêmes, Antonin par Macrin, et de même quasi tous les autres.

C’est cela que certainement le tyran n’est jamais aimé ni n’aime. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte ; elle ne se met jamais qu’entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s’entretient non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité : les répondants qu’il en a, c’est son bon naturel, la foi et la constance. Il n’y peut avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice ; et entre les méchants, quand ils s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s’entraiment pas, mais ils s’entrecraignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.

Or, quand bien cela n’empêcherait point, encore serait-il malaisé de trouver en un tyran un amour assuré, parce qu’étant au-dessus de tous, et n’ayant point de compagnon, il est déjà au delà des bornes de l’amitié, qui a son vrai gibier en l’équalité, qui ne veut jamais clocher, ainsi est toujours égale. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit-on) quelque foi au partage du butin, pour ce qu’ils sont pairs et compagnons, et s’ils ne s’entraiment, au moins ils s’entrecraignent et ne veulent pas, en se désunissant, rendre leur force moindre ; mais du tyran, ceux qui sont ses favoris n’en peuvent avoir jamais aucune assurance, de tant qu’il a appris d’eux-mêmes qu’il peut tout, et qu’il n’y a droit ni devoir aucun qui l’oblige, faisant son état de compter sa volonté pour raison, et n’avoir compagnon aucun, mais d’être de tous maître. Donc n’est-ce pas grande pitié que, voyant tant d’exemples apparents, voyant le danger si présent, personne ne se veuille faire sage aux dépens d’autrui, et que, de tant de gens s’approchant si volontiers des tyrans, qu’il n’y pas un qui ait l’avisement et la hardiesse de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lion qui faisait le malade : « Je t’irais voir en ta tanière ; mais je vois bien assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais qui reviennent en arrière je n’en vois pas une. »

Ces misérables voient reluire les trésors du tyran et regardent tout ébahis les rayons de sa braveté ; et, alléchés de cette clarté, ils s’approchent, et ne voient pas qu’ils se mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les consommer : ainsi le satyre indiscret (comme disent les fables anciennes), voyant éclairer le feu trouvé par Prométhée, le trouva si beau qu’il l’alla baiser et se brûla ; ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir, se met dans le feu, pour ce qu’il reluit, il éprouve l’autre vertu, celle qui brûle, comme dit le poète toscan. Mais encore, mettons que ces mignons échappent les mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais du roi qui vient après : s’il est bon, il faut rendre compte et reconnaître au moins lors la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur maître, il ne sera pas qu’il n’ait aussi bien ses favoris, lesquels aucunement ne sont pas contents d’avoir à leur tour la place des autres, s’ils n’ont encore le plus souvent et les biens et les vies. Se peut-il donc faire qu’il se trouve aucun qui, en si grand péril et avec si peu d’assurance, veuille prendre cette malheureuse place, de servir en si grande peine un si dangereux maître ? Quelle peine, quel martyre est-ce, vrai Dieu ? Être nuit et jour après pour songer de plaire à un, et néanmoins se craindre de lui plus que d’homme du monde ; avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour sentir la ruine de ses compagnons, pour aviser qui le trahit, rire à chacun et néanmoins se craindre de tous, n’avoir aucun ni ennemi ouvert ni ami assuré ; ayant toujours le visage riant et le cœur transi, ne pouvoir être joyeux, et n’oser être triste !

Mais c’est plaisir de considérer qu’est-ce qui leur revient de ce grand tourment, et le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine de leur misérable vie. Volontiers le peuple, du mal qu’il souffre, n’en accuse point le tyran, mais ceux qui le gouvernent : ceux-là, les peuples, les nations, tout le monde à l’envi, jusqu’aux paysans, jusqu’aux laboureurs, ils savent leur nom, ils déchiffrent leurs vices, ils amassent sur eux mille outrages, mille vilenies, mille maudissons ; toutes leurs oraisons, tous leurs vœux sont contre ceux-là ; tous les malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils les leur reprochent ; et si quelquefois ils leur font par apparence quelque honneur lors même qu’ils les maugréent en leur cœur, et les ont en horreur plus étrange que les bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils reçoivent de leur service envers les gens, desquels, quand chacun aurait une pièce de leur corps, ils ne seraient pas encore, ce leur semble, assez satisfaits ni à-demi saoûlés de leur peine ; mais certes, encore après qu’ils sont morts, ceux qui viennent après ne sont jamais si paresseux que le nom de ces mange-peuples ne soit noirci de l’encre de mille plumes, et leur réputation déchirée dans mille livres, et les os mêmes, par manière de dire, traînés par la postérité, les punissant, encore après leur mort, de leur méchante vie.

Apprenons donc quelquefois, apprenons à bien faire ; levons les yeux vers le ciel, ou pour notre honneur, ou pour l’amour même de la vertu, ou certes, à parler à bon escient, pour l’amour et honneur de Dieu tout-puissant, qui est assuré témoin de nos faits et juste juge de nos fautes. De ma part, je pense bien, et ne suis pas trompé, puisqu’il n’est rien si contraire à Dieu, tout libéral et débonnaire, que la tyrannie, qu’il réserve là-bas à part pour les tyrans et leurs complices quelque peine particulière.

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DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE

 

INTRODUCTION au Discours de la Servitude Volontaire d’Étienne de la Boétie par Paul Bonnefon

Littérature Française
Introduction au Discours de la Servitude Volontaire

Étienne de La Boétie
1530-1563




Edition Bossard
1922

discours-de-la-servitude-volontaire-etienne-de-la-boetie-artgitatoSisyphe Franz von Stuck 1920

 

DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE
Étienne de la Boétie
Edition 1922

INTRODUCTION
DE PAUL BONNEFON
1861 – 1922

INTRODUCTION


DANS sa brève existence de trente-deux ans, si La Boétie eut le temps de composer plusieurs opuscules, fort divers d’allure et de ton, il ne put en publier aucun. Montaigne lui-même, héritier des papiers de son ami disparu, imprima, dès 1571, les vers latins ou français de La Boétie et ses traductions de Xénophon et de Plutarque, mais il ne jugea pas à propos de divulguer ni le Discours de la Servitude volontaire, ni les Mémoires de nos troubles sur l’édit de janvier 1562, dont Montaigne confesse formellement la paternité à La Boétie, mais à qui il trouvait « la façon trop délicate et mignarde pour les abandonner au grossier et pesant air d’une si malplaisante saison ».

Ainsi, l’histoire de l’œuvre de La Boétie débutait sur une double obscurité : Montaigne, qui imprimait les ouvrages de son ami ne pouvant soulever aucune difficulté, se taisait au contraire délibérément, sur tous ceux qui pouvaient prêter à controverse ; et ce silence offrait de la sorte, au contraire, matière à commentaires dont on ne devait pas se priver. Essayons d’expliquer ce que Montaigne a fait et comment il a compris son devoir : le commentaire de l’œuvre même de La Boétie s’ensuivra naturellement.

LE DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE

Étienne de La Boétie naquit à Sarlat, le mardi 1er novembre 1530. Son père, lieutenant particulier du sénéchal de Périgord, mourut prématurément. Il fut élevé par son oncle, curé de Bouillonnas : c’est à celui-ci « qu’il doit son institution et tout ce qu’il est et pouvait être », comme il le rappelle plus tard, à son lit de mort. Où cette institution eut-elle lieu ? Probablement dans la famille même, à Sarlat, où le souffle de la Renaissance se faisait sentir, à l’instigation de l’évêque, le cardinal Nicolas Gaddi, parent des Médicis et véritable humaniste, dont le logis était voisin de celui de La Boétie. On ignore également où ces études se firent, peut-être à Bordeaux ou à Bourges. En tout cas, elles s’achevèrent à Orléans, où La Boétie prit son grade de licencié en droit civil, le 23 septembre 1553, et acquit dans un milieu aussi docte que généreux l’information juridique nécessaire à un futur magistrat.

Son précoce mérite ouvrit avant l’âge à La Boétie les portes du Parlement de Bordeaux. Le 20 janvier 1553, des lettres-patentes du roi Henri II autorisaient Guillaume de Lur, conseiller, à résigner « son état et office en ladite cour », en faveur de Maître Étienne de La Boétie, qui n’avait alors que vingt-deux ans et quelques mois. L’âge requis était vingt-cinq ans. Aussi, le 13 octobre suivant, quelques jours seulement après la délivrance du diplôme de licencié, le roi octroyait de nouvelles lettres-patentes, pour pourvoir La Boétie à l’office de conseiller et y joignait des lettres de dispense, permettant au jeune homme d’occuper sa charge. Le postulant était admis à l’exercice de sa fonction et prêtait serment le 17 mai 1554, toutes chambres assemblées. Il n’avait alors que vingt-trois ans et demi, et l’exception, flatteuse assurément, n’était pas exceptionnelle. Elle rapprochait ainsi, dès l’origine de leurs relations, deux noms qui devaient se joindre davantage : Guillaume de Lur, sieur de Longa, docte humaniste qui allait venir au Parlement de Paris, et Étienne de La Boétie, humaniste lui aussi non moins fervent et qu’agitaient déjà, si l’on en croit Montaigne, de nobles ambitions.

« C’est, dit celui-ci, au chapitre XXVIII du livre I de ses Essais, à l’endroit où il parle pour la première fois de l’opuscule de La Boétie, dix-huit ans après sa perte, c’est un discours auquel il donna le nom : De la Servitude volontaire ; mais ceux qui l’ont ignoré l’ont bien proprement depuis rebaptisé : Le contre un. Il l’écrivit par manière d’essai, en sa première jeunesse, n’ayant pas atteint le dix-huitième an de son âge, à l’honneur de la liberté contre les tyrans. Il court piéçà ès mains des gens d’entendement, non sans bien grande et méritée recommandation : car il est gentil et plein tout ce qu’il est possible. Si y a il rien à dire que ce ne soit le mieux qu’il pût faire, et si, en l’âge que je l’ai connu plus avancé, il eût pris un tel dessein que le mien, de mettre par écrit ses fantaisies, nous verrions plusieurs choses rares et qui nous approcheraient bien près de l’honneur de l’antiquité. Car, notamment en cette partie des dons de nature, je n’en connais nul qui lui soit comparable. Mais il n’est demeuré de lui que ce discours, encore par rencontre, et crois qu’il ne le vit onques puis qu’il lui échappa, et quelques mémoires sur cet Édit de janvier, fameux par nos guerres civiles, qui trouveront encore ailleurs leur place. C’est ce que j’ai pu recouvrer de ses reliques, outre le livret de ses œuvres, que j’ai fait mettre en lumière ; et si suis obligé particulièrement à cette pièce, d’autant qu’elle a servi de moyen à notre première accointance car elle me fut montrée avant que je l’eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu a voulu, entre nous, si entière et si parfaite, que certainement il ne s’en lit guère de pareille. »

Ainsi s’exprime Montaigne dans la première édition de son œuvre : il maintient et confirme tout ce qu’il a dit du caractère de La Boétie et de son œuvre, et se corrige pourtant sur un point, mettant seize au lieu de dix-huit quand il déclare : « Mais oyons un peu parler ce garçon de dix-huit ans. » Il est manifeste que Montaigne rajeunit La Boétie, pour donner moins de portée à son œuvre, que les événements ont singulièrement accentuée, et pour qu’on ne s’y méprenne point, il se dédit d’imprimer la Servitude volontaire, qui commençait à être connue.

Montaigne s’en explique et dit clairement comment les choses se passèrent. « Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis en lumière, et à mauvaise fin, par ceux qui cherchent à troubler et à changer l’état de notre police, sans se soucier s’ils l’amenderont, qu’ils ont mêlé à d’autres écrits de leur farine, je me suis dédit de le loger ici. Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit intéressée en l’endroit de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actions, je les avise que le sujet fut traité par lui en son enfance, par manière d’exercitation seulement, comme sujet vulgaire et tracassé en mille endroits des livres. Je ne fais nul doute qu’il ne crût ce qu’il écrivait, car il était assez consciencieux pour ne mentir pas même en se jouant, et sais davantage que, s’il eût à choisir, il eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat ; mais il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d’obéir et de se soumettre très religieusement aux lois sous lesquelles il était né. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de sa patrie, ni plus ennemi des remuements et nouvelletés de son temps : il eût bien plutôt employé sa suffisance à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les émouvoir davantage ; il avait son esprit moulé au patron d’autres siècles que ceux-ci. »

Ainsi s’exprime Montaigne et les faits viennent confirmer ce qu’il en dit. Comme on le voit, c’est contre son gré et sans son assentiment que l’œuvre de La Boétie vit le jour. Bientôt elle fut publiée. Dix ans après la mort de La Boétie, en 1574, un long fragment était inséré, sans commentaire, d’abord en latin (Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopolita, 2e dialogue, p. 128-134 et peu après en français (Le réveille matin des Français, 2e dialogue, p. 182-190), un recueil dans lequel il n’était pas malaisé de reconnaître la main de François Hotman. L’esprit de polémique était plus manifeste encore dans les Mémoires de l’Estat de France, rassemblés en 1574 par Simon Goulard, un pamphlétaire huguenot qui insérait le texte entier de l’œuvre de La Boétie, discrètement accommodé à l’usage qu’on en prétendait faire.

La curiosité du lecteur était désormais attirée sur cette œuvre. Maintes fois elle fut réimprimée dans le recueil de Simon Goulard, Mémoires de l’Estat de France, qui reparut plusieurs fois sous des formes diverses, mais toujours avec le même titre, qui donnait un texte accommodé, par endroits, aux aspirations de l’heure présente, et qui a subsisté jusqu’au XIXe siècle. Les contemporains n’en ignoraient pas moins, encore, l’œuvre précise de La Boétie, et les esprits curieux se préoccupaient toujours d’en posséder quelque copie exacte. C’est ainsi qu’Henri de Mesme et Claude Dupuy, qui tous les deux furent des amis de Montaigne, avaient fait transcrire et possédaient dans leurs papiers une copie de la Servitude volontaire. Un troisième érudit, Jacopo Corbinelli, vit un de ces manuscrits en 1570, le lut avec grand plaisir et le trouva écrit « in francese elegantissimo », ce qui donne une date certaine et apporte un renseignement précieux (Rita Calderini dei-Marchi, Jacopo Corbinelli et les érudits de son temps, d’après la correspondance inédite Corbinelli-Pinelli (1566-1587), Milan, 1914, p. 191).

Ce témoignage de Corbinelli sert à prouver que l’œuvre de La Boétie est bien de lui, qu’elle fut composée à l’époque et dans les circonstances qu’on lui attribue et il n’y est point fait d’allusion à Henri III, mais à Charles IX, qui régna pendant quatorze ans, alors que les troubles ensanglantaient chaque jour davantage la France et fournissaient des occasions naturelles à des interprétations erronées.

Un peu plus tard, les copies de La Boétie se multiplièrent, reproduisant toujours le texte de Claude Dupuy ou d’Henri de Mesme, qu’on trouve notamment dans les manuscrits français 17, 298 (Séguier) et 20, 157 (Sainte-Marthe). À mesure qu’il se répand, le Discours de la Servitude est mieux connu et mieux apprécié. Dans son Histoire universelle (édition de Ruble, t. IV, p. 189), Agrippa d’Aubigné cite nommément La Boétie parmi « les esprits irrités qui avec merveilleuse hardiesse faisaient imprimer livres portant ce qu’en d’autres saisons on n’eût pas voulu dire à l’oreille ». Et le même Agrippa d’Aubigné, dissertant de nouveau Du devoir naturel des rois et des sujets, montrerait s’il l’eût fallu, « par le menu, comment la vengeance de cette foi violée les a poussés à remettre en lumière le livre de La Boétie touchant la Servitude volontaire. » (Œuvres de d’Aubigné, éd. Réaume et de Caussade, t. II, p. 36 et 39.)

Et ce témoignage est confirmé par un autre contemporain, Pierre de L’Estoile : « Pour la dernière batterie furent publiés en ce temps (1574) les Mémoires de l’estat de France, imprimés in-8, en trois volumes, à Genève, en Allemagne et ailleurs, qui est un fagotage et ramas de toutes les pièces qu’on y a pu coudre pour rendre cette journée odieuse … avec tout plein de notables traités, comme celui de la Servitude volontaire, qui, n’ayant été imprimé, y tient un des premiers lieux pour être bien fait, pour être faits, car, quant à la vérité de l’histoire,… on n’en peut faire aucun état, ce qui était toutefois le plus recherchable. Mais ayant été lesdits Mémoires trop précipitamment mis sur la presse n’ont pu éviter le nom de fables à l’endroit de beaucoup, au lieu de celui d’histoire. » (Registre journal de Pierre de L’Esloile (1574-1589), publié par H. Omont. Mémoires de la Société de l’Histoire de Paris, 1900, p. 6).

Tel est le témoignage d’un contemporain sur ce « fagotage » sincère mais sans critique qui tendrait, si on s’en tenait là, à faire de La Boétie un pamphlétaire et un polémiste, écrivant sous l’inspiration du moment et mettant au jour ce qui était composé depuis longtemps, et publié avec l’intention de troubler davantage les esprits. La vérité est tout autre, est-il besoin de le dire ? Écrit en pleine jeunesse, à une date qu’on ne saurait préciser, par suite d’une correction malencontreuse de Montaigne, mais qui ne peut osciller qu’entre la seizième et la dix-huitième année de son âge, c’est-à-dire vers 1548, remanié sans doute et complété vers 1550 ou 1551, alors âgé de vingt ans environ, dans toute l’ardeur d’un esprit généreux et convaincu, La Boétie ne pouvait qu’exhaler la sincérité de ses aspirations. Faut-il s’étonner qu’elles fussent à la fois doctes et libérales, ce qu’elles étaient, alors que La Boétie put retoucher son œuvre et se mêler pour un temps au savant milieu de Ronsard, de Du Bellay, de Baïf ? S’il était moins réputé, l’entourage ordinaire de La Boétie n’en était pas moins remarquable, dans une famille essentiellement de judicature, — sa mère était une Calvimont et sa femme une de Carie, — également réputée dans la jurisprudence et dans les lettres. Ainsi encadré, dans cet entourage savant, La Boétie, vaquant d’abord avec réserve aux obligations de sa charge, ne pouvait que s’abandonner à son penchant naturel d’humaniste ardent et généreux.

C’est ainsi que se formait cet esprit spontané, concentré dans ses aspirations, qui éclatait dans ses élans, avec la vivacité d’un cœur franc et noble. Il s’abandonnait à son inspiration, lui donnant la vivacité, la netteté de l’expression, la laissant, comme elle d’origine, généreuse et décousue. Pour y trouver un ordre naturel et logique, il suffit d’y suivre, sans esprit préconçu, l’argumentation de La Boétie. Bien entendu, il y mêle sans cesse des réminiscences classiques, surtout dans la pensée, car, s’il s’en imprègne, il sait lui donner le tour de la pensée antique, se l’assimile, la traduit avec un réel sentiment de l’humanisme qui soutient la générosité de son œuvre.

Bien des fois on a étudié dans le détail l’esprit qui inspire la Servitude volontaire. Nul ne l’a fait par le menu, ni avec plus de méthode, que M. Louis Delaruelle dans son étude sur l’Inspiration antique dans le « Discours de la Servitude volontaire » (Revue d’histoire littéraire de la France, 1910, p. 34-52). Tout y est antique en effet, l’inspiration comme le forme : sobre, nette et ferme, que l’idée suscite et pare de son goût. « Mais, comme l’a dit fort ingénieusement Prévost-Paradol, malgré ce commun éloignement, — de Montaigne et de La Boétie, — pour toutes les apparences d’excès, il y avait en La Boétie une certaine ardeur d’ambition et un penchant à intervenir dans les affaires humaines, qui manquaient à Montaigne. Il avait plus de confiance, ou, si l’on veut, il se faisait plus d’illusion sur la possibilité de donner à l’intelligence et à l’honnêteté un rôle utile dans les divers mouvements de ce monde. Montaigne nous avoue que son ami eût mieux aimé être né à Venise qu’à Sarlat ; plus explicite encore dans une lettre au chancelier de L’Hospital, il regrette que La Boétie ait croupi « ès cendres de son foyer domestique, au grand dommage du bien commun. Ainsi, ajoute-t-il, sont demeurées oisives en lui beaucoup de grandes parties desquelles la chose publique eût pu tirer du service et lui de la gloire ». On croirait volontiers entendre dans ce regret le murmure de La Boétie s’exhalant après sa mort par cette bouche fraternelle : mais lui-même enlevé, comme Vauvenargues devait l’être un jour, à la fleur de l’âge, a laissé échapper en mourant ce que Vauvenargues avait répété toute sa vie : « Par aventure, dit-il à Montaigne, n’étais-je point né si inutile que je n’eusse moyen de faire service à la chose publique ? Quoi qu’il en soit, je suis prêt à partir quand il plaira à Dieu. »

Entre cet espoir et ce regret, c’est toute la distance qui sépare la Servitude volontaire des Essais. Jeune et ardent, La Boétie croyait l’avenir ouvert devant lui et voulait surtout servir le bien commun, tandis que Montaigne, en se sentant instruit par l’expérience, n’avait pas gardé son illusion sur l’humanité. Devant la leçon des faits, La Boétie avait perdu sa confiance généreuse : il croyait moins spontanément à la franchise naturelle du genre humain et servait moins volontairement son utopie. La vie et le contact des hommes eussent fait leur œuvre naturelle et attiédi son ardeur comme elles eussent tempéré son impulsion. C’est pour cela que Montaigne, modéré et assagi par l’âge, s’essaie à rajeunir La Boétie pour prêter moins d’importance à son action. Loin de la surfaire, il l’atténue, adoucissant son acte, préférant laisser son langage sans écho plutôt que de lui prêter une portée excessive et injuste. Là est l’unique raison de son attitude : c’est pourquoi il a préféré se taire que livrer à des commentaires injustifiés et excessifs la Servitude volontaire d’abord, et ensuite le Mémoire sur l’Édit de janvier 1562. Malgré les risques auxquels l’exposait le silence de La Boétie, il aime mieux laisser sa pensée inconnue que permettre qu’on la travestisse : il savait que le temps finirait par la mettre au jour sous son véritable aspect. Et on ne saurait dire que ce calcul ait été trompé, puisque l’œuvre entière de La Boétie a été imprimée sans que Montaigne l’ait laissé fausser.

C’est pourquoi Montaigne laissa le langage de La Boétie ce qu’il était à l’origine : hardi et vigoureux, peu porté vers les innovations de tout genre, comme devait l’être celui d’un futur magistrat, sans sympathie pour les téméraires, même généreux. Déjà on connaissait depuis quelque temps, plus ou moins ouvertement, ce fier langage tout plein du culte de la liberté et de l’exécration de la tyrannie. Ce qui en était le danger, c’était le souffle loyaliste et spontané qui mettait en belle place l’éloge du monarque parmi les récriminations contre la tyrannie, et le récit des méfaits du tyran. Il s’agissait d’ailleurs, sous la plume de La Boétie, d’un personnage abstrait, réminiscence antique qui ne comportait nulle allusion directe, parce que les rapprochements qui pouvaient y être faits ne concordaient ni dans l’esprit ni dans l’application immédiate et prochaine.

Malgré l’apparence, cette inspiration loyaliste persistera dans le langage de La Boétie et on retrouvera ce sentiment, ce langage même, quand il reprendra la plume pour parler plus posément et d’un sens plus rassis. L’élan de sa nature libérale l’entraîna jusqu’à pousser spontanément ces accents éloquents qui se prolongent ainsi, après quatre siècles, avec une conviction si forte. Il donna de lui-même et sans préméditation cette forme noble et entraînante à des pensées que d’autres avant lui avaient envisagées, que d’autres avaient exprimées, avec moins d’enthousiasme sans doute, mais avec une logique suffisante, de Philippe Pot à Michel Geissmayer, apôtres l’un et l’autre de la liberté humaine et de l’égalité religieuse. Ces sentiments, d’autres auraient pu les manifester, mais il leur aurait manqué assurément l’entraînement, sinon la conviction. Poussé par la générosité de sa nature, gagné par son cœur ardent et mobile, La Boétie se laisse aller à ce mouvement magnanime et noble qu’il eût exprimé sans doute d’original dans des vers latins serrés et concis, s’il avait voulu exprimer des sentiments plus précis et moins déclamatoires. Mais, dans la fougue de son zèle et de son caractère, il laisse parler sa langue naturelle et pousse sans effort un cri d’indignation éloquente qui résumait tout un passé d’enthousiasme et de conviction.

MÉMOIRE TOUCHANT L’ÉDIT DE JANVIER 1562

Pour être complet, le recueil des opuscules de La Boétie publié par Montaigne, en 1571, manquait donc de deux ouvrages dont la paternité ne saurait faire de doute : le Discours de la Servitude volontaire, et le Mémoire touchant l’Édit de janvier 1562. On a déjà vu comment la Servitude volontaire fut divulguée ; on va savoir pourquoi nous pensons avoir découvert le Mémoire sur l’Édit de janvier et quelles raisons nous déterminent à le lui attribuer formellement.

Montaigne confesse avec netteté avoir eu en mains, après la mort de La Boétie, la Servitude volontaire, dont nous savons en détail le sort, et aussi « quelques Mémoires de nos troubles sur l’Édit de janvier 1562 ». Ce sont les termes mêmes de Montaigne, et il ajoute : « Mais quant à ces deux dernières pièces, je leur trouve la façon trop délicate et mignarde pour les abandonner au grossier et pesant air d’une si malplaisante saison ». Ceci était écrit le 10 août 1570, à une heure où les Réformés s’étaient déjà maintes fois soulevés et se montraient particulièrement turbulents, à la veille de la paix de Saint Germain qui les ménageait beaucoup.

Par scrupule, Montaigne laissa donc inédits les deux opuscules de son ami, mais tandis que la Servitude volontaire voyait le jour, les Mémoires sur l’Édit de janvier demeurèrent inédits : Montaigne les signala sans que les contemporains semblent s’être préoccupés de leur existence. Il est vrai que cet ouvrage n’agitait pas une question toujours brûlante comme le précédent, et que, traité d’une plume moins juvénile, il devait être de sens plus rassis. De sorte que, si on ne pouvait ignorer que ces Mémoires avaient été composés, on ne savait jusqu’à ce jour quel sort ils avaient eu. Les publicistes du temps ayant dédaigné cette œuvre, il fallait la rechercher dans les manuscrits inexplorés et tâcher de l’y découvrir. C’est ainsi que nous avons procédé. Après quelques incertitudes, le manuscrit n° 410 de la bibliothèque Mejane, à Aix-en-Provence, nous a paru pouvoir contenir la solution de la question posée. C’est un recueil factice relié en parchemin, de trente-six pièces, les unes originales, les autres en copie du temps, presque toutes concernant des événements du xvie siècle antérieurs à 1575. L’une d’elles, f° 131-164, porte le titre : Mémoire touchant l’Édit de janvier 1562. C’est, comme on le voit, à une très légère différence près, le titre même indiqué par Montaigne, et encore convient-il de remarquer que le mot troubles, dont s’est servi Montaigne, s’il ne se trouve pas dans le titre même du manuscrit, y est employé dès la première ligne. Cette coïncidence, déjà forte en elle-même, méritait qu’on s’y arrêtât et qu’on essayât de la confirmer.

L’examen y réussit assez vite. À lire ces pages serrées et pressantes, bien que le copiste trop souvent inintelligent ou inattentif ne nous ait pas conservé le texte dans sa pureté originelle, on se convaincra aisément qu’elles émanent d’un humaniste maître de sa pensée et de sa langue, habile à développer l’une comme à écrire l’autre. Dans l’argumentation et dans le style, on retrouve, quoique avec moins d’éclat, les procédés déjà employés dans la Servitude volontaire : énumérations destinées à convaincre ; raisons éloquentes dont l’exposé est souligné par la force de l’expression ; sobre emploi des figures qui éclaire la démonstration sans l’affaiblir. Ne sont-ce pas des traits de ressemblance avec le Contr’un, plus nerveux, sans doute, et plus généreux dans la forme que les Mémoires sur l’Édit de janvier, inspirés par le même amour de la liberté et de la justice, prêchant le respect de la tolérance avec une conviction plus contenue, mais non moins profonde ?

Évidemment, toutes ces analogies n’ont qu’une valeur relative : on les souhaiterait plus directes, plus probantes. Mais d’autres constatations viennent souligner ces traits, les accentuer. On constate encore, à la lecture, que ces pages sont d’un magistrat du sud-ouest, évidemment d’un conseiller au Parlement de Bordeaux. Il parle maintes fois de la Guyenne, de notre Guyenne, de ce qui s’y fait, de ce qu’on y pense, et les rares exemples qu’il invoque sont tirés de cette région, qu’il plaint et dont il s’occupe avec une sympathie manifeste. Si ces cas sont trop rares, à notre gré, ils n’en sont pas moins caractéristiques. Magistrat, l’auteur penche pour l’exercice de la justice : c’est à elle qu’il veut qu’on fasse appel, il demande qu’elle décide et que le pouvoir administratif exécute. Il sait que, malgré ses écarts, malgré l’intolérance de nombre de ses membres, l’équité des Parlements offre plus de garanties que celle des officiers administratifs : avec elle la répression est plus mesurée, d’ordinaire, plus égale et moins sujette à écarts. Déjà, La Boétie en avait fait l’expérience quand il accompagna, en octobre 1561, Burie, lieutenant du roi à Bordeaux, quand celui-ci vint en Agenais, pour calmer les passions religieuses trop excitées. La Boétie avait essayé alors de faire triompher le bon sens et il est naturel que plus tard, préconisant une mesure générale, pour établir la concorde dans le pays, il ait songé au moyen expérimenté par lui-même.

C’est apparemment dans les derniers jours de cette année 1561, que La Boétie rédigea son mémoire. Elle avait été, cette année, pleine d’événements. À la mort de François II (5 décembre 1560), Catherine de Médicis avait pris en main le pouvoir, comme régente de son fils mineur Charles IX, et se sentant trop faible entre les partis en présence, elle essayait aussitôt de louvoyer, ménageant tantôt Condé et Antoine de Navarre, tantôt supportant les Guise et Montmorency. Cette indécision de la reine se fait sentir sur toute l’administration du royaume. Les États généraux, convoqués à Orléans quand François II trépassa, deviennent aussitôt plus pressants. Le Tiers-État revendique nettement, par la voix de l’avocat bordelais Jean Lange, des réformes politiques et religieuses. Il s’entend avec la Noblesse pour attaquer le Clergé, qui, lui, maladroitement se défend par la violence. Les trois ordres avaient été réunis pour faire face au déficit du trésor royal ; mais la question religieuse s’impose à eux, et désormais c’est elle qui primera les autres.

Ce n’est pas ce qu’eût souhaité la Régente, qui manifestement reléguait alors la question religieuse à la suite de la question dynastique et s’efforçait de maintenir la tranquillité, pour tirer les finances de la royauté et la royauté elle-même du grand embarras où elles se débattaient. Une première fois, le 19 avril 1561, un édit de tolérance vint donner à chacun la liberté des prêches privés et libérer les détenus pour cause de religion ; et ce premier pas dans la voie d’une indulgence intéressée mécontente les catholiques, sans satisfaire les réformés. Les prêches se multiplièrent, les auditeurs devinrent turbulents, Paris se troubla et il en fut de même de bien des provinces du royaume. L’audace des réformés, leur esprit de suite alarmèrent les hommes judicieux qui jusque-là s’étaient montrés sans prévention contre le culte nouveau. La reine s’en émut à son tour, et, d’elle-même, par un coup d’autorité plus affecté que réel, elle promulgua, le 11 juillet, un édit qui défendait les prêches et revint brusquement un an en arrière, à François II, et aux prescriptions de l’ordonnance de Romorantin.

Les réformés ne se méprirent pas sur cette mesure et sentirent tout ce qu’elle avait de précaire. Ils agirent avec la même constance, agitant chaque jour davantage les provinces, tandis qu’à la cour la royauté se débattait dans les mêmes difficultés. En se séparant, les États généraux d’Orléans s’étaient ajournés au 1er mai 1561. Ils ne purent se réunir à Pontoise que le 1er août suivant, et là, le Tiers-État et la Noblesse, marchandant avec le prince, cherchent à obtenir quelque chose de son autorité, en échange des sacrifices qu’ils consentent pour sauver les finances. Le Clergé, lui, est occupé aux vaines discussions théologico-ergoteuses du colloque de Poissy, car on s’est avisé, après une séance générale à Saint-Germain (27 août), pour essayer de rapprocher momentanément les adversaires religieux, de rassembler dans une réunion théologique des prélats catholiques et des pasteurs protestants. Dans ce synode, on discute pendant tout le mois de septembre ; on ergote de plus en plus âprement, à mesure que disparait l’espoir de voir l’Église catholique se réformer elle-même pour se rapprocher de ses ennemis.

On s’étonne maintenant d’une confiance si naïve ; mais il ne faut pas oublier que le dogme catholique n’était pas fixé alors comme il l’a été depuis. Le concile de Trente, qui devait le formuler, convoqué en décembre 1545, subit tant d’interruptions et d’arrêts, qu’en 1561 les mesures qu’on attendait de lui n’avaient pas encore été prises. Dans ces conjonctures, tous se croyaient permis de chercher les moyens de calmer les troubles et chacun en proposait. Naturellement le colloque de Poissy n’avait abouti à aucune solution doctrinale et l’entente avait été si mal établie que parfois les réformés se gourmèrent entre eux aussi vivement qu’ils combattaient les catholiques. Le seul résultat pratique, encore fort incertain, fut la déclaration du Roi du 18 septembre, « sur le fait de la police et réglement qu’il veut être tenu entre ses sujets », et qui, en interdisant le port des armes, donna quelque calme, mais, d’autre part, enhardit les réformés, en suspendant quelques pénalités édictées à leur endroit.

La Guyenne se ressentait naturellement de toutes ces irrésolutions. Déjà, en mai 1560, la publication de l’édit de Romorantin, qui remettait aux évêques la connaissance du crime d’hérésie, avait amené de grands troubles, surtout au pays d’Agenois. Il en fut de même dans toutes les circonstances qui touchaient à ces questions irritantes. Cependant, à la mort de François II, la Guyenne et Bordeaux étaient relativement calmes. On se réunissait un peu partout, avec ou sans armes ; les calvinistes se tenaient cois et bon nombre d’entre eux avaient fait profession de fidélité au nouveau roi. Dès le 18 janvier 1561, le Parlement de Bordeaux avait écrit à la Régente pour lui signaler la multiplication des hérétiques dans son ressort et se plaindre de leurs excès, surtout en Saintonge et dans l’Agenois. Pour veiller sur ces derniers, qui semblaient les plus graves, le lieutenant du Roi Burie avait eu ordre de se rendre à Agen, et Monluc vint l’y rejoindre. Mais les réformés se continrent, sentant que la violence n’était pas de saison et pouvait nuire à leur cause. D’ailleurs, ils pouvaient se répandre en manifestations moins tumultueuses, et, soit au second synode des églises réformées, à Poitiers le 10 mars 1561, soit à l’assemblée des trois états de la province de Guyenne, le 25 mars, il leur avait été loisible de manifester leurs aspirations autrement qu’en troublant le pays.

Les troubles éclatèrent surtout vers la fin de septembre, quand des raisons plus immédiates vinrent s’ajouter aux préoccupations confessionnelles. Des lettres patentes du 22 septembre établirent une imposition extraordinaire de 5 sols par muid de vin, exigée pendant dix ans, et dont le produit était destiné au paiement des dettes de la couronne et au rachat du domaine royal aliéné. Cette mesure fiscale fut surtout ressentie en Guyenne, province viticole, et qui faisait un commerce important de ses produits. On s’efforça de transiger, on réussit à racheter la taxe, mais cette préoccupation avait accru le mécontentement des esprits. C’était précisément l’heure où l’on essayait d’appliquer les mesures indulgentes de la déclaration royale du 18 septembre, consécutive au colloque de Poissy et aux États généraux de Pontoise. Un souffle de libéralisme et de tolérance se faisait sentir à travers les esprits ; les plus sensés songèrent à s’accommoder de cette situation, quitte à l’améliorer ensuite. C’est à bon droit que, pour cette politique, on avait choisi Burie qui n’était pas fanatique et savait juger par lui-même, sans parti pris, du mal et du remède. Suspect aux énergumènes des deux camps, sa loyauté n’en était pas moins foncière, et il voulait la faire prévaloir.

Pourtant, pour cette mission conciliante, Burie voulut emmener La Boétie avec lui et il en demanda l’autorisation au Parlement, le 21 septembre. Tous deux s’en allèrent de conserve à Langon, à Bazas, à Marmande, mais c’est à Agen surtout que leur habileté eut l’occasion de s’exercer. Les réformés s’y étaient emparés du couvent des Jacobins, et n’en voulaient pas déloger. Burie les y contraignit, poussé à cela par La Boétie, « combien qu’il ne se souciât pas beaucoup de la religion romaine », ainsi que le remarque Théodore de Bèze, qui a rapporté le fait.

Mais c’était là pure question d’équité, d’autant qu’en même temps, Burie accordait aux calvinistes l’église Sainte-Foix de la même ville, pour y célébrer leur culte. Il leur défendait non moins formellement de s’emparer désormais de tout autre édifice catholique, et ce sous peine de la mort, et décidait que, partout où il y aurait deux églises, la principale resterait aux mains des catholiques, et que l’autre serait remise aux protestants, mais que là où il n’y en aurait qu’une seule, les deux cultes s’y célébreraient tour à tour, sans se combattre. C’était, par avance, comme un essai d’une des principales dispositions que l’Édit de janvier allait bientôt proclamer.

La Boétie eut-il part à la détermination de Burie, que Théodore de Bèze rapporte ? Après avoir lu le mémoire qui suit, on n’en doutera assurément pas. Ce sont les mêmes sentiments qui inspirent celui qui a écrit et celui qui aurait agi de la sorte. Mais cette tolérance exceptionnelle n’était pas pour se faire admettre des contemporains. Dans la pratique, trop de motifs devaient venir la traverser. Devant cette condescendance, la Réforme prenait de l’audace, soit à la cour, soit dans le pays, et, là où ses adeptes étaient en nombre, ils résistaient ouvertement aux magistrats, d’autant mieux que la régente semblait pencher en leur faveur. Ils s’organisaient militairement et chassaient un peu partout, dans le sud-ouest, les moines de leurs couvents, comme à Agen, à Condom, à Marmande ou à Bazas, brisant les statues et renversant les tabernacles. Ils assassinaient aussi les gentilshommes soupçonnés de leur vouloir du mal, tels que le baron de Fumel. Il est vrai que, là où les catholiques étaient demeurés en force, comme à Cahors, le dimanche 16 novembre 1561, les huguenots furent traqués et massacrés sans merci. Il est fait allusion à cette tragédie, dans le Mémoire, preuve qu’il est postérieur à l’événement. Mais quelle en fut l’occasion précise ? S’il est aisé de le situer après décembre 1561, il l’est beaucoup moins d’en marquer positivement la date.

Le Parlement de Bordeaux était fort excité contre les fauteurs de désordre et les circonstances ne lui manquaient pas de sévir contre eux, malgré Burie qui paraît mieux garder son sang-froid. Est-ce à propos de quelque incident de ce genre que le Mémoire fut présenté au Parlement ? Il se peut ; il se peut aussi que l’occasion de sa composition fut, lorsque la cour de justice eut à désigner quelques-uns de ses membres, pour venir à Saint-Germain examiner, avec le conseil privé, quelle conduite devait être tenue à l’endroit des réformés. L’ inquiétude des catholiques était manifeste devant l’attitude de la régente, qui ménageait chaque jour davantage les dissidents, et l’Espagne entretenait ouvertement, contre Catherine de Médicis, l’opposition de ses sujets. Celle-ci, pour mieux se défendre à l’occasion, parut faire alliance avec les religionnaires, dont les églises étaient bien organisées, et qui lui avaient promis, dit-on, au besoin, un secours de 50.000 hommes. C’est alors que la Reine reprit l’idée d’un nouveau colloque pareil à celui de Poissy, à cette différence près que les gens de robe s’y trouvaient mêlés aux théologiens, dont l’intransigeance avait fait échouer le premier.

Les Parlements durent désigner chacun deux membres, — Bordeaux choisit le premier président de Lagebaston, le conseiller Arnaud de Ferron et l’avocat général de Lescure, — pour se réunir dès le 3 janvier 1562, au château de Saint-Germain. Les membres de l’assemblée étaient au nombre d’une vingtaine, en outre du conseil privé, et on y délibéra aussitôt, non pas sur le point de savoir « laquelle des deux religions était la meilleure, mais si les assemblées devaient être permises ». C’est bien la question qu’examine l’auteur du Mémoire ci-dessous. Comme L’Hospital, il voulait plus de liberté aux prêches, mais à condition que les réformés se montrassent soucieux de la loi et rendissent les églises prises par eux. On discuta beaucoup encore. Les parlementaires se seraient montrés assez volontiers tolérants ; mais les membres du conseil privé n’étaient pas disposés à entrer dans cette voie, et, stimulés par les résistances catholiques, s’opposaient aux mesures trop libérales. Enfin, le 17 janvier, la Reine promulgua l’Édit de janvier, qui refusait l’autorisation d’élever des temples, mais suspendait les mesures pénales contre les novateurs et leur concédait la liberté des prêches et du culte, seulement de jour et hors des villes, à la condition de ne prêcher que « la pure parole de Dieu ».

Pour assurer désormais l’exécution du nouvel édit, il ne lui manquait plus que l’enregistrement des Parlements. Au lieu de le présenter au seul Parlement de Paris, comme c’était la coutume, le Chancelier présenta en même temps l’Édit de janvier à toutes les autres cours du royaume, qui s’empressèrent de l’accueillir, sauf le Parlement de Dijon qui s’y refusa. Plus sage le Parlement de Bordeaux l’enregistra sans retard, et dès la fin de janvier, l’édit y était publié officiellement, tandis que le Parlement de Paris résista jusqu’au 5 mars. Pendant ce temps, Catherine de Médicis, tout en pressant les magistrats, avait essayé de remettre en présence les théologiens et réuni à Saint-Germain, le 27 janvier, une autre conférence de prêtres catholiques et de pasteurs protestants destinés à discuter, en présence des membres du conseil privé, de quelques points controversés, tels que le culte des images, celui des saints et le symbole de la croix. Pas plus que le colloque de Poissy, celui-ci n’aboutit : pendant une quinzaine de jours on argumenta inutilement, moins pour se convaincre que pour ne pas se laisser entamer. Certes, il était naturel qu’il en fût ainsi et cette tentative montra, une fois de plus, la vanité d’un pareil dessein. Mais elle montra aussi combien d’esprits sagaces et positifs venaient aisément à de semblables illusions et s’y tenaient accrochés. On ne saurait s’étonner, après cela, qu’un magistrat comme La Boétie, humaniste et libéral, ait essayé lui aussi de ce moyen inattendu et en ait pesé si attentivement les inconvénients et les avantages.

Après l’enregistrement de l’édit à Bordeaux, le Parlement continua à montrer ses sympathies catholiques, soit en condamnant sévèrement les réformés qui lui étaient livrés, soit en éludant les prescriptions de l’édit nouveau. Il est vrai que la turbulence des religionnaires a augmenté, et, croyant le succès possible, ils se contraignent moins dans leurs prétentions. La Guyenne entière est troublée. Burie lui-même, si pondéré par nature, sent seul le danger et y fait face. Pour y parer, il est aidé de Blaise de Monluc, dont la personnalité vigoureuse commence à s’imposer partout. Tous deux, Burie et Monluc, ensemble ou séparément, opèrent dans tout le pays en faveur de l’autorité royale, et si l’un se montre impitoyable, l’autre fait preuve d’une énergie inaccoutumée. D’abord, le meurtre du baron de Fumel est vengé ; Cahors apaisé ; le Quercy, le Rouergue, l’Agenois visités. Tout y est à feu et à sang et la situation presque sans issue si Monluc n’eût été sans faiblesse. Il bat les huguenots à Targon, prend Monségur, Duras, Agen et Penne, complète ses avantages par des exécutions impitoyables et achève son succès par le combat de Vergt (9 octobre 1562), qui, en ruinant les troupes huguenotes en Guyenne, permet de mieux protéger cette province et améliore singulièrement l’autorité royale.

C’est sans doute peu avant cette issue, en juillet ou en août précédent, que le Mémoire suivant a été composé. Le Parlement sait ces événements si graves et y cherche des remèdes. Parfois, il tient des séances à ce destinées, par exemple une réunion solennelle le 13 juillet, en présence de Burie et de Monluc, pour examiner la situation et en dégager les conséquences. Serait-ce en pareille occurrence que l’auteur du Mémoire communique son œuvre ? Les renseignements sont trop rares pour qu’on puisse répondre avec précision. Mais si les circonstances de la composition sont mal définies, la date ne saurait l’être, car le Mémoire contient à cet égard des indications qu’on trouve plus loin. Il faut le dater du milieu de 1562. Un an plus tard, La Boétie trépassait en pleine force, et ces derniers mois semblent n’avoir été employés par lui qu’à des besognes professionnelles, à l’exercice de son office de magistrat. — Du 26 juin 1557 au 21 mai 1563, on a trouvé et publié vingt-deux arrêts du Parlement de Bordeaux, au rapport d’Étienne de La Boétie. Deux seulement sont de 1563, du 7 et du 21 mai.

Ce qui nous surprend le plus aujourd’hui, en lisant le Mémoire, c’est de voir qu’on ait pu croire à des procédés si chimériques. Depuis plus de trois siècles que l’Église catholique a fixé le dogme et établi la discipline, nous acceptons ou nous refusons cette limite, mais nous ne la discutons pas, parce qu’elle ne saurait être affaire du moment et des circonstances. Il n’en était pas de même alors, et des gens sensés purent croire faire œuvre méritoire en essayant d’accommoder les desseins permanents de la religion aux intérêts transitoires de la politique. On va voir comment l’auteur du Mémoire l’a pensé faire. À coup sûr, sa bonne foi était d’autre espèce que celle de la Régente, qui commençait à appliquer cette maxime de diviser pour mieux régner, et essayait de s’appuyer alternativement sur l’un des deux cultes, jusqu’à ce qu’elle fût assez forte pour les dominer tous les deux. Ce calcul, d’ailleurs, ne fut de mise que peu de temps, car, au moment où l’Édit de janvier était promulgué, le concile de Trente reprenait ses séances, le 18 janvier 1562, avec la ferme intention de pousser à bout la besogne dont il était investi. Il s’y donna avec ardeur, si bien qu’en dépit des obstacles, deux ans plus tard, le 26 janvier 1564, le pape Pie IV confirmait par une bulle les décrets du concile et attribuait exclusivement au Saint-Siège l’interprétation de ces décisions théologiques. Rome parlait et sur ce point il n’y avait qu’à la suivre, sous peine d’hérésie, tandis que toutes les discussions avaient pu se produire jusque-là en pleine liberté.

C’est ce qu’on ne saurait oublier en lisant les pages suivantes. Généreux et naïf, l’apôtre de l’Édit de janvier eût souhaité que l’accord entre réformés et catholiques eût des bases solides et raisonnables, fondées sur de mutuelles concessions. Il voit les vices du clergé, de l’Église, cherche de bonne foi à les amender, discute des sacrements, des images, de la vénération des saints, avec le désir manifeste de réussir à concilier des antinomies, à les rendre tolérables, sinon à les fondre. Il veut que l’Église ancienne s’améliore et que la nouvelle soit moins ardente à combattre ; que les charges financières se partagent mieux et que les individus se montrent plus modérés ; et, pour dominer les passions, que la justice, avisée mais sans faiblesse, impose à tous le respect de la chose publique. Tel est aussi, à quelques différences près, l’idéal, plus ou moins sincère, qu’on trouve dans le langage de quelques hommes prudents du temps, L’Hospital, du Ferrier, Jean de Monluc par exemple.

En parlant comme eux, avec plus de loyauté, semble-t-il, que quelques-uns, La Boétie montre ses qualités personnelles : une forme plus nette, une argumentation plus pressante, une certaine chaleur d’âme qui anime la pensée sans lui souffler la force de conviction qu’un raisonnement plus serré lui eût sans doute apportée. On jugera à la lecture de ces pages, plus éloquentes que logiques, quels sont leurs mérites et leurs défauts. C’est d’un homme de sens et d’expérience, ce mémoire, d’un esprit qui sait analyser une situation et raisonner une politique ; et si l’écrivain est un peu long par endroits, il a un style net et ferme, et s’entend à concentrer un argument dans une phrase vigoureuse. Il ne devait pas y avoir alors beaucoup d’hommes ainsi maîtres de la langue et capables de la manier avec cette sûreté et cette sobriété dans le ton grave.

Quant au texte, on s’est contenté de suivre le manuscrit, sans en garder l’orthographe et sans prétendre respecter les inadvertances d’un scribe peu intelligent ou inattentif, qui, écrivant sans doute rapidement et sous la dictée, perd souvent le fil de la pensée de son auteur. Ce qu’on a voulu surtout, à présent, c’est donner l’impression d’une œuvre suivie, qui a l’allure, la tenue littéraire, en même temps qu’en fournir un texte acceptable. Pour cela on a essayé de suppléer aux quelques lacunes, peu nombreuses d’ailleurs, par des mots ajoutés entre crochets et qui éclairent, quand on l’a pu, les obscurités de la pensée ou de la langue. On aura ainsi un texte précis où la critique verbale pourra s’exercer utilement et s’employer à l’établir tel qu’il fut composé à l’origine…*

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*[M. Paul Bonnefon, décédé presque subitement, n’a pas eu le loisir de relire l’épreuve en pages de ce volume. On peut dire que sa dernière pensée a été pour La Boétie, puisque la mort l’a surpris, la plume à la main, au moment même où il nous écrivait à ce sujet. Nous avons tâché de suppléer dans la mesure du possible à sa vigilance et nous nous excusons par avance de fautes qu’il n’aurait pas laissé échapper. Peut-être eût-il encore amélioré le texte du Mémoire qu’il avait transcrit en 1913, pour la Revue d’Histoire Littéraire de la France. Qu’il nous soit permis, en passant, d’honorer la mémoire d’un ami à qui la Collection des Chefs-d’œuvre Méconnus et son directeur doivent beaucoup. (G. T.)].

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Ouvrage de Paul Bonnefon sur Etienne de la Boétie :
Sa vie, ses ouvrages et ses relations avec Montaigne, Bordeaux 1888, Genf 1970, 2013

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etienne-de-la-boetieINTRODUCTION AU DISCOURS DE LA SERVITUDE VOLONTAIRE