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SONGRIT MUAIPROM : L’ETERNITE DE LA LUMIERE DE L’ISAN








ศิลปิน
Songrit Muaiprom

Songrit Muaiprom Portrait Artiste Artgitato

ทรงฤทธิ์ เหมือยพรม
Exposition Bangkok Novembre 2014
BACC : Bangkok Art and Culture Centre
หอศิลปวัฒนธรรมแห่งกรุงเทพมหานคร
ถนน พระราม 1 แขวง วังใหม่ เขต ปทุมวัน
Bangkok 10500, Thaïlande

 L’ETERNITE DE
LA LUMIERE
DE L’ISAN

Des couleurs et de l’éclat, de la joie et de la fête. Et du sacré.

Des couleurs pures et éveillées, sans errances ni vicissitudes. Les peintures sont faites « à la manière de » et garde une signature personnelle d’une évidence naturelle. L’ensemble se compose sur des thèmes joyeux et festifs de chants et de danses qui illuminent les soirées des fêtes en Isan (อีสาน) comme au Laos

Songrit Muaiprom artgitato 2014Songrit Muaiprom peint le mouvement dans l’acte de foi. Il transcende ainsi le cours ordinaire de la vie et sublime ainsi la représentation. Dans sa palette pointe toujours une modernité retenue dans le contexte traditionnel de l’imagerie bouddhiste au travers d’un animal ou d’un trait parcourant l’espace de l’œuvre. Nous vagabondons entre les personnages imaginaires de Joan Miró, les couleurs de Klein ou de Malevitch.

Songrit Muaiprom artgitato

Songrit Muaiprom garde l’étincelle des couleurs qui couvrent les temples en les marquant un peu plus du sceau du religieux : le bleu méditatif, la pensée juste du jaune, l’énergie spirituelle du rouge, et la sérénité de la foi dans le blanc. Mais aussi le vert pour la force, l’énergie de vie, le dépassement de l’envie.Songrit Muaiprom artgitato 2014 2

Drapeau du BouddhismeNous retrouvons quatre des cinq couleurs qui émanent de l’Eveil du Bouddha. Ce sont les couleurs des rayons, de la Budu Res, qui se forment autour de sa tête. Il ne manque que le vert, que Songrit Maiprom garde souvent pour ses représentations de Garuda et de Naga. Ce sont les couleurs que l’on retrouvera sur le drapeau du bouddhisme.

Songrit Muaiprom artgitato 2

Songrit joue particulièrement avec le bleu et le rouge. Deux couleurs que l’on retrouve sur le drapeau de la Thaïlande. Le rouge de la Nation et le bleu de la Royauté. Mais aussi le bleu que l’on retrouve sur de nombreuses toitures de bâtiments de l’Isan et du Laos. Et le rouge, la couleur de la profondeur, de la vie, la couleur de la terre d’Isan.

Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 2014 artgitato

Le côté décoratif reste aussi ancré dans la culture Thaïlandaise. L’œuvre se doit d’être agréable et de ne pas heurter l’œil. Mais plus encore, elle devient porteuse d’une proposition inventrice. La fougue des corps et le balancement des êtres renouvellent alors la lecture classique des œuvres traditionnelles. Songrit relie le spirituel de l’œuvre à la réalité du monde en marquant les thèmes populaires de la rencontre et de la fête sans pour autant heurter le sacré.Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 2 2014 artgitato

Songrit montre des empreintes de vie dans cette nécessaire esthétisation du sacré. Il y place la lumière et alors les humains et les animaux sacrés échangent et communient.

Il y a aussi cette opposition entre la matière épaisse et plâtrée de l’œuvre et la transparence des formes. La première favorisant l’envol et la légèreté de la seconde. Comme cette matière blanche nous semble lourde et sculpturale quand les couleurs viennent soulever l’ensemble. Comme un arbre épais avec la légèreté de son feuillage. L’épaisseur disparaît pour ne laisser que la lumière.

Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 1 2014 artgitatoC’est le corps qui est en fête dans une vision commune entre passé et futur, entre tradition et modernité. Dans sa force du trait et des monochromes, Songrit se place en garant et en défenseur de l’identité d’Isan, bien loin des visions globalisantes et mondialistes. Il ancre la mémoire en libérant les formes dans une danse éternellement lumineuse.

Jacky Lavauzelle

 

 

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 2

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 3

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 4

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 5

 

Songrit Muaiprom BACC 2014

 

LA CENE : De la divinité de DIRK BOUTS à l’humanité de LEONARD DE VINCI

LA CENE
DIRK BOUTS
(La Cène : 1464-1468)

LEONARD DE VINCI
(La Cène – L’Ultima Cena 1494-1498)

 LE LINTEAU
&
LA TABLE

 De la divinité de Bouts
à l’humanité de Leonard

Deux Cènes qui s’opposent. La flamande et la milanaise. Celle du nord et celle du sud. Comme s’il s’agissait de deux épisodes différents et que les douze apôtres n’étaient plus les mêmes.

Trente ans séparent ces deux œuvres, celle de Dirk Bouts, réalisée entre 1464 et 1468, élément central d’un triptyque,  et celle de Léonard de Vinci, peinte entre 1494 et 1498 pour l’Eglise Santa Maria delle Grazie de Milan. Ces quatre dernières années correspondent  exactement pour Florence aux sermons de Savonarole qui ébranlèrent Florence et une partie de la chrétienté

La Cène de Léonard



Dirk Bouts La Cène Les ondesEntre les deux Cènes, une génération mais aussi une régénération picturale. Nous sommes dans celle de Bouts dans la verticalité divine, celle que l’on trouve, par exemple, dans la montée et la descente des cercles de la Divine Comédie de Dante. « Così discesi del cerchio primaio giù nel secondo, che men loco cinghia e tanto più dolor, che punge a guaio» (cinquième chant de l’Enfer) (« Ainsi je descendis du premier cercle vers le second, avec moins d’espace pour se mouvoir mais avec beaucoup plus de chagrin et de lamentations »).



 

Dirk Bouts La Cène Les regards

Le divin de Bouts est en haut et l’ensemble concourt à l’élévation. La composition porte Jésus déjà vers sa destinée divine, comme soulevé, porté par les apôtres. Ces premiers fidèles sont dans des postures religieuses de prières avec les mains jointes ou en adoration. Tous, même l’homme devant à gauche qui plie la main de manière disgracieuse et inconfortable, seule manière de la montrer. Tous, sauf un, l’homme de droite, avec sa tunique rouge. Un seul ne les montre pas : l’homme en rouge devant nous à gauche qui nous tourne le dos. La scène est profondément religieuse et le seul luminaire au-dessus de la tête du Christ apporte déjà le couronnement qui suivra son ascension. Même si quelques apôtres discutent entre eux, ils le font dans la modération. L’autorité de Jésus est là, évidente. Le linteau au-dessus de la porte n’est pas long, mais large, bien placé entre la tête de Jésus et sa couronne.



Notre Léonard plonge sa composition dans une époque qui est déjà la nôtre, plus confuse et anarchique, plus désinvolte et individualiste. Les apôtres se répondent. Ils se lèvent et se parlent entre eux. Les mouvements sont larges et les mains parlent. Un début de chaos semble régner. Jésus vient de dire que l’un d’entre eux avait trahi. Léonard est plus proche d’une vision relativiste d’un Machiavel. Le Prince paraîtra quelques années plus tard, en 1532. Toute vérité n’est pas bonne à dire.  « Alcuno Principe di questi tempi, il quale non è bene nominare, non predica mai altro, che pace e fede; e l’una e l’altra, quando e’ l’avesse osservata, gli arebbe più volte tolto lo Stato, e la riputazione » (Il Principe ou De Principatibus, Le Prince, chapitre XVIII) (« Certains princes, de nos jours, que nous ne nommerons pas, ne prêchent que la paix et la foi ;  si celles-ci étaient observées, ils perdraient de facto et leur Etat et leur réputation »)

La complexité de l’humain entre en compte. Le seul pouvoir divin ou royal n’est plus suffisant.







Dans son œuvre  Léonard prend le contre-pied de Dirk Bouts. Celui-ci choisit la verticalité et la spiritualité  alors que celle de Léonard occupe tout l’horizon et plonge ses racines au cœur de l’humain. L’horizontalité de la toile, celle de la table, celle de la faute. Le point de fuite est plus bas que le centre du tableau. Mais l’ensemble est parfaitement homogène, aidé par de fortes lignes structurées du bâtiments, la table massive, structurante et des groupes de trios des apôtres. « Toute partie tient à se réunir à son tout pour échapper ainsi à sa propre  imperfection » soulignait léonard.



Cette horizontalité de Léonard s’écrase presque dans le sol. Pas de couronnement. Juste une scène où le brouhaha semble régner. Rien de spirituel, presqu’un repas pris entre amis. Jésus seulement est en état de grâce. Il vient d’annoncer que l’un d’entre eux l’a trahi. « Un acte de justice et de douceur a souvent plus de pouvoir sur le cœur  des hommes que la violence et la barbarie.»(Nicolas Machiavel) Mais les apôtres l’ont déjà quitté. Judas, le quatrième à partir de la droite, et au-dessus de lui Pierre, est le seul à avoir le haut du corps en arrière. Tous les autres vont de l’avant. Les postures sont désordonnées avec plusieurs prises de parole. Postures qui contrastent avec celles de Bouts, toutes de rectitude. « La peur naît à la vie plus vite que tout autre chose » disait Léonard. Les apôtres ont peur. Ils se retrouvent devant l’inconnu. Ils sont terriblement humains.

La Cène de Dirk Bouts présente une pièce avec la porte du fond fermée et les fenêtres ouvertes. Les trois (la Trinité) s’ouvrent sur un ciel engageant, éclatant. La spiritualité s’en trouve renforcée. Des oreilles écoutent sur les côtés pour transmettre et propager. Jésus emporte avec lui, déjà, sa future résurrection.

Le parti pris de Léonard est de plonger Jésus dans son humanité, le parti de rester auprès des hommes pour leur apporter le salut. Pour cela, la porte derrière reste ouverte ainsi que les deux fenêtres à côté mais les fenêtres sur les deux côtés, à droite et à gauche, sont condamnées.





 En 1468, année où Bouts termine son œuvre né Guillaume Budé, un des pères de l’humanisme. C’est une nouvelle réflexion qui voit le jour, une  nouvel universalisme. Mais toujours dans une profonde et divine rigueur, Hostinato rigore. Les questions qui apparaissent sont d’une autre complexité. Mais Léonard sait bien que « la rigueur vient toujours à bout de l’obstacle. » 

Jacky Lavauzelle

 

Eva KMENTOVA : LA RESISTANCE A L’OPPRESSION (Femme au soleil – žena na slunci -1958, bronze 2005)






Eva Kmentova (1928-1980)
Femme au soleil
žena na slunci
(1958, bronze 2005)

 Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (1)

La Résistance
à
L’Oppression

Dans une cour du Musée Kampa (Museum Kampa, U Sovových mlýnů 2, 118 00 Praha) au milieu d’autres statues, la Femme au soleil d’Eva Kmentova, seule, contre un mur, s’offre à nous.

Il s’agit d’une femme, les proportions sont là. Mais la féminité est peu marquée. Et nous sommes autant dans le corps de l’artiste que dans celui d’une humanité plus générale.

La femme est là, face contre terre. Comme jetée à terre. Presqu’humiliée. L’être est couché, comme soumis, mais tout son effort tend vers le redressement. Se mettre droit. Tenir debout. Ne pas rester dans la situation originelle. S’élever. Ne pas rester coucher. Ne plus rester soumise.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (2)

Les masses s’équilibrent sur le socle en pierre blanche. Et les membres, la tête et les jambes, se lèvent, se jettent vers le soleil, comme s’il s’agissait de s’arracher de la terre. Ce corps lourd et massif veut partir, s’envoler. Il se tend un peu plus de chaque côté. Quelque chose peut casser à tout instant. Et ce corps qui part, laisse un peu plus la terre pour rejoindre les astres.

Dans cette forme, le corps devient céleste. Il va vers le soleil en devenant lune, croissant de lune. Ce corps en a besoin. Il a soif de cette chaleur. C’est une nécessité vitale pour lui, pour ce corps devenu satellite.

S’il se tend, il se tend comme un arc. Un arc qui enverrait dans le ciel, vers le soleil, ce besoin d’un ailleurs, ce besoin d’espoir, pour vaincre enfin sa peur. Pour laisser son désir s’épanouir.

Cette masse si imposante devient ligne par cette position tendue. La tension ne pourra pas durer éternellement, mais qu’importe, puisque, en existant, elle permet au corps de s’ouvrir, de s’entrouvrir.

Avoir gagné sur le lourd, le pesant, le joug, les interdits, la tyrannie et l’oppression, voilà ce que le corps, et plus que le corps, l’être gagne. C’est dans cette prouesse, simple et banale, mais tellement désagréable de cette tension du cou et de cette inflexion du bassin, que l’être peut se lever enfin et que la vie peut commencer, moins mécanique et plus humaine.

Elle se tend juste avant la cassure qui elle serait définitive. Inconfortable et seule, mais vivante encore et espérant.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (4)Eva Kmentova, ainsi que son mari Olbram Zoubek, qu’elle a connu à l’Académie des Arts,  faisait partie du groupe Trasa, où figuraient notamment les sœurs Jikta er Květa Válovy. Eva apporta au groupe de cette nouvelle figuration une dimension poétique, plus sensuelle. Elle fut bridée tout au long de sa vie par le système communisme. Comme de nombreux artistes tchèques, elle vécut grâce à des petits boulots comme vendeuse et restauratrice de bijoux.

žena na slunci porte la trace de Fernand Léger. cette sculpture a été réalisée trois ans après la mort de l’artiste français.

« L’art est fait d’oppression, de tragédie, criblées discontinûment par l’irruption d’une joie qui inonde son site, puis repart. » (René Char, Eloge d’une soupçonnée, 1988)

 

Jacky Lavauzelle

La MAISON DANSANTE = LA MAISON DE KAFKA (Tančící dům 1996)








Vlado Milunić & Frank Gehry

LA MAISON DANSANTE
(Tančící dům 1996)

 La maison dansante Kafka

 

 LA MAISON
DE KAFKA

Il fallait à Prague un immeuble qui nous parle de la ville et de son avenir, qui nous fasse oublier un passé douloureux, mais surtout qui nous parle avant tout de Kafka, de sa présence. Qui nous parle de lui, et parle surtout de son œuvre, avec sa logique interne, les balancements et les pertes d’équilibre. Bref, il fallait un immeuble qui parle de position, de fondation, de normalité, de changements de proportions, d’étrangeté. Bref, enfin un immeuble qui parle de nous.

C’est un immeuble au premier abord étrange et curieux. Un peu comme dans La Colonie Pénitentiaire (In der Strafkolonie), sans la même finalité ni le même usage. Mais la curiosité fait partie de l’âme tchèque et surtout de l’âme praguoise.

 

La maison dansante toit

 

Dans le Terrier (Der Bau), Kafka fait parler un narrateur seul qui calcule les avantages et les inconvénients de sa demeure idéale. La perfection reste sa perfection. Comment se protéger du monde et des ennemis qui cherchent à l’en déloger. Un narrateur qui recherche les sorties idéales et maximalise sa sécurité. « Je me trouve dehors et recherche comment y pénétrer ; j’aurai besoin, à cet instant, de mes architectures. » L’architecture doit donc répondre d’abord à des besoins. Elle se doit d’être fonctionnelle avant même que d’être belle. Mais nous ne sommes pas dans un terrier et nous n’avons pas à nous protéger autant du monde extérieur.

Plaque bronze Prague Kafka

L’œuvre de Kafka a toujours une logique interne massive. Les personnages s’y déplacent naturellement. Et dans cette logique l’ordinaire et l’extraordinaire se mélangent. En arrivant du quai Rašín (Rašínovo nabřeží), de la rue Resslova, de la place Jirásek (Jiráskovo náměstí), ou du quai Masaryk (Masarykovo nabřeží), l’immeuble appelle notre regard. Mais celui-ci ne paraît pas venir comme une pièce rapportée. Il s’inscrit totalement dans l’ensemble architectural de ce quartier du second arrondissement de Prague. Il  s’est positionné comme une pierre sur sa monture. Naturellement.

Il est vrai aussi qu’à Prague chaque immeuble possède son originalité. Une originalité qui ne vient pas de la hauteur de la bâtisse, mais de sa structure, de ses détails décoratifs et de sa couleur. Et dans les rues de Prague, les couleurs chantent et dansent continuellement et le regard swingue sur l’ensemble des sculptures, des dorures et autres bas-reliefs. Et dans une rue, une ou deux bâtisses conduisent toujours le bal. Plus décorées, plus imposantes ou plus frêles, plus sombres ou plus éclatantes.  « Il en va de l’érotisme comme de la danse : l’un des partenaires se charge toujours de conduire l’autre ». (Milan Kundera L’immortalité) Et dans notre cas à l’adresse Rašínovo nábřeží, Nové Město, Praha 2, c’est le Tančící dům, la maison qui danse, qui amène le groupe de maisons à partir vers le centre. Vlado Milunić et Frank Gehry, les deux architectes, ont plié le premier bâtiment comme si le reste allez partir sur la vieille ville, Staroměstská, et son fameux Pont Charles, le Karlův most.

Statue Kafka Prague

Et dans son mouvement, l’immeuble de bureaux qui se plie, Ginger, le versant féminin, se resserre en son centre et forme un K inversé. Un K comme Kafka ou comme le personnage K  dans Le Château (Das Schloß). Ce K, comme une marque de fabrique de la ville tout entière, renvoie vers la ville, vers l’histoire, mais aussi vers sa nouveauté, sa modernité, dans la Nouvelle Ville, Nové Město.

Il y a le premier bâtiment dans son évident déséquilibre, mais il y a l’autre, Fred, cylindre qui s’élargit vers le ciel. C’est le couple qui danse en premier comme souvent dans la danse. On pourrait s’arrêter là. Car « La danse n’a plus rien à raconter : elle a beaucoup à dire ! … La danse, un minimum d’explication, un minimum d’anecdotes, et un maximum de sensations. » (Maurice Béjart, Un Instant dans la vie d’autrui) Mais nous ne sommes pas que dans la danse avec sa temporalité courte et son concentré d’émotions. Nous sommes dans la vie, dans la ville, de l’aube au crépuscule, dans une autre temporalité. Une modernité qui chasse la vision linéaire de la construction communiste. Une modernité qui s’ouvre vers l’ouest avec la participation du canadien Frank Ghery. Franz Kafka, lui-même, originaire de Prague, était tourné vers l’Allemagne par la langue et la culture.

 

La maison dansante Vue du Pont La Place et Le quai

 

Mais l’ancrage est là. Par le second bâtiment, Fred,  mais surtout par un troisième, continuité linéaire de Fred, qui se mêle et s’intègre un peu plus aux autres bâtiments historiques. Mais les deux bâtiments verticaux ne sont pas si immobiles. Ginger possède des ouvertures linéaires afin de ne pas perturber le pli de l’immeuble. Mais les autres, par la suite du mouvement, suit par un décalage de l’ensemble des fenêtres. Fred est là, planté sur ses appuis, en soutien à la grâce virevoltante de Ginger.

Et si Ginger possède de longues jambes, piliers incurvés multiples et si Fred semble être affublé d’une coiffure hirsute, nous repensons au premier chapitre de La Métamorphose (Die Verwandlung) quand Gregor Samsa, sur le dos, lors de son réveil découvre son nouveau corps et ses nouvelles pattes qui s’agitent incessamment. « Ses multiples pattes, qui, au regard de son corps massif, apparaissaient fragiles et frêles et s’agitaient continuellement devant lui » Et si nous regardons le dessus de l’immeuble Fred, ce sont les pattes de Samsa qui s’agitent au-dessus de ce corps puissant et massif.

Tančící dům (1996 Rašínovo nábřeží, Nové Město, Prague 2)

Jacky Lavauzelle

Olbram Zoubek LA DISSOLUTION DU PEUPLE PAR LE SANG ( MEMORIAL AUX VICTIMES DU COMMUNISME Pomník obětem komunismu Prague)

Olbram Zoubek

Le Mémorial aux victimes du communisme (Pomník obětem komunismu -2002 Prague)
(en collaboration avec les architectes
Jan Kerel et Zdeněk Hoelzel)Olbram Zoubec Prague (12)

 La dissolution
du peuple par
le sang &les pleurs

En revenant du Musée Kampa, nous avons laissé dans une cour la femme au soleil d’Eva Kmentová et une œuvre d’Olbram Zoubek, Victimes (1958), son compagnon dans la vie.




Victimes 1958 Olbram Zoubek Musée Kampa Prague 1

Ces deux œuvres, diamétralement opposées, dans l’espace comme dans le style, séparées par d’autres sculptures sont là, face à face. Celle de Kmentová toute en rondeur, pleine, couchée, entière, face contre sol, celles de Zoubek en saillie, décharnées, vidées, pointues et droites. Ces œuvres si différentes sont celles d’un couple ayant vécu aussi longtemps ensemble et ayant participé à la même scène tchèque à travers le groupe Trasa.

Olbram Zoubec Prague (1)

 

Différentes mais parlant d’une même volonté, d’un véritable combat, la recherche d’un autre futur. L’œuvre de 1958 de Zoubek préfigure l’œuvre du Mémorial, par sa structure déchiquetée, fantomatique. Même si les sculptures n’ont encore pas d’expression et que les têtes sont réduites à leur plus simple expression. Mais déjà elles sont debout et elles marchent. La célèbre expression de Goethe : « Tout homme qui marche peut s’égarer » ne marche pas. Sous un tel régime, ne rien faire, ne rien dire, c’est avant tout s’égarer et mourir à petit feu.

 

Olbram Zoubec Prague (2)

En remontant vers le deuxième arrondissement, il suffit simplement de prendre deux rues, Vítězná ou Říční, et de se retrouver vers ce groupe de sculptures, mi humaines mi zombies qui déferlent de la petite colline Petrin. Un groupe d’hommes membrés et démembrés, condamné à rester là, figé dans le lieu et dans notre mémoire.  « La mémoire est à la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est à la base de la personnalité collective » (Miguel de Unamuno). En effet, ce monument ne parle pas qu’à l’Homme, ne parle pas que son histoire, il parle de nous, il parle à chacun de nous.

 

Olbram Zoubec Prague (3)

Olbram Zoubek parle de son point de départ dans sa réflexion et de son travail sur le regard de chacun à travers son œuvre. Celui-ci ne peut que changer. Il est parti du mot MUKL, condamné : « Vycházel jsem ze slova mukl: muž určený k likvidaci. Nepadá, pořád stojí, postava nemá tendenci se vzdát, zlomit, podrobit, ale stojí, i když je štípaná blesky, ohlodávaná a ničená… Můžete se mezi nimi dívat i na Národní divadlo, je to pohled nový, jako by se ti mrtví dívali i na nás, na Vítěznou třídu k Národnímu divadlu. » (« Je suis parti du mot Condamné : Un homme destiné à être liquidé, à être éliminé. Quand il tombe, il se redresse encore. Il n’abandonne pas. Brisé, soumis, il résiste. Même si parfois il pense à abandonner. Parmi eux, vous changez votre vision, comme si les morts et nous regardions le Théâtre National « ).

 

Olbram Zoubec Prague (5)

Sept sculptures avancent donc vers la ville. Sortes de morts-vivants, les corps déchiquetés par la violence d’une idéologie, le communisme. Sept sculptures arrachées à la vie qui nous renvoient au septième cercle de l’Enfer de Dante. Toujours quand le démon des hommes frappe, la Divine Comédie ouvre ses ailes et ses pages. C’est notre miroir contemporain, notre abreuvoir. Rappelons ces vers du Chapitre XII : « Era lo loco ov’ a scender la riva venimmo, alpestro e, per quel che v’er’anco, tal, ch’ogne vista ne sarebbe schiva. » (« Nous arrivâmes à cet endroit difficile où nous devions descendre et où se trouvait cette monstruosité que tous les yeux fuyaient ») Le septième cercle s’ouvre à nous, celui des violents.

Olbram Zoubec Prague (6)

 

Nous ne franchirons pas « la riviera del sangue » (« la rivière de sang »), mais nous sentiront aux travers de leurs chairs « qual che per violenza in altrui noccia. » « E’ son tiranni cher dier nel sangue e ne l’aver di piglio. » (« Ces tyrans qui se baignent dans le sang et se complaisent aux pillages »)

Le communisme a pillé les êtres. Les ayant soumis, cassé, rompu, achevé. Mais les êtres sont restés droits. Ils continuent à marcher. Le rien de la première stèle, n’est qu’un commencement. Les communistes n’ont rien pu faire contre la détermination et la volonté de vivre inextinguible  de l’être humain. Celui s’est levé. Le corps en lambeau. 

Les sculptures marchent vers la ville. Vers le centre.

 

Olbram Zoubec Prague (8)




 

Olbram Zoubec Prague (9)

 

Olbram Zoubec Prague (10)

 

Olbram Zoubec Prague (11)

 

Ils reviennent à nos mémoires qui trop facilement oublient. Les chiffres sont là rangés, 205486 personnes condamnés dans des procès politiques. Un acharnement au quotidien. 4500 morts en prison. 248 exécutions. Nous repensons aux chiffres d’Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel du Goulag, les grandes purges, les quinze millions de déportés russes entre 1920 et 1930, les exactions du régime chinois, cubains, de Pol Pot, …

Il parait loin le temps où Paul Vaillant-Couturier  répétait en toute bonne foi que « les communistes sont des missionnaires historiques de la liberté. » Mais certains dont Victor Hugo avait, très tôt, pressenti et  refusé ce rouleau-compresseur qui allait dévaster le siècle dernier : « Communisme. Une égalité d’aigles et de moineaux, de colibris et de chauves-souris, qui consisterait à mettre toutes les envergures dans la même cage et toutes les prunelles dans le même crépuscule, je n’en veux pas. » Bertolt Brecht disait mieux encore « si le parti communiste et le peuple ne sont pas d’accord, il n’y a qu’à dissoudre le peuple. » Le parti a toujours raison. Le peuple n’est qu’une triste nécessité à soumettre par tous les moyens.

Olbram Zoubec Prague (13)

 

 

 

Olbram Zoubec Prague (15)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les corps avancent et se reconstruisent. Ils restent nus et le regard vide. Mais ils avancent. Ils sont de nouveau parmi nous. La stèle indique pudiquement que « pomník obětem komunismu je věnován všem obětem, nejen popraveným a vězněnym, ale všem, jejichž životy byly totalitní zvůlí zničeny   » (« Le Mémorial aux victimes du communisme est dédié à toutes les victimes, non seulement emprisonnés et exécutés, mais tous ceux dont la vie a été détruite par le despotisme totalitaire »).

Olbram Zoubec Prague (20)

 

Olbram Zoubec Prague (21)

 

 

 

 

 

 

 

Les corps sont là comme s’ils faisaient partis de séquences cinématographiques.

Comme si le vent de l’idéologie emportait sur les corps un peu plus de leur chair. Jusqu’à vouloir les faire disparaître. Comme s’il fallait les enfouir à jamais pour qu’enfin le régime les oublie et ne garde que les soumis.  Olbram Zoubek : « Naší snahou bylo vytvořit pomník nepřehlédnutelný a důstojný, přitom ale pojetím jednoduchý a civilní. Jeho základem je monumentální schodiště, na které jsme umístili celkem 7 bronzových plastik v mírně nadživotních velikostech. První socha stojí v popředí celého zástupu, mizejícího do ztracena ve stráni. Další sochy pak ustupují, ubývají, mění se v torza občanů – obětí. Mezi torzy cítíme ty, kdo nepřežili… Návštěvník prochází schodištěm a je konfrontován s metaforou oběti a utrpení. » (« Notre objectif était de créer un monument visible et digne. Sa base est un escalier monumental sur lequel nous avons placé un total de sept sculptures en bronze légèrement plus grandes que nature. La première statue se dresse à la pointe de la foule, disparaissant peu à peu, avec les autres statues,  par des multiples variations sur les corps et les torses.  Les victimes qui n’ont pas survécu sont symbolisées par ces torses déchirés … Le visiteur qui monte les escaliers se trouve alors confronté à la métaphore du sacrifice et de la souffrance. « )

Olbram Zoubec Prague (23)Le maire de Prague 1 lors de  la commémoration avait déclaré: « Praha jako hlavní město byla vždy srdcem odporu v letech komunistické totality. Důstojné místo pro uctění památky obětem komunismu zde však dosud bohužel chybělo. Proto jsme již od roku 1997 usilovali o vytvoření prostoru pro nadčasové památné místo, které by budoucím generacím připomínalo všechna násilí a křivdy komunistického režimu. Tento prostor jsme nakonec našli na úpatí Petřína v prodloužení Vítězné ulice. Podle našeho názoru má pro umístění pomníku všechny předpoklady: jde o frekventované místo s dobrým přístupem i dostatečnou plochou pro shromažďování. Přitom současně – vzhledem k umístění v Petřínských sadech – nutí při procházkách k zamyšlení. Věříme, že pomník je nejen svrchovaným výtvarným dílem, ale stane se také poctou obětem a stále živou připomínkou neslavné doby českých dějin. » (« Prague a toujours été au cœur de la résistance du totalitarisme communiste ; cet endroit commémore les victimes du communisme, mais il y a malheureusement toujours des portés disparus. Nous avons depuis 1997 cherché à créer un espace pour le souvenir. Olbram Zoubec Prague (22)Lieu de mémoire afin que les générations futures se souviennent de toutes les violences et les injustices du régime communiste. Cet espace se trouvé au pied du prolongement Petrin et de la Rue de la Victoire. A notre avis, cet emplacement convient pour de multiples raisons : c’est un endroit très fréquenté et accessible, ainsi qu’un espace suffisamment conséquent avec les jardins de Petrin qui amène à méditer. Ce n’est pas qu’une œuvre d’art, c’est avant tout un hommage aux victimes et une page tristement célèbre de l’histoire tchèque « .

Jacky Lavauzelle

(texte, traduction de la Divine Comédie et tchèque)

TOROS R. ET LE GENOCIDE ARMENIEN : LES CONVOIS DE LA MORT

Հայոց Ցեղասպանություն
LE GENOCIDE AMENIEN (1915-1916)
LE MEMORIAL DU GENOCIDE ARMENIEN
PAR TOROS R.
(Aix-en-Provence)

Mémorial Génocide Arménien Aix en P Toros R (3)

 LES CONVOIS
DE LA MORT

Après le Déluge, la barque de Noé retrouve la terre ferme sur le Mont Ararat (Արարատ), symbole national arménien. Ararat se retrouve désormais dans le district turc de Daroynk (Դարոյնք). Mais d’autres déluges, naturels et humains, sont là qui attendent de balayer la nation Arménienne.

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« Il y a tellement de choses à raconter » lâche un rescapé du Génocide Arménien dans le film de  Laurence Jourdan. Il y a tellement à dire que les mots se retrouvent à ne plus vouloir sortir devant l’immensité de l’horreur. Comment parler du Mal ? Comment parler de ses proches qui sont tombés devant soi ? Mais les mots finissent par sortir. Toutes les oreilles n’entendent pas encore, mais les mots sont là. Même de la bouche de Saha, à qui l’on avait tranchée la gorge, les mots sortent. Et les visions d’horreur se succèdent. L’Enfer est là. Des hommes ont commis de tels actes. L’homme centenaire se lève et évoque comment il dormait debout dans ce chaos. Se coucher s’était mourir.  Comment dans les corps égorgés qui flottaient et qu’il voyait se trouvait peut-être celui de son père. Le choc est là. Entre les corps égorgés et jetés dans les rivières, ceux affamés découpés par les aigles et les chacals, ceux jetés dans les précipices, ou simplement abattus comme des chiens, ceux vendus comme esclaves et ceux entassés sous des amas de corps, parfois encore en vie. Ces massacres sont ceux d’une horreur de notre histoire, à nous humains, de l’Horreur, dans une Anatolie démembrée et chaotique au cœur d’un monde plongé dans la première guerre mondiale. Une horreur dans le chaos du monde.

Certains auront la chance de survivre à l’indicible comme les 4200 sauvés par l’Amiral Dartige du Fournet, avec son croiseur Guichen, dans la pointe nord de la Baie d’Antioche en 1915. Les rescapés seront sauvés et verront enfin le bout du tunnel à Port-Saïd, mais garderont les stigmates de l’horreur à jamais dans leur chair et dans leurs nuits. Ce sauvetage ne lavera pas l’inaction des grandes puissances mais participera à la reconnaissance par le monde entier, sauf de la Turquie, du génocide.    

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« Il y a tellement de choses à raconter » et il faut les raconter.  C’est arrivé aux portes de l’Europe, un déferlement inouï de haines et de violences sur ces Arméniens des six provinces qui se transforment en de terribles Provinces-abattoirs, comme le soulignera Leslie A. Davis (La province de la mort).

A Alep, en Syrie, est né, le 12 décembre 1934, le sculpteur Toros R. pour Toros Rast-klan né Toros Rasguelénian. A Alep, nœud de l’horreur génocidaire,  où les déportés arméniens survivants épuisés se retrouvaient, ceux de l’Anatolie Occidentale, après avoir transité par Konya puis Bozanti, ceux de l’est et du sud-est passés par Ra’s al-‘Ayn ( رأس العي), ceux du nord, ceux de Sivas (Սեբաստիա) , de Kharpout (Խարբերդ),  ou de Muş (Մուշ) qui traversèrent le camp de transit de Malatya (Մալաթիա) . A Alep, l’horreur ne finit pas. La route des supplices continue. Les rares survivants n’auront toujours pas fini leur calvaire. Ils repartiront, les uns vers le désert de Syrie, les autres vers celui de Mésopotamie.

Nous sommes en pleine guerre et de nombreux wagons sont réquisitionnés par l’armée. Mais le plan de déportation est établi et scrupuleusement respecté par les autorités. Les Arméniens partiront, à pied jusqu’à ce que mort s’ensuive.  Le Comité d’Union et Progrès de Constantinople établira même son centre opérationnel à Erzeroum (Կարին) afin de mieux planifier et contrôler le bon déroulement des déportations. Ce comité n’ayant pas trouvé de réelle solution finale que trouveront quelques années plus tard les nazis. La solution sera donc, in fine, l’épuisement des corps. Mais le corps résiste. Et la vie s’acharne quelquefois contre le plan systématique des Turcs.

 Entre la Mer Noire et la Mer Caspienne, la population arménienne d’Anatolie a été massacrée, torturée, déplacée entre 1915 et 1916, perdant près des 2/3 de ces membres.

Mémorial Génocide Arménien Aix en P Toros R (6)Le film de Laurence Jourdan, Le Génocide Arménien,  s’ouvre sur un vieil arménien de 101 ans, Artem Ohanian,  qui raconte : « Les Arméniens ont été tués comme des moutons. Nous avons été persécutés de diverses manières. On nous a éliminés avec toutes sortes d’armes. Les Turcs nous traitaient de traîtres d’infidèles. Qu’avions nous fait ? Quelle faute avions-nous commis? »

Au milieu des empires, au milieu des turbulences de la guerre, du bouleversement des alliances, les Arméniens se retrouvent seuls dans  une Arménie elle-même déchirée entre le Caucase et l’Anatolie, entre Erevan (Երևան) et Van (Վան).  L’arménien est la seule langue indo-européenne dite agglutinante. L’Arménie  agglutine aussi de nombreux handicaps. Il y a plus aujourd’hui d’arméniens dans la diaspora que dans le pays lui-même, indépendant depuis 1991. Il est enclavé entre trois acteurs majeurs : les Turcs, les Russes et les Perses. Le peuple arméniens a subi les occupations multiples et incessantes, des Partes, des Arabes, des Byzantins, des Mongols, des Perses, des Ottomans, des Russes, puis des Soviétiques. Des tremblements de terre meurtriers dont le dernier a fait 30 000 morts.

Les Arméniens, différents par la culture, la religion, un christianisme monophysite que l’on retrouve en Ethiopie, où le Fils à une seule nature divine, la langue, mélange de grec et d’araméen, cristallisent les vexations, les rancœurs des turcs depuis le démantèlement de leur territoire enclenché depuis leur échec à Vienne. Et peu importe si les Arméniens participent de plus en plus à la vie du pays, voire au gouvernement, peu importe s’ils sont nombreux à participer entre décembre 1914 et janvier  1915 à la bataille de Sarikamis afin de reprendre la ville de Kars (Ղարս) aux Russes. Peu importe si Enver Pacha, ministre de la guerre et généralissime de l’armée impériale écrit à l’Evêque de Konya, le 26 février 1915 : « les soldats arméniens ottomans remplissent consciencieusement leurs devoirs sur le théâtre de la guerre, ce que j’ai pu constater de ’visu’. Je vous prie donc de transmettre l’expression de ma satisfaction et de ma gratitude à la nation arménienne, connue de tous temps par son attachement au gouvernement impérial ottoman. »

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Les préjugés sont là, tenaces. La population turque musulmane subissant des vexations militaires, des démembrements successifs, les pressions de l’Entente dans les Dardanelles, la pression des russes sur le Caucase entendront et verront les quelques arméniens qui se rallient aux russes ou ceux qui s’opposent à l’injustice de l’impôt sur les non-musulmans et à l’inégalité en droit des communautés religieuses. Il faut un bouc-émissaire afin de ressouder le sentiment national. Tous les Arméniens deviendront des traîtres et des ennemis.

Déjà entre 1894 et 1896, le panislamisme d’Abdülhamid II donne un avant-goût du génocide avec le massacre de 250000 arméniens. En 1908, suite à l’arrivée au pouvoir du mouvement Jeunes-Turcs, et à la victoire des unionistes sur les fédéralistes libéraux, 25000 arméniens de Cilicie sont massacrés à Adana. Il faut purifier la Turquie en éliminant tous les infidèles. Il faut désormais turquifier l’Anatolie. Les minorités n’ont plus leur place. Il faut les déplacer et les délocaliser. Viendra le moment des grandes déportations où les arméniens, souvent à pied, subiront le calvaire, les exécutions, les attaques des kurdes, la famine et la mort.

A Aix-en-Provence, entre deux lieux importants et très fréquentés, la Place du Général de Gaule et la Place François Villon pour les aixois, au bout du célèbre Cours Mirabeau, se trouve dans un endroit calme et reposant la statue de Toros, le mémorial aux victimes du génocide Arméniens de 1915. Sur un socle imposant, l’homme est à genoux, la tête inclinée. La vie est encore là. La chemise déchirée, les genoux écartés, l’homme reste stable et une puissance émane du corps. Le corps, à l’image de la nation arménienne, résiste, contre toutes les atrocités, les combats et les coups du sort. La résistance est là et les bras se lèvent. L’homme épuisé ne baisse pas les bras. Au contraire. Il luttera jusqu’à son dernier souffle.  

 Une sculpture digne et belle, comme peut être beau, dans sa grandeur, ce sentiment de dépassement.  Alors que frappe le tortionnaire, la victime se grandit. Après le long calvaire et le long cheminement vers la mort, les arméniens et les arméniennes finissent par tomber. Mais le poing est là qui se tend.  Il faut regarder devant, maintenant, sans oublier le passé douloureux. « Il faut savoir, coûte que coûte, Garder toute sa dignité Et, malgré ce qu’il nous en coûte, S’en aller sans se retourner Face au destin qui nous désarme.  » (Charles Aznavour, Il faut savoir)

 Jacky Lavauzelle