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Letter from an Unknown Woman Max OPHÜLS : JUSTE AU BORD DE LA MEMOIRE (Lettre d’une inconnue 1948 )

MAX OPHÜLS
LETTRE D’UNE INCONNUE
Letter from an Unknown Woman
(1948)

  max ophuls Lettre d'une inconnue 1948

 

JUSTE AU BORD

DE LA MEMOIRE

 Comme pour ce vin de Valpolicella, dans la chaleur de la Vénétie,  ce « premier vignoble en descendant des Alpes », « les italiens le disent si bon avec les  vignes, les racines dans la vallée qui regardent la montagne», Max Ophüls  vendangera la vie d’un être sensible, à fleur de peau. Un être  amoureux éperdument, aveuglément de la montagne Brand. Une vendange dans une fixité ou une accélération vertigineuse du temps au bord du précipice. Dans le monde entier sans pour autant partir de Vienne. Le film s’enfoncera dans les ombres du passé, dans la nuit de Vienne. Une Vienne désertée où erre une âme qui a perdu sa montagne.  La lumière éclatante des premières images de l’enfance laissera, peu à peu, la nuit envahir l’écran et les cœurs.  

Carol Yorke et Joan FontaineStephan Brand (Louis Jourdan) en décachetant la lettre de  Lisa Berndle (Joan Fontaine) se lave le visage. Il ne sait pas encore ce qu’il a fait. Il va découvrir l’étendue du désastre causé par sa frivolité et sa vie débridée. Il fuit. Il fuit devant ses responsabilités comme il fuit le duel qui l’attend à l’aube : «L’honneur est un luxe réservé aux gentlemen…Je sortirai par derrière » Il n’a pas fui que son adversaire, il a  fui la femme qui l’a aimé toute sa vie, qu’il a marqué à jamais une inconnue, il a fui sa vie. Il va bientôt apprendre qu’il vient de tout perdre.  « Quand vous lirez cette lettre, je serai peut-être morte. J’ai tant de choses à vous dire et peut-être si peu de temps…Je dois trouver la force d’écrire. Quand j’écrirai, il apparaîtra peut-être  que ce qui nous est arrivé avait une raison dépassant notre entendement. Si vous recevez cette lettre, vous saurez comment j’ai été à vous, quand vous ne saviez ni qui j’étais, ni même que j’existais. Je crois que nous avons deux naissances, le jour de notre naissance et quand commence notre conscience. Rien n’existe réellement dans mémoire avant ce jour de printemps où je vis une voiture de déménagement devant chez nous. »

Leo B Pessin et Joan Fontaine

Mais Lisa pense encore qu’il n’existe que deux naissances ; elle ignore encore  la troisième naissance, l’ultime naissance.

La première, celle de l’enfance, est un jardin clôturé d’une haute muraille. Des sons, des couleurs, des formes, des odeurs le parcourent. A force de longer cette cloison, nous y découvrons, un jour, une faille, la faille. C’est une ouverture qui bientôt se refermera derrière nous, définitivement. Nous la prenons inconsciemment, comme poussés. Lisa découvre la faille de son jardin d’enfance dans le déménagement de Stephan.  Le jardin est oublié quand, parfois, le chant d’un oiseau ou l’odeur d’une fleur échappée de la muraille nous feront revivre, éternelle madeleine, quelque chose de notre de nos origines.

 A qui peuvent bien appartenir de si jolis objets et de si somptueux mobiliers ? Qui peut jouer du piano aussi divinement ? L’enfance n’existe plus, d’ailleurs Max Ophüls ne la filme pas. Ce qui nous structure fondamentalement dans nos premières années est subitement balayé par quelques notes de piano et de douces dorures sur un meuble. Le temps ne compte plus, c’est l’instant qui est important. Nous sommes vers 1900. Le temps indiqué lui-même est incertain. Qu’importe. Ce n’est pas important. Par contre, le temps de la répétition de musique est attendu. Ce miracle qui illumine l’âme. C’est Le moment de la journée. Celui qui donne son sens à l’attente, à la journée, à la vie. En se balançant dans le jardin, elle tourne la tête rayonnante afin de voir la fenêtre d’où vient la douce mélodie. Il est dans sa musique, dans sa carrière, dans son prochain récital. Elle n’est plus, déjà, qu’à lui. Chaque legato lui coupe le souffle et chaque note appuie sur une zone précédemment vierge de son âme.

Lettre d'une inconnue Max Ophuls 1948 (1)Quand il termine brutalement son morceau, mécontent de lui, elle sursaute de sa balançoire comme si le coup entrait dans la chair. Elle rembarre son amie Marie (Carol Yorke) énervée de ce bruit musical. Cette amie, toujours dans le jardin avec ses jeux d’enfant, parle encore des garçons qui la taquinent à l’école. Peu importe l’âge que cet homme peut bien avoir, pour le moment, « il doit être vieux, je suppose ». Car de cette écoute, qui cristallise déjà l’ensemble des attentes et des désirs,  jaillira un feu d’artifice en découvrant l’inconnu, jeune et beau. Le mur de l’enfance s’est définitivement refermé.

Lettre d'une inconnue Max Ophuls 1948 (5)

Dans l’attente de la première vision, des bruits d’oiseaux envahissent la petite cour. Ces bruits, c’est son âme joyeuse, tellement excitée et survoltée,  qui envahit l’espace environnant ; un espace qui devient mélodieux et rallonge un peu plus le plaisir du piano. Le bonheur ne doit pas s’arrêter là. Un sourire, un merci et un bonjour et la pauvre Lisa est lardée de plaisir. Elle voudrait garder à jamais cette position et tenir pour toujours la poignée de porte entre ses doigts tremblants.

Cette deuxième naissance sera la plus belle et la plus douloureuse. C’est celle de l’attente et de l’espoir. Celle aussi où les déconvenues et les chagrins la marqueront à jamais. Sans jamais perdre patiente, Lisa attendra sous la pluie, dans la neige, son bien aimé. Elle a trouvé son dieu.

Voir son amant deviendra son unique obsession. Préparer ses tenues, repasser, apprendre à danser, apprendre les bonnes manières, connaître la musique et l’histoire des musiciens,  toutes les actions n’auront que ce seul et unique but. Être prête pour le grand jour de la prochaine rencontre. Lisa n’est même pas jalouse des conquêtes de Stephan. 

Elle est déjà au-delà. Presque dans un rêve. Et quand sa mère lui demande continuellement « Où es-tu, Lisa ? » Elle n’est déjà plus dans la pièce depuis ce tout premier jour de la rencontre. « En réalité, je vivais pour ces soirs où vous étiez seul et où je me disais que vous jouiez seulement  pour moi. » La rencontre est des plus intimes, sans la présence des corps. La musique relie les doigts à l’âme et pour Lisa, ce sont  « les heures plus heureuses de (sa) vie ».

Tout se résume à une question : comment faire pour le voir ? Le jeudi, c’est le jour du grand ménage, le jour des tapis. La poussière doit sortir des moindres mailles de la plus petite carpette. Tout le monde s’y met, sauf Stephan, absent pour la journée. Trouver le moyen de rentrer, de pénétrer dans ce paradis de la musique et de l’amour. Le tapis devient la clé d’entrée. Ce tapis enroulé devient magnifique et sublime quand son amie n’y voit qu’un simple tapis lourd et poussiéreux.

A son premier grand départ, celui pour Linz, avec le remariage de sa mère (Mady Christians) avec Monsieur Kastner  (Howard Freeman), ressemble à un véritable coup de tonnerre. Elle se sauve de la gare et revient en courant dans son immeuble, comme asphyxiée, à la dérive. Elle a perdu son oxygène, sa raison de vivre. Elle reste devant sa porte, couchée comme un chien qui attend son maître. Stephan arrive avec une nouvelle conquête. Vaincue, elle partira.
« Il ne me restait rien. J’allai à Linz ».

 

Lettre d'une inconnue

Quand un prétendant de Linz, jeune militaire promis à une grande carrière militaire, lui demande sa main, elle refuse. Elle n’est pas libre. « J’ai seulement dit la vérité. J’ai dit que je n’étais pas libre. »  Lisa a déjà officialisé sa liaison platonique viennoise. Ses rêves sont devenus si forts qu’ils en deviennent réels. « Mes pauvres parents, pour eux c’était la fin, pour moi, c’était un nouveau commencement. » Le retour à Vienne, le retour vers Stephan, « c’était notre ville », la ville hors du temps, la ville de ses rêves et de ses phantasmes. Le retour s’annonce donc lumineux et glorieux, nécessairement.

Mannequin chez Madame Spitzer (Sonja Bryden), elle donnera corps à sa féminité, toujours dans « l’apprentissage » afin de devenir la femme parfaite qui séduira Stephan.  Elle attire les hommes, mais elle se réserve pour le grand jour, elle se réserve pour l’homme de sa vie. Et le grand soir arrive. Seule dans l’attente, dans le froid et la neige. « Je vous ai déjà vue avant. Il y a quelques soirs. » Sa mémoire ne va pas plus loin, mais elle s’en moque. C’est déjà ça. Elle est tellement heureuse de passer ces minutes avec sa divinité.  Il veut se présenter, elle l’arrête. Elle le connaît tellement, si profondément. Depuis le temps. Il se dit que, tôt ou tard, il faudra bien savoir où aller, se donner un but ; mais elle, elle s’en moque. Peu importe le lieu, elle baigne dans l’ivresse de sa présence. Qu’ils soient là ou ailleurs, tant qu’ils sont liés. 

Être à ses côtés, être l’objet de toutes ses attentions. Lisa est au Paradis et elle réalise ses rêves les plus fous. « Je n’arrive jamais où je veux aller » lui lâche-t-il, bateau perdu dans la multitude de ses désirs et de ses amours. Elle, elle sait qu’elle est arrivée au port. Elle compte bien s’y arrimer longtemps. Le plus longtemps possible. Tout est si simple pour elle.  Stephan doit décommander sa soirée, élaborer les mensonges pour une certaine Lili, la femme de sa soirée, reporter un rendez-vous. Il reporte au lendemain, élabore des scénarios quand elle, toujours près de la porte, attend le cœur battant. Le temps déjà, pour elle, s’est arrêté.

Quand il lui demande si elle est libre le lundi, elle lui répond qu’elle n’a aucun rendez-vous prévu. Lui non plus.  Il se confie et devient enfin lui-même. Tout a commencé très vite, « trop vite, peut-être » avouera-t-il.  Il ne s’aime pas vraiment, non plus : « il est plus facile à plaire aux autres qu’à soi-même ». Elle a trouvé sa faille. Il n’a toujours pas trouvé ce qu’il cherchait. Elle a touché le point sensible. « Depuis quand êtes-vous dans mon piano ? Ne dites rien. Vous devez être une sorcière, qui peut se faire toute petite. »

La fleur qu’il lui donne sera, comme Vienne est devenue sa ville, sa fleur. Tout ce qu’il touche ou qu’il donne devient, de facto, sacré. Dans la fête foraine, désertée et froide, elle lui avoue préférer l’hiver, parce qu’  « au printemps il n’y a rien à imaginer ». C’est le manque qui donne de la présence, comme cet amour qui s’est forgé dans l’attente.

Le voyage immobile dans la fête foraine s’arrête bien entendu à Venise, la Sérénissime, capitale des Amoureux, puis en Suisse voir le « Matterhorn », le Cervin. Pour elle, « il n’y a jamais eu de voyages… », pas plus à Vera Cruz qu’à Rio, « pas plus qu’au soleil de minuit». Les villes, elle les connait par les prospectus illustrés de son père, qu’il rapportait de son agence de voyage, et par les programmes musicaux des villes où Stephan jouait.

Les voyages par les publicités, la gare en carton, les figures de cire, voilà ce qui compose l’univers de Lisa. Mais elle est comblée, peu importe si tout cela est factice puisque son amour est réel, authentique. Au contraire, il n’apparaît que plus solide, plus dur dans ce monde improbable. Quand, le soir, son père, mettait son habit de voyage, ils partaient tous, en rêve.  Elle s’étonne encore de tout. Lisa, petite fille de Vienne, n’a toujours pas grandi.

Elle ouvre les yeux devant ce bonheur qu’elle attendait depuis si longtemps. Gravir une montagne comme le Matterhorn ? Pour quoi faire ? « Pourquoi aimez-vous l’alpinisme ? » Pourquoi chercher si haut ce qu’il y a à côté de nous et qui nous tend les mains ? « Sans doute parce qu’il y a toujours une montagne plus haute que les autres ». Comme il y a toujours une dame plus belle que les autres et toujours un cœur solitaire à prendre et à consoler. Tous les pays sont visités ; alors, la machine repart. « Revoyons les décors de notre jeunesse ». Le temps et l’espace se réduisent à un lieu, le wagon, à cet unique point. Le monde tourne autour d’eux. Et le temps ne semble plus avancer. Il s’est arrêté. Lisa, blottie dans le creux de son wagonnet est la plus heureuse du monde. Le temps s’est tellement dilaté qu’ils n’en ont même plus conscience. La danse qui suivra épuisera tous les musiciens. « Comment pourrions-nous danser ainsi, sans avoir jamais dansé avant ». Ils tournent dans la félicité. Ils sont dans leur monde et, donc, en dehors du monde.

Pour que cet état dure encore, qu’il ne s’agisse pas que d’un rêve, il lui fera promettre de ne pas disparaître. Elle se colle contre le piano et le regarde tendrement. Elle se couche aux pieds du piano, comme elle se couchait devant sa porte. Elle regarde ses doigts parcourir à toute vitesse le clavier. Elle est heureuse.

Elle aura sa revanche. La femme qui monte les escaliers avec Stephan, c’est elle, enfin elle. Oubliées les autres.  Il n’y a plus qu’elle. Elle est Sa femme qui va bientôt s’abandonner dans ses bras.  Le mouvement de la caméra fait la même rotation au-dessus de l’escalier, comme avant quand elle l’attendait, cachée dans le couloir, pour  observer les différentes dames.

Le départ de Stephan pour un spectacle à la Scala de Milan est annoncé et l’absence ne durera  que  deux semaines. Ce ne sera pas long. Pour elle, c’est d’une éternité qu’il s’agit. Un espace infini.  « Je serai là à votre retour » lui lâche-t-elle sur le quai. C’est entendu, où pourrait-elle aller et que pourrait-elle faire sans lui. Sinon attendre son retour et compter les secondes qui les séparent. Elle ne parle plus que dans le souffle, le nom répété de Stephan s’étouffe dans sa gorge et comme si l’air venait à manquer.

Deux semaines ! Stephan lui crie sur le quai, deux semaines ! Elle le sait déjà : « ce train vous faisait sortir de ma vie ! »  Viendront la nouvelle solitude et l’espoir. Viendra l’accouchement d’un petit garçon. « Je voulais être une femme qui ne vous ait rien demandé ». Elle ne veut que donner. Donner son temps, son corps et son cœur, sa vie.

Pour faire vivre son fils, elle se marie avec  Johann Stauffer (Marcel Journet). Mais neuf années s’écoulent entre la naissance et le mariage. Pas une image, quelques photos de l’enfant que Stephan regarde à la loupe, à la fin du film. Le temps sans Stephan ne compte plus, ne vaut rien. Pas un seul plan, pas un seul raccourci. Comme si le temps repartait le jour du bal, où les deux amants se rencontrent à nouveau.  « Je le sais maintenant, rien n’arrive par hasard. Chaque instant est mesuré et chaque pas est compté »

« Je vous ai vue quelque part, je le sais. Je vous ai observée dans votre loge.» Il ne l’a pas oubliée totalement. Mais dans la somme de ses conquêtes, qui est-elle ? Dans quel concert ? A Vienne ? Il y a si longtemps. Il sait qu’elle peut l’aider. Il cherche, il fait défiler les visages, ceux qui sont « juste au bord de la mémoire. » Elle ne le laisse pas indifférent. Il sait qu’elle est différente des autres, « Qui êtes-vous ? » Il sait qu’elle est importante pour lui, mais en guise d’aide, il la remet en danger dans son couple. «Vous avez une volonté, LisaVous pouvez faire ce qui est juste ou détruire votre vie» lui prévient son mari. Mais Lisa n’a pas de volonté quand il s’agit de Stephan, elle est à lui comme la balle est au fusil. « Je n’ai de volonté que la sienne ! » lui répondra-t-elle.

Quand son fils doit partir, il prend la même gare que Stephan et doit, lui aussi, partir pour deux semaines. Comme elle a perdu Stephan, elle perdra son fils. Celui-ci mourra d’une épidémie de typhus, pour avoir pris, par erreur, un wagon en quarantaine à cause de cette infection. La boucle du temps se referme. « Deux semaines, deux semaines », lui crie son fils. Comme Stephan dix ans plus tôt.  En se retournant, les grilles de la gare semblent l’emprisonner dans son destin, ou l’empaler dans sa peine.

Elle revient dans le même café et rachète les mêmes fleurs blanches. Comme un rituel. Le temps dans sa boucle s’arrêtera-t-il à nouveau. En reprenant les fils, ses pas la conduiront à lui. Il suffit d’y croire et de fermer les yeux. De rentrer dans le flux et se laisser bercer par les vagues. Le corps reviendra sur la plage et le bateau retrouvera son port. Quand elle rentre dans l’appartement de Stephan, la porte grince. Toujours le même grincement, le même que le premier jour ; ce jour où elle est entrée, seule, pour découvrir l’appartement. Rien de plus rassurant. Et l’émotion la saisie quand elle retrouve, d’un coup, toutes les odeurs et les bruits d’avant, quand elle peut toucher à nouveau le piano.

« Vous êtes ici, et le temps pour moi vient de s’arrêter » et c’est Stephan qui parle. La boucle du temps vient de les reprendre ; ils sont synchros. Ils sortent du temps, tous les deux. Une statue grecque que Lisa regarde fait dire à Stephan que « les Grecs vénéraient un dieu inconnu en espérant sa venue. Le mien est une déesse. ..Pendant des années, je ne me réveillais pas sans me dire : ‘peut-être aujourd’hui, ma vie commencera vraimentParfois cela semblait si proche. Je suis plus âgé et je comprends mieux »  Mais il ne comprend pas que la solution est à ses côtés. Il est encore à la limite. Il est à deux doigts de résoudre le problème qui le mine. Et Lisa attend, son souffle pousse comme pour lui donner la solution. Mais rien ne vient. Désespérément.  Et c’est toujours elle qui, mal à l’aise, change de sujet, détourne la conversation. La révélation est reportée. Sans cesse. Lui, voit la beauté de la femme qui lui fait face, sa robe magnifique.

Les mots vont sortir. Elle n’en peut plus. Il faut qu’ils sortent. « Je suis venue ici pour vous dire…de nous ! » « Nous ne pouvons pas être sérieux si tôt.» Les mots ne sortiront pas, ni ce soir, ni jamais. Ils n’ont jamais été si près. La limite de la limite.  Et la question du voyage reprend : « Vous voyagez beaucoup ? » La musique mélodieuse devient inquiétante. Le temps vient de se réenclencher. La boucle est repartie comme dans un manège infernal. Elle sait que tout est perdu. Définitivement. Quand il assure qu’il « a pensé à elle toute la journée », elle n’en peut plus, elle qui pense à lui depuis tant d’années, nuit et jour.  Ses yeux se referment. Elle a mal, mais lui continue sans se rendre compte du désastre. « Vous vous sentez seule ? » Toutes les questions sont autant de poignards qui plongent dans son cœur et son ventre. Il l’assassine à petit feu.

« J’étais venue vous parler de vous. Vous offrir toute ma vie. Vous ne me reconnaissiez même pas » écrira-t-elle.  Les fleurs posées sur la table, resteront là. Mortes. « Je ne sais plus où je suis allée. Le temps est passé devant moi. Ni en heures, ni en jours, mais dans la distance entre nous» Le temps s’est accéléré qui emporte son amour, son fils et sa vie. Son fils meurt sans savoir qu’elle était là. Mais seul son corps était là. Elle n’était déjà plus de son monde. Elle avait lâchée prise. La partie était finie. … « Si vous aviez reconnu ce qui vous avez toujours appartenu ? Trouvé ce qui n’était jamais perdu. Si seulement… »

Stephan a compris. Enfin. Le valet de Stephan, John (Art Smith), muet, regarde, fidèle, ce maître aveugle à l’amour qui s’offre à lui. John pourrait dire tant de choses.  Il est la bonne conscience muette de son maître. C’est lui qui écrira le nom de Lisa à son maître. La limite vient d’être dépassée. Mais l’histoire ne se terminera que dans l’au-delà.

La troisième naissance viendra par la mort de Lisa. Elle prendra vie dans l’esprit de Stephan. En se retournant, au petit matin du duel qui l’emporte vers une mort certaine, il voit la jeune Lisa, comme au premier jour. Souriante et timide, lui tenant la porte, se cachant presque derrière. Il sourit. Il sait que maintenant il va la retrouver, que maintenant il la comprend. Il sait que Lisa est l’amour de sa vie. « Nous ne possédons éternellement que ce que nous avons perdu » (Ibsen) Stephan part vers sa mort, mais désormais il sait qu’il ne lui manque rien.

 

Jacky Lavauzelle

Lettre d’une Inconnue Max Ophuls
Letter from an unknown woman Ophuls

 

HATUFIM : LUMIERES INTERDITES !

HATUFIM

חטופים

 HATUFIM Série TV







 

 

 

LUMIERES INTERDITES !

Dans Hatufim,חטופים, les kidnappés, tous les personnages se retrouvent prisonniers de quelque chose ou de quelqu’un, prisonnier des terroristes, d’un rôle, prisonnier d’une image, ou d’une faiblesse. Chacun essaie de vivre avec, au mieux, dans un pays lui aussi prisonnier, entre fils barbelés et psychose de l’autre. L’autre c’est aussi le fils, le frère ou la fille, la famille proche. Cette famille que l’on ne reconnaît plus. Ces enfants, ces conjoints qui vivent à nos côtés et que l’on ne reconnait plus. Tous prisonniers, comme dans cette chambre fermée et sombre, à Francfort, ou à travers un long couloir, se joue la libération des otages dans les premières images du premier épisode. Le couloir sera long et sombre. La libération sera-t-elle au bout du tunnel ? Quelle libération ?

Nous retrouvons les deux rescapés d’un kidnapping qui a duré dix-sept ans et le cercueil du troisième, à leur arrivée à Tel-Aviv.



Les trois captifs (שבוי)

Yoram Toledano HATUFIM Nimrod Klein

Nimrod Klein (נמרוד קליין) joué par Yoram Toledano ( יורם טולדנו). Il est l’un des deux rescapés. Le plus fort dans sa tête, celui qui a soutenu dans les moments les plus difficiles, Uri. C’est le meneur du groupe qui sera tenté par une carrière politique. Hanté par les cauchemars, il n’arrive plus à dormir sans donner des coups à sa femme Talia, totalement meurtrie. La mort d’Amiel le hante, comme elle obsède Uri.

Uri Zach (אורי זך) joué par Ishai Golan (ישי גולן). Le plus fragile des deux rescapés. Il sait que sa femme, Nurit,  s’est remariée avec son frère, Yaki. Il a appris la nouvelle lors de sa captivité. Il en a pleuré pendant quinze jours. A son retour, il cherche à savoir si elle est encore amoureuse de lui.



Ishai Golan HATUFIM Uri Zach

« Serais-tu prête à le quitter pour moi ? » Devant le silence de Nurit, il comprend que c’est fini. « Tu as fait ton choix. Trop de temps s’est écouléRentre donc, il n’y a ici plus rien pour toi ! Celui que tu as aimé avant, n’existe plus, il est mort, il est mort il a déjà si longtemps.» Il succombera bientôt à la belle Iris, l’espionne envoyée par le docteur Haim Cohen, qu’ilrencontrera au cimetière où est enterrée sa mère. Cette mère qui, elle,ne l’a jamais oublié en lui écrivant de longues lettres jusque sur le lit de l’hôpital, jusqu’à son dernier souffle.





Assi Cohen HATUFIM Amiel Ben-Horin

 

C’est enfin cette mère qui lui demande de ne pas avoir de haine, de rancœur et de jalousie contre son frère et contre Nurit : «Si jamais je ne suis pas là, quand tu reviendras, ne leur en veux pas. Elle était si désespérée qu’elle restait toujours avec nous. Tu dois leur pardonner. C’est ta mère qui te parle et qui te le demande. Comprends que ça été compliqué pour eux aussi

Tu as déjà perdu trop de temps, pour en perdre encore à haïr.»

  Amiel Ben-Horin (עמיאל בן-חורין) joué par Assi Cohen  (אסי כהן). Mort pendant sa captivité, il hante à présent la maison de sa sœur, Yael. Il a été frappé par Nimrod et Uri, eux-mêmes contraints par les ravisseurs.



La famille KLEIN (קליין)     

Yael Abecassis HATUFIM Talia Klein

Talia Klein (טליה קליין), l’épouse jouée par Yael Abecassis (יעל אבקסיס),  l’épouse qui a attendu dix-sept ans et combattu pendant toutes ses années au travers des médias et de différents collectifs pour sa libération. C’est la Sainte, la Femme idéale dans tout le pays, celle qui n’a « pas arrêté de se battre pour qu’on ramène son mari, on la voyait tout le temps à la télé, dans les journaux. » Mais elle n’a donc jamais eu le droit de vivre sa vie pendant ces dix-sept ans, comme elle le dira à Nurit. « Nous devions attendre et nous battre ! Nous ne devions pas renoncer ainsi !  Moi, tous les jours, je me suis battue ! Toute seule !» Sa famille est disloquée. Chacun fait sa vie, mange quand il le souhaite, sa fille cherche désespérément un père de substitution par le sexe, et son fils a du mal à gérer la glorieuse résistance et renommée de son père.

Yael Eitan HATUFIM Dana Klein

Dana Klein (דנה קליין), la fille, jouée par Yael Eitan (יעל איתן). Elle cherche des hommes beaucoup plus âgés qu’elle. Elle est envoyée par sa mère chez un psychologue, le docteur  Samuel Ostrovsky (ד »ר שמואל אוסטרובסקי), joué par dalik Velinitz (דליק ווליניץ), qu’elle cherche, par tous les moyens, à séduire. La vie est un jeu pour elle. Elle ne supporte pas le rôle de Sainte qu’a sa mère. Elle est prisonnière de son désir incontrôlable et collectionne les aventures d’un jour.

Hatzav (חצב קליין) le fils, joué par Guy Selnik (גיא סלניק). Hatzav ne peut plus gérer l’image idéal d’un fils de héro. Il joue, ou plutôt cache son mal-être. Il essaie de donner à sa famille et à ses amis, l’image d’un homme responsable, souhaitant intégrer une unité prestigieuse dans l’armée israélienne.



La famille ZACH (זך)

Mili Avital HATUFIM Nurit Halevi-Zach

Nurit Halevi-Zach (נורית הלוי-זך), jouée par  Mili Avital (מילי אביטל), l’ancienne épouse d’Uri, qui a épousé le frère, Yaakov, ‘yaki’. Elle est détestée dans tout le pays. Contrairement à Talia, la sainte, elle est l’infidèle qui n’a pas su maîtriser ses désirs. Elle se culpabilise elle-même. Les autres la traite de dévergondée, de « salope » ou de « pute », « une fois qu’il est plus là, elle se marie avec son frère, elle s’en fout ! Un mois, allez ! Au suivant !» C’est l’ « autre », la honte du pays. Elle voulait vivre, ne pas se laisser mourir, survivre, surpasser sa peine. « Tu m’en veux donc d’avoir voulu vivre ? » dira-t-elle à Talia.

Mickey Leon HATUFIM Yaakov ‘Yaki’ Zach



Yaakov « Yaki » (יקי) Zach (יעקב (יקי) זך), jaloux depuis toujours de son frère. Il a épousé Nurit. Ils ont eu ensemble un fils, Assaf. Yaakov est joué par Mickey Leon   (מיקי לאון). Ce frère immoral qui souhaitait que son frère ne revienne pas de sa captivité tellement il désirait Nurit. Il s’en excuse en pleurant auprès de son frère. « Je priais les nuits afin que tu ne reviennes pas. Mais aussi, je m’en voulais d’être ainsi, sans cœur. Uri, ne me la reprends pas ! Avec mon fils, Assaf, c’est ce que j’ai de plus beau. Ne me la reprends pas ! »

Shmuel Shilo HATUFIM Joseph (Yoske) Zach

Joseph (Yoske) Zach, (יוסף ( יוסק’ה) זך), le père âgé de Uri et de Yaki, joué par Shmuel Shilo (שמוליק שילה). Malheureux d’avoir perdu trop tôt son épouse, qui n’a pas pu avoir la joie de revoir encore une fois son fils Uri. C’est le fils préféré de Joseph. Il en veut toujours à Yaki de lui avoir ‘volé’ une partie de la vie de son frère.



Autour de la famille BEN-HORIN (בן-חורין)

Adi Ezroni HATUFIM Yael Ben-Horin

La soeur, Yael Ben-Horin (יעל בן-חורין), jouée par Adi Ezroni (עדי עזרוני), hantée par ce frère, Amiel, mort pendant sa détention. Elle n’arrive pas à faire le deuil. Amiel est là, toujours présent, pesant sur la conscience de Yael. Elle cherche à voir le corps de son frère mort, juste l’embrasser une dernière fois, « je veux le voir et le prendre dans mes bras et lui dire combien je l’ai attendu durant toutes ces années, je veux lui expliquer que depuis qu’il a été capturé, c’est tout ce que nous avons pu faire, l’attendre, c’est tout ce que nous avons réussi à faire ». A voir le corps, mais à oublier l’âme qui la hante dans la maison, « tu n’existes pas ! Arrête ! Je viens de t’enterrer ! Arrête de me parler ! Qu’est-ce que je fais là ? Tu n’existes pas !». Elle ne sait plus si elle est folle, si elle commence à perdre la raison. Elle ne peut pas le prendre dans ses bras, « le sentir ». Entre le désir de ne pas oublier son frère et de recommencer une vie nouvelle.




Nevo HATUFIM Ilan Feldman

Le contact des familles, Ilan Feldman (אילן פלדמן), joué par Nevo Kimchi (נבו קמחי). Il tombe amoureux de Yaël, sans vivre avec elle. Il est l’homme des messages, l’homme à côté. Celui qui ne rentre pas dans les familles. Celui qui console. Il attend que Yael lui ouvre les portes, afin de combler sa solitude.
La sécurité de l’Etat  

Sandy Bar HATUFIM Iris




Iris (איריס), la belle espionne originaire de Beit Hakerem, au sud-ouest de Jérusalem, qui séduit Uri afin de pouvoir l’approcher et récupérer des informations. Iris est jouée par Sandy Bar (סנדי בר). Elle se retrouve piégée par son devoir et critique rapidement les méthodes utilisées par le docteur Haim Cohen.
Elle aborde Uri en pleurs dans le cimetière.  Elle rentre en osmose, en lui montrant ses failles : « T’inquiète pas je suis aussi larguée que toi. Je ne lis pas la presse, je ne regarde pas les infos à la télé et je suis plus sereine. Tout ça me déprimait. Moins on en sait et mieux c’est ! »

Gal Zaid HATUFIM docteur Haim Cohen

Le psychiatre militaire, le docteur Haim Cohen (ד »ר חיים כהן), qui examine les deux kidnappés survivants et qui, suite à de nombreuses contradictions lors du débriefing a rapidement un doute sur les deux rescapés. « Je n’arrive même pas à imaginer ce que vous avez vécu. » Il est joué par Gal Zaid (גל זייד). Derrière une voix douce et posée, il cache une détermination sans faille. « Notre expérience, avec d’autres  prisonniers ayant vécu une captivité moins traumatisante,  a montré que ce qui les fait tenir, c’est l’espoir. La perspective du retour, l’idée de retrouver  leurs proches.» Il est prisonnier dans sa phobie du risque. Il est obsédé par le mensonge. Il veut connaître la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Mais n’y a-t-il qu’une vérité ? Résister pendant dix-sept ans de torture n’est sûrement pas humain. Ils ont dû livrer des secrets, forcément. « J’imagine que pour survivre, mentir finit par devenir une seconde nature. Non ? … Vous me cachez quelque chose !» Alors, pourquoi ne mentiraient-ils pas à présent ?
Pour le docteur Cohen, « il est vital pour la sécurité du pays que nous sachions ce qui s’est passé, qui vous a interrogés là-bas, ce qu’il voulait savoir au juste ! »




Chacun sort de sa nuit et rentre dans un long tunnel. La lumière n’est pas encore visible au bout. Il faut donc avancer, continuer tout droit.

Jacky Lavauzelle

 Série israélienne de Gideon Raff

LE MARIAGE DE MINUIT (Piccolo Mondo Antico) SOLDATI (1941) LES SIGNES DU LAC

Mario SOLDATI
Le Mariage de minuit
PICCOLO MONDO ANTICO (1941)

 Le Mariage de minuit de Mario Soldati 1941

 

 

 

 

LES SIGNES DU LAC

L’histoire se déroule entre 1850 et 1860, près de la frontière Suisse, en Italie, dans le Lac de Lugano à Valsolda, dans la province de Côme, dans cette région des lacs aux massifs tourmentés et accidentés. Nous sommes dans cette époque tourmentée aussi de l’histoire italienne que la figure tutélaire du comte de Cavour marquera profondément.







UNE INCROYABLE DETERMINATION

Dans l’histoire que filme Soldati, ce Lac de Lugano a le rôle principal. Il sera plus que la respiration ou l’intermède entre les différents moments de l’histoire. Il sera le marqueur profond et identitaire, il sera la vie et la mort, il sera l’élément essentiel, primordial et fondamental qui marque les hommes et les femmes de ce pays, qui leur donne cette vigueur, cette volonté et cette détermination incroyable et sans failles, autant la marquise, dans sa profondeur noire, que  Franco, dans sa ligne politique, ou Luisa, dans son deuil.

Alida Valli

Mais le lac évoquera, traduira les sentiments des protagonistes de notre histoire. Parfois, le lac préviendra d’un risque ou d’une tragédie, parfois il annoncera une heureuse nouvelle ou un départ plein de promesses. Mais jamais le lac ne mentira.

DES IMBRICATIONS POLITICO-GEOGRAPHIQUES

Nous sommes dans la province de Côme, là où se trouve notamment les grands lacs des Alpes italiennes, les Préalpes : les lacs Majeur, de Côme, de Lugano, de Varèse entre Suisses italienne et Lombardie, dans le Royaume de Lombardie-Vénétie qui dépendait de l’Autriche. Nous sommes dans des imbrications politico-géographiques auxquelles vont se rajouter des complications familiales.

 

Massimo Serato

DES COMPTES QUE VOUS REGLEREZ SANS MOI

Franco Maironi (Massimo Serato), aristocrate à une « bonne éducation et des bons sentiments», issu d’une famille de grands propriétaires fonciers à l’image de la famille Cavour, enflammé par sa passion nationale et par son amour pour Luisa Rigey (Alida Valli), une fille de la petite bourgeoisie. La grand-mère, Madame la marquise Orsola Maironi (Ada Dondini) l’informe que « d’après le testament du grand-père, il ne possède rien ». Et, puisqu’il n’en fait qu’à sa tête, elle pourrait « même le laisser mourir de faim ». Mais Franco est un jeune idéaliste qui, avec un petit groupe d’amis, se rallie à la cause de Cavour. La marquise, impassible dans sa méchanceté, « ce sont des comptes que vous réglerez avec moi ! » lui laisse le choix entre la révolte et la faim ou la soumission et la reconnaissance de la lignée des Maironi. Entre le déshonneur et le bannissement, Franco ne déviera pas de sa ligne.

Ada Dondini

PRIMO INCONTRO CON LUISA

Après une dispute avec sa grand-mère sur une récente arrestation d’un gentilhomme du lac, il explose en plein repas, dans une véritable crise de nerfs. Il quitte la table devant des invités ahuris, éberlués, où les femmes se pâment devant tant de violence éruptive. Juste après, dans sa chambre, il s’apaise en jouant le morceau « Primo Incontro con Luisa » en regardant le Lac, imperturbablement calme et tranquille.

 » Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
 » (Le Lac, Lamartine)




Annibale Betrone

J’AI PEUR, TOUT ME SEMBLE DIFFICILE

Mais dans la tête de Franco, résonnent d’autres vers de Lamartine :

« L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons !
»

Luisa n’a pas l’assurance de Franco, « j’ai peur, tout me semble difficile. » Elle n’a pas de destins politiques. Elle aime sincèrement Franco, mais ne comprend pas tout à fait ce désir d’absolu et de révolte. Elle recherche une vie calme, à côté de ce lac bienfaisant et calme. Elle ne rêve que d’une famille heureuse et épanouie dans ce paysage bucolique et idyllique.

Elvira Bonecchi

UNE LIRE PAR JOUR !

Franco, amoureux, est certain de ne rien posséder comme richesse. En plus, avec ce mariage, réalisé à la sauvette, en catimini,  contre toutes les convenances et contre la volonté de sa grand-mère, il n’a plus rien à attendre d’un quelconque héritage.  Mais un testament existe de son grand-père en deux exemplaires. Le premier a été brûlé par sa grand-mère afin qu’elle conserve tous les biens pour elle-seule. Ce testament faisait de Franco l’héritier universel, ne laissant qu’ « une lire par jour à sa femme », avec une note sarcastique : « assuré qu’elle sera aidée par ses amis et admirateurs. »  Un  second exemplaire existe dans les mains du fidèle professeur Gilardoni  (Giacinto Molteni), ami de Franco. Mais afin de ne pas exposer cette grand-mère à la justice e tous et au déshonneur, ne voulant pas d’un procès retentissant et éclaboussant,  Franco qui l’a dans ses mains et pourrait changer son destin et celui de Luisa, demande à ce qu’il soit brûlé par le professeur.

Enzo Biliotti

Quand la grand-mère découvre que le mariage a eu lieu contre son consentement, Soldati filme les deux amants sur une barque accostée au rivage, barrée par un grillage qui les emprisonne. Les routes sont fermées ; ils se sont emprisonnés eux-mêmes. Ils vont à Canossa demander le pardon de la marquise qui restera intraitable et ne lèvera aucunement son excommunication.

L’oncle Zio Piero (Annibale Betrone)  prend, dans l’attente de jours meilleurs, sous sa coupe le couple an l’aidant financièrement grâce à ses fonctions administratives.

Giacinto Molteni

VIVE LE ROYAUME DE PADANIE !

Les amis, adversaires du régime, cachent leurs activités politiques, grâce à un quatuor.  Les annonces politiques s’enchaînent : « le Piémont vient de conclure un accord : c’est la guerre en Crimée, notre tour viendra ensuite. Cavour envoie 20000 hommes en Crimée…La guerre durera moins d’un an…» Jusqu’à trouver un nom pour le nouveau royaume, « Haute Italie …Piémont…Royaume Cisalpin…Royaume de Padanie»,  les yeux vers le ciel, Franco trouve celui qui les unit : Italie ! Italie…Viva Italia ! »

Cavour, de 1854 à 1856, avec la Sardaigne et le Piémont s’associe à la France de Napoléon III, l’Angleterre et la Turquie afin de combattre la Russie de Nicolas Ier. Cette association lui permet de prendre une véritable envergure et de rentrer dans le jeu des grandes nations. Tous ces jeunes veulent détruire la puissance Russe en, notamment, détruisant Sébastopol, porte d’entrée en mer noire.  

BIENTÔT LA GUERRE…

L’activité d’opposant occupe la journée de ses jeunes gentilshommes, avec notamment la distribution de tracts politiques : « Lombardi sous les drapeaux de la liberté par Cavour… Nous aurons bientôt la guerre contre l’Autriche. »



Mariù PascoliIL Y A TOUJOURS UNE POSSIBILITE DE FRAPPER

Les départs se font par le lac, comme les arrivées. C’est le bruit des barques qui prévient les contestataires de l’urgence d’une descente de la police. Le lac est bienfaiteur. Et si Franco est intouchable de par son nom illustre, la police et la marquise vont les affamer en frappant la seule source de leurs revenus, c’est-à-dire en congédiant l’Oncle de son poste d’ingénieur. « Il y a toujours une possibilité de frapper quand on veut frapper. » La police récupérera les domaines de Monzambano afin de faciliter les manœuvres militaires. Tout a un prix.

Luisa finit par apprendre l’existence du testament et le refus incompréhensible de Franco. Celui-ci reste sur sa ligne et refuse toujours de prendre ce qui peut nuire à sa grand-mère, il ne veut pas nuire à la mère de son père. La faim plutôt que cette bassesse ultime. Franco préfère rester pauvre, mais digne.

CAVOUR COMBAT AVEC LE SOURIRE COMME ARME !

Il retourne à Turin, rejoindre les troupes des fidèles à Cavour. A son arrivée, la gare est en ébullition, les troupes sont en partance pour la Crimée. Des groupes chantent, d’autres crient ou déambulent avec des pancartes à la gloire de Cavour. Embarqué dans la foule, Franco en oublie la recherche de son hôtel et suit le convoi en souriant. L’homme qui lui trouve un emploi de pigiste dans un journal de Turin, est un fervent partisan, « Cavour combat avec le sourire comme arme ! » Il va vite rédiger des articles sur l’activité parlementaire et la chronique de la Chambres des députés et du Sénat. Mais le tout, sans augmentation.

le mariage de minuit affiche française

L’OSTENSOIR EN OR !

Du côté du Lac, les repas sont tristes et frugaux. La soupe reste claire, « sans fromage ». Finis les Bitto, Gorgonzola ou Grana Padano. Ils reçoivent un avis d’expulsion de la mairie ; ils doivent payer le loyer avant le 15 du mois. Vendre les meubles, trouver un travail, sont les dernières solutions. Ils attendent le retour de Franco,  « qu’il revienne avec le Roi Victor-Emmanuel. »

Comme tous les ans, la marquise, très croyante, voire « bigote » pour Luisa, viendra au sanctuaire du lac pour un pèlerinage ; comme tous les ans, elle prendra le même itinéraire et «viendra de Cressogno par bateau. » Cette année, elle offrira un ostensoir en or.  C’est une véritable provocation pour Luisa. Et les récentes nouvelles qui arrivent ne sont pas meilleures. Des lettres interceptées, l’argent aussi, des arrestations, des gardes redoublées, une surveillance renforcée. S’en est trop pour Luisa qui veut avoir une explication avec elle.

La musique sinistre qui annonce l’arrivée de la marquise s’en trouve renforcée par un lac vaporeux et couvert. Comme si le lac réagissait à une pénétration maléfique, comme s’il tentait de se protéger, de rejeter ce corps étranger. Le mal semble s’être introduit dans un espace vierge et paradisiaque. La pluie, suivie de l’orage, plongera toute la petite région dans un déluge qui trouvera son point d’orgue dans la noyade de la petite Ombretta. La jeune fille échappera, en effet,  pour quelques instants seulement, à la vigilance de l’oncle Zio. La musique s’accélérera tout au long de la scène, ponctuée par le cri terrible de Luisa venant d’apprendre le malheur suprême qui venait d’arriver.

UN SIGNE FLAGRANT DE DIEU



Dans son palais, la marquise imperturbable y voit une volonté de Dieu : « pour son père et sa mère, c’est un signe de Dieu, flagrant et évident. » Mais un autre signe de Dieu ne va pas tarder à arriver. Dans la nuit, la marquise suffoque et ressent un vif malaise à tomber du lit. Brûlée par les cauchemars, elle se revoit brûler le testament, elle revoit la petite Ombretta au milieu des eaux. Elle lutte contre une voix qui l’accuse. Elle essaie de cacher sa responsabilité, « ce n’est pas moi ! Ce n’est pas moi ! » ; la voix répond : « c’est toi, la petite le dit que c’est toi ! » ; la marquise prise de panique, recherche son souffle. C’est Dieu, lui-même, qui lui parle. Elle demande à faire venir rapidement le prêtre.

OMBRETTA EST A MOI !

Pendant ce temps, Franco est sur le retour, ne connaissant pas encore le décès de sa fille. Il apprendra la nouvelle, caché, en arrivant au lac, de la bouche des gardes. Les yeux s’ouvrent grands devant l’impossibilité de crier. Il retrouve Luisa profondément affectée, coupée du monde, continuant à parler à son enfant, comme si elle était en vie. Le curé apprend à Franco le revirement de sa grand-mère. Enfin, elle reconnait ses torts et recherche son pardon,  ainsi que celui de de Luisa. Elle abandonne définitivement toutes ses vues sur l’héritage.

Franco continue son combat politique et cherche à repartir. Rester, c’est être sûr d’être arrêté. Mais Luisa ne veut pas partir et laisser seule Ombretta. Franco insiste, Ombretta est, au Paradis, dans les mains attentionnées et bienfaisantes du Seigneur. Les yeux fixés au loin, Luisa lui répond ; « mon pauvre Franco, Ombretta n’est pas au Paradis, elle est à moi ! Le Seigneur n’est pas bon. » Et au curé : «vous avez compris que je ne crois pas au Paradis ? Mon Paradis est ici !»

Une douleur, un mutisme, cette exclusion du monde durera quatre années. Nous sommes en 1859, Luisa remonte du lac. Soldati la filme encore derrière une barrière. Elle monte et ouvre la barrière rouillée. La période de la  réconciliation n’est pas encore arrivée. Le cimetière est baigné d’une belle lumière avec les eaux apaisées du lac. Mais le ciel reste chargé. «  Oui, Ombretta, je suis ici. »

« Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !
 » (Le Lac, Lamartine)

LA GUERRE EXIGE DES SACRIFICES

Mais 1859 est une année décisive pour le Royaume de Lombardie-Vénétie, celle de la seconde guerre d’indépendance italienne où vont s’affronter d’un côté les français et les piémontais contre les troupes de l’Empire autrichien et qui verra finalement l’attachement de la Lombardie à la Sardaigne dont le Premier ministre n’est autre que Cavour.

A la veillée, l’oncle lui lit une lettre de Franco : « je viens de m’engager comme volontaire dans le neuvième régiment d’infanterie. Je suis sûr le la victoire, mais la guerre exige des sacrifices. » Il arrivera le 25, d’Isola Bella, et il veut la voir, encore une fois, avant de partir combattre avec  l’armée sardo-piémontaise, à l’auberge du Dauphin, il désir passer avec elle, une nuit.  Après  un premier refus, elle se ravise ; elle retrouvera bien Franco, devenu sergent,  à l’auberge.

NOTRE PETIT MONDE EST FINI

A l’auberge, l’ambiance reste glaciale. Mais en ouvrant la fenêtre sur le lac, la lumière pénètre la chambre et les cœurs. « Tu te souviens quand je venais te chercher à l’école. Nous n’étions pas non plus d’accord à cette époque.» Elle recommence à l’appeler « mon chéri. » Il arrive même à la faire sourire à nouveau. « Notre petit monde est fini. » Et à nouveau, son regard s’allume : « Et quand nous parlions de la guerre, quand nous parlions de l’Italie… Nous y sommes maintenant ! …Dans quelques jours, la guerre sera déclarée…» Quelque chose de nouveau doit arriver. Ce monde nouveau balayera les anciennes conventions. Une vie nouvelle est possible, avoir de nouveaux projets, de nouvelles ambitions…

VIVA ITALIA ! VIVA ITALIA !







…Il lui rend la rose qu’elle lui avait donné et qu’il avait gardé toutes ces années à Turin. Luisa comprend qu’elle peut le perdre pour de bon,  qu’il s’agit peut-être de leur dernière rencontre. Elle se jette dans ses bras. La musique s’enflamme aussi et s’amplifie. La caméra filme encore le lac. Fondu au noir sur le lac. La caméra repart de l’extérieur pour les filmer par la fenêtre. Elle s’approche. Le couple s’est retrouvé, totalement. Ils sont redevenus complices, comme avant. La caméra se retrouve à l’intérieur pour filmer cette nouvelle intimité. Elle lui parle de son uniforme et de sa belle allure.

 » Aimons donc, aimons donc ! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive ;
Il coule, et nous passons !
 » (Le Lac, Lamartine)

Le lendemain matin, le bateau des volontaires arrive pour récupérer les militaires. C’est le lac encore qui emporte les soldats. La neige virginale sur les sommets embellit encore plus le lac qui semble chanter de toutes ses forces  « Viva Italia ! Viva Italia ! »

 L’adieu joyeux sur le pont n’est pas triste, mais plein d’espoir. Le lac les sépare encore une fois, dans la joie et l’allégresse des chants patriotiques.

La caméra laisse partir le bateau et les chants qui l’accompagnent. Le lac reste là, dans sa grandeur, lui aussi, dans l’attente du retour des héros. Une dernière image de Luisa en pleurs, mais heureuse.

« Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire,
Tout dise : Ils ont aimé !
 » (Le Lac, Lamartine)

 Jacky Lavauzelle

L’HOMME AUX CENT VISAGES (IL MATTATORE de Dino RISI) A LA RECHERCHE DU MENSONGE PARFAIT

Dino  RISI

L’Homme aux cent visages
(Il Mattatore – 1960)

Dino Risi A LA RECHERCHE DU MENSONGE PARFAIT




A la recherche du monde parfait
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Dino Risi, dans Il Mattatore, Le Protagoniste ou L’Homme aux cent visages, filme  la disparition de la vérité ; une vérité qui n’existe pas, nulle part. Il ne dit pas comme Danton, « la vérité, l’âpre vérité », mais le mensonge, le doux et beau mensonge.

LE MAÎTRE DES MENTEURS

Si la vérité effleure les personnages, c’est pour mieux les quitter. Ce qui domine, c’est le mensonge ; mais un mensonge à plusieurs niveaux, avec de multiples caquettes. Qui sera le plus faux, qui jonglera le mieux avec le réel ?  Le maître des menteurs, le roi des fariboles et des balivernes se trouve être notre protagoniste, Gerardo Latini (Vittorio Gassman) du début jusqu’à la fin. Il ment à sa femme (Anna Maria Ferrero)  comme à ses amis, et les autres ne se privent pas non plus de mentir. Sûrement se ment-il à lui-même ; il en est bien capable, le bougre !

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (1)

L’ARROSEUR ARROSE

Et à force de mentir et de gruger son monde, Gerardo va se retrouver dupé, roulé dans la farine ; il se fera avoir dans ce qu’il croit être un simulacre de mariage ; sa future femme, à bonne école, va le duper à son tour. Il se mariera pour de bon. « Mariage = prison« . 

ATTEINDRE LE MENSONGE SUPRÊME

Dino Risi renvoie la traditionnelle question de la vérité,que vaut notre connaissance des choses et des gens ? Pouvons-nous atteindre la vérité ?, à une question moins traditionnelle : Comment peut-on atteindre le mensonge suprême afin de posséder et de voler un peu plus les gens.

GERARDO TROUVE SON MAÎTRE







Donc Gerardo dans sa quête commence, lourdaud, pataud, avec des petits larcins er des coups de pacotilles. Mais déjà il trouve un maître, en prison, bien sûr. Et déjà il élabore des scénarios de plus en plus perfectionnés et imparables. Commence les premiers déguisements, avec les ajouts  qui valorisent le personnage et apportent de la considération et du respect, comme les décorations de guerre et les distinctions aux combats.

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (2)

CONFONDRE LE REEL

Pour que le mensonge marche, il faut qu’il adopte les pas de la vérité. Veritas adœquatio rei et mentis, la conformité du réel à l’esprit. Il faut donc jouer à être plus vrai que la vérité même, à se plaquer au réel, jusqu’à l’évidence de la réalité. Et cette évidence, elle se sent, elle se renifle. Il faut alors une certaine bestialité, une animalité hors du commun que possède Gerardo. Même les policiers, il les flaire et renifle aussitôt ! « Ils sentent la même odeur pourrie que l’on trouve dans un cachot ! »

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (3)

GERARDO L’ACTEUR !

Ce flair, Gerardo s’en sert, constamment. Il joue avec cette énergie animale ; Elle déborde sur l’autre, qui se trouve comme noyé dans ce torrent de gestes et de paroles. Il est fondamentalement acteur ; d’ailleurs, c’est son métier. Ses amis le nomment Gérardo l’acteur. Dans la scène de la prison, il éructe, il explose, il est l’attraction qui sublime le lieu.  Si Socrate se demandait comment il était possible d’atteindre la vérité, Gerardo, lui,  se demande quand et comment il pourra jouer le grand rôle avec un mensonge démesuré, et pourtant, à première vue, si quelconque.

D’où la persévérance dans l’acte, jusqu’à faire pleurer des prisonniers endurcis, à leur faire oublier les visites au parloir.

EN 1953, JE N’AVAIS PAS ENCORE LE FLAIR !

De la persévérance dans son travail ; et cela prend forcément du temps. Mais Gérardo analyse et décortique toutes les évolutions, toutes les acquisitions de compétences. « En 1953, je n’avais pas encore le flair ! »







Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (4)

L’EXPLOSION DU DOUTE

Gerardo n’aurait certainement pas résisté au criticisme kantien. Ce doute remet en cause l’image donnée, celle qui se présente en toute naïveté et innocence devant nos sens ; Gerardo fait exploser le doute dans tous ces coups fourrés. Il les conduit de mains de maître ; des coups parfois énormes ; des opérations qui vont crescendo de plus en plus grosses, jusqu’à la scène finale sur le vol des joyaux de la couronne britannique.

L’ERREUR IMPLIQUE DE LA CONNAISSANCE ET DE L’AFFIRMATION

Et l’erreur, comme le signalait Victor Brochard (De l’erreur, 1879) n’est pas quelque chose de simplement, de purement négatif. L’erreur, dans sa nature, dans son sens le plus précis, implique de la connaissance et de l’affirmation. Et Gerardo apprend et affirme toujours. Il sait tout et ne perd jamais le contrôle, même quand il se fait prendre, il ne cherche pas à fuir.

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (5)

TOUJOURS MODESTE !

Pour cela, il suffit de cacher son jeu, jouer le benêt, le poli, l’aimable ou le maladroit, comme dans le premier plan du film, où il descend du bus après les autres et fait tomber dans la rue les pommes qu’il tenait dans une poche. Les passants honnêtes viennent l’aider et les lui ramassent. « Toujours modeste ! » dira un de ses acolytes.

TU N’AS PAS DE METIER, L’AMI !

Il a fait un pacte avec son épouse. Il ne doit plus voler, « tu dois oublier tout ça ! », lui qui, donnait en un seul pourboire, à l’Excelsior, quinze mille lires, le voilà obligé de prendre le bus aux heures de pointe. « Qu’ai-je fait au bon dieu pour trouver une femme pareille ? » Ce pacte tiendra-t-il longtemps ? L’homme qui sonne à son domicile, veut vendre un candélabre en argent massif. Est-ce un voleur, un policier ? Qui essaie de gruger l’autre ? Pour le moment, nous nous laissons gruger les premiers puisque nous ne connaissons pas encore les talents de notre Gerardo. Mais il décortique les astuces de notre vendeur à la sauvette : «la maman malade, la substitution, de trente mille tu tombes à dix ; tu me prends pour un bambin ? » Puis vient les conseils, « tu n’as pas de métier, l’ami…Tu ignores tout de ce métier, dès que tu bouges on t’attrape. »   Ils se sont connus en prison. Gerardo va lui conter depuis le début ses exploits, comme un maître devant son élève.

Il Mattatore Dino Risi L'homme aux cent visages (8)

TOUT EST EN REGLE !







Savoir se comporter, mais surtout savoir parler. Avoir de la tchatche, du bagout. Et pour cela, Gerardo en a à revendre. Parler pendant que les mains attrapent et subtilisent. Être un magicien, un prestidigitateur, être le roi de l’embrouille. Revoir la scène du café où l’argent de la mallette est subtilisé. Action qui entraînera l’emprisonnement de notre Gerardo, roulé lui-même par son « ami ». « Tout est en règle…le devis…le bilan…Les encaissements de l’année dernière…tout est en règle ! » L’acheteur n’a rien vu ; tous les papiers se passent d’une main à l’autre, de Gerardo à son ami. Et le coup est joué. Ni une ni deux, le protagoniste, « Il mattatore » passera par la case prison. Mais là aussi, il fait son trou, trouve de nouveaux partenaires de jeux, de nouveaux coups sont élaborés.

Et c’est partie remise…

 

Jacky Lavauzelle

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L’HOMME AUX CENT VISAGES

Alfred HITCHCOCK LE SUSPENSE ET LE CRIMME PRENNENT TOUJOURS DE LA HAUTEUR

ALFRED HITCHCOCK

 LE SUSPENSE ET LE CRIME
PRENNENT TOUJOURS DE LA HAUTEUR

HITCHCOCK LE SUSPENSE ET LE CRIME PRENNENT TOUJOURS DE LA HAUTEUR Artgitato

ALFRED HITCHCOCK
1899-1980

 

L’IMPORTANCE DE LA HAUTEUR DANS L’OEUVRE D’ALFRED HITCHCOCK
Jacky Lavauzelle

« En vérité, je me trouvais sur le rebord de la vallée d‘abîme douloureuse qui accueille un fracas de plaintes infinies. Elle était noire, profonde et embrumée ; en fixant mon regard jusqu’au fond, je ne pouvais rien y discerner »  (Dante, L’Enfer, Chant IV, trad. Jacqueline Risset)

 L’ESCALIER, LA RAMPE ET L’ASCENSEURLa montée ou la descente de l’escalier accélère le suspense, c’est un des « condensateurs d’émotion ». Souvent, c’est la mort que l’on retrouve au bout.La référence reste encore la descente de l’escalier du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Souvent imitée (Les Incorruptibles de Brian de Palma), jamais égalée et encore moins dépassée. En termes de puissance évocatrice, il reste inimitable. Cependant, dans presque tous ces films, Hitchcock s’en sert afin de les structurer. De nombreux films reprennent les mêmes techniques filmiques. La scène comme la rencontre de James Cole (Bruce Willis) dans la demeure du père de Jeffrey (Brad Pitt) dans L’Armée des douze singes, de Terry Gilliam, en est un bel exemple. Jeffrey commence son ascension ainsi : « Attention ! Mesdames, soyez très prudentes ! Cet escalier est dangereux ! ». L’utilisation dramatique est 100% hitchcockienne.  La preuve, James et la psychiatre, le docteur Kathryn Railly (Madeleine Stowe), se retrouvent  ensuite dans un cinéma où l’on projette trois films d’Hitchcock. Ce sont Vertigo et Les Oiseaux qui passent dans la salle. Juste après Kathryn change de coiffure à la manière de Marnie… Dans la scène de l’escalier, en vélocité et non en tension, l’élève dépasse le maître.Nous voyons l’évolution si nous comparons avec un de ses films les moins inspirés,M et Mme Smith, avec la dextérité des Enchaînés. Pour le premier, Hitchcock lui-même avoue : « Je ne comprenais pas le genre des personnages qu’on montrait dans ce film, donc je photographiais les scènes telles qu’elles étaient écrites » (Entretiens avec F. Truffaut). Pas d’escaliers dans le film, juste une succession de scènes, d’entrées et de sorties d’ascenseur. Il s’agit, il est vrai d’une comédie légère qui ne nécessitait aucunement le poids et la présence de ce décor. Son absence démontre en contre-point toute l’importance qu’il lui accorde dans toute narration dramatique. L’escalier, la musique et la mort. Prenons le début du film. Vue générale de la campagne. Une indication sur un panneau : « Applegarth Farm ». Balayage du paysage. Une route. Une ferme. Un paysan monte l’escalier. A la fenêtre, le maître des lieux, le riche fermier Samuel Sweetland (Jameson Thomas), qui regarde au loin, l’air absent. La musique, rapide et forte, contraste avec la tranquillité et l’aspect bucolique et pastoral du lieu. La musique parle d’un malheur que nous ne voyons pas ? Les chiens de chasse sentent que quelque chose ne va pas et montent l’escalier pour s’installer à la dernière marche. Vue des pieds du paysan. Descente lourde et triste dans l’escalier. Vue du maître toujours à sa fenêtre. Dans sa chambre, derrière lui, quatre femmes entourent son épouse dans ces derniers moments.L’escalier et la rencontre. La fulgurance. Quand il choisit enfin sa servante, Aramintha (Lilian Hall Davis), il la présente aux deux dames qui, revenant sur leur décision, acceptent désormais la main de Samuel. Aramintha a été la plus rapide. Quand elle se présente aux deux autres, elle trône en haut de l’escalier et rejoint son homme le plus rapidement possible. « Rapide comme l’éclair, le Seigneur ne donne aucun avertissement quand il infuse un peu de bon sens dans le cœur d’un homme. » Lors du repas de noce au moulin, le dernier à monter l’escalier est Philip, rongé par son amour impossible pour Kate. Ces derniers pas sont lourds et tranchent avec la fête. La rambarde le retient comme si la chute n’était pas loin. C’est Pete qui revient le chercher pour le ramener dans la fête. Il le ramène dans le jeu et le positionne en face de Kate. L’ambiance reste lourde. Pete s’en aperçoit : « Hé César ! Ce n’est pas un enterrement, c’est un mariage ! ». Il ne voit pas qu’il s’agit de son enterrement symbolique. Le père : « Le mariage est une institution des plus honorables. Un châtiment attend ceux qui ne respectent pas les vœux sacrés. Les rouages de l’œuvre de Dieu tournent lentement ».Chantage (Blackmail, 1929) : L’escalier, le désir et la mort.Après sa dispute avec son fiancé, l’inspecteur Franck Weber (John Longden), Alice White (Anny Ondra) se fait raccompagner par un artiste peintre (Cyril Ritchard).Nous montons avec eux. Pendant qu’ils montent, la caméra filme en ascenseur. Montée directe vers la mort. Il arrive à sa porte, « L’antre du Lion ». Il referme la porte derrière elle et tire les rideaux. La biche est dans la tanière. Elle se rassure en voyant par la fenêtre la ronde d’un policier. Elle s’amuse à peindre sur une toile vierge. Elle dessine une tête. Lui, en lui prenant la main, finit en dessinant le corps nu d’une femme. « – Coquin ! ». Viens l’essayage de la robe. Je veux. Je ne veux plus. « -Est-elle assez grande pour moi ? ». A quelques mètres, elle se déshabille. Lui derrière le paravent, ronge son désir en jouant et en chantant au piano. Elle se montre enfin à lui en ballerine. « – Vous ne m’avez pas dit comment vous me trouvez ? – Merveilleuse ! –Je n’arrive pas à la fermer ! – Je vais régler ça ! –Je ne peux pas la fermer jusqu’en haut. – Ce n’est pas grave ! – De quoi ai-je l’air ? » Il lui descend les bretelles. Reviens pour en descendre une autre paire. La remonte. La prend par la taille. Lui met les cheveux en arrière. Et elle s’étonne qu’il l’embrasse. Elle le repousse. « -Je ferai mieux de partir ! ».Junon et le Paon  (Juno and the Paycock, 1930) : L’escalier – La Mort – La religion.Elle entame la descente la descente. Le noir de la tenue se fondant dans le noir du fond de l’escalier. « Sacré Cœur de Jésus crucifié, prends notre cœur de pierre et donne-nous un cœur en chair. Débarrasse-nous de cette haine meurtrière et donne-nous Ton amour éternel. »L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934): Le Royal Albert Hall. Le concert. Jill Lawrence (Edna Best), la seule rescapée de la famille, au centre. Son regard parcourt circulairement le derrière de la scène. La caméra filme par-dessous l’ensemble des balcons. La mort ne peut venir que de là. La caméra passe. Aller et retour. La caméra maintenant s’arrête à chaque balcon. Là, un vide. Là, un rideau qui bouge. Retour sur Jill. Caméra par-dessus. Le criminel est là. Un canon sort du rideau. Plan sur la tribune officielle. La cymbale se prépare. Un cri. De l’autre côté, les criminels écoutent : « C’est fait ! Pourquoi ce cri ! » . Le rendez-vous manqué avec la mort. Elle ne tardera pas à revenir. Les Trente-neuf marches (The 39 Steps, 1935) : Le final au music-hall se joue sur trois niveaux. En bas, avec le public, les innocents, Pamela (Madeleine Carroll) et le comédien canadien accusé à tort, Richard Hannay (Robert Donat). Sur la scène, niveau médian, Monsieur Mémoire (Wylie Watson) qui a mémorisé l’ensemble des documents scientifiques sur un moteur d’avion silencieux pour l’ennemi. Et au balcon, le professeur Jordan (Godfrey Tearle), chef d’un réseau d’espionnage et le futur meurtrier de Monsieur Mémoire. Sur les 3 lieux, nous avons 3 niveaux de responsabilité, de l’innocence à la culpabilité aggravée. Mais la dernière scène, une des plus puissantes, est celle de la fin de Sir Hemphrey dans les cordes du bateau dans lequel il s’apprêtait à prendre la fuite. Acculé, oppressé, il n’a plus que la possibilité de se retrouver dans les cordes à monter de plus en plus haut. « – Descendez ! Vous n’avez aucune chance ! – Je serai en bas avant vous, donnez-moi une corde ! Un spectacle, vous l’aurez ! Place à Pengallon ! » En se jetant du haut du mas, justice est à nouveau faite.L’ennemi, en fuite, se réfugiera dans le moulin, seule hauteur visible de ce paysage désolément plat. Huntley et la caméra joueront avec l’escalier circulaire pour échapper, dans si peu d’espace, aux criminels.La tension sera à son paroxysme, quand Joan Fontaine descendra radieuse le grand escalier avec la robe de Rebecca à la rencontre de Maximilien (Laurence Olivier), en croyant lui faire plaisir : « – Qu’est-ce que vous faites ? – Mais c’est la peinture dans la galerie. Qu’ai-je fait ? Allez-vous changer ! Mettez n’importe quoi d’autre. Pourquoi restez-vous plantée-là ! » L’Ombre d’un doute (Shadow of a doubt, 1943) 

      • Rebecca (1940) : Un grand escalier au cœur du château de Manderlay. A partir d’un son puissant et continu, la nouvelle Madame de Winter (Joan Fontaine) va commencer l’ascension de l’escalier, lentement, pour pénétrer dans la chambre sanctuarisée de Rebecca. Elle y retrouve la terrible et effrayante Madame Danvers, la gouvernante (Judith Anderson), qui finira de la désarçonner complètement : « Parfois dans les couloirs, il me semble sentir sa présence. Ce pas léger et rapide. Je le reconnaîtrais entre mille. Il n’y a pas qu’ici, mais partout dans la maison. Je crois l’entendre à cet instant. Pensez-vous que les morts reviennent ? Restez ici pour vous reposer et écouter la mer. C’est tellement reposant. Ecoutez-la ! Ecoutez la mer ! ».
      • Correspondant 17  (Foreign Correspondent, 1940) : L’escalier, la fuite et l’esquive – La pluie et la mort. En montant le grand escalier droit, Van Meer (Albert Bassermann) n’aura aucune chance d’échapper à la mort qui sort de l’appareil photographique. Il sera tué, à bout portant, sous la pluie avant que Huntley Haverstock (Joël McCrea), le journaliste américain, ne le retrouve.
      •  La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn, 1939) De nombreuses scènes ont lieu soit dans l’escalier étroit, à gauche après la porte, de la Tarverne de Joss Merlyn (Leslie Banks), le chef des brigands ou dans le grand escalier noble du grand organisateur de la truanderie maritime, Sir Humphrey Pengallan (Charles Laughton). Dans le premier, on jette les malles, on assassine, on traîne les traîtres pour les pendre. Dans le second, on fomente, on opère en stratège. Du haut de son grand escalier, Sir Humphrey traite le quotidien. « -Elle était charmante, Chaldwick  – Le boucher est venu réclamer son dû –Quelle occupation ! Il faut bien vivre ! »
      • La police encercle les criminels. « Pourquoi ? C’est la routine ! Va frapper à la porte ! Quand ils ouvriront, regarde s’il y a un escalier par où s’engouffrer ! » Un policier arrive à la mort qui est abattu sur le coup.  A la fin de la fusillade, le père arrive à s’échapper et à récupérer sa fille. Dans l’escalier, Bob (Leslie Banks) est touché par un tir du tireur d’élite (Franck Vosper). Il s’écroule sur la rambarde et tombe… Les héros ne meurent jamais à la fin du film. La chute est réservée aux criminels et autres bannis de la société.
      • Le pendant de la scène de ‘la Vierge’ descendant l’escalier, sera celle du traitement de Juda. Les républicains viennent chercher le fils Boyle, Johnny. Ils savent qu’il a trahi. Il doit payer. Johnny connaît le sort qui lui est réservé. La descente sera la dure pente vers sa fin. « -Allez viens, John Boyle. On te cherche. Y a des gens qui veulent te parler. On t’a enfin ! –Je suis malade, je ne peux pas. Que voulez-vous ? – Bouge-toi. On a du chemin à faire et on a peu de temps. – Que me voulez-vous ? Je suis un ancien camarade. – Tancred aussi était ton camarade, mais tu l’as oublié en le dénonçant aux types qui l’ont exécuté. On n’a pas de temps à perdre. Emmène-le ! T’as un chapelet ? – Un chapelet ? Pourquoi me demandez-vous ça ? –Marche ! Marche ! » Ils le portent jusque dans l’escalier et le traîne. « Vous ne tueriez pas un camarade ? Regardez mon bras ? Je l’ai perdu pour l’Irlande ! – Le pauvre Tancred a perdu sa vie pour l’Irlande ! –Sacré Cœur de Jésus, ayez pitié de moi. Sainte Vierge, priez pour moi, restez avec moi. Je vous salue Marie, pleine de grâce, le Seigneur avec vous. Vous êtes bénie entre toutes les femmes. Jésus, Sainte Vierge, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort. » Ils ont fini de descendre l’escalier. Ils sortent dans la rue. Plus tard, on ramènera le corps criblé de balles à sa mère.
      • L’enterrement du jeune Tancred. Nous passons de l’appartement des Boyle, joyeux à l’idée d’hériter d’une fortune qui tombe au bon moment dans l’Irlande appauvrie des années 20, à l’escalier où Mme Tancred va rejoindre l’enterrement de son fils. Nous passons d’une pièce où les Boyle, Junon (Sarah Allgood), le Capitaine (Edward Chapman), leur fils Johnny (John Laurie), Joxer, un ami de bar (Sidney Morgan) et une amie, font la fête, boivent et chantent à l’espace de l’escalier, sombre, étriqué et noir, envahi par la mort. « -Tais-toi, Jack, ne mets pas encore le disque. C’est Madame Tancred. J’ai oublié qu’on amenait le corps à la chapelle. Je vais lui donner un peu de lumière. » Elle ouvre la porte. Escalier noir. Mme Tancred descend devant un groupe de femmes en deuil. « – Dieu est bon et les républicains ne seront pas toujours dehors. – Que m’importe qu’ils soient dedans ou dehors ! Cela ne ramènera pas mon fils chéri de la tombe. – Venez d’abord boire une tasse de thé, Mme Tancred. –Je ne peux pas Madame Boyle. Je le rejoindrai bientôt. Il est mort noblement. –Et nous l’enterrerons comme un roi. – Je vivrai donc comme une indigente. Que sont mes douleurs de l’avoir mis au monde à côté de celle que je connais aujourd’hui en l’enlevant du monde pour le mener à sa tombe ? Je l’ai vu naître, je le verrai partir. – Que Dieu vous aide. Il vous faut un châle, il fait froid. Je vais en chercher un. –Je n’ai plus de chez moi. Il était mon seul enfant. Dire qu’il est resté par terre toute une nuit étendu le long d’un chemin de campagne désert avec sa tête, sa tête chérie que j’ai embrassée et caressée, baignant dans un ruisseau ! Mère de Dieu, ayez pitié de nous. Oh ! Sainte Vierge, où étiez-vous quand mon fils a été criblé de balles ».

      • Lui, bouillant, pendant qu’elle se rhabille, veut continuer à jouer, le coquin ! La partie n’est pas encore sifflée. Il jette sa robe, pour que, en petite tenue, elle parcourt la pièce. Le lion ne dort pas encore. « –S’il vous plait. Rendez-la-moi ! – Venez la chercher ! » Il la prend par la taille « -Ne faites pas l’enfant ! – Laissez-moi ! » Vision du policier qui passe. Cri. Le rideau bouge. La main d’Alice cherche à attraper quelque chose. Gros plan sur le couteau. Le rideau bouge de moins en moins. Plus de mouvement. Une main d’homme en sort brusquement. Il est mort. Elle se rhabille. Efface la signature qu’elle avait mise sur le tableau. Sort. Vision de l’escalier. Vision complète d’en haut de tous les étages. La descente se fera lente. Vue sur les chaussures et les jambes d’Alice. Le désir n’est plus celui de Crewe, mais celui d’Alfred, du spectateur-voyeur. Marche après marche. Petite musique lente d’accompagnement. Elle sort doucement et redescend les quelques marches devant l’entrée. Une ombre de chapeau d’homme apparaît derrière elle. Elle n’était pas seule. Elle marche tel un zombie. Vue sur ses jambes sur le trottoir. Chaque main qui se tend lui rappelle le mort. Il fait jour. Les chaussures que l’on voit n’ont plus de talons. Le désir est véritablement parti.
      • La scène du meurtre de Mr Crewe (Cyril Ritchard) par Alice White (Anny Ondra) est une des plus belles d’Hitchcock, et nous retrouverons tous les ingrédients dans la plupart de ses autres films. Déjà, devant la porte, la discussion évoque le désir et la peur. Tous les sous-entendus et la montée inévitable du désir. Elle joue aussi avec le sien, et ne cesse de l’émoustiller. « -Avez-vous déjà vu l’atelier d’un peintre ? – Non, mais j’aimerais bien ! – Montez donc voir le mien ! – Une autre fois. – Pourquoi pas maintenant ? – Il est tard ! –Avez-vous peur ? – Bien sûr que non ! – Alors, pourquoi pas maintenant ? –Non, je ne peux pas. Merci beaucoup. Je dois rentrer – Vous avez peur. – Certainement pas. Ce n’est pas un homme qui va me faire peur ! – C’est bien ce que je pense depuis le début. – Quelle heure est-il ? – Pas très tard ! Venez ! Où est le mal ? – Nulle part pour l’instant. De plus, une femme sait toujours si elle peut faire confiance à un homme. – C’est vrai. Me faites-vous confiance, Alice ? Je peux vous appeler Alice ? – Si vous voulez ! – Venez ! ». Il ouvre la porte d’entrée. La referme. Sourire. Il regarde vers le haut. « –J’habite au dernier étage ! » Vue sur un immense escalier qui prend tout l’écran. Il regarde son courrier. Il doit la laisser pour voir la concierge un instant. « -Montez donc ! – D’accord ! » Elle commence la montée seule. Il la rejoint.
      • Les policiers débarquent dans un immeuble. Un escalier à gauche. Il mènera à un homme couché. Il sera immobilisé rapidement.
      • Le positionnement des trois personnages, après la noyade. Après son suicide, Kate est jugée. Philip, devenu juge de l’Île de Man, trône au-dessus de tous. Il détient le pouvoir. Pete, toujours ignorant l’amour que se portent ses deux amis, est là, la défendant. Il se retrouve au-dessus de la salle, en position intermédiaire. Sa parole compte. Kate, elle se retrouve au niveau de la salle. Elle attend le jugement. Accusation de Philip par le père de Kate.  Philip descend de son fauteuil de juge et l’explication avec Pete se fait au même niveau. Ce n’est plus le juge qui parle, ce sont des amis qui règlent leur différend.
      •  The Manxman (1929) : Dans la scène de la promesse avant son départ  de l’Île de Man, Pete Quilliam, le marin (Carl Brisson) parle à Kate Cregeen (Anny Ondra). Celle-ci est à sa fenêtre. Pete est juché sur les épaules de son meilleur ami Philip Christian (Malcolm Keen), l’avocat. Il l’écrase. Trois niveaux. Kate, au-dessus de tous, a le pouvoir. Pete attend sa parole, sa promesse. Elle maîtrise la scène et en joue. Pete, lui, attend, dans une position inconfortable et déstabilisatrice. Il domine Philip, mais la situation peut, avec peu de chose, s’inverser. Pour le moment Philip sert d’échelle. Il baisse la tête. Son heure n’est pas arrivée. Il n’a plus qu’à attendre.
      • Champagne (1928) : L’escalier dans le bateau occupe la scène centrale. Tout commence par une danse autour de table. Nous sommes dans une organisation stricte et socialisée. Tout à coup les visages sont inquiets. Les premiers se ruent dans l’escalier. L’ordre se dissipe. Tous se ruent tels des animaux dans l’immense escalier. Celui-ci est devenu rivière sauvage drainant des individus comme des rondins. Peu après, l’héroïne, Betty (Betty Balfour), alors que le bateau est pris dans la houle, descend l’escalier, comme une ivrogne, suivie, peu après par son ami. Le garçon de salle qui descend avec assurance, contraste avec les deux amants. Les tares de la société s’y reflètent.
      • L’escalier et l’esquive. Le temps long. Nous retrouvons Samuel en visite chez la veuve Windeat (Louise Pound). Il s’installe en bas et en face de l’escalier. La veuve, en apprenant sa visite, s’affaire à finir sa toilette. Elle l’observe par l’entrebâillement de la porte, en haut de l’escalier. Dès qu’il se retourne, elle se cache. Hésitations. Robe coincée dans la porte. Longue attente. Gestes d’énervement et d’impatience de Samuel. L’attente devient trop longue. La rencontre ne sera pas concluante.
      • Laquelle des Trois ? (The Farmer’s wife, 1928). Il y a dans ce film muet de très nombreux ingrédients hitchcockiens que nous reverrons tout au long de sa filmographie.

    • Les escaliers sont la colonne vertébrale du film et souvent son point culminant dans la montée de l’angoisse et du suspense. La caméra doit utiliser un autre champ que le simple gros plan et un angle toujours décalé et donc déstabilisant. Les rythmes ne sont jamais les mêmes et varient. La montée n’est pas nécessairement la plus lente. Elle peut être leste et rapide (L’Etau). Et inversement, quoi de plus lent et intense que la descente finale des Enchaînés. Enfin, il s’agit souvent d’escaliers majestueux, torsadés. Ils sont le symbole même de la virtuosité d’Hitchcock. Là où son art opère en plénitude.
    • L’escalier hitchcockien est planté dans un hall gigantesque bardé de colonnes immenses. Il est soit en face, majestueux, généreux, soit sur la droite après la porte de l’entrée. Dans ce cas, il sera  étroit, raide, nerveux. Bien entendu, il existe un bon nombre de variantes, parfois bien différentes…

  • L’élévation : régression ou ascension ?
  •  1er temps. L’appel au criminel se fera à partir de l’escalier de la maison. La jeune Charlotte (Theresa Wright) va faire venir le loup dans la bergerie. Le loup, c’est son oncle Charlie Oakley (Joseph Cotten). Dialogue avec sa mère : «- Maman, je vais dans le centre envoyer un télégramme. – Qu’y a-t-il de si important ? – Je songe à quelqu’un qui va tous nous secouer, il va nous sauver la vie ! – Comment ça, nous sauver la vie ? – Il s’est trouvé à point nommé à chaque fois que le besoin s’en est fait sentir. Maman, quelle est l’adresse d’Oncle Charlie ? – L’adresse de Charlie ? Tu n’as pas l’intention tout de même de lui emprunter de l’argent ? – Bien sûr que non ! —Et puis, il n’a que nous au monde ».
  • 2ème temps : Le premier doute. Charlotte apporte de l’eau à son oncle. Elle est dans l’escalier. Pénombre. La caméra reste en contrebas. Musique angoissante. Les ombres des barreaux de la rampe rayent le mur. Quelque chose va arriver derrière la porte. Elle rentre et aperçoit le morceau du journal que son oncle a voulu cacher. Elle prend le morceau de la poche de la veste. « Rappelle-toi que je t’ai dit que tu n’as aucun secret pour moi…Il y avait quelque chose à propos de toi dans le journal, il y a un article te concernant ». L’oncle se rue sur elle et attrape l’article tout en tordant le poignet de sa nièce. Le « Je ne cherchais pas à te faire mal !», « des ragots ! » ne pourront plus dissiper le doute de Charlotte.
  • 3ème temps : La confirmation des soupçons. Deux journalistes veulent faire un reportage sur une famille moyenne américaine, en fait, il s’agit de policiers qui enquêtent sur l’oncle. Joseph les laisse ensemble et monte à l’étage. Les policiers veulent le suivre, mais sont coincés dans leur enquête. Lui, écoute. Ceux-ci doivent trouver un prétexte pour le suivre et monter à l’étage. « – On pourrait jeter un coup d’œil là-haut, peut-être ? Vous nous montreriez ! » Les deux suivent Charlie dans la montée. « Je ne vois pas ce que vous allez trouver de passionnant ». La caméra recule. « Y a-t-il un escalier extérieur ?  Je vous parie que votre oncle est sorti ! ». Arrive ensuite l’oncle qui, photographié contre son gré, demande à récupérer les pellicules. La manière de faire de l’oncle questionne à nouveau Charlotte : « Je ne pensais pas que ça l’embête à ce point ! »
  • 4ème temps : la fausse pause. Le criminel aurait été retrouvé dans le Maine. Il est sur le perron. Charlotte est en bas. L’oncle rayonne. Il est sauvé. « J’ai une faim de loup aujourd’hui ! Je sens que je vais bien déjeuner ! » Pourtant, quand il monte l’escalier, il sent que quelque chose ne va pas. Elle est restée en bas. La caméra reste avec Charlie. Il sait qu’elle sait. La plongée de la caméra annonce un meurtre à venir.
  • 5ème temps : Charlie passe à l’action. Il fait beau. Charlotte va faire des courses. En descendant l’escalier, elle tombe et se rattrape de justesse. Passage de Charlie. Sa mère arrive. «- J’ai manqué une marche. Je me suis rattrapée à la rampe ! – Chérie ! Tu aurais pu te tuer ! ». La nuit arrive. Charlotte examine la marche douteuse à la lampe torche. Elle a bien été sabotée. En remontant, elle voit l’oncle accoudé à la rampe. « – Quand vas-tu te décider à partir ! Quand vas-tu t’en aller ! – J’ai envie de m’installer ici ! – Je ne veux plus de toi, ici. Pars ou je te tuerai de mes mains ! As-tu compris ce que j’éprouve pour toi ! »
  • 6ème temps : le temps du départ. Alors que tous sont réunis, sauf Charlotte, l’oncle est le héros de la journée. Il s’apprête à porter un toast. Charlotte descend. Il voit de suite qu’elle porte la bague qui peut le perdre à n’importe quel moment. Gros plan sur la bague. Il change de suite son discours et annonce son départ. Elle a gagné. « Je verrai toujours dans cette maison un havre de paix ! »
  • 7ème temps : l’épilogue – La chute. Dans le train, une bagarre a lieu entre l’oncle et sa nièce. Il attend que le train prenne de la vitesse pour la jeter et la tuer à coup sûr. Juste avant, dans un léger mouvement qui ressemble à un pas de danse, elle attrape le rebord de la porte. Déséquilibré, l’oncle se jette sur le train qui arrive en face. Il est mort en emportant son secret. Sa mère n’en sera rien.

Dans la Maison du Docteur Edwardes (Spellbound, 1945) : C’est en montant l’escalier que la tension s’accélère. La  première fois avec le docteur Edwardes (Grégory Peck) : raie de lumière sous la porte. La deuxième fois, quand Constance Petersen (Ingrid Bergman) s’apprête à rendre visite au docteur Murchinson (Léo G. Carroll), le véritable assassin.

Grégory Peck descendra de l’escalier avec son rasoir entre les mains. « Le voilà donc qui descend rien et je vois qu’il est dangereux rien qu’à sa manière d’être ».

La descente tue. Mais il s’agit parfois d’un accident. « Maintenant, je me souviens. Dans mon enfance, j’ai tué mon frère. Je ne l’ai pas tué, c’était un accident ! » (Grégory Peck). On le voit descendre en se laissant glisser sur une rambarde en pierre ; en poussant son frère avec ses pieds, il le projette sur les pointes de la barrière.

Les Enchaînés (Notorious, 1946) : Le premier doute survient vraiment dans la descente à la cave. Devlin (Cary Grant) et Alicia (Ingrid Bergman) sont surpris dans leur fouille de la cave par l’arrivée de Sebastian (Claude Rains). Une ombre dans l’escalier, juste le temps de refermer la porte. Ils sont vus. Impossible de fuir. Changement de stratégie : ils s’embrassent. Sebastian n’est pas dupe quand il s’aperçoit qu’une clé manque au trousseau. Le temps des représailles est arrivé. La caméra, à son habitude dans ces moments là, s’élève très haut et fait un plan d’ensemble. Les excuses d’Alicia ne changeront rien. « – Je m’excuse pour ce qui s’est passé, Alex – Oh, ma chérie, c’est à moi de faire des excuses, je me suis conduit comme un collégien. – Tu ne m’en veux plus ?  – Pas du tout, j’ai déjà oublié cette scène ridicule ! – Merci. Est-ce que tu montes ? – Non. Dans un moment. Je vais dans mon bureau voir le docteur Anderson (Reinhold Schünzel). » . Juste après avoir récupéré la clef manquante, qu’Alicia a remise ensuite dans le jeu de clés, il redescend examiner la cave et découvre que le dépôt d’uranium a été découvert. Il est perdu. Il faut à tout prix qu’il fasse disparaître Alicia. Il revient devant l’escalier. La caméra l’attend tout en haut. Elle le suit dans sa montée. Ils se retrouvent tous les deux en haut des marches. Le visage est fermé et dur. Le sort d’Alicia est scellé.

Après sa rencontre avec Devlin sur le banc d’un jardin de Rio et déjà sous l’emprise de drogues, Alicia rentre dans son immense demeure. Après la scène de la tasse de café où elle s’aperçoit que Sebastian et sa mère sont réellement en train de l’empoisonner, elle cherche à partir. Elle arrive dans le hall. Le flou succède aux images plus ou moins nettes et stables. La porte, le hall et enfin l’escalier. Cet escalier interminable tel un roc incontournable. « Aidez -moi à la monter dans sa chambre ! ».

Sa chambre à l’étage sera sa prison et presque son tombeau. Sauvée in-extremis par l’arrivée de son prince Devlin qui la sortira des griffes du mal. Toute la scène est filmée dans une extrême lenteur. Une des plus belles scènes du cinéma. Montée de Sebastian, vu à travers les colonnes de l’escalier. La caméra passera d’un personnage à l’autre. Le visage de Sebastian montre la lutte intérieure. Doit-il parler ou se taire. Sa peur se lit sur son visage. Devlin le comprend très bien qui en joue : « Est-ce que vous désirez que je leur raconte tout ? Vos amis seront ravis d’être au courant ! …Vous savez ce qu’ils ont fait à ce cher Emile. Dois-je vous le rappeler ! Si vous êtes courageux, allez-y, dîtes à vos amis qui elle est !» Une fois la porte franchie, les marches de l’entrée sont encore là. C’est la crucifixion de Sebastian. Il se retrouvera seul en pâture à ses anciens amis. Devlin attentionné avec Alicia : « Courage ! Il ne reste que quelques mètres à faire ! Respirez profondément ! », sera inflexible avec le nazi : « Pas de place pour vous, Sebastian ! Inutile d’insister ! » Sa mort est proche, il le sait. Ses ‘amis’ l’attendent : « Alex ! Voudriez-vous venir ! J’ai à vous parler ! »

Le Procès Paradine  (The Paradine Case, 1947) : 1er escalier, les prémisses du mal. Celui de la maison des Keane. A droite, majestueux. Il pleut. Anthony Keane (Gregory Peck) retrouve sa femme Gay (Ann Todd) dans l’escalier. Elle vient à sa rencontre. Ils montent à l’étage. La pluie reste toujours un élément négatif chez Hitchcock. Gay le nettoie, le sèche de cette pluie qui le colle, comme lui colle déjà à la peau la personnalité de Maddalena Paradine (Alida Valli). Elle insiste dans ces propos comme pour se persuader elle-même : « Je suis contente que tu la défendes ! »

  • 2ème escalier : L’emprisonnement de Keane. Celui de la prison de S.M. Escalier à droite, sévère et resserré. Anthony retrouve Maddalena. Il se fera prendre dans ses filets.
  • 1er escalier : La confusion. Vue du haut de l’escalier. Keane et Gay rentrent. Keane, troublé, ne peut pas monter. «- Tu ne montes pas te coucher ? – Pas pour le moment ! – Tu as vu Madame Paradine ? Comment est-elle ? – Etonnement séduisante ! Je pense que ce serait ton avis. – Je ne crois sûrement pas ! – Comment ça ? – A cause de ce qu’elle m’a fait perdre ! –Pourrais-tu me dire de quoi tu parles ? – Si tu ne te rappelles pas, ce n’est pas à moi de te le dire ! – Le voyage que je t’avais promis pour l’anniversaire nous le ferons quand même, ma chérie, peut-être même avant que l’affaire soit jugée ! »
  • 1er escalier : La crise. Arrivée de Keane pendant la nuit. Il monte l’escalier plongé dans les ténèbres. Les ombres des barreaux rayent le haut de l’écran. Une lumière sous la porte. Gay ne dort pas. « Nous devions partir ! Je ne t’ai jamais vu dans cet état »
  • 3ème escalier : La confrontation. Keane arrive dans la maison de campagne de Hindley Hall. Grand escalier classique et droit à droite. Au rez-de-chaussée, musique douce. La pièce préférée du Colonel Paradine. « Attendez-là, M Keane, je vais ouvrir les volets, la vue est belle. » Puis, ils montent à l’étage, pour voir la chambre de Maddalena. « Je vais vous montrer le premier étage. C’était la chambre de Madame. » Dès la première marche qui monte à l’étage, la musique change de tonalité et devient angoissante.
  • 4ème escalier : Le jugement dernier. Maddalena s’apprête à rentrer dans la salle d’audience et à affronter l’hostilité prévisible des jurés et du juge Lord Horfield (Charles Laughton). Une caméra l’attend en haut d’un escalier raide et sévère.

Le Grand Alibi  (Stage Fright, 1950) : Dans la voiture, Jonathan Cooper (Richard Todd) raconte à son amie, Eve Gill (Jane Wyman), la tragédie qui vient de se produire. « C’est Charlotte Inwood (Marlène Dietrich) ! Elle a de gros ennuis, très graves. J’étais dans ma cuisine, on a sonné à la porte et j’ai descendu voir qui c’était. » La caméra montre la scène. Jonathan se retrouve devant un escalier, très raide et étroit, menant à son entrée. Ouverture de la porte. Deux jambes de femmes. C’est Charlotte qui apparaît. Un mélange d’érotisme et de mort traverse cette scène. « – Johnny, tu m’aimes ? Dis que tu m’aimes ! Je crois qu’il est mort. Je suis sûr qu’il est mort ! Je ne voulais pas le faire ! –Qui est mort ? – Mon mari ! Nous nous sommes disputés à cause de toi ! Il était ignoble ! » Ils commencent à monter l’escalier. « -Tu sais ce qu’il était capable de dire. Il m’a d’abord frappé. J’ai saisi un objet. J’étais hors de moi, tant j’avais peur. Oh ! Qu’est ce que je vais devenir ? – Ma chérie, il faut te calmer ! Il n’est peut-être pas mort ! » Elle se retrouve en haut de l’escalier. Elle se tient au mur.

Un peu plus tard, nous le retrouvons dans la maison du crime. Il ouvre la porte. A gauche, un grand escalier torsadé. Bien sûr, c’est à l’étage. Il referme la porte et entame avec crainte son ascension. A mi-hauteur, il se retourne. Aucun bruit, personne, il peut continuer. Il retrouve le corps. Un cri. La femme de chambre est au fond qui le regarde. Fuite. L’escalier est survolé. La femme de ménage reste en haut, comme la caméra, qui regarde le fuyard. A-t-il été reconnu ?

Chez lui, il prépare sa valise. Un coup de sonnerie. En écartant le rideau, il voit deux hommes, certainement des policiers. Il remet la valise à sa place, arrive en haut de son escalier. Hésitation. Il revient prendre la robe ensanglantée d’Eve et la glisse sous son tricot. En bas la porte s’ouvre sur deux flics. « Jonathan Cooper ? Nous sommes de la police ! Peut-on avoir un entretien avec vous ? » Les policiers regardent cet escalier. Jonathan en profite pour se faire la belle en refermant la porte subrepticement. Cette attitude rend plus complexe l’histoire et enrichit la narration.

La fuite le conduira à l’Ecole Royale d’Art Dramatique, où le jeu des escaliers lui permettra encore une fois d’échapper aux inspecteurs. Croisements, évitements, substitutions. Ce sera le même lot quand Eve s’introduira dans la maison pour être embauchée, comme remplaçante, auprès de Charlotte qui ne se connaissent pas. Arrivée dans la maison. Elle est suivie par l’inspecteur Wilfred Smith (Michael Wilding), qu’elle a précédemment rencontré. Elle ne veut pas qu’il la remarque. Quand l’inspecteur rentre, on aperçoit une ombre en haut de l’escalier. Eve se présente à Charlotte qui essaie sa robe de deuil comme un mannequin. Elle entend que Charlotte, loin de soutenir Jonathan, l’accuse…Dès que les policiers partent, Eve les suit du haut de l’escalier.

La scène finale du Théâtre mélange les propos décalés de Charlotte et ceux des policiers qui poursuivent encore Jonathan. Les propos se croisent et rendent presque fortuite et irréelle la course et la poursuite du criminel. La caméra commence d’abord à filmer la salle tout en haut, à côté d’un haut-parleur. La caméra, se positionne encore une fois comme un prédateur qui attend sa bête pour s’abattre de toute sa vélocité. Arrive Jonathan, qui bien sûr profite d’un moment d’inadvertance pour s’échapper. « -Toutes les sorties sont fermées ! Même les sorties de secours ! Où mènent les escaliers ? Pourquoi veux-tu aller sur le toit ? Il a pu se faufiler et monter par l’escalier de secours ! » « – Tout va très mal pour moi (Charlotte) ! » « – Tu l’as vu ? Il est déjà loin ! »  « – Vous aimez les chiens ? Moi j’avais un chien. Il me détestait, et, à la fin, il me mordait. A la fin je l’ai fait abattre ! (Charlotte) »  « – Je parie qu’il est loin à l’heure qu’il est ! Je jurerai l’avoir vu dans le couloir ! »…

Enfin, Jonathan, caché avec Eve, lui avoue être le meurtrier. Eve s’aperçoit enfin qu’il est fou. Elle est à deux doigts de devenir sa prochaine victime. Elle se sauve et relance la poursuite. Acculé dans la salle, Jonathan ne peut plus fuir. Le rideau métallique qui s’abat sur lui ne lui laissera pas d’autre alternative que la mort.

L’Inconnu du Nord-Express (Strangers on a Train, 1951): Le champion de tennis Guy Haines (Farley Granger) armé d’un pistolet, rentre dans la maison du père de Bruno (Robert Walker). C’est la nuit. La torche illumine les rayures sur le papier, symbolisant l’escalier. Il faudra passer par le couloir et rejoindre la chambre. Guy arrive en bas de l’escalier. Un molosse au milieu de l’escalier apparaît. La caméra passe de Guy au chien. Grognements. La montée sera lente. Marche après marche, la caméra arrive au chien. Le chien lui lèche la main. La première étape est passée. Il peut entamer la deuxième partie plus simple de l’ascension. Ce n’est pas le père de Guy qu’il trouve dans le lit, mais Guy lui-même. L’arme change de main. Bruno tient Guy. Guy sort de la chambre et se dirige vers l’escalier, suivi par Bruno. A mi-étage, arrêt. Il regarde Bruno et opère la deuxième partie avec plus de lenteur. Nous sommes dans l’attente imminente du crime, mais rien ne vient. Fausse alerte. « Ne craignez rien ! Je ne vais pas tirer sur vous. Ça réveillerait ma mère. J’ai plus d’un tour dans mon sac. Je connais des moyens plus efficaces, beaucoup plus ». Nous devrons donc attendre un peu.

Dans la scène finale du manège, le vertige, objet central du film, symbolisé dans les cercles de plus rapides du manège fou, se transforme en mouvements verticaux. La lutte entre les deux protagonistes, Guy et Bruno, est d’abord filmé dans l’accélération par rapport aux spectateurs. Puis la lutte s’isole du monde extérieur et reste cantonnée au seul manège. L’extérieur est flou et devient donc invisible. La caméra se fixe sur les sabots, les têtes et les mouvements des barres. Tout semble piétiner les deux lutteurs. Ils sont au sol. Mais c’est Bruno, incarnation du mal, qui a le dessus. La rotation semble s’être suspendue jusqu’à ce que le manège soit arrêté brusquement. Alors celui-ci éclate et se disloque, arrêtant la musique même dans la frayeur ultime. Le vertige aussi. Les combattants se verront séparés. Le calme reprendra ses droits, ainsi que la justice.

La Loi du silence  (I confess, 1953) : Acquittement de Logan. Il se retrouve sur le perron du palais de justice devant une foule hostile et haineuse. Il regarde le ciel et respire. Il va falloir rejoindre la voiture qui l’attend et traverser cette masse. Celle-ci le coince contre le véhicule, comme pour l’étouffer.

Il casse un carreau de la voiture. Alma Keller (Dolly Haas), envahie par la culpabilité, se jette aux pieds de Logan, dans l’attente de son pardon.

Son mari, Otto (O.E. Hasse) paniqué, la tue. Alma donnera son mari dans un dernier souffle à l’inspecteur Larrue (Karl Malden). La rédemption aura bien lieu.

Fenêtre sur cour   ( Rear Window, 1954). La vision par derrière. Voir ce que l’on ne voit pas, ou que l’on ne doit pas voir. Le derrière de la façade, la cour, nous montre la structure, la colonne vertébrale de cette communauté. Une multitude de petits escaliers de secours sont reliés entre eux, mais personne ne communique. Ils ne relient que du vide. C’est un ensemble de solitudes, plus ou moins acceptées, un ‘Cœur solitaire’, un artiste incompris, une danseuse courtisée par une bande de chasseurs, des disputes conjugales, un meutrier… L’escalier devrait donner du lien, faire que quelque chose reste envisageable, possible entre les êtres. L’escalier, ici, n’est pas celui du crime habituelle chez Hitchcock, il est philosophique, presque métaphysique. Les gens sont là, regroupés, dans un si petit espace. Jeff Jeffries (James Stewart) regarde l’étendue du désastre.

Une chanson sort d’une des fenêtres : « Te voir, c’est t’aimer. Et je te vois partout dans le lever du soleil, dans le clair de lune, où que je regarde, tu es toujours là. Te voir, c’est t’aimer, et je te vois tout le temps, sur un trottoir, sous un porche, dans les escaliers solitaires que je gravis

Le chien est descendu par une corde, dans un panier. Il sera retrouvé mort. C’est l’amour que l’on a voulu tuer : « Vous ne connaissez pas le sens du mot ‘voisin’. Les voisins se parlent, se soucient de la vie, de la mort d’autrui. Pas comme vous. Comment peut-on être assez lâche pour tuer un gentil petit chien sans défense ? La seule créature du voisinage qui était capable d’aimer ! Vous l’avez tué parce qu’il vous aimait ? Juste parce qu’il vous aimait ? ».

La seule fois qu’un de ces escaliers est utilisé, c’est quand Lisa (Grace Kelly) visite l’appartement du meurtrier, Lars Thorwald (Raymond Burr). La montée est vécue d’une manière intense par Jeff à la fenêtre de son appartement. La montée finirait par la mort de Lisa sans l’arrivée in-extremis des policiers. Comme la chute finale de Jeff. Ce sont les policiers qui freineront sa chute. La chute mortelle ne concerne que les assassins, jamais les victimes, surtout à la fin du film.

Ce drame a rapproché nos voisins. Le soldat Stanley retrouve sa danseuse, l’artiste solitaire trouve une oreille attentive…Et quelques notes discordantes arrivent. Déjà.

Mais qui a tué Harry ?  (The Trouble With Harry, 1955) Quand le Meurtre vient d’en-dessous.

Ici, Hitchcock se parodie lui-même. Une campagne  joyeuse du Vermont aux couleurs jaune de l’automne. Un enfant, Arnie (Jerry Mathers) joue à la guerre avec une arme en plastique. Il tombera, lors de sa ‘guerre’, sur un homme mort : Harry. Comme s’il s’agissait de sa victime. La parodie change ici la donne hitchcockienne. Elle l’inverse. La mort d’habitude fait peur. Elle a lieu sous la pluie, sous une musique angoissante et à l’étage. Là, nécessairement, tout est inversé. Aucun habitant ne semble affecté par le cadavre, au contraire, il est là, comme un rocher sur lequel on butte, on palabre. La découverte se fait par le petit garçon. Dès le début, sans aucun crescendo. Tout le monde se croit coupable, personne ne l’est. L’homme est au sol, tranquille, au raz des pâquerettes. Même les chaussettes à bout rouge nous font penser à un lapin ou à un clown. Lors de l’enterrement, les propos échangés entre l’artiste, Sam Marlowe (John Forsythe), et le vieux monsieur, le Capitaine Albert Wiles (Edmund Gwenn) sont pour le moins cocasses : « -Un coin agréable ! –D’où il verra le couchant. –Et où il sera au chaud. –Je l’envie presque ! – Il y a de la place pour deux. – Merci, mais une autre fois ! ». Les rares vues intérieures n’ont aucun escalier, et la plupart des scènes ont lieu sur les terrasses. Le ciel n’est enfin plus menaçant. Il fait bon mourir au soleil.

Mais pour le moment, il s’agit d’un accident. Seulement d’un accident. Après l’enterrement par Sam et le Capitaine, le doute survient. « –Je n’ai tiré que trois balles, une pour l’écriteau, une pour une boîte en fer … -…Et une pour Harry ! – Non ! Une pour le lapin ! Donc, je n’ai pas tué Harry ! Vous alliez me faire passer pour un assassin. Venez m’aider ! – Si vous ne l’avez pas tué, pourquoi le déterrer ? De toute façon, vous vous êtes incriminé. Expliquez-donc à la police pourquoi vous l’avez enterré sans l’avoir tué !  … – C’est un instrument contondant ! – Alors ?  – Nous voilà mêlés à un meurtre ! ». La terre a transformé l’accident en crime. Le maléfice vient d’en-dessous.

Sueurs Froides (Vertigo (1958)
 La plus grande des frayeurs et son cheminement vers la mort. Scottie (James Stewart) raconte à Judy-Madeleine (Kim Novak) dans l’escalier : «Je vais te parler de Madeleine. Là ! C’est là que je l’ai embrasée pour la dernière fois… J’ai entendu des pas dans l’escalier.  Elle montait dans le clocher. J’ai essayé de la suivre, mais, je n’ai pas pu monter. Je n’ai pas pu aller jusqu’au bout… Madeleine, maintenant, monte ! Monte Judy ! Je te suis … Je n’ai pas pu aller plus loin, mais toi tu as continué…C’est elle qui est morte ! Sa véritable épouse. Pas toi ! Tu étais son sosie, c’est ça ? Elle était morte…Il lui avait brisé la nuque pour ne prendre aucun risque. Quand tu es arrivée, il l’a jetée, mais c’est toi qui as crié. Pourquoi as-tu crié ? L’arrêter ? Pourquoi crier, alors que tu m’avais si bien trompé ?… On va monter jusqu’au lieu du crime ».

La Mort aux trousses (North By Northwest, 1959) : Après l’escalade de la villa Vandamm, un jeu s’opère entre le haut et le bas. D’abord Roger (Cary Grant) opère l’escalade de la partie métallique. Arrivé à l’étage, il écoute les deux espions ennemis, Leonard (Martin Landau) et Philip (James Mason).

Eve (Eva Marie Saint) est montée à l’étage supérieur. Léonard a découvert la machination de Roger et du Professeur (Léo G ; Carroll) : le revoler était chargé à blanc. Eve a trahi, il faut l’éliminer. « Tout sera plus facile quand nous serons en haute altitude…et au-dessus de la mer ». Pendant la phrase, la caméra s’élève et prend de l’altitude, pour arriver au-dessus des deux têtes. Roger doit donc maintenant avertir Eve que sa vie est en danger. Il faut pour cela monter à l’étage.

Deuxième escalade, celle du mur de pierre. Arrivé à l’étage, c’est Eve qui est descendue. Pour l’avertir, Roger inscrit quelques mots sur une boîte d’allumettes et la jette de l’étage. C’est Léonard qui la ramasse et la repose dans le cendrier sans y prêter plus d’attention. Enfin, Eve lit le message. Il faut absolument qu’elle remonte. « J’ai dû oublier mes boucles d’oreilles là-haut, je reviens tout de suite. » Les voilà réunis. « Quoi qu’il arrive, ne monte surtout pas dans cet avion ! » Les trois partent. Léonard resté dans la maison est aperçu pas le reflet de l’écran de télévision. Ce retard ne fera que renforcer l’attente et accroître un peu plus l’angoisse.

Psychose (Psycho, 1960): C’est dans la maison et tout en haut de l’escalier que le détective Arbogast (Martin Balsam) se fera tuer. Viendra ensuite le couple Lila, la sœur de Marion, (Vera Miles) et Sam Loomis (John Gavin) et le dénouement avec la rencontre de la mère dans la cave. Le jeu avec les escaliers, la recherche, le croisement renforce encore la tension.

Avant, quand Norman monte voir sa mère et la sort de la chambre, la caméra s’arrête tout en bas de l’escalier.

Elle laisse monter Norman qui monte presque en dansant. Il parle à sa mère. Alors la caméra lentement opère son ascension.

Elle monte haut, au-dessus même de la porte de la chambre et va se nicher tout en haut du plafond, laissant apparent l’ensemble de l’escalier où nous pourrons voir, sans voir, Norman et sa mère, pour la première fois.

Pas de Printemps pour Marnie (Marnie, 1964): Lors du vol du coffre-fort Rutland, Hitchcock jouera avec l’escalier et la chaussure de Marnie (Tippi Hedren).

La scène du bateau est plus représentative de l’utilisation des niveaux par Hitchcock dans la montée de l’angoisse et de l’action. Après la scène où Mark Rutland (Sean Connery) dévoile Marnie, celui-ci se réveille seul dans sa chambre. Musique douce et calme. Il met sa robe de chambre et sort dans le couloir. La musique s’accélère. Il monte un étage. Dès la première marche, accélération du tempo. Son de plus en plus fort. Il regarde la mer et les remous des vagues. Il monte à nouveau un escalier.

La musique accélère encore. A nouveau un coup d’œil sur la mer. Rien. Il remonte encore une fois une rambarde. Tout au bout du couloir, il retrouve Marnie dans la piscine en train de se noyer. Descente rapide. Il saute et la sauve. In extrémis.

Le Rideau déchiré  (Torn Curtain, 1966) : l’utilisation des marches et des escaliers a lieu dans les changements de décor ou lors des prises de contact avec les membres de l’organisation anti-communiste π. Ainsi le Professeur Michael Armstrong (Paul Newman), pour tromper la vigilance de son ’ange-gardien’, Herman Gromek (Wolfgang Kieling) utilise t-il le bruit des pas et les multiples escaliers dans le Musée de Berlin. La voie est libre pour rejoindre ses amis dans la campagne berlinoise.

Dans le bâtiment de l’Université des Sciences-Physiques de Berlin, le Docteur Koska (Gisela Fisher) utilise le croche-pied dans l’escalier. Jambe de femme. Croche-pied. Michael s’affale de tout son long. Il reprend connaissance dans un lit d’infirmerie. « -Je ne comprends pas pourquoi je suis tombé – Je vous ai fait un croche pied ! – Qui êtes-vous ? – Je suis le Docteur Koska. – Une femme ? – Mon mari enseignait les mathématiques. D’où le signe π pour notre organisation. Nous aidons les gens à quitter cet endroit charmant. »

Le comité scientifique – l’interrogatoire. Celui se passe dans une salle avec les tables en escalier. Les quatre ‘inquisiteurs’ sont devant lui et le responsable en chef et alter-ego de Michael, le Professeur Gustav Lindt (Ludwig Danath), trône loin, au-dessus d’eux. L’interrogatoire commence. « Première preuve de votre bonne foi : où en sont vos expériences relatives aux missiles gamma cinq ? ». Interruption. Les autorités recherchent Gromek. La tension monte. Le temps lui est compté. Il va falloir faire vite.

Le bureau de poste. La fuite est permise grâce à l’intervention de l’exubérante dame au chapeau, la comtesse Kushinska (Lila Kiedrova). C’est elle qui dans l’escalier attrape le fusil mitrailleur du policier et l’entraîne dans sa chute. Celle-ci permettra enfin la fuite de Michael et de Sarah (Julie Andrews) vers la Suède.

L’Etau (Topaz, 1969) : La scène de la mort de Juanita (Karin Dor). Son amant cubain, Rico Parra (John Vernon), après les aveux des Mandoza sous la torture, prend d’assaut l’hacienda de Juanita. Elle apparaît en haut de l’escalier. Elle descend lentement de l’escalier. Nous savons que le drame est proche. Les militaires découvrent qu’il s’agit bien du quartier général des espions. « -Donc, c’était vrai ! Je dois me faire une raison. Ainsi tu as travaillé contre nous, contre ce que nous édifions. – Parce que tu as fait de mon pays une prison – Non ! Tu ne peux pas en être juge. Pas toi ! Toi, tu n’aurais pas dû me faire ça. Me duper, lutter contre moi. –Tu es comme les autres ! – Aussi, nous allons devoir te traiter comme nous avons traité les Mandoza. Nous allons te faire avouer tous les traitres à notre cause et tout ce que tu as pu faire. Et nous y parviendrons ! Ce qu’on va affliger à ton corps, ce beau corps ! ». Il la tue. Juanita tombe. Caméra en hauteur. Sa robe violette s’étale sur tout le carrelage comme une immense tache de sang.

La mort de l’économiste Henri Jarré (Philippe Noiret). François Picard (Michel Subor), gendre d’André Devereaux (Frederick Stafford) est envoyé comme journaliste chez Henri Jarré. Il arrive dans le hall. Regarde subrepticement l’ascenseur et prend l’escalier. Un grand escalier comme les aime Hitchcock et où la caméra peut se poster haut. Ce large escalier qu’il parcourt en toute vitesse. Un drame se prépare. Discussion avec Jarré, qui découvre que François n’est pas journaliste et qu’il est découvert. Ses heures sont comptées. Deux hommes rentrent dans le bureau pendant que François téléphone à André. La communication se coupe. André et sa fille, Michèle (Claude Jade) accourent. Ils montent le même escalier magistral et trouve la porte ouverte. Par la fenêtre, Michèle aperçoit un corps gisant sur le toit d’un DS. Nous pensons qu’il s’agit du corps de François défenestré. Descente rapide de Michèle et d’André. Le corps qui gît est celui du grand commis de l’Etat travaillant pour l’OTAN, Henri Jarré.

La disgrâce de Jacques Granville (Michel Piccoli). Ouverture du grand bureau. La caméra recule. Vue d’ensemble. La caméra opère une ascension lente jusqu’au plafond. Les officiels s’écartent de Jacques. Il se retrouve seul. La caméra descend comme si elle avait trouvé sa proie. Elle s’abat tranquille sur sa victime. Elle le cadre sur le côté gauche, ce qui renforce son isolement. Il est pris. Il le sait. « Les américains préfèrent, Jacques, que vous ne soyez pas présent. Je vous expliquerai plus tard ! ». Vue suivante sur l’extérieur de la maison de Jacques. Un coup de feu. Il vient de se donner la mort.

Frenzy (1972) : Le tueur, Robert Rusk (Barry Foster), entraîne Babs Milligan (Anna Massey), l’amie de Richard Blaney (Jon Finch) : « Venez habiter chez moi, je pars pour quelques jours. Vous avez peur de moi ? – Avec les hommes, on ne sait jamais… – Vous, c’est différent, vous avez la vie devant vous… C’est là, au premier étage (Ils montent) Vous savez … Vous êtes vraiment mon type de femme ! » . La porte se referme. Retour arrière de la caméra. Silence total. Descente très lente. On entend à nouveau des pas de la rue. La caméra traverse la route. Agitation des passants et des voitures. La caméra fixe la façade de l’immeuble et le premier étage où le crime a lieu.

Avant le déroulement final, nous suivons Robert d’un côté, qui vient de s’évader de l’hôpital et l’Inspecteur Oxford (Alec McCowen) : « Je me suis souvent demandé s’il s’était jeté du haut de l’escalier pour se tuer ou pour aller à l’hôpital. Maintenant, je sais… » Retour sur Robert. Devant son immeuble. La montée de l’escalier se fera lentement encore. La mort est là qui peut encore attendre. La main gauche caresse fermement la rampe tandis que la main droite serre fiévreusement la manivelle. Le couloir et l’escalier sont plongés dans la pénombre. La mort est à nouveau là-haut, dans la chambre, dans le lit. Le véritable tueur et l’innocent inculpé se retrouvent enfin.

Complot de famille(Family Plot, 1976) : L’utilisation de l’escalier central permet de cacher Georges (Bruce Dern), le chauffeur de taxi à la recherche de sa compagne Blanche (Barbara Harris), la fausse voyante. Blanche a été kidnappée par le couple Arthur (William Devane) et Fran (Karen Black). Elle se retrouve prisonnière dans la cache du sous-sol. C’est le lieu où se retrouvent toutes les personnes kidnappées, en attente de rançon. C’est le domaine du caché, de l’oubli, de l’invisible, de l’inconscient. Au niveau supérieur, se cachent les diamants. Ils se retrouvent en plein milieu du passage. A la vue de tous, comme composants du lustre. Le vrai et le faux se mélangent. Mais le visible est aussi tout-à-fait invisible. Fran et Arthur : «-  Où as-tu mis le diamant, chéri ? – Là où tout le monde peut le voir ! – Ce n’est pas vrai ? – Si, je t’assure ! – Ça ne me dit pas où tu l’as caché ». En même temps, il monte au dernier étage, lieu des désirs. « J’ai des fourmis partout…Il faudra que tu me tortures pour que j’avoue (où sont cachés les diamants) – C’est ce que je vais faire dans quelques instants ».

  •  L’ascenseur

L’ascenseur est un lieu neutre, souvent décoratif. Il est dans la verticalité pure. L’ascension est directe, trop rapide, ne se pliant pas à la règle de progressivité lente de l’action et du suspens. Il reste une protection, une coquille. La tension vient plus de l’extérieur que de l’intérieur. Il n’est pas en soi un vecteur de destruction, mais plus souvent d’apparitions, notamment celle du réalisateur lui-même.

Dans La Mort aux trousses (North by Nortwest, 1959), l’ascenseur désinhibe l’action et le suspens. Le publicitaire Roger Thornhill (Cary Grant) se retrouve dans un ascenseur bondé avec les deux tueurs. Sa mère, Clara Thornhill lance une boutade : « alors, messieurs, vous essayez vraiment de tuer mon grand garçon ? »Un sourire forcé va finir en fou rire généralisé jusqu’à la descente de Roger qui échappera encore une fois au danger imminent. Dans l’Etau, l’ascenseur sera regardé avec mépris et l’escalier sera préféré.

M et Mme Smith (1941) : l’ascenseur suit les trépidations de notre héros, David Smith (Robert Montgomery) qui court après sa femme Anne (Claire Lombard). L’ascenseur reste léger, sans pression, juste utile pour quelques sourires et grimaces.

Même utilisation dans Champagne.

LE CIEL, L’ORAGE et LES OISEAUX. DES LARMES ET DES LAMES

Le ciel est-il toujours du bon côté ?

Un ciel chargé, un temps pluvieux, comme des larmes qui coulent sur l’écran, sont annonciateurs d’un crime à venir. La nature est rarement reposante. Elle est souvent menaçante. L’homme doit toujours se battre contre des éléments souvent impitoyables.

Junon et le Paon  (Juno and the Paycock, 1930) : Dans un quartier de Dublin, le Capitaine Boyle (Edward Chapman) parle à son ami Joxer (Sidney Morgan) de son expérience maritime en ces termes : « C’était les bons vieux jours, Joxer. Rien alors n’était trop dur ou trop lourd pour moi…J’ai vu des choses, Joxer, que nul homme ne devrait mentionner s’il connaît son catéchisme ! Quand on m’attachait à la barre avec un épissoir dans la furie du vent et un océan démonté, je pensais alors que  chaque minute pouvait être la dernière ! Et la mer soufflait, soufflait, s’enflait…Je regardais souvent le ciel en me posant la question : C’est quoi les étoiles ? Une fois en regardant, je me demandais aussi : C’est quoi la lune ? »

Un peu plus loin, le même rapport mer-mort : « J’ai pensé à m’acheter un petit coin près de la mer. J’aimerais que l’endroit qui a été mon berceau devienne aussi ma tombe. La mer m’appelle toujours. »

L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934) : La secte d’Abott (Peter Lorre) qui capture la jeune Betty Lawrence (Nova Pilbeam) sont des adorateurs du soleil. Il s’agit du Tabernacle du Soleil. Le soleil a ici l’odeur du fanatisme et de la mort. Il diffuse la couleur noire du crime et de la haine.

Secret Agent  (1936) : les bombardements viennent du ciel. C’est le bombardement qui se substituera au meurtre qu’allait commettre Le ‘Général’ (Peter Loore) et qui conduira au déraillement du train. Peu après l’assassinat au sommet de la montagne : « Accident. Une coïncidence. Le ciel est toujours du bon côté ».

Sabotage (1936): Après la mort de Stevie (Desmond Tester) l’enfant dans l’explosion du bus dans le cœur de Londres à 13h45, que l’on suivait tout au long de sa dernière course par les horloges de la ville, Sylvia Verloc (Sylvia Sidney) complètement effondrée se retrouve avec les enfants à regarder un dessin animé. Nous voyons des oiseaux amoureux sur un arbre. Un autre corbeau noir arrive subrepticement avec son arc et terrasse son adversaire d’une flèche qui le blesse mortellement. Ce dernier tombe de tout son poids. Sylvia ne va pas tarder à tuer Carl Verloc (Oskar Homolka).

M et Mme Smith (1941) : La foire, les parachutes et la pluie réunis Anne Smith (Carole Lombard) et son ami (Gene Raymond), et il ne se passe rien. Petite comédie hitchcockienne, où le maître suit son sujet sans faire sentir sa patte. Dialogue ras de terre contrastant avec la panne des parachutes qui les laissent seuls toute la nuit : « -Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie. C’est merveilleux ! Je me sens libre ! Ils veulent nous faire croire qu’on est en panne. Pourquoi ne font-ils rien ?…Si David éternue deux fois de suite, il se met au lit avec quatre bouillottes et du brandy et un bonnet rouge en laine sur sa tête. Dès qu’on sera descendus, on ira chez vous ! » Le maître avait certainement pris froid pendant le tournage.

Les Enchaînés (Notorious, 1946) : L’avion qui transporte Devlin (Cary Grant), Alicia (Ingrid Bergman) et leur chef (Louis Calhern) survole Rio. Une mission périlleuse attend Alicia. En attendant, elle apprend une mauvaise nouvelle : la mort de son père. « Je n’aurais jamais cru avoir tant de peine. Lorsque j’ai appris il y a quelques années ce qu’il faisait, j’ai vécu des moments affreux. J’ai souhaité passionnément sa mort ! Maintenant, je me rappelle ce qu’il a été pour moi. Il a été autrefois un bon père et je veux oublier ce qui s’est passé depuis le temps que je l’aimais. Que cette histoire finisse et qu’on en parle plus ! » Cette information a lieu dans l’avion, où le mouvement est limité. La mort de son père, engage un peu plus Alicia dans sa mission. Les visages se rapprochent, pour presque se toucher. La hauteur devient un accélérateur romantique. Les baisers entre Delvin et Alicia, se feront toujours sur des hauteurs paradisiaques. Le premier baiser, à côté d’une falaise. Temps calme et musique langoureuse. Le second et le troisième, sur un balcon de l’hôtel surplombant la plage. A chaque fois, cette petite hauteur sur un décor carte-postale, claire et aérée, ajoutera une densité par opposition à la pesanteur de la deuxième partie, à l’étage de la maison d’Alexander Sebastan (Claude Rains).

La Corde (The Rope, 1948) Le plus intérieur des films d’Hitchcock et où logiquement le ciel ne devrait pas apparaître. Et pourtant, il apparaît aux deux moments capitaux du film. La mise à mort et le dénouement.

La caméra de quitte pas l’intérieur de l’appartement où Brandon Shaw (John Dall) et Philip Morgan (Farley Granger) commettent leur crime. Leur camarade David Kentley (Dick Hogan) se retrouve étrangler sous nos yeux complices. Pourtant, le générique s’ouvre d’abord sur la rue, en pleine lumière. La caméra braque une maison ordinaire de New York, comme accroché dans le ciel. Nous attendons. La caméra vise. Le crime, c’est certain, se passera là-bas. Mouvement circulaire, léger.  Nous nous retrouvons sur le balcon d’en face. En réalité, nous sommes au plus près du crime et des criminels. Juste un rideau. Juste un cri. Le temps est compté. «-Il faut vérifier si… – Pas tout de suite, attends une minute. Philip, on n’a pas beaucoup de temps. C’est l’obscurité qui joue sur tes nerfs. Personne n’aime le noir. » Brandon tire les rideaux. Nous apercevons le ciel de la ville, remplit de gratte-ciels.

A la fin du film, Rupert Cadell (James Stewart) aura découvert le corps par les propos et les incohérences surtout celle de Philip, tout-à-fait bouleversé et au bord de la crise de nerfs. Rupert, en possession de l’arme de Brandon, ouvrira enfin une fenêtre et tirera 3 coups de feu dans le ciel de New-York, comme pour extérioriser toute sa colère. Comme s’il venait de perdre trois de ces élèves ? Vient aussi pour lui le temps de sa responsabilité.

Les amants du Capricorne (Under Capricorne, 1949): Le domaine de Charles (Joseph Cotten), le Minyago Yugilla, « Pourquoi pleures-tu ? » sert de respiration au récit. Il a toujours une couleur qui annonce la suite du récit. Un bleu sombre, la première fois qui s’oppose à la blancheur de la maison blanche du gouverneur ou à celle de la Banque. Le ciel montre la tension déjà qui règne au cœur même du domaine et anticipe l’action à venir. Le ciel lourd, les orages et les éclairs annonceront ainsi les luttes internes.

La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959) : Le générique se passe sur la paroi entièrement vitrée d’un gratte-ciel de New-York. Affairement et grouillement. Qui sera choisi dans cette multitude. La voix qui sort de l’ascenseur sera celle là, celle du publicitaire débordé Roger Thornhill (Cary Grant). Ce qui va lui arriver va bientôt le submerger.

Une des scènes les plus connues, la rencontre en pleine campagne avec l’agent fantôme Kaplan. Paysage immense et plat. Roger est sur la gauche de l’écran. Effet de solitude renforcé. Au fond, un champ de maïs à peine perceptible et ne cassant pas la monotonie. Une première voiture que suit un nuage de poussière. Fausse alerte. Une autre voiture passe en trombe avec une tempête de poussière. Dans le champ, en face, une voiture arrive. Elle s’arrête et laisse sortir un homme. C’est certainement lui. La voiture repart. Ils sont face à face. L’ouverture de la veste de Roger, fait penser à un duel à venir entre deux cow-boys. Il traverse et s’approche. Ce n’est pas Kaplan. Celui-ci prend le bus. A nouveau seul. Mais le bruit de l’avion et les propos du paysan sur le traitement des récoltes l’interpellent. L’avion s’approche. La course commence et les tirs aussi. Il se réfugie dans un champ de maïs, aussitôt pulvérisé par un insecticide irrespirable. Enfin, un camion arrive. En tentant de l’arrêter, il risque de se faire écraser et se retrouve dessous. L’avion qui continue sa course s’écrase dans la cuve inflammable et explose. Le tueur, encore une fois est sa propre victime.

Dans Psychose (Psycho, 1960), le film s’ouvre sur une vue générale de Phoenix Arizona. La caméra est lente qui part de la gauche et va sur la droite. Nous surplombons la ville. Puis, la caméra zoome sur une série d’immeuble. Elle semble chercher. Elle part légèrement sur la gauche. Un immeuble est choisi. La caméra avance et pénètre sous le store dans le noir de la chambre. Nous trouvons Marion Crane (Janet Leigh) dévêtue, sur son lit. Ce n’est pas une caméra, mais un oiseau de proie qui a choisi sa prochaine victime.

Il pleut quand  Marion trouve le motel sur la route au milieu de la nuit. La pluie, comme l’eau de la douche, est annonciatrice du drame proche. Deux lumières, tels deux yeux énormes, sont visibles dans la maison au-dessus du motel Bates, dans la nuit. La maison par sa hauteur et sa monstruosité domine par le motel et tout le paysage.

Les oiseaux empaillés, morts-vivants, entourent Marion lors de sa discussion avec Norman Bates (Antony Perkins). Il s’agit essentiellement d’oiseaux de proie. Au milieu, Marion, fragile comme un moineau dans le nid de l’aigle. « Vous mangez comme un oiseau – Vous en savez quelque chose. – Pas vraiment. Mais l’expression ‘manger comme un moineau’ est vraiment mensongère. Parce que les moineaux mangent vraiment beaucoup…Pour moi, seuls les oiseaux ont l’air bien, parce qu’ils sont passifs de leur vivant…C’est plus qu’un passe-temps. Ce n’est pas pour passer le temps, c’est pour le remplir…Les gens ne réussissent jamais à fuir, nous sommes tous prisonniers, pris au piège et nous n’arrivons pas à en sortir ».

Tous les crimes auront lieu à partir de la maison. Même celui de Marion qui se passe sous la douche du motel Bates. Norman, avant de l’assassiner au couteau, remonte dans la maison pour se changer et changer de personnalité. En redescendant sur le motel, il foudroiera sa proie. Le couteau ne pénètre pas d’un coup. Le couteau se plante comme s’il s’agissait de griffes ou de coup de bec. La proie après l’attaque n’est pas encore morte. Elle est laissée à son propre sort, à se vider seule en attendant la mort.

Les Oiseaux (The Birds, 1963) : les oiseaux se battent tels des avions d’attaque sur leurs ennemis, les humains, cloués au sol. La violence des attaques aériennes fait contraste avec le côté placide des oiseaux quand ceux-ci sont autour de la maison sur la terre. Ils sont toujours agressifs, mais ils ne tuent plus.

 Pas de printemps pour Marnie (Marnie, 1964) : Scène de la chasse à courre, où Marnie (Tippi Hedren) part dans un galop effréné, affolée par les gilets rouges des chasseurs, suivie par Lili (Diane Baker). Hitchcock annonce l’accident de Marnie et la mort du cheval par une montée fulgurante dans le ciel, où tout semble s’immobiliser, puis va sur les pattes du cheval en plein galop avec un gros plan. Nous sommes embarqués par l’accélération foudroyante. Nous savons que plus rien ne pourra l’arrêter.

L’orage, par deux fois, joue un rôle clé. La première fois, dans le bureau de Mark (Sean Connery) où Marnie, affolée par l’orage, se laissera embrasser, pétrifiée par la peur. Ensuite, lors de la rencontre finale avec la mère de Marnie (Louise Latham). Elle découvrira enfin l’origine de son traumatisme, où enfant, elle va tuer le marin qui lutte avec sa mère. « Tu ne vas pas pleurer pour un petit orage ! »

Le Rideau déchiré (Torn Curtain, 1966) : Le générique passe dans un étrange brouillard où défilent les protagonistes contrits, souffrants, apeurés, voire haineux. D’emblée le ton est donné.

Dans l’avion qui l’emmène à Berlin-Est, le professeur Michael Armstrong (Paul Newman) s’aperçoit que son amie, le docteur Sarah Sherman (Julie Andrews), au fond de l’appareil, n’a pas été dupe et l’a suivi contre son gré. Le regard froid qu’il lui lance et ses propos ne font rien pour briser la glace. « Que fais-tu ici ? Ne reste pas avec moi. Ne me parle pas ! Reprends le premier avion ! Rentre en Amérique ! Compris ? ». Elle pleure. Brouillard. Ouverture de la porte. Vision froide de l’entrée de l’aéroport de Berlin-Est. Caméra au-dessus de l’escalier d’embarquement. Elle reste en haut de l’escalier, avec Sarah totalement désespérée. La séparation est consommée. Elle n’entamera sa descente qu’une fois le discours de bienvenue terminé et le départ de Michael.

Enfin, la scène du débarquement en Suède des valises où sont cachés Michael et Sarah sur le quai. La ballerine allemande (Tamara Toumanova), toujours écartée mais toujours présente tout au long du film, s’aperçoit que le passeur parle aux paniers d’osier. Ceux-ci sont en l’air, au-dessus de la mer, tenus par le filin d’une grue. Ils sont à deux doigts de la liberté, mais aussi très près de la mort. « Ces paniers contiennent des passagers clandestins ! Des espions ! Armstrong et son assistante ! Ramenez ces paniers ! Vite ! Tirez sur ces paniers ! Ramenez-les ! ». Mais les bons ne chutent jamais et ne meurent jamais. Pas si près du but.

Frenzy (1972): L’ouverture du film se fait du ciel. On survole Londres. Lente descente oblique. Musique gaie. Nous arrivons sur la Tamise. Tower Bridge s’ouvre à nous. Nous allons vers un attroupement lors d’un discours officiel sur des promesses d’une Tamise plus propre. Le corps nu d’une femme étranglée par une cravate flotte. Les gens n’écoutent plus les palabres politiques. La mort les attire. Les pas de Jack l’Eventreur ne sont pas si loin.

.Le toit d’une maison, le sommet d’une tour ou le clocher d’une église

Le toit d’un bâtiment est le refuge ultime de l’assassin ou du coupable en fuite, il représente l’action poussée à son paroxysme. La mort rode toujours dans les parages.

Chantage (Blackmail, 1929) : La scène de la poursuite finale a lieu sur le toit du British Museum de Londres. Le maître chanteur Tracy (Donald Calthrop) est poursuivi par trois policiers. Après avoir monté plusieurs escaliers, le voilà au stade ultime, le dôme. Il ne peut plus aller plus loin. Il n’est pas coupable du crime, juste maître-chanteur. La situation qu’il maîtrisait, lui échappe maintenant. Il recule, crie son innocence. « Ce n’est pas moi que vous voulez ! C’est lui ! » Il montre l’Inspecteur Franck Weber (John Longden). C’est trop tard. Il recule. Le toit en verre s’effondre sous son poids.

L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934) : La fille, Betty Lawrence (Nova Pilbeam), qui a été enlevée à Saint-Moritz, a réussi à s’évader grâce à son père, Bob Lawrence (Leslie Banks). La maison est entourée de policiers armés. La fusillade a déjà fait plusieurs victimes. Le gang de la secte est décimé. Pourtant, leur meilleur tireur (Franck Vosper) est encore là et la poursuit. Visible de tous les tireurs et pourtant inatteignable, malgré les ordres : « – descendez-le ! – Impossible, je tuerai l’enfant ! ». Un  coup de feu pourtant partira. Net et définitif. C’est sa mère, Jill Lawrence (Edna Best). Le corps du criminel tombe. Justice est faite.

Secret Agent (1936): juste après leur arrivée dans la montagne, la découverte du premier meurtre. Le ‘Général’ (Peter Lorre) et l’agent secret Ascenden (John Gielgud) se réfugient en haut du clocher et le mort est vu d’en haut avec une vue plongeante.

Correspondant 17 (1940): Le soi-disant garde du corps veut tuer Johnny Jones (Joel Mc Crea) en haut d’une tour alors qu’il lui demande d’admirer les beautés de Londres, tout en ayant un œil sur l’ascenseur qui descend avec les derniers visiteurs.

Dans la Maison du Docteur Edwardes (1945): le rêve fait par Grégory Peck : « Après, il était sur un toit en pente en haut d’une grande maison ; c’était l’homme à la barbe. Je lui ai crié de faire attention, alors il a passé par-dessus bord, lentement, sans que ses pieds touchent par terre. Ensuite, j’ai rêvé que le propriétaire, celui qui était maqué, se cachait derrière une grande cheminée, une roue à la main. Il a laissé tomber la roue. Tout d’un coup, je courais, j’ai entendu des battements sur le toit au-dessus de ma tête. Il y avait une paire de grandes ailes, les ailes me poursuivaient et elles m’ont rattrapé quand je suis arrivé en bas de la descente. »

Vertigo – Sueurs Froides (1958) : John Fergusson (James Stewart) dans la poursuite d’ouverture du film sur les toits de San Francisco annonce déjà le drame à venir. Ce n’est pas lui, héros du film, ni le truand (le ‘mal’ est très rarement victime des hauteurs), mais un flic qui cherche justement à l’aider. Suit la discussion avec son amie (Barbara Bel Geddes) : « La nuit, je revois cet homme qui tombe du toit. J’essaie de le rattraper et… – Ce n’est pas ta faute !  – C’est ce que tout le monde me dit. Je souffre d’acrophobie, ce qui me donne le vertige. M’en être aperçu à un tel moment ! – Seul un autre choc pourrait t’en débarrasser – Tu ne vas pas replonger d’un toit pour le savoir ! »

C’est sur le toit du monastère que Madeleine-Judy (Kim Novak) finira après s’être jetée par l’ouverture du clocher après la chute de la véritable épouse de Gavin Elster (Tom Helmore).

  • Entre toit et montagne : le château de Manderley (Rebecca)

Le Château de Manderley nous apparaît pour la première fois dans la nuit, sous un clair de lune. Le château a tout d’une vieille montagne décharnée. Nous savons déjà que ce sera le lieu du drame. Hitchcock nous montre son côté naturellement sauvage après l’incendie. « La nature avait repris ses droits, s’imposant petit à petit au chemin avec ses longs doigts fermes. Inlassablement se déroulait ce filet de terre, autrefois notre allée. Enfin, apparut Manderley. Mystérieux et silencieux. Le temps n’avait pu altérer la symétrie parfaite de ces murs…Je ne voyais plus qu’une coquille vide. Aucun murmure ne s’échappait de ces murs ».

  • La montagne et la falaise         

La montagne décharnée est le lieu où se manifeste la violence des passions et des règlements de compte à l’abri des regards indiscrets.

L’Homme qui en savait trop (The Man Who Knew Too Much, 1934) : Le générique s’ouvre sur des prospectus de la Suisse, pour des vacances à la montagne. La dernière sera la bonne : « Saint Moritz – Partez en vacances en Suisse ». Le crime aura donc lieu dans les hauteurs enneigées. Nous nous retrouvons pendant une épreuve de descente de ski. La caméra tout en haut de la piste. Vue des spectateurs. Le skieur est parti, il s’agit de Louis Bernard (Pierre Fresnay). Un chien s’échappe de la surveillance d’un spectateur et se retrouve en plein milieu. La fille court pour le récupérer. Peur de Bernard qui s’affale sur la piste aux pieds des autres spectateurs. Bernard l’a échappé belle, pas pour longtemps. La montagne est souvent meurtrière.

Une scène de danse, comme souvent chez Hitchcock. Une détente avant la détente. Le coup part de la montagne. D’en haut. Louis Bernard ne ressent rien. Dans un premier temps. Une trace rouge sous sa veste. Il s’écroule. « Un impact de balle ! Elle a été tirée de l’extérieur ! »

Les 39 marches (1935): Richard Hannay (Robert Donat) cherchant à échapper aux policiers dans la montagne écossaise. Il se retrouve seul au milieu d’une montagne décharnée. Hitchcock peut ainsi varier les rythmes dans la poursuite et la rendre haletante. Montée lente. Encerclement des forces de l’ordre. Accélération rapide dans la descente, presque burlesque. Traversée lente et périlleuse du torrent. Nouvelle accélération après le pont où la pancarte indique ‘Alt-na Shellach’. Puis la descente jusqu’à se retrouver dans la gueule du loup, dans la maison du professeur Jordan (Godfrey Tearle).

Secret Agent (1936): Le Général (Peter Lorre) se fait un plaisir de tuer celui qu’il pense être l’espion allemand tout au sommet de la montagne, en le poussant dans le vide.

Jeune et innocent (1937): le film s’ouvre sur la dispute d’un couple. Le mari s’écarte et se retrouve au-dessus de la mer en furie et sous la pluie. La scène suivante montre la femme morte, ramenée par les flots sur la plage. Le jeune Robert Tisdall (Derick de Marney) qui la découvre du haut des rochers est aussitôt soupçonné :« J’ai vu le corps de la falaise. Je suis descendu mais je ne savais pas si elle était morte ou inconsciente ».

La Taverne de la Jamaïque (Jamaica Inn, 1939) Le Ciel, la mer et la mort. Un long message se déroule afin d’informer le spectateur : « ‘Seigneur, nous te prions, non afin que tes naufrages surviennent, mais afin que tu les guides près des côtes de Cornouailles au bénéfice de ses habitants qui sont dans la misère’. Ainsi se formulait une vieille prière cornouaillaise du début du XIXème siècle. Mais dans cette région sans loi de l’Angleterre, avant que les brigades des Grandes Côtes ne soient instaurées, il existait des gangs qui, en vertu du pillage, provoquaient délibérément des naufrages, entraînant les vaisseaux vers leur perte sur les cruels récifs des sauvages côtes de Cornouailles ». Le texte se déroule près de récifs sous une mer démontée. A l’arrivée du bateau pris dans les rochers, une bande de pillards descend de la colline et achève au couteau les derniers rescapés. « Emportez tout ça vers les collines ! Retournez aux collines ! ». Les pillards s’en vont. La caméra reste là, qui filme le ciel nuageux avec une légère éclaircie. Le rayon de lumière dans cette Cornouailles terrifiante sera la jeune Mary Yellard (Maureen O’Hara) venue rejoindre sa tante Patiente (Marie Ney), elle-même mariée avec le terrible chef des pillards de la mer Joss Merlyn (Leslie Banks).

Plus tard Mary se retrouvera avec James Trehearne (Robert Newton) poursuivis, par la bande à la solde de Joss, au fon d’une grotte près de la mer. Les pillards seront au-dessus et eux deux au niveau de la mer. Le niveau le plus bas : les victimes, et au-dessus : les criminels. Malheureusement, ils perdent le canot qui s’en va dans la mer. Les voilà à la merci des tueurs. La discussion entre James et Mary, qui pour le moment ne s’aiment pas encore : « Regardez ! La marée descend et il fera nuit quand elle remontera. On ne peut pas rester ici sans la barque. Il va falloir courir. Faites confiance à une femme ! Ça oui, vous m’avez sauvé la vie ! – J’espère que vous en ferez autre chose à l’avenir –Peine perdue pour un type comme moi ! Un contrebandier et un traître. En effet, y-a-t-il de l’espoir ? »

Dans le pillage final, Mary est prisonnière et regarde impuissante les préparatifs. Elle arrive néanmoins à échapper à la vigilance de  son gardien. Elle remonte la colline, là où la lanterne doit être montée et servir pour tromper le bateau. Survient la bataille inégale que Mary entame avec l’un d’entre eux. Le bandit, déséquilibré, tombe de la falaise. Le mal désarçonné.

Rebecca (1940): C’est du haut d’une falaise à Monte-Carlo que Maximilien, regardant la mer démontée, est prêt à se jeter dans le vide. Là se fera la première rencontre avec sa future femme (Joan Fontaine) : «-  Non ! Arrêtez !  – Qu’est-ce que vous avez à crier ? – Je ne voulais pas être impolie, mais, j’ai cru…-Continuez votre balade. Ne restez pas là à crier ! »

M et Mme Smith (1941) : en tant que comédie, tout est inversé. La montagne devient prétexte à David Smith (Robert Montgomery) pour récupérer sa femme Anne (Carole Lombard) des bras de son ami (Gene Raymond). Presque toute l’action se passe à l’intérieur du chalet.

Dans la Maison du Docteur Edwardes (1945): « C’est le blanc qui lui fait peur, la neige et ses traces…Les traces de ski sur la neige, l’horreur qu’elles lui inspirent…Le toit en pente, le versant d’une montagne »

Vertigo (1958): Quand Madeleine (Kim Novak) se jette à côté du Pont de San Francisco. Elle se jette sans hauteur. Sans chute réelle. John-Scottie  (James Stewart) n’aura aucun mal à la récupérer et à rentrer dans la machination de son ancien camarade de collège Gavin Elster (Tom Helmore). L’absence de chute montre la volonté de tromper Scottie et de maquiller un suicide.

Mort aux trousses (1959) : Après avoir été forcé de boire, Roger (Cary Grant) se retrouve ivre dans sa voiture. Nous sommes sur le bord escarpé de la mer. La route est sinueuse. La voiture démarre et Roger a le réflexe de jeter dehors l’espion qui cherche à le tuer. Nous sommes partis pour une course entre le vide et les feintes. Les voitures se frôlent et les pneus crissent. La voiture ne s’arrêtera qu’une fois en plaine, et Roger sera ‘protégé’ pour un temps.

La poursuite sur le Mont Rushmore. Après avoir réussi à prendre la statuette et à échapper à Léonard (Martin Landau) et à Philip Vandamm (James Mason), Roger (Cary Grant) et Eve (Eva Marie Saint) se retrouvent arrêtés par un portail massif. Une seule alternative : la forêt. Un seul côté pour fuir. « -Pas de ce côté-là ! C’est le monument ! – Qu’est ce qu’on va faire ? – Descendre. Ils arrivent ! Nous n’avons pas le choix ». La situation même périlleuse, n’empêche pas l’humour. « Si par miracle nous en réchappons, je te ramènerai à New-York en wagon-lit, chérie ! Tu es d’accord ? ». Le bilan sera lourd. Mais encore une fois, ce sont les deux ennemis, Léonard et Philip qui en seront les victimes.

Complot de famille (1976) : Arrivée en montagne. Nous savons déjà qu’un drame se prépare. Blanche (Barbara Harris) et Georges (Bruce Dern) s’arrêtent prendre un café sur la route. Le tueur (Ed Lauter) à la solde d’Arthur (William Devane) et de Fran (Karen Black) coupe le câble de liquide de freins pendant la pause. « – Pourquoi tu fonces comme ça, Georges ? Y a pas le feu ! Ralentis un peu ! Ralentis, tu entends ! Tu veux nous tuer ? – Je ne sais pas ce qui se passe. C’est l’accélérateur qui est coincé ! Pour l’amour de Dieu, Georges, ne fais pas l’imbécile. Ralentis ! ». L’accident sera évité de justesse. Passe le tueur qui se propose de les prendre dans sa voiture. Refus. Il part, fait demi-tour et revient pour les écraser. Manque de chance, une voiture arrive en face. La voiture du tueur saute dans le vide et explose. L’arroseur arrosé.

  • LA LENTE MONTEE ET LA FULGURANCE DE LA CHUTE

La montée de l’escalier, de la montagne ou la traversée d’un toit s’avèrent toujours périlleux. A chaque moment la chute est possible. Plus la pente est raide, plus la respiration devient haletante et profonde, plus les temps d’arrêt sont nombreux et longs. C’est dans cet espace que le suspense peut s’installer au mieux. Il est dans son élément. Chaque détail devient important quand chaque pas peut entraîner la chute. Plus il y a de hauteur, plus l’irrémédiable est au rendez-vous.

Ensuite la montée oblige la caméra à se désaxer, à ne plus être à hauteur du sujet. De par sa position, parfois elle le domine, parfois elle renforce l’ombre et le transforme. En tout cas, la réalité du moment est nécessairement autre, étirée ou ramassée.

Enfin, la véritable chute fait souvent bon ménage. Les bons ont le plus souvent des chutes déguisées ou salvatrices (cf. Le Rideau déchiré). Elle envoie par contre vers la mort les criminels, les nazis, les espions à la solde de l’ennemi. Sans aucun espoir de retour. La chute est avant tout morale.

« Montagne des grands abusés, Au sommet de vos tours fiévreuses Faiblit la dernière clarté. Rien que le vide et l’avalanche, La détresse et le regret ».  (René Char, Les Matinaux, Pyrénées)

Jacky Lavauzelle

HITCHCOCK : LE PETIT DETAIL QUI TUE

Alfred HITCHCOCK

 LE PETIT DETAIL QUI TUE

Alfred Hitchcock Le Petit Détail qui tue Artgitato

Alfred Hitchcock est un perfectionniste. Un amoureux des détails. A être un détail lui-même, le premier, en se fondant dans une des scènes. Là, c’est le clin d’œil. Le moindre détail a, ou aura  son importance. Les traces d’une fourchette sur une table blanche dans la Maison du Docteur Edwardes, un portrait malencontreusement déposé à côté du téléphone dans Mais qui a tué Harry, les mains trop blanches qui peuvent trahir dans Correspondant 17, le petit sifflement des 39 marches, etc.

LA PUCE A L’OREILLE

Le détail est le combustible du thriller. C’est ce petit quelque chose qui fera que le crime ne sera pas parfait. Mais presque parfait. Le petit détail qui enraillera le bon fonctionnement de la machine si bien huilée. Il est cette trace d’humanité, même chez le plus terrible criminel. Il est ce qui met la puce à l’oreille et qui relance l’action.

IL PULVERISE LES RECOLTES Là Où IL N’Y EN A PAS !

Pour cela, il doit être au départ, complétement insignifiant, puis prendre de l’ampleur. Imperceptiblement. Jusqu’à ne plus être un détail du tout, mais l’action-même. Le détail c’est le bruit de l’avion dans La Mort aux trousses. Une anomalie. Une bizarrerie. Quelque chose n’est pas là, comme il faut. Là, c’est le paysan qui le remarque «Bizarre cet avion ! Il pulvérise les récoltes là où il n’y en a pas ! » Personne d’autre n’aurait pu remarquer ça.

Dans Correspondant 17, Huntley Haverstock (Joël McCrea) s’aperçoit qu’un des moulins ne tourne pas dans le même sens. En fait, il envoie des signaux à l’avion dans le ciel. C’est là que se trouvent les criminels.

SAUTER D’UN DETAIL A L’AUTRE

Dans la Loi du silence  (1953), L’inspecteur Larrue (Karl Malden) discute avec le Père Logan (Montgomery Clift). Il souligne l’importance du détail, le rythme où l’on passe d’un détail à un autre : « Mais voyez-vous, dans une enquête criminelle, on saute toujours d’un détail à un autre. Peut-être que je saute trop brutalement pour vous. –Il est possible que je ne vous suive pas, vous sautez si rapidement, je ne sais suivre qu’une chose après l’autre – J’ai un esprit très méthodique – Moi aussi ! – La difficulté vient peut-être que nous ne voyons pas les choses du même point de vue. Vous ne croyez pas, Monsieur l’Abbé ? – C’est possible, je ne sais vraiment pas quel est votre point de vue ! »

NE PAS DISCUTER POUR DES DETAILS!

Le détail est essentiel donc, mais il peut vite virer au cauchemar, à l’obsession. Dans Les Enchaînés, Alexander Sebastan (Claude Rains) parle ainsi à sa mère (Madame Konstantin) : « Si nous commençons à discuter pour des détails, la vie serait intenable. »

MAIS NE PAS NEGLIGER LES PETITS DETAILS, SURTOUT PAS !

Parce que si nos enquêteurs aux regards aiguisés scrutent le moindre petit détail, nos criminels les aiment tout autant. Dans L’Ombre d’un doute (1943) L’oncle Charlie (Joseph Cotten), l’étrangleur des veuves joyeuses, à la banque de Santa Rosa : « Ah ! Les petits détails ! J’ai plaisir à voir que vous ne négligez aucun détail. Je leur accorde moi-même beaucoup d’importance. Il ne faut jamais rien négliger ! »

Jacky Lavauzelle

 

THE PRIVATE AFFAIRS OF BEL AMI (LEWIN)








Albert LEWIN

THE PRIVATE AFFAIRS OF BEL AMI
1947

The Private Affairs of bel ami Jacky Lavauzelle

La Mobilité et le sens des lignes

Des cadres et des encadrements, des lignes de fuite et des lignes d’encerclement. La ligne plonge, elle renoue, elle emprisonne et elle divise. Des damiers, des fenêtres rayées, des lignes noires, des lignes blanches. C’est elle, la ligne, qui donne la mobilité du film. Les acteurs jouent avec elles ou contre elles. Souvent, ils s’en trouvent prisonniers.

  •  UN JEU DE DAMES
    OU UN JEU DE DUPES

Le film est rempli de damiers en noir et blanc. Petits ou gros. Au sol, sur les murs ou sur le plafond. Nous sommes dans l’espace du jeu, mais d’un jeu avec des règles précises. Dames ou échec. Les noirs contre les blancs. Les hommes ne sont pas libres, ils sont des pions que le destin déplace à son gré. La liberté est un sentiment éphémère donné par l’illusion de l’amour ou de l’argent. « J’ai de l’argent pour le reste de ma vie à condition que je meure demain »

 L’UNITE DU CERCLE
et LE POINTU DE LA LIGNE

Il y a d’abord un objet, puis un positionnement. La table, Guignol, le femme, le travail, la statue, par exemple. Qui de la statue ou de la femme en chair et en os a les plus belles mensurations ? La réponse, celle de Bel-Ami (George SANDERS) : « Je préfère la femme en chair et en os. L’avantage de la femme sur la statue, c’est sa mobilité. La statue, c’est à vous d’en faire le tour ! ». Il s’agit d’établir des courbes autour des courbes féminines. L’une englobant l’autre. Qui possède l’autre ? Est-ce l’araignée qui tisse sa toile et qui attrape ? Est-ce l’encerclement à l’indienne des chariots retournés ? Bel-Ami est un chasseur, un vrai, il préfère la proie mobile au faisan d’élevage. Il faut que ça bouge, que ça ne se donne pas. A la danseuse qui l’aborde dans la rue et qui veut prendre un verre avec lui, il montre un cheval à la fontaine.

ON DIT QU’IL SERA MINISTRE !

Le cercle unit. Quand Bel-Ami rencontre son vieil ami, Charles, c’est autour d’une table ronde qu’ils repensent à leurs vieux souvenirs de régiment du 6ème hussard et à leurs avenirs. La dame qui s’installe de force entre les deux amis coupe la fraternité, casse le cercle ; elle se fait immédiatement tancer et doit immédiatement quitter le cercle. Mais attention aux lignes, elles brisent les cercles, leur ôtent tout pouvoir. Pendant la soirée d’affaires avec les responsables du journal, le repas se fait autour d’une table carrée. La scène dans le fiacre annonce la séparation entre Bel-Ami et Clotilde de Marelle (Angela LANSBURY). Elle lui demande s’il est amoureux. De Madeleine (Ann DVORAK) ? « Certainement pas ! – De quelqu’un d’autre ? – Oui – Menteur ! ». Lui, en noir, est associé avec elle, en blanc, par le cercle que forme le chapeau. Mais ils sont séparés par les couleurs. Il est question d’un autre cercle, d’un anneau, sensé joindre les amants. Bel-Ami a remarqué le jeu, « elle fait toujours plisser son anneau, comme si ce n’était que du provisoire ; elle doit avoir des vues sur un député…On dit qu’il sera ministre. Et elle a des ambitions ». La ligne que représente le doigt casse la signification première du lien.

UN HOMME AMOUREUX
DEVIENT IDIOT ET DANGEREUX !

L’énorme  fenêtre ronde qui trône dans la maison des Forestier marque une demeure unie, un couple fort. Des lignes droites l’entourent mais ne le pénètrent pas. Le cœur du foyer est protégé des attaques incessantes et répétées de l’extérieur. Elle résiste. « Un homme amoureux devient idiot et dangereux. Comme un chien qui mord sans prévenir. Je cesse toute relation avec lui jusqu’à ce que la maladie soit passée ».

 DES LIGNES DE FORCES
AUX LIGNES DE FRONT

Des lignes de forces. L’un repousse l’autre. Comme des aimants. L’un rentre et l’autre sort. Mouvement entre Bel-Ami et Laroche-Mathieu : « Il se trouve qu’on m’attend souvent avec joie, car mon arrivée donne le signal du départ de Laroche-Mathieu ».

Des lignes de front. Bel-Ami se bat. Il est là contre tous. Il veut sa revanche. Une conquête est nécessaire, essentielle. Sinon, c’est la mort. Chacun prend position. « Tu n’imagines pas ce que Paris signifie pour un provincial tel que moi. C’est une sorte de paradis. J’ai engagé un combat : un homme face à une grande ville. Il me faut conquérir ou être conquis ». Dans ce monde aux cloisonnements stricts, il se sait conquérant mais aussi prisonnier. Quand il écrit son premier article, il est désespéré, il ne maîtrise plus son destin, il le subit. Il jette son gilet et se retrouve en maillot rayé de forçat. L’écriture ne viendra pas. Il est à la peine. Le petit diable qui tire la langue veille sur sa créature. Les mots que donne le pianiste aveugle lors de la soirée sont tranchants : «  Guignol, il frappe qui s’oppose à lui. Et je pense que celui qui s’adonne au mal n’est plus un homme libre. Il est la marionnette du diable. Celui qui n’est pas la foi n’est qu’une marionnette »

 

  •  DES GROUPES EN LIGNES
    QUI S’OPPOSENT ET SE SUPERPOSENT

Un groupe s’oppose à l’autre, ou le domine. Il est une ligne au-dessus. Les femmes aux hommes. Sauf Bel-Ami qui se place en lien, qui trace une transversale. Il flatte, il saisit la femme. Charles Forestier (John CARRADINE) le souligne : « Tu plais aux femmes, profites-en. A Paris, elles peuvent être utiles ». Il prend les femmes par la taille des sentiments, les rehausse pour mieux les noyer. Bel-Ami voyant la fille des Walter descendre l’escalier : « Une jeune fille a monté l’escalier, une jeune femme en descend ». Les enfants énervent les parents, ils leur montre leur immobilité : « Ma fille me donne parfois le tournis », « mes parents imaginent qu’on peut m’enfermer. Nous ne sommes pas nées comme nos grands-mères pour nourrir des canaris et broder ».  Les femmes et les enfants sont néanmoins tous sous l’emprise des hommes. « Il n’y a pas que les jeunes qui souffrent de la censure. Je suis veuve et j’ai une fille de quatre ans. J’ai une envie folle de me déguiser en petite bonne et de danser à la Reine-Blanche ». Il n’y a que Madame Forestier qui échappe à ce cloisonnement. Elle affirme et s’affirme. Attend l’amour, mais ne veut à aucun moment laisser sa liberté.

  •  « DE LA MESURE
    AVANT TOUTE CHOSE »

Des lignes, des cercles, des positions. Donc des calculs et des mesures. Connaître où l’on est. Savoir où on va. « Je l’ai fait faire aux dimensions. J’ai mesuré ton étui pour y mettre mon portrait afin que tu penses à moi, quand nous sommes séparés. Mais comment ferais-je pour te mesurer ? Qui me donnera les dimensions de ton cœur ? » .

  •  DES LIGNES, PARFOIS, S
    ONT A TRACER

Mais dans ce monde, il ya les lignes qui englobent, celles qui sont faites et celles qui sont à faire. « Paris ne s’ouvre pas comme une huitre ! Moi aussi j’ai besoin d’un bâton pour me frayer un chemin ». Pour avancer, il faut voir loin, établir des ponts, jeter des lianes. Il n’y a pas de hasard. Tout se lit, se lie, se conquière. « Le hasard nous a réuni à la porte » dit-elle. – « Le destin, peut-être » répond-ilMme Walter est malheureuse dans son couple. Bel-Ami le voit immédiatement : « Mme Walter tricote trop vite, elle est nerveuse. » Les lignes des baguettes s’accélèrent, se croisent. C’est un duel intime qui se joue déjà dans la pelote de laine.

Jacky Lavauzelle

LA FILLE AUX ALLUMETTES (Kaurismäki)

AKI KAURISMÄKI
LA FILLE AUX ALLUMETTES

KATI OUTINEN, UNE IRIS PRISONNIERE DE LA TERRE

LA FILLE AUX ALLUMETTES d’Aki Kaurismäki

« Le malheur est l’état poétique par excellence » (Cioran, Le Crépuscule des pensées)

  • L’HISTOIRE, L’AVENTURE ET LA PASSION

C’est une citation d’Angélique qui ouvre le film. Une citation à contre-pieds du sentimentalisme de la série : « Ils doivent être morts de froids et de faims au milieu de la forêt ». Presque lugubre. Le noir aussi est dans le rose. L’histoire, l’aventure et la passion : ce sont les trois piliers des Angélique. Mais Iris, elle n’a ni histoires, ni aventures et pas de passion non plus.

  • IRIS, UN FANTÔME DANS LA NUIT FINLANDAISE

Avec son grand manteau blanc, son visage presque translucide, Iris va dans la ville. Elle n’est pas laide, mais elle ne brille pas. Il ne faudrait pas grand-chose pour qu’elle devienne vivante, visible. Elle est là et personne ne la voit. Le blanc sur fond noir n’y suffit pas. « Mais bientôt sur pieds, tout ce grand corps évolue à l’étroit parmi le pavois utile à toutes hauteurs des carrés blancs de linge » (Francis Ponge, la Jeune mère). Au bal, les plus jeunes, les plus vieilles trouvent un cavalier. Elle, non. Et les verres s’entassent sous le banc. Iris, n’existe pas, parce qu’elle est triste. « La tristesse est l’indéfinissable qui s’interpose entre moi et la vie. Et comme l’indéfinissable est une approximation fragile de l’infini… » (Cioran, Le Crépuscule des pensées). Les hommes autour veulent du fini, du concret. Elle n’a déjà plus accès à la vie.

    • OU SONT LES VIVANTS ?

La machine que l’on voit dans la scierie, coupe et transforme des arbres majestueux de la forêt en de petites et identiques allumettes. La majesté vivante de la nature fragmentée en de millions d’unités identiques. La force est là qui plie et qui casse. Qui lisse. Un long tapis blanc de bois sort comme la langue de la machine. L’être humain, pas moins que les autres, est formaté. Tous, vont et viennent, seuls. Chacun est devenu une petite allumette qui tient dans cette boite qu’est la ville. Les mots sont rares et souvent sans phrases : « à boire ! » « Mange ! » « Des glaçons ! » « Hello ! – C’est pour quoi ?- On peut se voir ?». Il vaut presque mieux. Quand la phrase se forme, ça donne : « Prépare-toi à te débarrasser du têtard » « Si tu t’imagines qu’il y a quelque chose entre nous, tu te trompes ; rien ne me touche moins que ton affection. Fiche le camp ! »

    • LA VILLE, L’USINE, LA MAISON

La ville enferme l’individu dans son gris tenace. Iris habite dans la ville. L’usine enferme le corps dans son mouvement répété à l’infini. Iris habite Rue de l’Usine, 44, côté cour. La famille enferme Iris. Le premier mot que lui décochera son père : « Putain ! ».  Sa mère :« Rapporte-là »

  • LA TELEVISION, COMPTABLE DES MASSACRES

La télévision continuellement informe du nombre de morts au rythme des conflits mondiaux. Les nombres s’enchaînent d’un pays à l’autre. Ici, l’armée chinoise qui brise la résistance des étudiants, bilan : des centaines de morts, là, une explosion en Russie, bilan : 2 morts et 700 victimes, là-bas, la mort de l’Ayatollah Khomeiny. Nous sommes dans l’information quantifiée. Jamais aucune analyse n’est proposée. Voici les morts ! Voici les désastres auxquels vous avez échappés. C’est pire ailleurs, donc notre vie n’est pas si mal. Le vomi qui sort de l’écran s’avale quotidiennement, jusqu’à l’endormissement du père dans le fauteuil.

  • « MÊME SI TU N’ES PAS EXEMPLAIRE, TU AS UN TRUC INEXPLICABLE »

La Radio diffuse des chansons sur la nécessaire présence « le plus important est surtout ta présence, les autres te trouvent impossible, mais même si tu n’es pas exemplaire, tu as un truc inexplicable ».

Les chansons touchent l’âme d’Iris et marque un peu plus sa solitude. Elle, n’a même pas de présence autour d’elle. Il y a bien un là-bas.

Combien est beau l’ailleurs ; on le sait, Iris le sait, la chanson lui dit : « De l’autre côté de la mer, quelque part, il existe un pays où les vagues clapotent sur le rivage du bonheur, où les plus belles fleurs brillent de tout leur éclat. Là-bas, on peut oublier tous ses soucis. O, si un jour je pouvais me rendre dans ce pays fabuleux, j’y resterai à jamais, comme un oiseau. Mais sans ailes, je ne peux pas voler. Je suis un prisonnier de la terre, ce n’est qu’en pensée que je peux m’y rendre. » Iris malgré son grand manteau blanc ne réussit pas à prendre son envol dans les grandes allées. Il y a longtemps qu’on lui a coupé les ailes. Elle restera prisonnière.

IRIS EN MANQUE DE TENDRESSE

Mais elle se sait qu’elle vit encore. Qu’il reste une faible lueur intérieure qui n’est pas encore éteinte. Même le vent fort que l’on entend au début ne peut pas l’atteindre. Ses doigts sur les paquets d’allumettes caressent chaque paquet avec une grande attention.

Elle glisse sur son travail. Sa tête est ailleurs. Et ses doigts suivent la courbe des rêves. « Merci d’être, sans jamais te casser, Iris, ma fleur de gravité » (René Char, Lettera Amorosa). Elle fond en torrents de pleurs au cinéma où trônent des photos de Lauren Bacall et d’Humphrey Bogart. Elle range à chaque anniversaire sur son étagère une nouvelle aventure d’Angélique. Elle est prête à recevoir tout l’amour qu’elle entrevoit. Le réceptacle attend l’homme providentiel.

  • LA PRINCESSE A BESOIN D’UNE ROBE

L’argent qu’elle prend de son travail pour acheter la robe rouge convoitée se fera dans la honte. Mais il lui faut ! Elle n’a pas le choix. Sans la robe, c’est la mort définitive à coup sûr. Toute princesse ne peut séduire qu’en robe magnifique son prince charmant. Et la rencontre primordiale à toujours lieu pendant le bal. Cendrillon ou Peau d’Âne étaient pauvres aussi…

  • LE BAL, ENFIN.

Le moment est important et passe d’abord par la douche. Comme tout acte de sacrifice. Elle va donner son corps à l’être élu. Un homme s’assoit à ses côtés. Enfin. Ce sera lui. C’est certain.

Elle sourit timide. Il lui prend la main. Ils dansent. Lui, sans expressions. Elle se blottit lors du slow contre lui, couche sa tête sur son épaule. Elle sourit, heureuse. Elle se donne à lui. Le lendemain, lui, rajuste sa cravate. Il la regarde. Imperturbable. Sort un billet. S’en va.

  • LES JEUX SONT FAITS.  « – QUELS SONT LES EFFETS ? – ÇA TUE ! »

Le désespoir est proportionnel à tous les espoirs mis dans cette rencontre. Il était l’Homme, l’Amour, la Vie, l’Espoir. Il la refuse. Ils la refusent. Même ses parents. Avant de décider de tuer, Iris est face à une table de billard.

Les trois dernières boules sont là, sans mouvements. La queue est posée sur la table. Les jeux sont faits. Rien ne l’arrêtera plus. Dans les romans d’Angélique aussi il est souvent question de mort et de poison : « Il se peut que nous soyons des gueux, dit Angélique à voix très haute et très distinctement, mais nous ou moins, nous ne cherchons pas à empoisonner le roi ! » (Serge et Anne Golon, Angélique, Marquise des anges).

Le poison sera la dernière touche romantique digne des héros d’aventures. La mort, ici, est tellement ordinaire, tellement commune. La vie de tous les jours distillent cette mort continuellement. La ville aussi se meurt. Les rues sont délabrées. Les murs s’effritent. Les portes grincent et ne ferment pas.

Personne ne sourit. Quand elle rentre dans la pharmacie pour demander la mort-aux-rats, la vendeuse ne s’étonne pas et demande seulement comme précision : « une grande boite ». Le mot « MORTE » s’affiche au milieu de l’écran. A la question : « Quels sont les effets ? », une réponse tranchante « ça tue ». « Bien ».

« Quand je me réveille, il fait noir : toujours » (Jacques Roubaud, Quelque chose noir). « Je voudrais mourir, mais je n’ai plus de place à cause de tant de mort » (Cioran, Le Crépuscule des pensées, IX)

Jacky Lavauzelle