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FONTE LUMINOSA – FONTAINE MONUMENTALE Les Larmes d’Alameda – Diogo de Macedo

   

Alameda Dom Afonso Henriques LISBOA – LISBONNE
Alameda Lisboa Lisbonne

 FONTE LUMINOSA
LA FONTAINE LUMINEUSE
FONTE MONUMENTAL
FONTAINE MONUMENTALE

Fonte Luminosa

Jardim da Alameda Dom Afonso Henriques
Jardin d’ALAMEDA Alfonse Ier
Dom Alfonso Henriques Alphonse I Fonte Monumental Fonte Luminosa Alameda

Diogo de Macedo
Sculpteur – Escultor

22 novembre 1889 – 19 février 1959
(Vila Nova de Gaia, 22 de Novembro de 1889 — Lisboa 19 de Fevereiro de 1959)

Fonte Luminosa

« Entre as décadas de 20 e de 30 editou as primeiras publicações, colaborou em jornais e revistas, como no Ocidente, onde, desde 1939, publicou Notas de Arte. E viajou pela Europa.
De 1939 a 1940 executou « Tejo » e quatro « Tágides » para a Fonte Monumental da Alameda Afonso Henriques. »
(in U PORTO – Antigos Estudantes Ilustres da Universidade do Porto)

Tágide & Tejo
1940

Fonte Luminosa

 

Fonte Luminosa 3

Fonte Luminosa 2
Tejo – 1940
Fonte Luminosa 4
Tejo -1940

Fonte Luminosa 1
Tágide – 1940

Fonte Luminosa 5

 LISBOA – LISBONNE
Alameda Lisboa Lisbonne

CARAVAGE : L’INCREDULITE DE ST THOMAS

Le Caravage
Michelangelo Merisi da Caravaggio
L’incrédulité de Saint Thomas
(vers 1603)

 

L'incrédulité Le Caravage

Le doute et la foi
Une impossible rencontre


Simone Weil, dans la Pesanteur et la Grâce, dans le chapitre consacré au malheur, nous disait : « Souffrance : supériorité de l’homme sur Dieu. Il a fallu l’incarnation pour que cette supériorité ne fût pas scandaleuse. ». Le Christ apporte son corps martyrisé devant les hommes. Sans supériorité, il est là, attendant le jugement. Sa plaie ouverte est le centre de tous les regards et de toutes les attentions. Il n’est plus divin, mais un homme parmi les hommes.

 

L'incrédulité de Saint Thomas (la blessure)

En deçà de la foi
David Salle voulait voir dans la peinture des corps un point de vue qui ne soit pas ordinaire. L’œuvre du Caravage participe à cette extraordinaire position de corps, d’une plaie et d’un doigt, du matériel et du spirituel, du doute et de la foi. Il n’y a pas d’obscénité dans cette pénétration, juste un moment où l’homme montre ses limites. L’acte est solennel, les visages en témoignent. Mais de la puissance des ces regards, s’évanouit la force du divin.

Les têtes se retrouvent en se rassemblant, comme dans une possible unité d’esprit. Quatre têtes, côte à côte, comme représentant le monde et ses quatre points cardinaux. En haut, les têtes, le divin, la réflexion, la raison, la foi ; plus bas, le corps, la plaie, le mal, la souffrance, le doute.

Les têtes sont là mais la stupeur ferme la bouche des personnages. Stupeur et attente. Est-ce possible ? Ce doigt qui pénètre, que révélera t-il ?

Loin d’apporter des réponses dans la hauteur de la foi, ce doigt ne montre rien et, en pénétrant, assèche le retour et limite les perspectives. Le doigt montre l’individu, le ‘Je’, qui se perd dans l’universel de ce corps.

La preuve par une insaisissable rencontre
Nous rentrons, par le doigt de Saint Thomas, dans l’insaisissable. Il voit la plaie, mais cela ne suffit pas. Il faut faire entrer un peu de sa chair dans la chair de l’autre, quitte à l’ouvrir à nouveau et à faire souffrir. La vérité serait-elle à ce prix ? Cette tentative semble réussir. Le doigt rentre, le corps du Christ s’ouvre. Plus que dans la proximité nous sommes dans l’être. Mais y sommes-nous vraiment. La chair qui s’ouvre laisse-t-elle passer la vérité ? Quelle vérité ? Que promet réellement cette rencontre ?

La proximité insaisissable

« « A aucun instant, écrit Hofmannsthal (Die Wege und die Begegnungen – Les Chemins et les Rencontres) le sensible n’est autant chargé d’âme, et ce qui est de l’âme aussi sensible que dans la rencontre. » Le corps lui-même s’y ouvre à l’inconnu qu’aucun sens pourtant ne nous donne et l’âme est elle-même inquiétée  d’un obscur désir. La proximité est bien celle de l’insaisissable. Mais il semble que pour Hofmannsthal la rencontre soit vouée à la déception et que cet insaisissable meure avec l’infini qu’il portait en lui, lorsque nous tentons de le saisir La rencontre promet plus que l’étreinte ne peut tenir. » (Jean-Louis Chrétien, l’Effroi du beau).

La rencontre du doigt se pensait comme l’ouverture et le commencement de la foi. Le toucher a accouché d’un banal assentiment ; oui, cela est vrai, la plaie est là, c’est certain, l’homme qui est là a survécu et alors ?
Le corps en s’ouvrant pour recevoir réduit la puissance pour ne retenir que l’anecdotique d’un ressenti dans la fugacité de l’instant.

 Pas de sentimentalisme dans l’œuvre du Caravage, pas de moralisme non plus. Le fait est là, enfin !,devant Saint Thomas. Peut-être est-ce le Christ qui retient, peut-être aussi amène t-il le doigt pour le planter là dans la chair. Les yeux des trois hommes sont vissés devant cette fente béante, ne regardant qu’elle et oubliant l’homme dans sa gloire. Il y a comme une scène de marché où l’homme doit toucher la fraicheur du fruit avant de l’acheter en le palpant, le retournant, afin de s’assurer que son acte ne sera nullement regretté et son argent bien dépensé.

Pendant que la plaie apparaît, c’est le Christ qui commence à disparaître. La communication qui aurait dû se créer se perd dans cette chair ouverte, seulement ouverte.

L’éclairage de l’érotisme

Si le toucher limite la rencontre, elle ouvre le champ à un érotisme dans le sens de Francis Marmande : « l’érotisme est un éclairage. Mais il n’est pas seulement ce qui illumine : il est dans la conscience de l’homme ce qui met l’être en question. Sans doute l’éclaire t-il trop crûment. » (Le Journal Littéraire, n°2 p56).

Et cet éclairage Le Caravage l’apporte non pour Saint Thomas, qui après cette certitude retombera maladivement dans le doute, mais au spectateur. Il amène aussi ce que la chair à de triste et de maudite. Mais à ce titre, peut refonder une humanité nouvelle. « En un sens l’œuvre de chair apparut maudite aux premiers hommes. C’est même cette malédiction qui a fondé l’humanité. C’est elle qui l’a séparée de son contraire, l’animalité qu’elle regarde encore, à certains égards, avec une inconsolable nostalgie » (Georges Bataille, l’Erotisme)

La porte qui s’est ouverte par cette plaie n’a apportée qu’une simple réponse à Saint Thomas. Où en sommes-nous alors maintenant ?
« Nous sommes au point où l’amour est tout juste possible. » (Simone Weil, La Pesanteur et la grâce)

 

Jacky Lavauzelle

Philippe Maliavine L’IVRESSE DU ROUGE Филипп Андреевич Малявин


PHILIPPE MALIAVINE
Филипп Андреевич Малявин
800px-Filipp_Maliavin_by_Filipp_Maliavin_(1869-1940)
1869—1940
L’Ivresse du Rouge

 

L’Ivresse du ROUGE

Maliavine 1906 détail

Un moment avec Philippe Maliavine, c’est un instant dans l’âme russe, dans le rouge de l’âme, dans la passion qui explose au milieu des fêtes enfiévrées, sublimant le grenat de sentiments exacerbés.

LA CHASSE A L’HOMME

Des cris dans les vapeurs d’excès, les pleurs aussi qui illuminent les lumières de la nuit. Les femmes sont là, entre elles. Elles rient déjà de la bêtise des hommes qui sont là à attendre.

“Elles connaissent le manière d’attirer les hommes pour elles, de même que pour leurs filles. Car

maliavine 6

nous, les hommes, ne savons pas et cela parce que nous ne voulons pas savoir. Le sentiment le plus désintéressé, le plus poétique, que nous nommons l’amour, dépend, non point des qualités morales, mais d’une intimité physique, d’une coiffure, d’une couleur ou de la coupe d’une robe. Elles ne pensent qu’à cela, c’est leur seule occupation. Le plus horrible, c’est de voir toutes les jeunes filles s’occuper de cette chasse à l’homme.” (Léon Tolstoï, La Sonate à Kreutzer, VI & VIII, trad. Ivan Slobodskoy)

UN ETALAGE DE PRODUITS GASTRONOMIQUES

Oublions les gris, les rouges timides et les tons pâles des Kuindzhi, Terk, Harlamoff, Bilibine, Musatov, Repine. Seuls Andréi Lanskoy ou Abraham Arkhipov, soutiennent la ferveur des couleurs et des tons larges, somptueux et généreux. Mais retournons à la fête. Tout dépend donc d’une couleur. Il s’agit de ne pas se tromper. Prenons donc celle de la passion, de la vie, du désir. Evidemment, nous prendrons le rouge…

“Les hommes font naître en moi une curiosité malsaine…et très vive. Je suis jolie, voilà mon malheur ! Au lycée, en seconde, les professeurs me gratifiaient déjà de tels regards que j’en avais honte et que je rougissais, ce qui semblait leur faire grand plaisir : ils souriaient comme des gourmets devant un étalage de produits gastronomiques. » (Maxime Gorki, Les Estivants, Acte III, trad. Genia Cannac)

Maliavine Jeunes Paysannes

A S’EN PEINTURLURER L’ÂME

Mettons du rouge, sur les lèvres et sur la table, sur nos joues et sur nos robes. « Elle a l’habitude de se mettre du rouge sur la gueule…et elle veut s’en peinturlurer aussi l’âme…y mettre un peu de fard. » (Maxime Gorki, Les Bas Fonds, Acte III, trad. Genia Cannac)

Les filles sont là, toutes là, devant nous, franches. Elles ne détournent pas la tête, ni ne baissent le regard. Pas de temps à perdre ! Elles ont mis le rouge, du rouge avant tout. Tout ce soir captera la lumière et les yeux. Il n’y en aura que pour elles. Loin le travail du jour et des champs. Loin le froid de cet hiver qui jamais ne finit. Ce soir, elles le savent, ce sera le bon soir.

 “Le malheureux ne savait où donner de la tête pour dénicher les camélias en vue du bal d’Anfissa Alexéïevna… Pour faire son effet, Anfissa Alexéïevna désirait des camélias rouges.” (Dostoïevski, L’Idiot, I, XIV, trad. A. Mousset)

VERS LE DOULOUREUX TREPAS

Peu importe, si la luxure est un vice, Dante ne la décrit-il pas qu’au début de l’Enfer, qu’au deuxième cercle seulement. Satan est bien loin, au fond de ce cône. Il peut attendre, nous ne risquons pas grand chose. Peut-être, seulement sentir quelques relents de son haleine fétide.  Rions et profitons. Oublions, tant qu’à l’heure, belles encore nous sommes.  “Poète, volontiers je parlerais à ces deux-ci qui vont ensemble, et qui semblent si légers dans le vent…Si fort fut mon cri affectueux. O créature gracieuse et bienveillante…Hélas, que de douces pensées, et quel désir les ont menés au douloureux trépas !” (Dante, L’Enfer, Chant V, trad. J. Risset)

Maliavine Le cri 1925

Mais au diable les tourments et que nous importe demain. La fête bat son plein. Les serveurs et les danseurs nous attendent. Pensons à cet instant suave et joyeux. Les copines attendent. La fête ne fait que commencer. La nuit sera longue. N’entendez-vous pas la musique ? Laissez-vous emporter, prenez le ruban rouge et laissez-vous guider !

TE CEINDRE DE MON RUBAN ROUGE

Oustienka était une jolie fillette, petite, grassouillette,

Maliavine Le Peintemps 1927

vermeille avec de petits yeux bleus, joyeux, un perpétuel sourire sur ses lèvres rouges, perpétuellement en train de rire et de bavarder.” (Léon Tolstoï, Les Cosaques, XXV, trad. Pierre Pascal)…” Puis, clignant des yeux, haussant les épaules et esquissant un pas de danse, il chanta : je t’embrasserai, t’enlacerai, je te ceindrai d’un ruban rouge. Je t’appellerai : cher espoir !” (XXVIII)

Au diable les mots ! Rentrons dans la danse !

Jacky Lavauzelle

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Philippe Maliavine

SONGRIT MUAIPROM : L’ETERNITE DE LA LUMIERE DE L’ISAN








ศิลปิน
Songrit Muaiprom

Songrit Muaiprom Portrait Artiste Artgitato

ทรงฤทธิ์ เหมือยพรม
Exposition Bangkok Novembre 2014
BACC : Bangkok Art and Culture Centre
หอศิลปวัฒนธรรมแห่งกรุงเทพมหานคร
ถนน พระราม 1 แขวง วังใหม่ เขต ปทุมวัน
Bangkok 10500, Thaïlande

 L’ETERNITE DE
LA LUMIERE
DE L’ISAN

Des couleurs et de l’éclat, de la joie et de la fête. Et du sacré.

Des couleurs pures et éveillées, sans errances ni vicissitudes. Les peintures sont faites « à la manière de » et garde une signature personnelle d’une évidence naturelle. L’ensemble se compose sur des thèmes joyeux et festifs de chants et de danses qui illuminent les soirées des fêtes en Isan (อีสาน) comme au Laos

Songrit Muaiprom artgitato 2014Songrit Muaiprom peint le mouvement dans l’acte de foi. Il transcende ainsi le cours ordinaire de la vie et sublime ainsi la représentation. Dans sa palette pointe toujours une modernité retenue dans le contexte traditionnel de l’imagerie bouddhiste au travers d’un animal ou d’un trait parcourant l’espace de l’œuvre. Nous vagabondons entre les personnages imaginaires de Joan Miró, les couleurs de Klein ou de Malevitch.

Songrit Muaiprom artgitato

Songrit Muaiprom garde l’étincelle des couleurs qui couvrent les temples en les marquant un peu plus du sceau du religieux : le bleu méditatif, la pensée juste du jaune, l’énergie spirituelle du rouge, et la sérénité de la foi dans le blanc. Mais aussi le vert pour la force, l’énergie de vie, le dépassement de l’envie.Songrit Muaiprom artgitato 2014 2

Drapeau du BouddhismeNous retrouvons quatre des cinq couleurs qui émanent de l’Eveil du Bouddha. Ce sont les couleurs des rayons, de la Budu Res, qui se forment autour de sa tête. Il ne manque que le vert, que Songrit Maiprom garde souvent pour ses représentations de Garuda et de Naga. Ce sont les couleurs que l’on retrouvera sur le drapeau du bouddhisme.

Songrit Muaiprom artgitato 2

Songrit joue particulièrement avec le bleu et le rouge. Deux couleurs que l’on retrouve sur le drapeau de la Thaïlande. Le rouge de la Nation et le bleu de la Royauté. Mais aussi le bleu que l’on retrouve sur de nombreuses toitures de bâtiments de l’Isan et du Laos. Et le rouge, la couleur de la profondeur, de la vie, la couleur de la terre d’Isan.

Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 2014 artgitato

Le côté décoratif reste aussi ancré dans la culture Thaïlandaise. L’œuvre se doit d’être agréable et de ne pas heurter l’œil. Mais plus encore, elle devient porteuse d’une proposition inventrice. La fougue des corps et le balancement des êtres renouvellent alors la lecture classique des œuvres traditionnelles. Songrit relie le spirituel de l’œuvre à la réalité du monde en marquant les thèmes populaires de la rencontre et de la fête sans pour autant heurter le sacré.Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 2 2014 artgitato

Songrit montre des empreintes de vie dans cette nécessaire esthétisation du sacré. Il y place la lumière et alors les humains et les animaux sacrés échangent et communient.

Il y a aussi cette opposition entre la matière épaisse et plâtrée de l’œuvre et la transparence des formes. La première favorisant l’envol et la légèreté de la seconde. Comme cette matière blanche nous semble lourde et sculpturale quand les couleurs viennent soulever l’ensemble. Comme un arbre épais avec la légèreté de son feuillage. L’épaisseur disparaît pour ne laisser que la lumière.

Songrit Muaiprom Indiginousthai dancing and singing 1 2014 artgitatoC’est le corps qui est en fête dans une vision commune entre passé et futur, entre tradition et modernité. Dans sa force du trait et des monochromes, Songrit se place en garant et en défenseur de l’identité d’Isan, bien loin des visions globalisantes et mondialistes. Il ancre la mémoire en libérant les formes dans une danse éternellement lumineuse.

Jacky Lavauzelle

 

 

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 2

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 3

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 4

 

Songrit Muaiprom BACC 2014 5

 

Songrit Muaiprom BACC 2014

 

LA CENE : De la divinité de DIRK BOUTS à l’humanité de LEONARD DE VINCI

LA CENE
DIRK BOUTS
(La Cène : 1464-1468)

LEONARD DE VINCI
(La Cène – L’Ultima Cena 1494-1498)

 LE LINTEAU
&
LA TABLE

 De la divinité de Bouts
à l’humanité de Leonard

Deux Cènes qui s’opposent. La flamande et la milanaise. Celle du nord et celle du sud. Comme s’il s’agissait de deux épisodes différents et que les douze apôtres n’étaient plus les mêmes.

Trente ans séparent ces deux œuvres, celle de Dirk Bouts, réalisée entre 1464 et 1468, élément central d’un triptyque,  et celle de Léonard de Vinci, peinte entre 1494 et 1498 pour l’Eglise Santa Maria delle Grazie de Milan. Ces quatre dernières années correspondent  exactement pour Florence aux sermons de Savonarole qui ébranlèrent Florence et une partie de la chrétienté

La Cène de Léonard



Dirk Bouts La Cène Les ondesEntre les deux Cènes, une génération mais aussi une régénération picturale. Nous sommes dans celle de Bouts dans la verticalité divine, celle que l’on trouve, par exemple, dans la montée et la descente des cercles de la Divine Comédie de Dante. « Così discesi del cerchio primaio giù nel secondo, che men loco cinghia e tanto più dolor, che punge a guaio» (cinquième chant de l’Enfer) (« Ainsi je descendis du premier cercle vers le second, avec moins d’espace pour se mouvoir mais avec beaucoup plus de chagrin et de lamentations »).



 

Dirk Bouts La Cène Les regards

Le divin de Bouts est en haut et l’ensemble concourt à l’élévation. La composition porte Jésus déjà vers sa destinée divine, comme soulevé, porté par les apôtres. Ces premiers fidèles sont dans des postures religieuses de prières avec les mains jointes ou en adoration. Tous, même l’homme devant à gauche qui plie la main de manière disgracieuse et inconfortable, seule manière de la montrer. Tous, sauf un, l’homme de droite, avec sa tunique rouge. Un seul ne les montre pas : l’homme en rouge devant nous à gauche qui nous tourne le dos. La scène est profondément religieuse et le seul luminaire au-dessus de la tête du Christ apporte déjà le couronnement qui suivra son ascension. Même si quelques apôtres discutent entre eux, ils le font dans la modération. L’autorité de Jésus est là, évidente. Le linteau au-dessus de la porte n’est pas long, mais large, bien placé entre la tête de Jésus et sa couronne.



Notre Léonard plonge sa composition dans une époque qui est déjà la nôtre, plus confuse et anarchique, plus désinvolte et individualiste. Les apôtres se répondent. Ils se lèvent et se parlent entre eux. Les mouvements sont larges et les mains parlent. Un début de chaos semble régner. Jésus vient de dire que l’un d’entre eux avait trahi. Léonard est plus proche d’une vision relativiste d’un Machiavel. Le Prince paraîtra quelques années plus tard, en 1532. Toute vérité n’est pas bonne à dire.  « Alcuno Principe di questi tempi, il quale non è bene nominare, non predica mai altro, che pace e fede; e l’una e l’altra, quando e’ l’avesse osservata, gli arebbe più volte tolto lo Stato, e la riputazione » (Il Principe ou De Principatibus, Le Prince, chapitre XVIII) (« Certains princes, de nos jours, que nous ne nommerons pas, ne prêchent que la paix et la foi ;  si celles-ci étaient observées, ils perdraient de facto et leur Etat et leur réputation »)

La complexité de l’humain entre en compte. Le seul pouvoir divin ou royal n’est plus suffisant.







Dans son œuvre  Léonard prend le contre-pied de Dirk Bouts. Celui-ci choisit la verticalité et la spiritualité  alors que celle de Léonard occupe tout l’horizon et plonge ses racines au cœur de l’humain. L’horizontalité de la toile, celle de la table, celle de la faute. Le point de fuite est plus bas que le centre du tableau. Mais l’ensemble est parfaitement homogène, aidé par de fortes lignes structurées du bâtiments, la table massive, structurante et des groupes de trios des apôtres. « Toute partie tient à se réunir à son tout pour échapper ainsi à sa propre  imperfection » soulignait léonard.



Cette horizontalité de Léonard s’écrase presque dans le sol. Pas de couronnement. Juste une scène où le brouhaha semble régner. Rien de spirituel, presqu’un repas pris entre amis. Jésus seulement est en état de grâce. Il vient d’annoncer que l’un d’entre eux l’a trahi. « Un acte de justice et de douceur a souvent plus de pouvoir sur le cœur  des hommes que la violence et la barbarie.»(Nicolas Machiavel) Mais les apôtres l’ont déjà quitté. Judas, le quatrième à partir de la droite, et au-dessus de lui Pierre, est le seul à avoir le haut du corps en arrière. Tous les autres vont de l’avant. Les postures sont désordonnées avec plusieurs prises de parole. Postures qui contrastent avec celles de Bouts, toutes de rectitude. « La peur naît à la vie plus vite que tout autre chose » disait Léonard. Les apôtres ont peur. Ils se retrouvent devant l’inconnu. Ils sont terriblement humains.

La Cène de Dirk Bouts présente une pièce avec la porte du fond fermée et les fenêtres ouvertes. Les trois (la Trinité) s’ouvrent sur un ciel engageant, éclatant. La spiritualité s’en trouve renforcée. Des oreilles écoutent sur les côtés pour transmettre et propager. Jésus emporte avec lui, déjà, sa future résurrection.

Le parti pris de Léonard est de plonger Jésus dans son humanité, le parti de rester auprès des hommes pour leur apporter le salut. Pour cela, la porte derrière reste ouverte ainsi que les deux fenêtres à côté mais les fenêtres sur les deux côtés, à droite et à gauche, sont condamnées.





 En 1468, année où Bouts termine son œuvre né Guillaume Budé, un des pères de l’humanisme. C’est une nouvelle réflexion qui voit le jour, une  nouvel universalisme. Mais toujours dans une profonde et divine rigueur, Hostinato rigore. Les questions qui apparaissent sont d’une autre complexité. Mais Léonard sait bien que « la rigueur vient toujours à bout de l’obstacle. » 

Jacky Lavauzelle

 

Eva KMENTOVA : LA RESISTANCE A L’OPPRESSION (Femme au soleil – žena na slunci -1958, bronze 2005)






Eva Kmentova (1928-1980)
Femme au soleil
žena na slunci
(1958, bronze 2005)

 Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (1)

La Résistance
à
L’Oppression

Dans une cour du Musée Kampa (Museum Kampa, U Sovových mlýnů 2, 118 00 Praha) au milieu d’autres statues, la Femme au soleil d’Eva Kmentova, seule, contre un mur, s’offre à nous.

Il s’agit d’une femme, les proportions sont là. Mais la féminité est peu marquée. Et nous sommes autant dans le corps de l’artiste que dans celui d’une humanité plus générale.

La femme est là, face contre terre. Comme jetée à terre. Presqu’humiliée. L’être est couché, comme soumis, mais tout son effort tend vers le redressement. Se mettre droit. Tenir debout. Ne pas rester dans la situation originelle. S’élever. Ne pas rester coucher. Ne plus rester soumise.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (2)

Les masses s’équilibrent sur le socle en pierre blanche. Et les membres, la tête et les jambes, se lèvent, se jettent vers le soleil, comme s’il s’agissait de s’arracher de la terre. Ce corps lourd et massif veut partir, s’envoler. Il se tend un peu plus de chaque côté. Quelque chose peut casser à tout instant. Et ce corps qui part, laisse un peu plus la terre pour rejoindre les astres.

Dans cette forme, le corps devient céleste. Il va vers le soleil en devenant lune, croissant de lune. Ce corps en a besoin. Il a soif de cette chaleur. C’est une nécessité vitale pour lui, pour ce corps devenu satellite.

S’il se tend, il se tend comme un arc. Un arc qui enverrait dans le ciel, vers le soleil, ce besoin d’un ailleurs, ce besoin d’espoir, pour vaincre enfin sa peur. Pour laisser son désir s’épanouir.

Cette masse si imposante devient ligne par cette position tendue. La tension ne pourra pas durer éternellement, mais qu’importe, puisque, en existant, elle permet au corps de s’ouvrir, de s’entrouvrir.

Avoir gagné sur le lourd, le pesant, le joug, les interdits, la tyrannie et l’oppression, voilà ce que le corps, et plus que le corps, l’être gagne. C’est dans cette prouesse, simple et banale, mais tellement désagréable de cette tension du cou et de cette inflexion du bassin, que l’être peut se lever enfin et que la vie peut commencer, moins mécanique et plus humaine.

Elle se tend juste avant la cassure qui elle serait définitive. Inconfortable et seule, mais vivante encore et espérant.

Eva Kmentova žena na slunci (1958, bronze 2005) (4)Eva Kmentova, ainsi que son mari Olbram Zoubek, qu’elle a connu à l’Académie des Arts,  faisait partie du groupe Trasa, où figuraient notamment les sœurs Jikta er Květa Válovy. Eva apporta au groupe de cette nouvelle figuration une dimension poétique, plus sensuelle. Elle fut bridée tout au long de sa vie par le système communisme. Comme de nombreux artistes tchèques, elle vécut grâce à des petits boulots comme vendeuse et restauratrice de bijoux.

žena na slunci porte la trace de Fernand Léger. cette sculpture a été réalisée trois ans après la mort de l’artiste français.

« L’art est fait d’oppression, de tragédie, criblées discontinûment par l’irruption d’une joie qui inonde son site, puis repart. » (René Char, Eloge d’une soupçonnée, 1988)

 

Jacky Lavauzelle

La MAISON DANSANTE = LA MAISON DE KAFKA (Tančící dům 1996)








Vlado Milunić & Frank Gehry

LA MAISON DANSANTE
(Tančící dům 1996)

 La maison dansante Kafka

 

 LA MAISON
DE KAFKA

Il fallait à Prague un immeuble qui nous parle de la ville et de son avenir, qui nous fasse oublier un passé douloureux, mais surtout qui nous parle avant tout de Kafka, de sa présence. Qui nous parle de lui, et parle surtout de son œuvre, avec sa logique interne, les balancements et les pertes d’équilibre. Bref, il fallait un immeuble qui parle de position, de fondation, de normalité, de changements de proportions, d’étrangeté. Bref, enfin un immeuble qui parle de nous.

C’est un immeuble au premier abord étrange et curieux. Un peu comme dans La Colonie Pénitentiaire (In der Strafkolonie), sans la même finalité ni le même usage. Mais la curiosité fait partie de l’âme tchèque et surtout de l’âme praguoise.

 

La maison dansante toit

 

Dans le Terrier (Der Bau), Kafka fait parler un narrateur seul qui calcule les avantages et les inconvénients de sa demeure idéale. La perfection reste sa perfection. Comment se protéger du monde et des ennemis qui cherchent à l’en déloger. Un narrateur qui recherche les sorties idéales et maximalise sa sécurité. « Je me trouve dehors et recherche comment y pénétrer ; j’aurai besoin, à cet instant, de mes architectures. » L’architecture doit donc répondre d’abord à des besoins. Elle se doit d’être fonctionnelle avant même que d’être belle. Mais nous ne sommes pas dans un terrier et nous n’avons pas à nous protéger autant du monde extérieur.

Plaque bronze Prague Kafka

L’œuvre de Kafka a toujours une logique interne massive. Les personnages s’y déplacent naturellement. Et dans cette logique l’ordinaire et l’extraordinaire se mélangent. En arrivant du quai Rašín (Rašínovo nabřeží), de la rue Resslova, de la place Jirásek (Jiráskovo náměstí), ou du quai Masaryk (Masarykovo nabřeží), l’immeuble appelle notre regard. Mais celui-ci ne paraît pas venir comme une pièce rapportée. Il s’inscrit totalement dans l’ensemble architectural de ce quartier du second arrondissement de Prague. Il  s’est positionné comme une pierre sur sa monture. Naturellement.

Il est vrai aussi qu’à Prague chaque immeuble possède son originalité. Une originalité qui ne vient pas de la hauteur de la bâtisse, mais de sa structure, de ses détails décoratifs et de sa couleur. Et dans les rues de Prague, les couleurs chantent et dansent continuellement et le regard swingue sur l’ensemble des sculptures, des dorures et autres bas-reliefs. Et dans une rue, une ou deux bâtisses conduisent toujours le bal. Plus décorées, plus imposantes ou plus frêles, plus sombres ou plus éclatantes.  « Il en va de l’érotisme comme de la danse : l’un des partenaires se charge toujours de conduire l’autre ». (Milan Kundera L’immortalité) Et dans notre cas à l’adresse Rašínovo nábřeží, Nové Město, Praha 2, c’est le Tančící dům, la maison qui danse, qui amène le groupe de maisons à partir vers le centre. Vlado Milunić et Frank Gehry, les deux architectes, ont plié le premier bâtiment comme si le reste allez partir sur la vieille ville, Staroměstská, et son fameux Pont Charles, le Karlův most.

Statue Kafka Prague

Et dans son mouvement, l’immeuble de bureaux qui se plie, Ginger, le versant féminin, se resserre en son centre et forme un K inversé. Un K comme Kafka ou comme le personnage K  dans Le Château (Das Schloß). Ce K, comme une marque de fabrique de la ville tout entière, renvoie vers la ville, vers l’histoire, mais aussi vers sa nouveauté, sa modernité, dans la Nouvelle Ville, Nové Město.

Il y a le premier bâtiment dans son évident déséquilibre, mais il y a l’autre, Fred, cylindre qui s’élargit vers le ciel. C’est le couple qui danse en premier comme souvent dans la danse. On pourrait s’arrêter là. Car « La danse n’a plus rien à raconter : elle a beaucoup à dire ! … La danse, un minimum d’explication, un minimum d’anecdotes, et un maximum de sensations. » (Maurice Béjart, Un Instant dans la vie d’autrui) Mais nous ne sommes pas que dans la danse avec sa temporalité courte et son concentré d’émotions. Nous sommes dans la vie, dans la ville, de l’aube au crépuscule, dans une autre temporalité. Une modernité qui chasse la vision linéaire de la construction communiste. Une modernité qui s’ouvre vers l’ouest avec la participation du canadien Frank Ghery. Franz Kafka, lui-même, originaire de Prague, était tourné vers l’Allemagne par la langue et la culture.

 

La maison dansante Vue du Pont La Place et Le quai

 

Mais l’ancrage est là. Par le second bâtiment, Fred,  mais surtout par un troisième, continuité linéaire de Fred, qui se mêle et s’intègre un peu plus aux autres bâtiments historiques. Mais les deux bâtiments verticaux ne sont pas si immobiles. Ginger possède des ouvertures linéaires afin de ne pas perturber le pli de l’immeuble. Mais les autres, par la suite du mouvement, suit par un décalage de l’ensemble des fenêtres. Fred est là, planté sur ses appuis, en soutien à la grâce virevoltante de Ginger.

Et si Ginger possède de longues jambes, piliers incurvés multiples et si Fred semble être affublé d’une coiffure hirsute, nous repensons au premier chapitre de La Métamorphose (Die Verwandlung) quand Gregor Samsa, sur le dos, lors de son réveil découvre son nouveau corps et ses nouvelles pattes qui s’agitent incessamment. « Ses multiples pattes, qui, au regard de son corps massif, apparaissaient fragiles et frêles et s’agitaient continuellement devant lui » Et si nous regardons le dessus de l’immeuble Fred, ce sont les pattes de Samsa qui s’agitent au-dessus de ce corps puissant et massif.

Tančící dům (1996 Rašínovo nábřeží, Nové Město, Prague 2)

Jacky Lavauzelle

Olbram Zoubek LA DISSOLUTION DU PEUPLE PAR LE SANG ( MEMORIAL AUX VICTIMES DU COMMUNISME Pomník obětem komunismu Prague)

Olbram Zoubek

Le Mémorial aux victimes du communisme (Pomník obětem komunismu -2002 Prague)
(en collaboration avec les architectes
Jan Kerel et Zdeněk Hoelzel)Olbram Zoubec Prague (12)

 La dissolution
du peuple par
le sang &les pleurs

En revenant du Musée Kampa, nous avons laissé dans une cour la femme au soleil d’Eva Kmentová et une œuvre d’Olbram Zoubek, Victimes (1958), son compagnon dans la vie.




Victimes 1958 Olbram Zoubek Musée Kampa Prague 1

Ces deux œuvres, diamétralement opposées, dans l’espace comme dans le style, séparées par d’autres sculptures sont là, face à face. Celle de Kmentová toute en rondeur, pleine, couchée, entière, face contre sol, celles de Zoubek en saillie, décharnées, vidées, pointues et droites. Ces œuvres si différentes sont celles d’un couple ayant vécu aussi longtemps ensemble et ayant participé à la même scène tchèque à travers le groupe Trasa.

Olbram Zoubec Prague (1)

 

Différentes mais parlant d’une même volonté, d’un véritable combat, la recherche d’un autre futur. L’œuvre de 1958 de Zoubek préfigure l’œuvre du Mémorial, par sa structure déchiquetée, fantomatique. Même si les sculptures n’ont encore pas d’expression et que les têtes sont réduites à leur plus simple expression. Mais déjà elles sont debout et elles marchent. La célèbre expression de Goethe : « Tout homme qui marche peut s’égarer » ne marche pas. Sous un tel régime, ne rien faire, ne rien dire, c’est avant tout s’égarer et mourir à petit feu.

 

Olbram Zoubec Prague (2)

En remontant vers le deuxième arrondissement, il suffit simplement de prendre deux rues, Vítězná ou Říční, et de se retrouver vers ce groupe de sculptures, mi humaines mi zombies qui déferlent de la petite colline Petrin. Un groupe d’hommes membrés et démembrés, condamné à rester là, figé dans le lieu et dans notre mémoire.  « La mémoire est à la base de la personnalité individuelle, comme la tradition est à la base de la personnalité collective » (Miguel de Unamuno). En effet, ce monument ne parle pas qu’à l’Homme, ne parle pas que son histoire, il parle de nous, il parle à chacun de nous.

 

Olbram Zoubec Prague (3)

Olbram Zoubek parle de son point de départ dans sa réflexion et de son travail sur le regard de chacun à travers son œuvre. Celui-ci ne peut que changer. Il est parti du mot MUKL, condamné : « Vycházel jsem ze slova mukl: muž určený k likvidaci. Nepadá, pořád stojí, postava nemá tendenci se vzdát, zlomit, podrobit, ale stojí, i když je štípaná blesky, ohlodávaná a ničená… Můžete se mezi nimi dívat i na Národní divadlo, je to pohled nový, jako by se ti mrtví dívali i na nás, na Vítěznou třídu k Národnímu divadlu. » (« Je suis parti du mot Condamné : Un homme destiné à être liquidé, à être éliminé. Quand il tombe, il se redresse encore. Il n’abandonne pas. Brisé, soumis, il résiste. Même si parfois il pense à abandonner. Parmi eux, vous changez votre vision, comme si les morts et nous regardions le Théâtre National « ).

 

Olbram Zoubec Prague (5)

Sept sculptures avancent donc vers la ville. Sortes de morts-vivants, les corps déchiquetés par la violence d’une idéologie, le communisme. Sept sculptures arrachées à la vie qui nous renvoient au septième cercle de l’Enfer de Dante. Toujours quand le démon des hommes frappe, la Divine Comédie ouvre ses ailes et ses pages. C’est notre miroir contemporain, notre abreuvoir. Rappelons ces vers du Chapitre XII : « Era lo loco ov’ a scender la riva venimmo, alpestro e, per quel che v’er’anco, tal, ch’ogne vista ne sarebbe schiva. » (« Nous arrivâmes à cet endroit difficile où nous devions descendre et où se trouvait cette monstruosité que tous les yeux fuyaient ») Le septième cercle s’ouvre à nous, celui des violents.

Olbram Zoubec Prague (6)

 

Nous ne franchirons pas « la riviera del sangue » (« la rivière de sang »), mais nous sentiront aux travers de leurs chairs « qual che per violenza in altrui noccia. » « E’ son tiranni cher dier nel sangue e ne l’aver di piglio. » (« Ces tyrans qui se baignent dans le sang et se complaisent aux pillages »)

Le communisme a pillé les êtres. Les ayant soumis, cassé, rompu, achevé. Mais les êtres sont restés droits. Ils continuent à marcher. Le rien de la première stèle, n’est qu’un commencement. Les communistes n’ont rien pu faire contre la détermination et la volonté de vivre inextinguible  de l’être humain. Celui s’est levé. Le corps en lambeau. 

Les sculptures marchent vers la ville. Vers le centre.

 

Olbram Zoubec Prague (8)




 

Olbram Zoubec Prague (9)

 

Olbram Zoubec Prague (10)

 

Olbram Zoubec Prague (11)

 

Ils reviennent à nos mémoires qui trop facilement oublient. Les chiffres sont là rangés, 205486 personnes condamnés dans des procès politiques. Un acharnement au quotidien. 4500 morts en prison. 248 exécutions. Nous repensons aux chiffres d’Alexandre Soljenitsyne dans l’Archipel du Goulag, les grandes purges, les quinze millions de déportés russes entre 1920 et 1930, les exactions du régime chinois, cubains, de Pol Pot, …

Il parait loin le temps où Paul Vaillant-Couturier  répétait en toute bonne foi que « les communistes sont des missionnaires historiques de la liberté. » Mais certains dont Victor Hugo avait, très tôt, pressenti et  refusé ce rouleau-compresseur qui allait dévaster le siècle dernier : « Communisme. Une égalité d’aigles et de moineaux, de colibris et de chauves-souris, qui consisterait à mettre toutes les envergures dans la même cage et toutes les prunelles dans le même crépuscule, je n’en veux pas. » Bertolt Brecht disait mieux encore « si le parti communiste et le peuple ne sont pas d’accord, il n’y a qu’à dissoudre le peuple. » Le parti a toujours raison. Le peuple n’est qu’une triste nécessité à soumettre par tous les moyens.

Olbram Zoubec Prague (13)

 

 

 

Olbram Zoubec Prague (15)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les corps avancent et se reconstruisent. Ils restent nus et le regard vide. Mais ils avancent. Ils sont de nouveau parmi nous. La stèle indique pudiquement que « pomník obětem komunismu je věnován všem obětem, nejen popraveným a vězněnym, ale všem, jejichž životy byly totalitní zvůlí zničeny   » (« Le Mémorial aux victimes du communisme est dédié à toutes les victimes, non seulement emprisonnés et exécutés, mais tous ceux dont la vie a été détruite par le despotisme totalitaire »).

Olbram Zoubec Prague (20)

 

Olbram Zoubec Prague (21)

 

 

 

 

 

 

 

Les corps sont là comme s’ils faisaient partis de séquences cinématographiques.

Comme si le vent de l’idéologie emportait sur les corps un peu plus de leur chair. Jusqu’à vouloir les faire disparaître. Comme s’il fallait les enfouir à jamais pour qu’enfin le régime les oublie et ne garde que les soumis.  Olbram Zoubek : « Naší snahou bylo vytvořit pomník nepřehlédnutelný a důstojný, přitom ale pojetím jednoduchý a civilní. Jeho základem je monumentální schodiště, na které jsme umístili celkem 7 bronzových plastik v mírně nadživotních velikostech. První socha stojí v popředí celého zástupu, mizejícího do ztracena ve stráni. Další sochy pak ustupují, ubývají, mění se v torza občanů – obětí. Mezi torzy cítíme ty, kdo nepřežili… Návštěvník prochází schodištěm a je konfrontován s metaforou oběti a utrpení. » (« Notre objectif était de créer un monument visible et digne. Sa base est un escalier monumental sur lequel nous avons placé un total de sept sculptures en bronze légèrement plus grandes que nature. La première statue se dresse à la pointe de la foule, disparaissant peu à peu, avec les autres statues,  par des multiples variations sur les corps et les torses.  Les victimes qui n’ont pas survécu sont symbolisées par ces torses déchirés … Le visiteur qui monte les escaliers se trouve alors confronté à la métaphore du sacrifice et de la souffrance. « )

Olbram Zoubec Prague (23)Le maire de Prague 1 lors de  la commémoration avait déclaré: « Praha jako hlavní město byla vždy srdcem odporu v letech komunistické totality. Důstojné místo pro uctění památky obětem komunismu zde však dosud bohužel chybělo. Proto jsme již od roku 1997 usilovali o vytvoření prostoru pro nadčasové památné místo, které by budoucím generacím připomínalo všechna násilí a křivdy komunistického režimu. Tento prostor jsme nakonec našli na úpatí Petřína v prodloužení Vítězné ulice. Podle našeho názoru má pro umístění pomníku všechny předpoklady: jde o frekventované místo s dobrým přístupem i dostatečnou plochou pro shromažďování. Přitom současně – vzhledem k umístění v Petřínských sadech – nutí při procházkách k zamyšlení. Věříme, že pomník je nejen svrchovaným výtvarným dílem, ale stane se také poctou obětem a stále živou připomínkou neslavné doby českých dějin. » (« Prague a toujours été au cœur de la résistance du totalitarisme communiste ; cet endroit commémore les victimes du communisme, mais il y a malheureusement toujours des portés disparus. Nous avons depuis 1997 cherché à créer un espace pour le souvenir. Olbram Zoubec Prague (22)Lieu de mémoire afin que les générations futures se souviennent de toutes les violences et les injustices du régime communiste. Cet espace se trouvé au pied du prolongement Petrin et de la Rue de la Victoire. A notre avis, cet emplacement convient pour de multiples raisons : c’est un endroit très fréquenté et accessible, ainsi qu’un espace suffisamment conséquent avec les jardins de Petrin qui amène à méditer. Ce n’est pas qu’une œuvre d’art, c’est avant tout un hommage aux victimes et une page tristement célèbre de l’histoire tchèque « .

Jacky Lavauzelle

(texte, traduction de la Divine Comédie et tchèque)

L’ECHELLE DE JACOB (WILLMANN) ASCENSION, ELEVATION ET TRANSFORMATION – du profiteur au prophète

Michael Leopold Lukas Willmann
(1630 -1706)
Jacob’s ladder – Snem Jakuba – лестница иакова
 Jákobův žebřík – Die Jakobsleiter

 L’échelle de Jacob (1691)
 Ascension, élévation et transformation,

Du Profiteur
au Prophète









Que la route a dû être longue pour s’affaler ainsi. Que Jacob doit avoir l’esprit tranquille pour ainsi s’écraser contre terre. Nous sommes dans la forêt et le voyage de Jacob, la raison, est presque terminé. Ésaü, l’animalité, son frère et adversaire, amateur de chasse, fils préféré d’Isaac, aurait trouvé son plaisir et n’aurait pu que difficilement dormir au sein d’une probable prolifération de gibiers.  

Jacob est, en est, arrivé là à cause de la confrontation, voire de la jalousie. Il a commencé sa vie en profitant de la naïveté de son frère par trois fois : à la naissance, en s’accrochant au talon de son frère, en lui subtilisant d’abord le droit d’aînesse et ensuite la bénédiction du père devenu aveugle.

Jacob, d’abord bon profiteur de toutes les bonnes occasions,  n’a pas du tout, à cet instant,  la stature du prophète et à encore tout à prouver. La route est pentue, longue et difficile. Le sommeil qui l’emporte s’ouvre sur des rêves où l’avenir se prépare long et périlleux, à l’image de l’échelle qui sort de ses songes.

« A regarder le ciel
de nombreuses décorations de lumières
A regarder le sol
Enveloppé dans la nuit
Noyé dans l’oubli du sommeil.
 »









(Nuit tranquille, Fray Luis de Leon)

Du ciel jaillit les images, la lumière et les anges ; les anges se dévoilent et s’affairent. Le calme règne dans les bruissements. Les bruissements des anges qui se frôlent, des branches entre elles, de l’eau qui, à ses côtés, s’écoule. Quand le ciel se dévoile, les éléments comme une diversité d’atomes se choquent et s’entrechoquent. La vie est là qui prépare le futur de Jacob. Comme s’il s’agissait d’un déménagement, comme s’il fallait changer le cerveau malade et gangréné de ce frère. Il en faut des anges pour faire ce travail, si long pour le nettoyer de toutes ses fautes et de toutes ses trahisons.

Michael Lukas Leopold Willmann L'échelle de Jacob

Michael Lukas Leopold Willmann L'échelle de Jacob les diagonalesJacob se repose pleinement, totalement. Tout est calme quand tout se passe au-dessus. La route a été longue et épuisante. La diagonale coupe le tableau en deux. En deux comme les deux peuples qu’engendrera Rachel, mère de Jacob. En deux, comme l’avant et l’après. L’avant Harran et ce qui va advenir.  Elle scinde le temps tout en reliant le temporel au spirituel.  Les frondaisons, déchiquetées, tristes et dépouillées à gauche, se changent, de l’autre côté de la diagonale de l’échelle, en une forêt dense, forte et vigoureuse.  La nature change comme la nature de l’histoire de Jacob en fuite chez son oncle Laban  à Harran.  Il va devenir bientôt Israël, « celui qui a lutté avec dieu ». La transformation dans la vie de Jacob qui rencontrera Rachel. La transformation dans la vie de Michael Willmann qui s’est opérée quelques années auparavant avec sa conversion du calvinisme au catholicisme, quelques mois après son mariage avec Regina Lischka à Prague en 1662.   Il ajoutera à son prénom Michael, ceux de Léopold, en l’honneur de l’Empereur, Léopold Ier du Saint-Empire, et Lukas, le saint patron des bouchers, des médecins, mais surtout des peintres. Transformation aussi de  l’Europe avec la défaite des Turcs à Vienne en 1683 avec des milliers de soldats autrichiens, polonais, allemands et la reprise de territoires jusqu’en Croatie par les Habsbourg. 







L’échelle de Jacob nous parle du rêve de Jacob, fils d’Isaac et de Rébecca, qu’il fait dans un lieu qu’il nommera Bethel, la maison de dieu, à proximité de Jérusalem, en Samarie (Genèse 28, 10-15), d’une échelle qui rejoindrait le ciel, où Dieu se trouve. Des anges montent et descendent. Et Dieu dit à Jacob : «Je suis Dieu, le Dieu d’Abraham et le Dieu d’Isaac ton père ; la terre sur laquelle tu reposes, je la donnerai à toi et à tes descendants ; et tes descendants seront comme la poussière de la terre, et ils s’établiront vers l’ouest et vers l’est, vers le nord et vers le sud ; et par toi et tes descendants, toutes les familles sur la terre seront bénies. Vois, je suis avec toi et te protégerai là où que tu ailles, et je te ramènerai à cette terre ; car je ne te laisserai pas tant que je n’aurai pas accompli tout ce dont je viens de te parler. » Jacob se réveilla alors de son sommeil et dit : « Sûrement Dieu est présent ici et je ne le sais pas. »  et il était effrayé et dit : « Il n’y a rien que la maison de Dieu et ceci est la porte du ciel. »

L’échelle prend racine dans la terre, terre qui est irriguée par le divin avec ce flot d’anges.  Il y a ce lien, cette liaison entre le terrestre et le céleste. Les anges qui volent n’utilisent pas leurs ailes. Ils restent dans l’ascension ou la descente périlleuse. La montée et la descente sont réalisées par pallier. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Pourquoi prendre le risque de tomber quand on a des ailes dans le dos. Pourquoi se croiser maladroitement quand le reste du ciel est offert ?

L’échelle figure la voie et la conduite à tenir. Pour monter, il faut gravir, lentement et seul et la voie est étroite. Rébecca n’est plus là pour le soutenir et le conseiller. Le moindre faux-pas et c’est la catastrophe. Surtout que la montée s’accompagne de l’aveuglément dû à la lumière divine. Les yeux alors ne servent plus à rien. C’est la foi qui guide car la raison est embuée, aveuglée.

Mais la voie est droite qui ne souffre même pas de la perspective. Nous ne sommes pas plus haut dans le ciel, ni plus loin. Nous sommes dans le présent, face à nous. Le flot tempétueux des anges se fait ici et maintenant dans ce présent de l’immédiateté et de la vie. Le Jacob qui va s’éveiller ne sera plus du tout le même. Ce n’est pas d’un sommeil qu’il s’agit mais bel et bien d’une naissance.

Jacky Lavauzelle

Félicien ROPS : LE CHARME DEMONIAQUE DE LA LUXURE

Peinture & illustration

Félicien ROPS

1833-1898

 Le charme
démoniaque

de la luxure

Terminus esto triplex : medius majorque minorque. Le triptyque de Félicien Rops deviendra l’homme pour le minorque, la femme pour le medius et la mort et le démon comme majorque. Le sujet sera l’homme. L’homme dans sa faiblesse, dans sa condition ordinaire. Il sera le commencement. Il sera donc en bas, écrasé au fond de la toile, du dessin ou de l’illustration. Se protégeant de quelques malheureux livres, qui, malgré leur épaisseur et leur densité de propos, ne pourront rien devant l’image se donnant à leurs sens déboussolés.  La femme sera l’objet, l’objet du désir, l’objet qui existe en dehors de l’homme et qui est, pour lui, le but à atteindre, à posséder. Elle se tiendra au milieu de l’œuvre, en son centre. La mort, Satan, enfin, sera la conclusion, la fin dernière, la cause finale. Elle se tiendra tout en haut, dans les cieux assombris.

Félicien Rops Illustration Les Sataniques Paris Musée du Louvre


Sur un plan horizontal, le triptyque se déplacera de la façon suivante : l’homme, devenu à la longue gros cochon tenu en laisse, sera à gauche, la femme au centre et la mort à droite. Rops s’approprie le trio : l’homme, le Christ et Dieu. Dans le sien, l’homme ne veut pas atteindre le divin, il cherche à posséder la femme, marionnette du démon. La femme reste un subterfuge du Malin pour attraper l’humain dans ses filets maléfiques. Le Diable n’ayant pas de vérité en son sein, utilise le faux, le masque, la tromperie. La laideur du faux s’habille en femme dénudée et lascive. La femme se représente donc souvent avec ce masque, comme dans la Parodie humaine (vers 1880), ou avec Satan derrière son dos, dans Son altesse la femme de 1885, avec la présence d’une gargouille satanique à droite et d’un diable peint avec sa fourche à gauche.

Félicien Rops Illustration du livre d'Octave Uzanne Son altesse la femme 1885

Elle sera donc parée de magnifiques atours, ou tout simplement dévêtue, s’offrant à un homme qui ainsi perd toute lucidité, tout libre-arbitre. L’homme est celui des romantiques et d’Epicure. Il faut suivre ses passions et les vivre totalement. La volonté de la nature, de notre nature, est toute puissante. La liberté part en fumée et devient ruine de toute morale. Coup de foudre pour un coup du ciel, derrière lequel se cache un coup d’enfer. Il se porte sur l’objet du désir avec autant de fougue qu’il ne pourra, dans cette précipitation, que tomber dans le piège.

La femme est déjà vidée par le Diable qui en a déjà pris possession. A moins qu’elle ne soit sa créature. « Parfois dans l’exorcisme d’une femme, le démon feint qu’elle se trouve malade, afin que l’Exorciste soit forcé de la toucher au visage, ou il feint de se blesser afin d’amener l’Exorciste à d’autres attouchements et le porter ainsi à des pensées voluptueuses. Il faut donc que l’Exorciste, autant des yeux que des mains et de ses autres mouvements, soit d’une extrême prudence et pudeur… » (Le livre secret des Exorcistes, Chapitre VII, De la nécessité de la pudeur, Ruses multiples du Démon)

Félicien Rops Parodie Humaine 1878 1881

Elle devient le tropisme de l’homme, le poussant à agir de manière Félicien ROPS Nu assis Négatif JLinconsciente, poussée par son désir, dans une fulgurance délirante. En quelques secondes, l’homme d’esprit deviendra un fieffé cochon, grouinant à peine, satisfait de son sort. Le tropisme deviendra psychotrope en neutralisant les fonctions cognitives avec en plus des phénomènes de dépendance et de toxicité, la mort se trouvant au bout du chemin. Dans la Bible, il est écrit (Jacques, 4, 7) « soumettez-vous donc à Dieu ; mais résistez au diable et il fuira loin de vous. »  Notre tropisme, lui, dirait en somme :  succombez donc au diable sans résister à la femme et vous fuirez loin de Dieu. 

La tentation de saint Antoine de Félicien Rops

L’ordre intellectuel ne vaut que par temps calme. Quand le vent se tient et que le soleil brille. Dès que les premières secousses arrivent, un genou, une nuque, l’ordre est balayé, oublié, lessivé. Les excitants physiques de l’ordre sensible prennent les manettes et dirigent les débris du cerveau émietté vers les récifs aiguisés de la luxure. Et le plus beau penseur se retrouve illico dans un bocal au 15, rue de l’Ecole de Médecine afin de compléter un peu plus les anatomies pathologiques du Musée Dupuytren.

La liberté de ton de  Rops s’insère dans un contexte favorable : sa nationalité belge, pays où règne depuis longtemps une laïcité philosophique reconnue et fleurissante, progrès de la rationalité en cette fin de XIXème siècle et montée du libéralisme et d’une certaine tolérance, y compris dans certains milieux catholiques.

La Fondation de la Libre-pensée à Bruxelles voit le jour en 1863. L’esprit est depuis longtemps irrévérencieux et espiègle. Rops, dans ses débuts, participe comme caricaturiste à la conception du Crocodile, « la plus ancienne gazette estudiantine belge ». Et bien avant notre Groland, les étudiants, les jeunes belges ont nommé le « Grand Alligator, ministre de notre Intérieur »  et propose par exemple dans leur Palais de Crocodilopolis, un «bal monstro-chico-pyramido-flambard. »

Félicien Rops Satan semant des graines vers 1872

Si la religion est aussi facilement attaquée, c’est que les rationalistes ont dans cette partie du siècle le vent en poupe : 1859, sortie de l’Origine des espèces, la thèse évolutionniste de Darwin, en 1863 parait la Vie de Jésus de Renan qui suscita de nombreuses réactions dans la chrétienté, en 1856 est découvert l’Homme de Neandertal, qui repousse un peu plus les origines de l’homme sur terre et  questionne à nouveau les données relatives à la venue de l’homme sur terre…

Rops participe de cette frénésie avec en plus un message sur la bourgeoisie et l’ordre établi. Le message est moins politique que sociologique. Les bourgeois ont l’argent, le temps et donc l’énergie pour fréquenter certains lieux. L’être humain est faible et faillible, qu’il soit riche ou ouvrier. Par son désir, il s’engage dans une action répréhensible et défendue par le religieux. Cet acte peccamineux fait mettre la main dans la machine infernale qui entraînera et le bras et tout le corps, jusqu’à l’âme tant désirée par Satan.

Félicien Rops Pornokrates la femme au cochon

La luxure dans laquelle notre bourgeois se plonge lui permet avant tout de lâcher prise, de se relâcher. Le relâchement des codes et des principes dans une société où tout est déjà contrôlé.  Il semble y trouver une autre liberté.  Devenu cochon, la faute devient péché de bestialité : « si vous ne vous repentez pas de vos péchés, si vous ne faites pas pénitence, Dieu vous enverra aux flammes de l’enfer, accouplé aux démons pour toute l’éternité. Il y aura là des pleurs et des grincements de dents. » (Mgr Claret, La Clé d’or offertes aux nouveaux confesseurs pour les aider à ouvrir le cœur fermé de leurs pénitents, chapitre VII)

Rops sensible aux charmes féminins se sert de ses dessins comme d’un exorcisme, afin d’éloigner le démon qui le titille au quotidien. Connaître son ennemi afin de lutter à arme égale.  Pour bien lutter, il faut bien connaître. Même si notre ennemi n’est peut-être pas si loin que ça : « notre ennemi ne nous quitte jamais, parce que notre ennemi, c’est nous-mêmes» (proverbe espagnol).

 

Jacky Lavauzelle

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Camille Lemonnier
Félicien Rops, l’homme et l’artiste
H. Floury, 1908
Chapitre III Pages 11 à 16

Ce tragique visionnaire d’humanité débute par la farce. Il est dans sa destinée de préluder à sa descente aux cercles de l’enfer par des saturnales tintamaresques où son esprit luron de Wallon se donne carrière. C’est l’éveil du grand rire terrible qu’il garda jusque dans ses pires conjectures des perversions de la créature. Il fut une espèce de Juvénal mêlé d’Aristophane et de Rabelais. Il rit comme un Jérémie brâme, avec la volupté torturante d’être l’aboutissement de l’universelle contradiction des âmes et de la chair. Nul, d’une discipline plus mordante, trempée en des mixtures de fiel, de soufre et de sang, ne fouilla la plaie de cette humanité qui commence à l’ange et finit à la bête. Il lui mit le groin dans son ordure ; il la plongea et replongea au puits de ses salacités. Il recommença à sa manière, une manière noire, la rouge chute des damnés d’un Rubens, versés au gouffre où les appelle l’aboi des dragons, tandis que là-haut, dans les tonnerres et les éclairs, sonnent les trompettes célestes. Ce sera l’un des aspects de son satanisme, à lui, de souffler par-dessus la démence des hommes, dans le grand cuivre tordu par ses poings, un rire qui est de la démence et qui est aussi de la souffrance.

Donc, Rops débute par la farce. Il s’amuse de bouffonneries en attendant que l’empan de son aile s’élargisse à la mesure des hauts vols. Il débride la large bonne humeur d’un caricaturiste : il n’est encore qu’Ulenspiegel, c’est-à-dire le franc rire à pleine panse, lui qui se créera plus tard le rire tragique à bouche fermée !

Le Crocodile était un journal d’étudiants et paraissait à Bruxelles. Une gaîté juvénile et frondeuse s’y divertissait aux dépens du philistin. De bons jeunes gens qui allaient devenir de parfaits notaires ou de ponctuels avoués y affectaient des airs délurés. On y pelaudait Géronte ; on y gourmait Bridoison ; du bout de sa batte, Arlequin envoyait dans les cintres le chapeau en poils de lapin de M. Prudhomme qui, plus tard, pour Félicien Rops, devait devenir le chapeau de M. Homais.

Dans le milieu provincial du vieux Bruxelles, la bande estudiantine faisait sonner ses grelots, lirait les sonnettes et ameutait la police, sans qu’il en résultât, au surplus, grand danger pour la tranquillité publique. Sans doute le beau Fély, avec sa moustache effilée et ses cheveux lovés en ailes de pigeon, l’air flambard sous son complet quadrillé, tel que nous le montre un portrait de l’époque, y figurait avantageusement. Il avait les yeux vifs et acérés

d’un jeune homme qui regarde à hauteur de la tête : on soupçonne qu’il dut prendre les cœurs à la volée, comme il prenait la taille à la Muse, celle de Gavarni, et, à coups de rire et de verve, l’entraînait dans sa sarabande.

Il dessine sur pierre ; il sait son métier et il a du talent : ses dessins, très habiles, sont de toutes les mains en attendant qu’ils soient seulement de la sienne. Mais on est en 1856 et il n’a que vingt-trois ans. Ah ! qu’il aime se gausser des bonnes gens comme le fit son aïeul des Flandres, cet Ulenspiegel, fils de Claes, l’endiablé ménétrier des kermesses, le boute-en-train des parties de gueule et de couteau ! C’est un nom qu’il faut s’habituer à voir revenir souvent dans cette période de sa vie, comme si une véritable consanguinité l’unissait au légendaire luron, terreur des niquedouilles. Cette généalogie vaut bien l’autre, au surplus, celle du magyar Boleslaw que d’un aplomb de pince-sans-rire il colportait. Rops, avec sa goutte de sang Wallon, fut de Flandre comme lui : leur race à tous deux s’apparente à Blès, à Bosch et à Breughel… »

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