Thérèse Desqueyroux (G Franju): LA POINTE ET LE CERCLE

Georges FRANJU
Thérèse Desqueyroux
(1962)

Franju Artgitato Thérèse Desqueyroux

 La Pointe
&
Le Cercle

Un ciel immense et nuageux. Sombre et orageux. Ce ciel qui écrase cette terre noire et linéaire où rien ne se distingue. Qu’une ligne. Une simple et pauvre ligne sur la crête des arbres. La musique n’est ni triste ni gaie. Mais nous la suivons. Nous parcourons l’horizon. D’un coup, nous partons, nous prenons de la hauteur. La caméra, en apnée,  part dans les nuages, comme pour nous trouver un peu plus d’oxygène. La caméra c’est elle, c’est Thérèse. C’est l’œil de Thérèse. Cet œil qui ne trouve rien dans ce paysage. Qui ne veut rien trouver. Qui surtout ne s’y attarde pas. Le meilleur est ailleurs.

NON-LIEU !

Mais la vie nous ramène au réel. Et la caméra redescend. Du ciel sur la ville. Une petite musique nous pose sur le palais de justice. Un homme sort, une femme reste derrière, hésitante, c’est Thérèse. Sorcière dans le monde des vivants. Elle ne se fera ni lyncher ni brûler.  La ville est déserte, comme terrorisée devant le mal à l’état pur. Comme si chacun avait fui la peste ou le choléra. Un être semble s’être égaré, semble encore y croire : c’est son père. Le premier lui crie : « non-lieu ! ». Et dans un sens, c’est vrai, il n’y a plus de lieu. Thérèse est la négation de cet espace de vie. Cette terre qu’elle souhaiterait effacer ou pulvériser. Thérèse a gagné.

LES PATIENTES INVENTIONS DE L’OMBRE

Une « puissance forcenée en moi et hors de moi ». Thérèse serait une marionnette. Elle veut comprendre. Nous voudrions la croire. Nous la suivons. Et la nuit devient jour. « Il faudra tout reprendre depuis le commencement. Mais où est le commencement de nos actes ? » Thérèse n’est pas libre ; elle est coupable, coupable de noircir ces âmes et cette nature. Elle se veut différente,  intellectuelle ; elle banalise ce monde qui dort dans l’ordinaire du réel. Le banal est sale, triste, gluant. Il n’est peut-être pas grandiose ce monde, un peu lâche, mais c’est un monde qui ne mérite pas son déferlement de haine. Thérèse méprise ce monde d’Argelouse, mais plus généralement le monde et les hommes. Elle pense se situer dans un ailleurs. Elle se positionne dans ce mal latent qui passera par la destruction criminelle. Elle pense « subir les patientes inventions de l’ombre ». Mais, malgré le feu de sa passion, l’ombre, c’est elle.

LE NEGATIF DE L’ANGE

C’est un négatif. Elle porte des idées de grandeur, de passion, de puissance, de sensibilité. Elle pense être un ange. C’est tout le contraire.

Thérèse pour devenir Desqueyroux épouse Bernard. Elle prend le nom du bout des doigts, comme quelque chose de sale, et c’est tout. La greffe ne prend pas. Elle ne fera aucun effort. Thérèse est sèche, longue, le fond des yeux est noir. Thérèse est une pointe, capable de faire exploser n’importe qui ou n’importe quoi. Le cercle c’est Bernard ; il est rond ; les problèmes glissent. Il a peur des incendies dans la chaleur étouffante de l’été. Il participe aux traditions de la fête dieu. Il est rond. Il est l’eau, la goutte, qui roule sur la feuille. Cette goutte qui rencontre la pointe, la flèche acerbe et tranchante. Elle est piquante comme le clou sur la route dans l’attente de son pneu malheureux. « sans les domestiques, on ne saurait jamais rien ! Heureusement, il y a les domestiques !  » Elle sèche comme la peau du serpent au soleil. « Il vaut mieux maigrir qu’engraisser » soulignera-t-elle. Ils ne sont pas faits pour vivre ensemble. Lui qui appartient « à la race aveugle, à la race implacable des simples », elle qui se dit être « un ange plein de passion »

L’IMAGE DESEQUILIBREE

D’emblée, la caméra suit deux jeunes filles souriantes, Thérèse (Emmanuelle Riva) et Anne (Edith Scob) radieuses, vêtues d’un blanc lumineux, énergiques et insouciantes, la voix d’Emmanuelle Riva, monocorde et triste, glace le sang. Cette voix se pose dans la confession comme annonciatrice de la douleur contenue, retenue, réfrénée et  renfermée. Elle annonce le drame à venir. Elle met l’image en déséquilibre. L’image devient fausse. Quelque chose ment. La voix ne saurait mentir. Elle vient de trop loin. La haine est latente qui arrive sur cette petite musique limpide : « je haïssais ce jeu avec lequel Anne se livrait avec innocence et bonheur. » Il est clair désormais que nous n’aurons plus maintenant des instants de bonheur et de naïveté. Le temps de l’insouciance est terminé. Vient le dédain : « eh bien, va maintenant ! Va ! »

LA PURETE DE L’IGNORANCE

Pourtant, nous ne croyons pas la voix quand elle dit être un ange. La voix vient des ténèbres. Un ange s’y serait-il perdu ? « Etais-je si heureuse ? Etais-je si candide ? Pure, je l’étais. Un ange, oui ! Mais un ange plein de passion. Pour être aussi pure qu’Anne, élevée au couvent, je n’avais pas besoin de tous ces rubans, de toutes ces rengaines. Encore la pureté d’Anne était-elle surtout faite d’ignorance. » Satan aussi était un ange, à l’origine. Thérèse commence sa déchéance.

Bien entendu, Argelouse n’est pas le jardin d’Eden ou le paradis. Ce n’est pas l’enfer non plus. Les gens ont la  vie simple et tranquille des terroirs. Tout le monde se connaît, l’apparence est primordiale. Surtout ne pas faire de vague. Surtout cacher ceux de la famille faibles d’esprit, dérangés, attardés. Enlever les photographies compromettantes de l’album de famille. Ces trous sont autant de fracture et de rupture, vécues dans le plus profond secret. Le passé n’est pas léger. Mais il faut faire bonne figure. Craindre cette chaleur qui risque tout anéantir, lire le journal le soir à la veillée, faire attention à sa santé, se payer une virée à Paris, … Alors, il est vrai que tout semble lisse et sans cassure. Thérèse lâchera sur la terrasse du café à Paris à Bernard, une des raisons de son comportement : « il se pourrait que ce fut pour voir une lueur d’inquiétude, de curiosité, de trouble enfin. Tout ce que, depuis une seconde, je découvre enfin. » Et Bernard répondra : « Vous avez donc décidément de l’esprit jusqu’à la fin. »

A LA RECHERCHE D’UN REFUGE

Mais Thérèse sera l’être-même du secret. La voix donne un aperçu de son âme. Si noire. Si profonde. Elle se cache derrière la fenêtre, derrière les herbes. Elle se cache derrière Anne, derrière Bernard. Elle cache son crime. Nous n’y voyons jamais trouble. Jamais d’inquiétude. Elle se cache comme le serpent sous son rocher dans la chaleur de l’été. A la recherche d’une cachette, d’un refuge. « J’ai cherché moins dans le mariage une domination et une possession qu’un refuge ». Comme la pie trouve un refuge dans le nid du rouge-gorge ou le serpent trouve un peu de calme après avoir gobé l’ensemble des œufs couvés.

VOUS NE RESSEMBLEZ PAS AUX GENS D’ICI !

Les gens d’ici ne la mérite pas.  Jean Azevedo ne s’y trompe pas dans les palombières lors de leur première rencontre : « vous ne ressemblez pas aux gens d’ici ! »  Elle pense avoir trouvé son alter-ego. La richesse de son mari ne doit rien à son mérite, mais à son héritage. Anne a les qualités de « son ignorance », comme la biche doit-être douce par nature, parce que sans crocs et sans venin. Qu’il est bon, sur le chemin, à se comparer aux personnages de Tchékhov dans les yeux perspicaces de cet étudiant philosophe.

UNE EXTREMITE DE LA TERRE 

C’est dans ce trop loin, dans ce là-bas, dans ce quelque part, que la voix, comme la palombe,b se pose, dans un filet tendu. Elle vient de trop loin dans une infinie tristesse. Il faut donc qu’elle trouve des limites, qu’elle prenne ses marques. Il faut que notre Thérèse catapultée d’un autre ailleurs, d’une autre planète reconnaisse les lieux. Vient un travail de géomètre et de géographe. Reconnaître le terrain, fixer des limites. « Mais où est le commencement de nos actes ? Argelouse est réellement une extrémité de la terre. Au-delà d’Argelouse et jusqu’à l’océan, il n’y a plus rien que quatre-vingts kilomètres de marécages, de lagunes, de pins, de landes. Bernard Desqueyroux avait hérité de son père, une maison voisine de la nôtre. » En trois phrases successives, Thérèse aborde les thèmes des possibles, de la responsabilité, de la localisation, de l’ennui, de son futur mari, du destin et de la fatalité. En un mot, elle est complétement paumée.

OBEIR A UN SENTIMENT OBSCUR

Thérèse est l’être du manque qui veut tout. Elle jalouse ce qui l’entoure. Elle le mérite.  C’est évident. Elle vaut plus que cela. « Au vrai pourquoi en rougir, les deux mille hectares de Bernard ne m’avait pas laissée indifférente. Nul doute que cette domination sur une grande étendue de forêt m’avait séduite. Peut-être aussi avais-je obéi à un sentiment plus obscur. » 

Quand il sera décidé de son départ pour Paris, elle confiera : « je n’avais plus peur d’Argelouse. Il me semblait que les pins s’écartaient, me faisaient signe de prendre le large. »  Toute la nature combattait contre elle, comme un corps attaqué par un virus qui produit lui-même ses anticorps. Elle est rejetée ; le ciel peut s’éclaircir. Le serpent a quitté le nid.

 

Jacky Lavauzelle