LES FRAISES SAUVAGES (Bergman) Vers la paix intérieure

Ingmar BERGMAN
LES FRAISES SAUVAGES
Smultronstället
1957

Les Fraises Sauvages Bergman Ingmar 1957 Artgitato
VERS LA PAIX INTERIEURE

Vers la réconciliation. Du froid et de l’immobile à la vie. Vers une renaissance. C’est le chemin que va prendre  Isak (Victor Sjöström). Isak nous prend avec lui et se transforme tout au long de la route qui va a Lund. Déjà, dans la Charrette Fantôme (1921), Victor Sjöström nous avait pris, comme réalisateur et comme acteur, dans sa charrette et Victor-David Holm avait changé aussi au côté de la Mort. « Âme prisonnière, sors de ta prison! »

  • DE LA SOUFFRANCE A LA PASSION

C’est un notable reconnu qui se présente à nous.

Comme Faust, il a « accumulé sur lui tous les trésors de l’esprit humain ».
Reconnu par ses pairs, sa vie s’achève. C’est l’heure du bilan.
Presque l’heure du testament à l’heure où l’Université de Lund s’apprête à fêter son jubilée.« Ce qui, au début, était un pénible gagne-pain, s’est transformé par la suite, peu-à-peu, en étude passionnée de la science » souligne-t-il d’abord dans son autoportrait.

C’est un être de solitude qui « a renoncé à toute vie prétendument social ». Dans ce grand bureau, vouté, courbé. Il a trouvé la vie et l’intérêt dans ses livres. Il a fait un choix. Il a renoncé à vivre une partie de sa vie. Il a laissé un pan de son existence en jachère et il va découvrir autour de lui des êtres morcelés. Le voyage qu’il fait avec sa bru aura pour lui l’effet d’une révolution intime. C’est un être qui va changer. Qui va se redresser. Qui va s’ouvrir et respirer.  Qui d’abord se voit et ne reconnaît plus ce bois mort sans âme.

Tel Ulysse, Isak va faire un beau voyage. L’Odyssée dura 10 ans, l’errance d’Enée 7 ans, Isak dispose de 14 heures. Il va donc falloir commencer très fort et durement. D’abord un rêve « étrange et très impressionnant » servira de révélateur ;  ensuite sa bru sera l’électrochoc.

  • « A L’AIDE ! »

Au premier rêve, il se fait peur. Ce lui-même qui lui tend la main, sorti du cercueil, est un autre. Le cercueil qui s’ouvre, c’est déjà le mort qui revit, qui refuse son état et demande de l’aide. C’est la main tendue du désespéré. Sa première décision sera la bonne. Prendre la voiture, ne pas prendre l’avion et faire le voyage. C’est déjà prendre le temps. Et pour un presque mort, prendre le temps, c’est déjà un peu le posséder, c’est se tourner vers la vie.

C’est ce que ne comprend pas sa gouvernante qui a pourtant tout organisé. Dès qu’il se lève, il ouvre les rideaux et voit le ciel et le soleil. Sa décision est prise. Il quitte la nuit. Il faut maintenant faire de ces « quatorze heures devant lui » les heures les plus importantes de la vie, amener de la folie, de la vie, dans son univers beaucoup trop sérieux, rangé, organisé.

La cloche lourde qui sonne à la première image donne le ton d’un temps déjà révolu. Le temps du glas. Dans son rêve, il est seul, même avec l’autre qui lui tourne le dos et qui a les yeux et la bouche closes. Les fenêtres et les portes sont cachées. Les aiguilles ont disparu des cadrans. Il n’existe plus. Il est mort. Il est dans le temps de la mort, « pour lui, un seul jour dure un siècle » (La Charrette magique). Il n’y a plus de temps, mais il y a un regard. Il suffit d’ouvrir aussi les yeux. Peut-être regarder différemment.
Puis, voici venu le temps de la renaissance.

« IL FAIT LOURD ! JE CROIS QU’ON VA AVOIR L’ORAGE ! » (Isak)

Quand sa bru, Marianne, parle de lui, il ne se reconnaît pas non plus. Les propos durs de sa bru le touche en plein cœur, il y voit l’étendue des désastres commis autour de lui : « d’abord tu es affreusement égoïste et à tes yeux personne ne compte. Tu ne crois qu’en toi. Tu n’écoutes aucun conseil. Mais bien sûr on ne le sait pas parce que tu poses en vieux monsieur courtois et que tu sais être gracieux et charmant. Mais au fond tu es un égoïste. C’est bien à tort qu’on te cite comme un ami de l’humanité souffrante… » A cela, il marmonne « Tu en es sûr ! Qu’ai-je ajouté d’autre ? J’ai dit ça ? »

Marianne, pourtant ne le déteste pas, elle le plaint.
Elle apparaît dure, presque méchante. Qui a-t-il bien pu tuer pour mériter ça ? En fait la mutation a déjà commencé. Un autre Victor est là, mais elle ne le voit pas encore.  Je pense à Gregor Samsa, dans La Métamorphose de Kafka, ce mélange de rêve, de réalité, de souffrance au son du temps de la pendulette. La transformation est là, mais pas visible d’emblée.
Petit à petit, se fait la découverte.

LE RÊVE BLANC :

  • « CE QUE TU ES JOLIE QUAND TU DEVIENS TOUTE ROSE DE COLERE » (Siegried)

L’entrée dans le rêve arrive le moment d’une première escale dans la maison de son enfance : «Peut-être étais-je quelque peu sentimental. Peut-être aussi étais-je fatigué et enclin à une mélancolique nostalgie. …  Je ne sais comment cela est arrivé, mais la claire réalité du jour a glissé vers les images plus claires encore des souvenirs. Et ces images se présentaient avec l’intensité d’évènements réels ».

Isak ne se remémore pas un moment du passé. Il vit un moment passé qu’il n’a jamais vécu. Comme un morceau du puzzle qui manque à sa vie.
Il se cache tel un voyeur comme pour ne pas troubler la scène. Il y a son frère et sa cousine Sara. Lui est absent de la scène. Il est touché. Viens le repas dans une blancheur extrême. Le blanc sur fond blanc, cheveux, nappe, coiffe, rideaux, habits, serviettes, verre de lait, bougies, papier, dos d’une œuvre d’art, assiette, coiffe, casquette…Nous sommes au paradis. Il y a des anges, de la musique et des rires. Et quand la tension monte, Charlotte et Sarah, se réfugient dans l’escalier sombre où les barreaux marron rayent l’écran.

  • « NON, HELAS ! C’EST ABRAHAM QUI ETAIT L’EPOUX DE SARAH » (Isak)

La fille qui le surprend dans ses pensées s’appelle aussi Sarah et ressemble en effet à sa cousine Sarah.
Elle aussi est avec deux garçons et ne semble pas pressée de choisir. Il la prend dans la voiture.
Et l’on passe à 5. C’est un peu de son passé qu’il ramène physiquement en ramenant la jeunesse en partance pour l’Italie. Les deux garçons, derrière, c’est Isak et Siegfried. Les temps se percutent, tels des atomes qui s’échauffent. Elle aime ce papy qui fait de l’ironie, « c’est fantastique ! ».

Un peu comme dans Faust, le professeur avait la gloire et la reconnaissance. Mais revivre en pleine jeunesse ! Sarah est là derrière lui, dans son rétroviseur.  Faust dit lui à Méphistophélès : « Laisse-moi jeter encore un regard rapide sur ce miroir ; cette image de femme était si belle ! »

  • « ELLE A SON HYSTERIE, J’AI MON CATHOLICISME » (Alman, le catholique)

Un accident est évité.
La voiture en face part dans le fossé, comme le couple qu’elle transporte. Le couple catholique-hystérique, elle, Berit, et lui, Alman, se haïssent mais sont toutefois inséparables. Alman, catholique immonde dans sa conduite, au rire et à l’attitude démonique.
Berit, l’hystérique, autrefois belle, supportant son mari jusqu’à la crise de nerfs. D’emblée la faute, c’est la femme. C’est elle la responsable : « C’est ma femme qui conduisait. Permettez aux assassins de se présenter. Et là-bas, c’est ma femme ! Approche ! Et demande pardon ! ». Elle, soumise, reconnaît  les accusations de son mari : « C’est ma faute entièrement. Je conduisais et j’allais donner une gifle à mon mari, quand le virage est arrivé. Ça nous apprendra. Dieu nous a punis, je suppose. Toi qui es catholique, tu dois savoir ça ! ».

Le couple s’est bâti sur cette opposition union de l’amour-haine, de la faute et du repentir.

  • « NOUS ON OUBLIE RIEN, VOUS SAVEZ DOCTEUR ! (le pompiste)

Les pompistes qui accueillent sont éternellement reconnaissants « au meilleur de tous les docteurs ! ».
Les gens se souviennent donc de son passage. Il n’est pas tout-à-fait oublié. Il a marqué le cœur des gens. Marianne n’est pas si loin qui entend aussi. Le plein d’essence est offert. « Allez donc parler aux gens de la ville ou des coteaux des environs, ils se souviennent tous de vous et de ce que vous avez fait pour eux. –J’aurai peut-être dû continuer à résider dans la région ? – Oh ça oui ! Vous auriez dû rester ! »
C’est déjà le retour de l’enfant prodigue.

  • « LE PLUS SAGE EN CE MONDE IMMENSE EST LE PLUS IVRE » (Victor Hugo)

La tension n’existe déjà plus dans le repas.
Déjà, après le pompiste, Marianne avait-elle pris le bras d’Isak, amicalement, tendrement. Maintenant, ils sont tous les cinq attablés. Le rire est là : « je ne pense pas qu’ils riaient seulement par politesse ». « Au cours du déjeuner qui fut très agréable, je me suis un peu animé. J’ai bu du vin pendant le déjeuner et du porto après le café ».
Ceux qui s’enflamment sont les deux jeunes garçons, le religieux et le rationaliste. Toutes ces disputes lui semblent vaines désormais, l’important, il le sait maintenant est ailleurs, et quand on le force à donner son avis soit il botte en touche, « je crois sage de ne rien dire », soit il commence un poème repris à deux autres voix, celles de Victor et de Marianne. « Je vois ses traces pour tout, je sais qu’il est présent, partout où la sève monte, où embaume une fleur et où s’incline le blé doré. Je le sens dans l’air léger, quand le souffle le caresse et que je respire avec délices et j’entends sa voix qui se mêle au chant de l’été ».

Nous sommes dans l’entente et l’unité. Les trois ne font qu’un. Plus de jeunesse, plus de vieillesse et de mort. L’unisson.

« PUIS-JE LA LUI DONNER, QUOIQU’ELLE N’AIT PAS D’AIGUILLE » (La mère d’Isak)

La mère est là, dans sa grande maison isolée, isolée aussi des gens et de sa famille. Seule, malgré dix enfants, vingt petits enfants.

« Personne ne vient jusqu’ici…Je sais que je suis une ennuyeuse vieille dame. J’ai aussi un autre défaut : je suis encore en vie». Elle n’est pas étonnée pourtant de voir Isak.
Elle lui montre une poupée, des vieilles photos, des livres de ses sœurs et de ses frères, de Siegried et aussi la montre de son père qu’elle souhaite offrir au fils de Siegried. Si Isak est ému, c’est le visage de Marianne qui se transforme. Sans dire un mot, elle la regarde terrorisée. Sa bouche se crispe.
Elle est effrayée par cette mort ambiante, que porte cette famille, de la grand-mère à son mari. Effrayée de voire qu’elle porte aussi cette mort en elle par l’enfant qu’elle attend.
Elle dira plus tard, la cause de son effroi : « En te voyant auprès de ta mère tout à l’heure, j’étais prise d’une terreur plus affreuse que je ne saurai le dire. En vous voyant, je me suis dit : elle est sa mère. C’est une vieille femme, glacée jusqu’à la moelle, plus terrifiante que la mort avec son air de cadavre ; et voilà à côté son fils. Et entre ces deux êtres il y a plusieurs années-lumière de  distance. Et le fils dit déjà qu’il est un mort en sursis. Et voici Evald en train de devenir un cadavre. Evald aussi glacé qu’eux. Alors je songeai à l’enfant que je porte dans mon sein. Et j’étais terrorisée, car j’ai pensé tout-à-coup que sur la route on ne rencontrait que la mort et la solitude. Cela conduit pourtant vers quelque chose ? »

  • « JE ME SUIS ENDORMI. ET AU COURS DE MON SOMMEIL, JE FUS POURSUIVI PAR DES RÊVES ET DES IMAGES QUI ME PARURENT TRES REELLES ET TRES HUMILIANTES » (Isak)

« Je ne puis nier que dans ces visions oniriques il y avait une force et un réalisme qui les imposaient à moi avec une intensité presqu’insoutenable ».
Le rêve s’ouvre et se ferme sur une nuée d’oiseau recouvrant l’écran de traits sombres et noirs. Nos messagers sont porteurs de mauvaises nouvelles. En fait, il s’agit de trois épreuves. A la première, il se retrouve devant Sarah. Elle lui montre son visage et lui parle de sa mort. « Voilà comment tu es ! Tu es un vieux bonhomme anxieux qui va bientôt mourir. Moi, j’ai toute une longue vie devant moi. Tu vois, à présent te voilà offensé » Elle le renvoie aussi à son ignorance. Toutes ces années passées à étudier.
Et pourquoi ? « Bien que tu saches tellement de choses, au fond tu ne sais rien ».

  • « VOUS ÊTES COUPABLE DE CULPABILITE » (Alman)

Le chemin de croix continue. Il passe par la crucifixion. Par le jugement. Il s’approche d’une maison. L’encadrement de la fenêtre en croix lui fait face et le clou sur le côté lui blesse la main au sang. C’est ALman qui l’accueille dans cette partie du rêve et devient son examinateur. Il ouvre une porte de salle de classe fermée alors que les élèves attendent déjà à l’intérieur. Ils ne sont donc que des choses. Ils ne bougent ni ne parlent. Un habillage de classe. Lui ne sait plus rien, ne voit plus rien. Ne sais même plus lire. Ne connais même plus le devoir essentiel de tout docteur : « – Le devoir essentiel d’un médecin c’est de demander pardon ! – C’est vrai. J’aurai dû m’en souvenir ». Il ne comprend pas son accusation et lui demande « est-ce une grave accusation ? – Hélas, oui ! » . L’auscultation sera un échec aussi.
Il trouve sa femme morte et celle-ci par aussitôt dans un éclat de rire. Le jugement final tombe : « Vous êtes un incompétent ! »

  • « C’EST A VOTRE FEMME QUE NOUS DEVONS LES ACCUSATIONS ! VOUS N’AVEZ PAS LE CHOIX. VENEZ ! » (Alman)

Au milieu d’une maison brûlée, Isaac voit la scène entre sa femme et un homme.
Certainement le vrai père de son fils. Sa femme se fait séduire et violenter par un homme fruste et animal.
Tout l’inverse d’Isak. Il n’a pas certainement pas compris les désirs secrets de sa femme. Mais cette femme lui semble si distante si étrangère qu’il la regarde presqu’indifféremment. Son « fils » si semblable à lui ne l’a t-il pas façonné plus à son image que cette mère-là. Les rires sataniques de son épouse prise violemment par les cheveux, tout en continuant à rire, ne le troublent pas. « Cette scène s’est déroulée le 2 mai à cet endroit, et vous avez vu, entendu tout ce que ces deux êtres disaient et faisaient ».
Elle ira tout raconter à Isak, pour le faire réagir, elle le dit à son amant repu.
Elle sait ce qu’elle dira et sait aussi ce qu’il répondra : « j’ai à ton égard une infinie pitié. Tu n’as pas à me demander pardon, je n’ai rien à te pardonner.
Il ajoute qu’il comprend tout parfaitement. Il a l’air vraiment très chagriné que tout ça est de sa faute. Mais au fond, c’est son moindre souci » Au fond, dans ses yeux, il comprend l’erreur d’avoir choisi cet être pour l’accompagner dans la vie. Les deux amants partent du bois chacun de son côté.
Ce passage fait penser à celui que l’on trouve dans l’Amour Conjugal d’Alberto Moravia, sorti en 1949, soit 8 ans avant Les Fraises sauvages. Le même regard voyeur.
La même inaction, telle une statue, du mari.

Et l’animalité du couple dans ses ébats.

« Cette fois, je compris tout et je fus saisi en même temps d’un grand froid et d’une grande stupeur de n’avoir pas compris plus tôt…J’aurais voulu ne pas regarder, au moins par respect de moi-même ; au contraire j’ouvrais les yeux tout grands avec avidité…La bouche entrouverte en un rictus moitié de dégoût, moitié de désir, les yeux exorbités, le menton en avant… »

DANS DES CONTORSIONS SPASMODIQUES

« …Et tout son corps confirmait la grimace en une contorsion violente qui ressemblait à une sorte de danse. Puis, je ne sais comment, elle lui tourna le dos et il la saisit par les coudes et elle se contorsionna de nouveau, l’échine contre lui, renversée dans ses bras et cependant lui refusant toujours sa bouche. Je remarquai que, même dans ces contorsions spasmodiques, elle se tenait sur la pointe des pieds et cela me suggéra encore l’idée d’une danse…Je compris soudain que ces jambes étaient celles d’une ballerine, blanches, musclées et maigres, avec des pieds tendus et posés sur la pointe des orteils. Elle renversait le buste et tendait son ventre en avant contre le ventre de son compagnon, lui, demeurant immobile, et cherchant à la redresser et à l’embrasser… »

UNE DANSE SANS MUSIQUE

« …La lune les éclairait tous les deux et ils semblaient véritablement poursuivre une espèce de danse, lui, droit et immobile, elle tournant autour de lui, une danse sans musique et sans règles mais n’obéissant pas moins à son rythme enragé…Je regrettai presque de les voir disparaître »(Chapitres XII et XIII).
Les deux scènes sont installées dans un décor naturel où l’homme et la femme retrouvent des sensations primaires. Le voyeur est glacé dans son immobilité. Le plaisir qu’a sa partenaire par procuration devient presque son plaisir. Isak, le studieux, a aussi été délaissé par Sara pour Siegried, plus fantasque et drôle. Isak n’apparaît pas déçu, certain que la vraie femme de sa vie n’était autre que Sara.

  • « LE CHÂTIMENT SERA COMME TOUJOURS
    LA SOLITUDE » (Alman)

« En effet, tout ici n’est que silence. Et le châtiment, quel sera-t-il ? – Le même que de coutume, la solitude comme toujours –Et il n’y a aucune chance de grâce ? »

  • « J’AI L’IMPRESSION QUE JE VEUX DIRE UNE CHOSE QUE JE ME REFUSE A ENTENDRE QUAND JE SUIS REVEILLE : QUE JE SUIS MORT BIEN QUE JE SOIS VIVANT » (Isak)

Marianne attend un enfant qu’Evald ne souhaite pas. Deux principes s’affrontent. Le principe actif de la vie, de la création et un autre passif, « immobile », de la mort. Un principe mâle et un principe femelle.

Le film est basé sur des confrontations, des rappels, des comparaisons. Les plans, les idées ou les paroles. Souvent les idées  s’enchaînent, s’enchevêtrent. Les propos de la mort d’Isak renvoient au dialogue entre son fils Evald et Marianne. « Est-ce que tu sais qu’Evald m’a déclaré la même chose en parlant de lui ? » Elle lui déclare sa grossesse et le souhait de garder cet enfant. Evald est catégorique : « Il est déjà absurde de vivre. Il est encore plus absurde de repeupler la terre ». Devant l’accusation de Marianne, Evald reconnaît qu’il est lâche : « oui, c’est vrai, cette chienne de vie me donne la nausée et je ne veux pas prendre une responsabilité qui me forcera à vivre un jour de plus que je ne le veux… Toi, tu as un besoin infernal d’être vivante, de vivre, d’exister dans la vie, de créer de la vie…Moi, j’ai besoin d’être mort, immobile pour l’éternité ».

  • « AU MILIEU DE LA CEREMONIE, JE ME SURPRIS A REPENSER A TOUS LES ELEMENTS DE CETTE EXTRAORDINAIRE JOURNEE » (Isak)

Il est ému par l’hommage et les fleurs des jeunes, il prend  la valise des mains de la gouvernante. Il est attentif aux paroles qu’échangent Evald et Marianne.
Lors du défilé du jubilée, sorte d’enterrement triste et ennuyeux, il est le seul à se faire distraire et à sourire.
Il a compris. « C’est à ce moment que j’essayais de reconstituer et de noter tout ce qui m’était arrivé. Il me semblait entrevoir une certaine logique, une étrange causalité dans les fils embrouillés des évènements et des coïncidences ».
Il fait des excuses à sa gouvernante, qui, étonnée, lui demande même s’il n’est pas souffrant.
Et veut même la tutoyer. Sara, la jeune fille de la voiture, lui déclare une flamme inattendue, de la pelouse.

Il est devenu Juliette et elle Roméo : « tu as compris que c’est toi que j’aime. Je t’aime aujourd’hui et je t’aimerai demain. Je t’aimerai tous les jours ». Evald semble se réconcilier avec sa femme « je lui ai demandé de rester avec moi ».
Les baisers que lui donne Marianne sont doux et tendres, une main lui caresse les cheveux : « j’ai été heureux de t’avoir avec moi – J’en ai été ravie – Tu sais, je t’aime bien Marianne –Et je t’aime bien aussi, père ».

Il retrouve son père au bord de l’eau. Tout est apaisé. Comme David dans la Charrette magique, il a profité de son sursis. Il a écouté les conseils de la mort, il a fait grandir son âme :

« SEIGNEUR, QUE TON ÂME GRANDISSE AVANT D’ÊTRE EMPORTEE »

Jacky Lavauzelle

MILLION DOLLAR BABY – LA BOXE AU COEUR

 Clint Eastwood
MILLION DOLLAR BABY
2004

Million Dollar Baby Artgitato Eastwood

 La Boxe au cœur

« Personne ne t’a-t-il dit que ces yeux audacieux, Ces doux yeux audacieux, Ces doux yeux, devraient être mieux avisés ? Ou avertie du désespoir que connaissent Les papillons qui se brûlent les ailes ? J’aurais pu t’avertir ; mais tu es jeune, Ainsi nous parlons une langue différente. Ô, tu prendras tout ce qui s’offre, Et rêveras que le monde est tout amitié ; Tu souffriras comme ta mère a souffert, Et sera brisée, comme elle, pour finir ; Mais je suis vieux, tu es jeune, Et je parle une langue barbare » (Yeats, Deux ans plus tard)

LA BOXE, C’EST CONTRE NATURE,
TOUT MARCHE A L’ENVERS !

Le mouvement le plus sûr n’est pas nécessairement droit devant. En boxe plus qu’ailleurs. Il faut tout oublier, se mettre d’abord à nu, puis ensuite apprendre au plus profond les règles fondamentales. C’est le rôle de l’entraîneur Frankie Dunn (Clint Eastwood). Et Dunn à l’envers donne Nud, Nude, Nu.

IL FAUT DECAPER JUSQU’A L’OS

La nudité va plus loin que le vernis, elle va profond, jusqu’à l’os. Il faut que tout se vide. Pour qu’enfin l’être se remplisse.  « Pour fabriquer un boxeur, il faut décaper jusqu’à l’os. Il ne suffit de leur dire d’oublier tout ce que l’on a appris. Il faut les épuiser jusqu’à ce qu’ils n’écoutent plus que toi, qu’ils n’entendent plus que toi, qu’ils ne fassent plus que ce que tu leur dis. Rien d’autre. Leur expliquer comment garder leur équilibre et faire perdre le sien à l’adversaire. Comment faire partir l’impulsion d’un orteil et fléchir les genoux. Comment continuer à se battre en reculant pour décourager l’autre de te poursuivre, et ainsi de suite, et, quand on a tout vu, on recommence encore et encore, jusqu’à ce qu’ils croient qu’ils ont ça dans le sang ».

« A NOUS QUI SOMMES VIEILLES, VIEILLES ET GAIES, O SI VIEILLES » (Yeats, L’Île du lac d’Innisfree)

Le personnage de Frankie prend à contrepied l’image que chacun se fait d’un entraîneur un peu mafieux. Si la carapace est dure, le cœur est tendre. « Ils trouvèrent un vieil homme qui y courait…il avait l’œil vif d’un écureuil » (Yeats, Baile et Aillinn). Il ne tardera pas à prendre sous son aile l’oiseau mazouté par la vie qu’est Hilary Swank (Maggie Fitzgerald). Il apprend le gaëlique pour lire le poète irlandais dans le texte. Il est soigneur et poète. Il soigne les plaies du corps et tente de comprendre comment se referment celles de l’âme. D’où son incessant questionnement auprès du curé. « Je chevauchai le long des plaines du rivage, où tout est nu et gris » (Yeats, Le voyage d’Usheen).

TU EXPRIMES TES EMOTIONS, C’EST BIEN !

Frankie et Eddie ‘Scrap’ (Morgan Freeman) sont les deux vieux amis qui vivent leurs souvenirs et leurs regrets aussi ? « Vieux arbres brisés par la tempête, Qui projettent leurs ombres sur le chemin et le pont » (Yeats, En souvenir du Commandant Robert Gregory). Ils se connaissent par cœur et au travers du cœur : « Tu fais des progrès à ce que je vois. Tu exprimes tes émotions, c’est bien ! »

« CE QUE JE TE DEMANDE CE N’EST PAS DE COGNER DUR,
C’EST DE COGNER JUSTE ! »

Une fois nu, le travail peut commencer. Marcher et respirer. Apprendre à se tenir. Comme un nouveau-né. Il lui faut ensuite quatre à cinq ans pour que celui-ci marche et parle et puisse commencer à vivre, à se défendre, à argumenter. Il faut quatre ans aussi pour faire un véritable boxeur. Hilary doit réapprendre à frapper, à bouger, à tenir son menton, son buste.

TE FAIRE PERDRE L’EQUILIBRE

A tourner, à avancer et reculer, à savoir prendre pour donner. « Dis-toi que ce n’est pas un sac. Il faut d’abord que tu t’imagines que c’est un homme et qu’il bouge sans arrêt. Il te tourne autour et puis, il s’éloigne de toi. Il ne faut pas que tu essaies de frapper quand il vient vers toi, parce que le résultat, c’est qu’il va te repousser et que les coups ne porteront pas, il va les amortir et te faire perdre l’équilibre. Donc tu ne le perds pas des yeux, tu lui tournes autour. La tête bien mobile. Toujours une épaule bien en arrière, toujours prête à lui balancer une bonne frappe, le menton bien rentré… »

AU LIEU DE FUIR LA DOULEUR, TU VAS LA CHERCHER !

Ensuite, connaître ses limites. « S’il y a de la magie dans la boxe, c’est la magie du combat livré au-delà de ses propres limites, au-delà des côtes fêlées, des reins brisés, des rétines décollées. La magie qui fait qu’on prend tous les risques pour un rêve qu’on est seul à connaître».

« S’IL N’Y AVAIT POINT DE JOIE SUR TERRE, RIEN NE CHANGERAIT ET NE NAÎTRAIT PLUS » (Yeats, Les Voyages d’Usheen)

« Elle avait grandi avec une certitude : elle ne valait rien ! ». La frappe et la rage de Hilary montre à chaque pas l’étendue de la faille. Le cratère est immense, et les dons de Frankie ne pourront pas complètement le gommer. C’est un petit chat perdu dans notre monde.

C’EST QU’EN BOXANT QUE JE ME SENS BIEN !

« J’enterre une année de plus à entasser des piles d’assiettes et des steaks. Et je fais ça depuis l’âge de treize ans… A côté de ça, mon frère est en prison, ma sœur a perdu son bébé et elle arnaque les services sociaux en leur faisant croire qu’elle l’élève. Mon père est décédé et ma mère pèse cent vingt kilos. Alors, si j’étais réaliste, je retournerais vivre là-bas, j’achèterais une caravane d’occase, une friteuse, de la bière, du beurre de cacahouète. Mon problème, c’est qu’en boxant que je me sens bien. Alors, si je suis trop vieille, j’aurais tout raté ! » Il lui reste toute sa fierté et son courage, sa rage. Elle fonce dès le début du combat. Elle broie ses adversaires. Les émiette. Une extrême force et pourtant si fragile…

« Mais certaines blessures sont trop profondes, trop près de l’os. On a beau faire, elles ne s’arrêteront jamais de saigner »

Jacky Lavauzelle

LE JARDIN DES FINZI-CONTINI

Vittorio De Sica
LE JARDIN DES FINZI-CONTINI
1970

Dans le Jardin des Finzi Contini Vittorio de Sica Artgitato

La différence
des semblables

Comment trouver les couleurs du temps qui passe ?
Jacques Demy déjà avait filmé une couleur du temps, un temps bleu écrémé d’un nuage clair et mouvant, éblouissant notre Jean Marais royal. C’était le temps féérique, le temps rêvé.
C’était en 1970 aussi ! La première des robes que demande Catherine Deneuve, avant la robe couleur de lune, la robe couleur du soleil et la peau de l’Âne, c’est cette robe couleur du temps. Comme le dit Delphine Seyrig,« Une robe couleur du temps, c’est horriblement compliqué et très coûteux, jamais avec tout son pouvoir, il ne pourra vous l’obtenir».

DANS LE TEMPS DE LA MEMOIRE ET DU SOUVENIR

La couleur du temps dans Le Jardin de De Sica est beaucoup moins fantaisiste et plus automnale. Nous passons du conte à l’Histoire. Du bleu de Demy au noir des chemises dans les rues de Ferrare. Ennio Guarnieri (Ginger & Fred) à la photographie rend le passage et la lumière du temps réel sensibles. Nous sommes dans un autre temps, celui de la mémoire et du souvenir, dans le temps de l’histoire qui semble parfois s’immobiliser et s’affole souvent.

LA SOURCE EST DANS LE JARDIN. MAIS QUELLE SOURCE ?

Là, le temps s’inscrit dans les éléments du jardin. Pas dans le Jardin, dans ses parties.
Les couleurs du jardin : lumière et ombres, clair et flou, mise au point, le proche et le lointain, l’arrière-plan et gros plans, le plaisir du soleil sur la peau, le rayon de soleil de l’hiver, le rouge des feuilles au printemps, la lumière de l’hiver.
Les couleurs franches de l’été, les couleurs obliques au travers des feuilles diaphanes.

QUAND IL MANQUE LA JOIE DE VIVRE

On ne voit que de la lumière pour le moment.
Pour chaque lumière, une ombre toujours aux aguets. Pourtant toutes ces entités vivent ce passage et en sont affectées. Sauf le Jardin lui-même.
Lui seul dans son ensemble semble être hors du temps, tout comme la famille Finzi-Contini qui règne sur Ferrare. Une grande famille ferraraise dans sa ville tout en étant hors de la ville.
La famille elle-même, vieille famille juive italienne, ne semble pas vivre, subir, réagir aux évènements de ces années où le fascisme suit la tangente du régime nazi en promulguant des lois antisémites. Alberto (Helmut BERGER), le fils, est dans son refuge. Il vit dans l’air du Jardin. Il est beau et plein de vie sur le court de tennis au début du film. Mais, « chaque fois que je sors, je me sens épié, envié. Ici, je ne me sens jamais agressé.
Il me manque surement la joie de vivre. Qui peut me la donner ? ».

JE SUIS ATTACHE A TROP DE CHOSES

Il ne vit que par cet air.
Le jour où la pression extérieure deviendra plus forte, il étouffera, un dernier regard sur le platane gigantesque. Micol (Dominique SANDA), elle aussi ne peut vivre longtemps hors de cet espace. L’ami Bruno Malnate (Fabio TESTI) a le même jugement : « Micol, elle n’est bien que dans son jardin, comme son frère ». Gorgio (Lino CAPOLICCHIO), lui-même, amoureux de Micol, ne peut rester longtemps en France, « Je suis attaché à trop de choses, je ne peux pas tout abandonner ».
Le Jardin est le Refuge, qui, à force d’isolement et de séparation, d’attache devient prison. D’où cette tristesse ambiante, ces hauts murs presqu’infranchissables, ces bibliothèques fermées par de grosses portes à barreaux.

QUAND LA PRISON SE REFERME

Le cercle de l’emprisonnement commence pour chaque membre de cette famille, prisonnière des traditions, de sa caste, de cette ville. Une prison dans une autre prison, l’Italie des années 30.
Les enfants, eux-mêmes, « sont un peu prisonniers des grands », les grands, les adultes, des servitudes et des lois fascistes. Quand le père souligne que les juifs peuvent encore « profiter des droits fondamentaux », Gorgio s’offusque : « lesquels ? Il y en a toujours eu très peu pour tout le monde.  On n’a pas été persécutés en premier, oui. Mais on n’a rien dit quand notre tour est venu ».
Le silence tue aussi, plus imperceptiblement mais aussi plus sûrement.

•LA RESSEMBLANCE DES DIFFERENCES
ET LA DIFFERENCE DES SEMBLABLES

Ceux qui sont les plus proches sont à l’opposé l’un des autres et ceux qui s’affrontent se retrouveront unis. Ici, le père de Gorgio (Romano VALLI) est un bourgeois de Ferrare juif et fasciste. Les deux termes ne s’opposent pas. Jusqu’au jour…où les fascistes mangeront leurs progénitures.
L’ennemi sera tué dans l’œuf, au cœur même du parti.

LES INFIMES VARIATIONS

La différence est dans le jardin.
Le temps brusquement va rattraper les Finzi-Contini qui sont comme immolés dans un formol temporel. Il faut d’abord y regarder de près. Les membres de la famille connaissent ces différences, ces infimes variations. Micol se promène avec Georgio au cœur du Jardin.
Elle est dans sa nature, lui, ne comprend pas la nature ; il la regarde simplement et ne voit que des arbres, « pour moi, ils sont tous pareils. » Micol lui répond : « Je déteste ceux qui n’aiment pas les arbres. Ce platane aurait pu être planté par Lucrèce Borgia ». Nous sommes dans le long temps de la Grande Histoire et des figures tutélaires.

EST-CE QUE DEUX GOUTTES D’EAU SE RESSEMBLENT ?

Micol ne peut pas être heureuse avec Giorgio parce qu’elle le juge trop semblable à elle : « l’amour, c’est pour ceux qui sont prêts à tout affronter. Nous on se ressemble comme deux gouttes d’eau, on ne pourra jamais vaincre tous les deux !
Faire l’amour avec toi, serait comme le faire avec mon frère, Alberto. Toi et moi, nous ne sommes pas normaux. Pour nous, plus que la possession des choses, ce qui compte, c’est le souvenir des choses. La mémoire des choses ». Mais quand Giorgio aborde sa tristesse de n’être pas aimé à son père, ce dernier souligne la différence entre eux, entre elle et lui, entre sa famille et la sienne : « La famille Finzi-Contini n’est pas comme nous. Ils sont différents. Ils n’ont même pas l’air juif. Micol te plaisait pour ça. Elle était supérieure à nous socialement ».
Et c’est ce père qui juge Micol si différente qui la prendra dans ses bras protecteur, lors de la déportation, comme sa propre fille.

•« MIEUX VAUT MOURIR JEUNE
QUAND ON A ENCORE DU TEMPS
DEVANT SOI POUR RESSUSCITER »

Le film comporte une scène absolument troublante et magnifique, même si ce mot en critique est galvaudé et utilisé pour le moindre petit frisson de jouvencelle (pourtant il ne devrait être utilisé telle de la nitroglycérine que dans les moments ultimes et intimes de nos histoires), entre un père et un fils.
La vérité passe avec ce père qui semblait arriviste, fasciste de la première heure, bourgeois soucieux de ses intérêts et de son prestige. Quand les lois raciales sont promulguées, il essaie encore de trouver du positif là-dedans. « C’est grave, d’accord…mais,…mais pour le reste…Mais tu dois admettre… ».

NOTRE GENERATION EN A TELLEMENT VU

Là, devant son fils, c’est l’homme qui parle, et surtout De Sica : « Je sais ce que tu éprouves en ce moment. Mais je t’envie un peu. Si on veut vraiment comprendre comment marche le monde, on doit mourir au moins une fois. Mieux vaut mourir jeunes quand on a encore du temps devant soi pour ressusciter. Comprendre trop tard est beaucoup plus difficile. Ça ne vous laisse pas le temps de tout recommencer. Et notre génération en a tellement vu ! Dans quelques mois, tu me donneras raison. Tu seras enfin heureux. Plus riche, plus mûr ».
C’est un des plus profonds testaments que le père peut laisser à un fils. Plus que son argent et ses relations. Il est trop tard pour lui, il le sait. Son fils, lui, a la possibilité, le devoir de repartir. De ressusciter avec la connaissance de toutes nos erreurs, enfin…

…Enfin, les poésies d’Enrico PANZACCHI… “E baciar la tua testa Qui fra l’ombre crescenti, Mentre vien la tempesta E fuor urlano i venti!” (Verso Sera)

Jacky Lavauzelle

LE VOILE DU BONHEUR (G. Clemenceau)

GEORGES CLEMENCEAU
LE VOILE DU BONHEUR
1901
Théâtre de la Renaissance

 Le Voile du Bonheur Clémenceau Artgitato-Wanluan_Thatched_Hall_by_Dong_Qichang
 C’EST LE NOIR
QUI ILLUMINE !
« LES CINQ COULEURS FONT QUE LES HOMMES ONT DES YEUX ET NE VOIENT PAS » Lao Tseu

La pièce s’ouvre sur le personnage de Tchang-I, mandarin aveugle. Il n’a jamais été aussi heureux. Il rayonne. Il redécouvre enfin le monde et les sensations fortes. Le monde n’est plus visible, mais son cerveau le conceptualise : « Ah ! Le monde est bien changé depuis que je ne puis plus le voir qu’en idée. Comme il est beau ! Et quelle joie de vivre ! Je suis comme enivré d’un merveilleux parfum de paix heureuse » (scène 1)

 Il est heureux avec tous. Il vénère sa femme, Si-Tchun : « vous êtes, chère Si-Tchun, la joie du ciel et l’orgueil de la terre. Toute la chine admire vos vertus » (scène 2). Il noie son ami Li-Kiang de compliments : « vous êtes les yeux du pauvre aveugle, vous êtes la parole qui le guide, la main qui le soutient » (scène 1). Il est en admiration devant le talent et la réussite de son fils, Wen-Siéou : « un jour je vous verrai la ceinture de jade. Quand vous descendrez du palais de la lune, avec la palme académique du docteur, vous porterez le bonnet à fleurs d’or dont la houppe brillera sur votre front martial comme un jet de flamme » (scène 6). Il héberge le condamné qui a faim : « une cuillérée de riz, lorsqu’on a faim vaut mieux qu’un boisseau de riz, lorsqu’on est rassasié » (scène 7).

Il est la bonté personnifiée, la compréhension bonne du monde. Dans cette nuit physique, Tchang-I « excelle à deviner les parfums », à l’écoute de tout et de tous :« rien ne m’est inconnu du détail charmant ».

  • « LA VIE N’EST QU’UN MENSONGE PLUS GRAND QUE LES AUTRES »

Puis la vue, par le miracle d’une potion, revient. En recouvrant la vue, il croit retrouver la beauté des choses (« Je vais voir mon bonheur …Le ciel ! Le soleil ! Quel éblouissement. Je vais voir ma vie maintenant. Je vais voir mon bonheur » (scène 12)). Il découvre en fait la noirceur du monde. Son meilleur ami couche avec sa bien-aimée (« alors ce n’était pas vrai, ces paroles d’amour, ces caresses douces comme une pluie de fleurs…La vie n’est qu’un mensonge plus grand que les autres » (scène 14) et se fait connaître comme le co-auteur de ses poèmes, son fils s’avère être un rejeton ignoble, et le condamné, délivré par ses soins, vient le voler à son domicile (« le misérable pingre ! Quel besoin de son argent puisqu’il n’y voit pas » (scène 13)).

  • « LA NUIT LUMINEUSE EST REVENUE »

Tchang-I ne fait pas le choix de la vengeance. Il nie l’évidence de ce réel qui n’est qu’un affreux cauchemar : « Assez, assez de souffrance, je ne veux pas voir plus longtemps ce qui n’est pas, ce qui ne peut pas être. L’aveuglement, l’aveuglement, je veux l’aveuglement qui réalise la seule vérité heureuse » (scène 14)

La vie reprendra comme avant. Si-Tchun sera à nouveau magnifique et redeviendra sa muse :  « Venez, Si-Tchun, au visage de jade, je souffre loin de vous »…  « perle d’aurore qui me rend mon sommeil » (scène 15)

Le monde redevient beau : « je veux le chanter encore. Le ciel est bon. La terre est douce »

Et les couleurs enfin reviennent dans cette nuit légère, « le printemps vient, paré de verdure et couronné de fleurs, pour le grand rite de l’amour » (scène 15)

« Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre » (Pierre Soulages)

 

Jacky Lavauzelle

 

TAXI DRIVER (SCORSESE)

MARTIN SCORSESE
TAXI DRIVER
1976

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AU COEUR DU MAL

ILNAÎT DES NAINS CONTINUELLEMENT

« La contrariété pour nous dans la nuit, c’est quand il faut travailler, et il le faut : il naît des nains continuellement…Je vous écris du bout du monde…On ne voit rien, que ce qu’il importe si peu de voir. Rien, et cependant on tremble. Pourquoi ? » (Henri Michaux, « Je vous écris d’un pays lointain »). De Niro-Travis aussi est resté loin. Il n’est pas encore là parmi nous. Il est passé du Vert dense brumeux des forêts du Vietnam au Gris enfumé des quartiers de New-York. Sa tête n’est pas là. Son corps, si, qui salue en Marines son futur employeur. Mais un corps décalé, déphasé, « je ne dors pas la nuit…Je passe la nuit dehors. En métro, en bus ».Il veut tout. Accepte tout. Il veut plonger dans ce monde totalement : « N’importe où. N’importe quand… Je veux faire la journée continue »  Peu importe l’heure, ou le secteur. Il veut oublier sa guerre, faire taire ses lancinants cauchemars. Pour refaire surface, il faut d’abord se noyer, toucher le fond. Des nains alors sont prêts à naître.
Continuellement.

LA PLUIE SALVATRICE

« Ici il n’y a pas la possibilité de faire le mal. Vous vivez dans le mal »dit l’Evêque au début du Balcon de Jean Genet. Il le découvre grand ouvert. Il rentre dans cette béance. La jungle n’est pas que là-bas. D’étranges animaux se battent, s’humilient, se dévorent. Il y a les dominants et les petits êtres déstructurés et soumis. « Y a toute une faune qui sort la nuit. Putes, chattes en chaleur, enculés, pédés, dealers, camés,…Le vice et le fric. Un jour viendra où une bonne pluie lavera les rues de toute cette racaille ». Et la pluie tombe, les bouches d’incendie giclent. Mais la saleté reste. La saleté remonte toujours à la surface. Le salut ne viendra pas dans ce baptême. Peut-être de l’ange…

PROTEGER LA LUMIERE DES TENEBRES

Il lui semble l’avoir trouvé, l’ange. Elle n’est pas plus belle que ça. Mais l’environnement la divinise, la féérise. Il faut protéger cette lumière des ténèbres : Elle avait l’air d’un ange sorti de cette pourriture infecte. Elle est seule. Ils…n’ont pas le droit…de la toucher ». Elle est sacrée. Elle est seule, elle est de son espèce. Il la suit et la guette. Il l’observe pendant des heures, fuyant dès qu’il se voit découvert. Il change de tactique. L’aborde franchement. La déstabilise. Elle rentre dans son filet. Avec la femme du sex-shop, Travis était gauche. Il n’avait pas les codes : « Je veux juste savoir votre nom – Fichez-moi la paix ! – Je vais pas vous manger. –Vous voulez que j’appelle le patron ? – ça va ! Ok ! D’accord. Je peux avoir de chocolats. »

JE VOUS PROTEGERAI

Là, il est juste. Il est charmeur. Le film pourrait s’arrêter là et une histoire d’amour commencer. Il frappe juste à chaque fois. Elle est conquise. Même le geste large de la main tombe juste : « Vous êtes la plus belle femme que j’aie jamais rencontré – Merci – Vous avez l’air très seul. Je passe souvent. Et je vous vois. Tous ces gens autour de vous… Mais c’est le vide. Et quand je suis entré. J’ai lu dans vos yeux, à votre façon de vous tenir… que vous n’étiez pas heureuse. Vous avez besoin de quelqu’un. Appelez ça un ami, si vous voulez…Je vous protégerai ». Il frappe au fond du cœur, à côté de l’âme. Les biceps, comme un gorille, qu’il gonfle devant tout le monde, pourraient tomber à côté, mais son sourire est là. Les deux -seuls au Monde – se sont rencontrés.

LES MAUX NE LE LÂCHENT PLUS

Avec elle, fragile sans armure, il dit oui au monde, oui à ses goûts musicaux, oui à sa politique. Il ne connaît rien de tout ça. Pourtant, il étonne même l’homme politique et entame un programme : « il faudra donner un coup de torchon. Ici, c’est un égout à ciel. C’est racaille et compagnie. Y a des moments, c’est pas supportable. Celui qui va devenir président, faudra qu’il passe la serpillière. Vous voyez ? Quand je sors, je renifle et j’ai des maux de tête tant c’est moche. Et ils me lâchent plus. Le président, il faudrait qu’il nettoie tout. Qu’il balaie toute cette merde. »

UN FILM Où VONT TOUS LES COUPLES

Il sait qu’il la veut. Il lui montre son monde aussi. Son désir brut. Et l’amène tel un enfant dans un ciné porno. Il n’a pas encore tous les codes. Il veut lui plaire, il croit bien faire : « C’est un film où vont des tas de couples. J’en vois entrer sans arrêt ». La biche prend peur, le quitte à jamais. Elle commet un crime en soufflant sur sa flamme. « Que tu mes fasses ramper après mon être de juge, coquine, tu as bien raison, mais si tu me le refusais définitivement, garce, ce serait criminel » (Jean Genet, Le Balcon, deuxième tableau)

LA REDEMPTION, DE LA THEORIE A LA PRATIQUE

C’est un être mortellement blessé qui erre désormais. Blessé, il va rendre coup sur coup. Blessé, armé, dans sa cage jaune de taxi. Glissent les insultes, les crachats, les jets des enfants. Tout s’écrase sur ou dans la voiture. Le sanctuaire est à côté du chauffeur. Rien de sale n’y vient ni se s’y pose. Seul, un billet de 20 $ souillé y est jeté. Longtemps il le regardera. Il le donnera pour rien à une ordure de tenancier de bordel. Le rédempteur va passer à l’acte et nettoyer tous les péchés du monde, politiciens véreux et maquereaux pourris, par une manière plus personnelle.

Jacky Lavauzelle

LAZYBONES (Borzage)

FRANK BORZAGE
LAZYBONES

1925

Lazybones Borzage Artgitato

 UNE LANGUEUR DECONCERTANTE 

 

COUVE, LONGTEMPS APRES SA NAISSANCE

Être dans le temps n’est pas chose facile. Regarder le temps passé, non plus. Les autres ne comprennent pas et méprisent ceux qui s’adonnent à la contemplation. Il y a ceux qui s’activent, qui bougent tous azimuts. Steve Tuttle (Buck Jones), lui se blottit sur une branche, jusqu’à se confondre avec elle, jusqu’à être l’écorce, au bord de la rivière. Il rêve. Steve reste un grand enfant. Sa mère, Ma Tuttle (Edythe Chapman), «était une de ces mères poules qui couvent leurs petits longtemps après la naissance ».

IL EST JUSTE FATIGUE D’AVOIR GRANDI TROP VITE

Steve ne grandit plus. Contrairement à Oskar, l’enfant Kachoube du Tambour de Schlöndorff, qui a décidé d’arrêter de grandir, il y a chez Steve un manque de volonté. Une absence de but précis. Il ne décide pas, il subit. « Mon garçon n’est pas un fainéant. Il est juste fatigué d’avoir grandi trop vite ». 

– ENGLUE DANS LA MELASSE DE L’HIVER

Steve laisse couler sa vie, comme la rivière coule près de l’arbre où il laisse filer le poisson, comme la mélasse en hiver. La mélasse c’est autant ce résidu sirupeux que la boue collante ou le brouillard épais – Le sucré ou le désagréable. L’hiver a son importance. En été, elle coule trop vite et déborde de tous côtés. En hiver, elle se solidifie, prend le temps de sortir autour d’elle-même, de suivre les contours de la paroi rugueuse et sortir lentement mais régulièrement et venir s’enrouler au cœur de la tartine et bien se répartir tranquillement. « Steve était d’une langueur déconcertante, comme s’il était englué dans la mélasse en hiver ». L’image montre le lourd sirop qui tombe lentement.

– TU ES SI PARESSEUX 

Le temps passe au-dessus de Steve. Les toiles d’araignées des premiers plans sont énormes et datent de plusieurs jours, voire plus. Le corps pourrait paraître mort. Il dort. Ce n’est pas un refus d’agir. Mais pourquoi maintenant prévoir pour demain. Il se lève quand Agnès (Jane Novak) arrive. Il est amoureux. Ça suffit à le réveiller de sa torpeur. Non sans casse d’ailleurs, puisque en s’asseyant il écrase l’œuf qu’il avait précédemment posé avec soin. Sa paresse est là qui interdit l’union. « Oh ! Steve ! Tu es si paresseux ! Tu ne pourrais pas au moins réparer le toit ?  _ Pour quoi faire ? Il ne devrait pas pleuvoir ! Je sais que je ne suis qu’un bon à rien, mais je t’aime, Agnès, et je te rendrais heureuse. J’ai plus d’un tour dans mon sac, ça oui ! ». Le portail en bois, complètement disloqué rythme le film, « Darn the Gate ! Satanée porte ! »

MÊME SON ANGE GARDIEN Y AVAIT LAISSE DES PLUMES

La mère d’Agnès, la terrible Madame Rebecca Fanning (Emily Titzroy) au début du film casse volontairement le calme et le repos de Steve. Mouvement brusque et linéaire du vélo-tandem, de la droite vers la gauche ; donc mouvement pénétrant, intrusif et agressif. « Sa mère (d’Agnès) était une femme si difficile à satisfaire que même son ange gardien y avait laissé les plumes ». Madame Fanning sera son ennemie jusqu’à sa folie finale.Steve sera trop faible pour lutter contre ce roc de méchanceté et de dureté. « Je ne laisserai pas ce fainéant de Lazybones traînasser autour de ma fille » dit-elle. Ruth, son autre fille (Zasu Pitts) parle d’elle en ces termes : « Je sais que tu vas me croire. Tu n’es pas comme maman. Elle est très dure et tellement soupçonneuse…Mais j’ai eu peur d’écrire à ma mère pour le lui annoncer ».Steve n’est pas un homme d’action, il s’est forgé un autre monde imaginaire. Il agit dans l’instant. Il n’hésite donc pas une seconde à se jeter dans la rivière pour secourir Ruth. Il n’hésite pas non plus pour récupérer le bébé et le reconnaître de suite : « je vais prendre le bébé et le ramener à la maison ». Quand il agit en héros pendant la première guerre mondiale, c’est tout-à-fait par hasard. Dans son sommeil, alors que les autres se battent, Steve tire une balle qui le réveille. Surpris et seul dans la tranchée, il sort à la recherche des autres soldats. Se retrouvant derrière la ligne ennemie, les allemands, se croyant cernés,  se rendent tous ensemble. N’ayant pas la force ou ne sachant pas écrire, il rentre chez lui. « Steve était bien trop paresseux pour écrire chez lui et dire aux siens qu’il était bien vivant. Alors, un soir, il est tout simplement rentré ».

– RAPPELLE-MOI DE REPARER CETTE PORTE

Steve fonctionne comme s’il n’avait pas de mémoire. Le passé ne s’incruste pas dans sa tête. A chaque fois qu’il passe devant la porte, c’est comme s’il s’agissait de la première fois. Quand il part au combat, il dit à sa mère : « rappelle-moi de réparer cette porte à mon retour », comme s’il ne le savait pas, s’il allait encore oublier. Quand il retrouve Kit, sa fille adoptive (Madge Bellamy), jeune fille déjà, il en tombe amoureux, comme s’il s’agissait d’une nouvelle rencontre et en oubliant son rôle de père. Sa mère le remarque : « Steve, tu es amoureux de Kit !». De retour de la guerre, les cheveux ont blanchi. Quand il se regarde, il voit encore un jeune homme : « Je fais encore assez jeune, tu ne trouves pas, Maman ? Je me sens si heureux. Je vais travailler pour m’acheter des vêtements flambants neufs ! »

LA MORT EST UNE CHOSE NATURELLE

De cette absence de temporalité, la notion de mort devient relative. Un évènement de l’instant, ni plus  ni moins. Ruth s’éteint aux côtés de sa fille Kit. Steve lui explique ce qu’est la mort : « La mort est une chose naturelle. Les gens commencent à se sentir las et fatigués. Alors, ils sont appelés au ciel ».

DEBARASSE DE CES FICHUES CHAUSSURES

Kit, amoureuse de Dick Ritchie (Leslie Fenton), se marie. La voiture qui s’éloigne entraîne avec des ficelles  les chaussures de Steve. Il pleure. « De toute façon, je me suis débarrassé de ces fichues chaussures ». L’arbre retrouve Steve dans la même position de rêveur. D’un coup, il se jette dans la rivière, attrape un poisson pour le relâcher aussitôt. La nature l’a retrouvé.

Jacky Lavauzelle

 

Les Affaires sont les affaires Octave Mirbeau & Dreville

LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES Octave Mirbeau
Pièce de 1903




Film de Jean DREVILLE
(Film de 1942)

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 Les affaires sont
les affaires




LA MANIE DE LA DESTRUCTION

La pièce d’Octave Mirbeau est montée en 1903.
Jean Dréville reprend la pièce en 1942 sans l’appauvrir. Lechat restera à jamais l’archétype de l’affairiste sans peur et sans scrupule.

LES NOUVEAUX RICHES AU POUVOIR !

Lechat décrit par sa femme : «  Ton père est vaniteux, gaspilleur, menteur. C’est entendu, il renie souvent sa parole, même à tromper les gens. Dame ! Dans les affaires ! Mais c’est un honnête homme entends-tu ? Quand bien même il ne le serait pas, ce n’est pas à toi d’en juger.  Sache que, sa fortune, il ne la doit à personne. Il l’a gagnée en travaillant. S’il a fait deux fois faillite, n’a-t-il pas eu son concordat ? S’il a été en prison, ne l’a-t-on pas acquitté ? Alors ? Regarde où il en est. Il a fondé un grand journal ; lui qui savait à peine écrire ».

  • « J’AURAI DETRUIT TOUS LES OISEAUX DE FRANCE »

M Lechat ne veut pas d’enfant, pas d’oiseaux, plus d’agriculture à l’ancienne.

 « Trois moineaux, une mésange et un rouge-gorge : 3 francs. Alors Monsieur Isidore Lechat s’est mis dans la tête de détruire tous les oiseaux – Monsieur Lechat protège l’agriculture. Au printemps prochain, il paiera cinq francs n’importe quel nid avec les œufs dedans  – Pour les détruire tous ! Il n’est pas le bon dieu ! »



LES OISEAUX, LES PIRES ENNEMIS DE L’AGRICULTURE

M Lechat inaugure l’ère des techniciens, l’ère des pesticides, avant que n’apparaissent certains cancers,  l’infertilité galopante, des abeilles déboussolées. « Il ne parle que de révolutionner l’agriculture, maintenant…Plus de blé, plus d’avoine, plus de betteraves,…Il prétend que c’est usé…Que ce n’est plus moderne ». Il veut initier « sa grande réforme agronomique ». La pièce de Mirbeau est encore plus précise : « Tu ne sais pas que les oiseaux sont les pires ennemis de l’agriculture ? Des vandales…Mais je suis plus malin qu’eux…Je les fais tous tuer. Je paye deux sous le moineau mort, trois sous le rouge-gorge et le verdier…cinq sous la fauvette…six sous le chardonneret et le rossignol…car ils sont très rares…Au printemps, je donne vingt sous d’un nid avec ses œufs…Ils m’arrivent de plus de dix lieues…à la ronde…Si cela se propage…dans quelques années, j’aurai détruit tous les oiseaux de France…(Il se frotte les mains) Vous allez en voir des choses, mes gaillards. » Isidore quand il ne s’enrichit pas, détruit. Il détruit pour produire. Après moi, le déluge !

AGRONOME, ECONOMISTE ET SOCIALISTE

L’agriculture ne nourrit plus, elle rapporte d’abord. Les besoins sont secondaires, prime d’abord le cours de bourse. On peut donc concentrer l’élevage, le rationaliser, l’optimiser. On doit donc mécaniser. Grossir et faire grossir notre consommateur. Peu importe si un milliard d’hommes et de femmes ont faim, il est nécessaire de faire progresser le bénéfice. Tant pis pour la surproduction. A l’époque d’Octave Mirbeau, où le mot même d’écologie n’existait pas, nous étions déjà dans cette logique du toujours plus jusqu’à l’entropie de notre système. Une crise, puis deux. Dans l’attente d’une troisième à venir.

Il ne veut plus de relatif. Il domine, exige de l’absolu.



Dans la pièce, il se dit même socialiste : « Le progrès marche, sapristi ! Les besoins augmentent et se transforment…Et ce n’est pas une raison parce que le monde est arriéré et routinier, pour que moi, Isidore Lechat, agronome socialiste…économiste révolutionnaire…Je le sois aussi… » 

  • DES ENFANTS COMME VALEUR CHANGEANTE DE SPECULATION

Le jardinier est licencié parce que sa femme est enceinte : « monsieur ne veut pas d’enfants chez lui…Toutes réflexions faites, qu’il m’a dit, ce matin…, pas d’enfants…pas d’enfants dans la maison…ça abîme les pelouses…ça salit les allées… » . L’enfant n’a pas d’utilité immédiate. Il perturbe les rouages du système. Il est incontrôlable. Il crie, pleure, casse des carreaux. Bref, il ne produit rien et détruit beaucoup. Notre société doit optimiser l’ensemble de nos actes, elle rend insupportable les enfants, surtout ceux des autres. Les nôtres sont notre continuité et à ce titre sont forcément plus supportables. « Avec sa manie de toujours me marier. Pour lui, je suis devenue une valeur changeante de spéculation, mieux que cela, une prime, quelquefois »(Germaine). 

  • PAS DE PRINCIPES DANS LES AFFAIRES

Il faut aller droit au but. Pas de forfanteries. Le tutoiement est de rigueur. Le film ne parle pas de la valeur directe du tutoiement contrairement à la pièce : « J’aime qu’on se tutoie…Nous ne sommes pas des gens de l’ancien régime…nous autres…des contes…des ducs…Nous sommes de francs démocrates…pas vrai ?…des travailleurs…J’ai cinquante millions…moi…Et le duc ? …A peine s’il en a deux…Un pouilleux…Ah ! Elle en voit de dures avec moi, la noblesse. » Tout se vaut.

Pourvu que l’argent rentre. La bourgeoise se substitue à la noblesse, les principes en moins. « Vous êtes un homme à grand principe, vous êtes attaché à des préjugés qui n’ont plus cours aujourd’hui. C’est bien dommage ! Chevaleresque, mais pas pratique ! » (Isidore Lechat) – « Être resté peu pratique dans une société qui l’est devenue beaucoup trop, c’est la raison de la noblesse, Monsieur Lechat, et c’est aussi sa gloire ! » (Le marquis de Porcellet) –« C’est sa mort ! » – « Tant pis ! Chez nous, l’honneur passe devant l’intérêt…Non pas que je condamne toute espèce de progrès… » 

  • « SALAUD DE PAUVRE ! » (Jean Gabin dans la Traversée de Paris)

Le pauvre est pauvre parce qu’il le veut bien. « Les pauvres ? Je n’ai jamais vu un pays où il y avait autant de pauvres ! Nous n’y pouvons rien. S’ils travaillaient ils le seraient moins ! »

Il se veut moderne en opposition au marquis : « vous êtes un homme à principes…à grands principes…Vous n’êtes pas, du tout, dans le mouvement moderne…Vous restez attaché aux vieilles idées du passé.» 

  • MADAME LECHAT, UNE DECROISSANTE ?

L’ARGENT NE FAIT PAS LE BONHEUR : GERMAINE S’ENNUIE ET SA MERE RÊVE D’UN BONHEUR BEAUCOUP PLUS SIMPLE

Les médias (le journal, Le Chant du Coq), l’immobilier (le château de Vauperdu), la technologie, Mme Lechat (Germaine Charley) est mal à l’aise devant ces portraits immenses qui semblent la transpercer de part en part. Elle ne se plaît pas dans ce grand château, dans cette grande voiture : « Toute seule dans cette grande auto, je ne me sens pas à mon aise. J’ai honte ! »

 QUAND ON A UN COEUR COMME LE VÔTRE !

Germaine Lechat s’ennuie. « Pourquoi ne parles-tu pas ? – C’est sans doute que je n’ai rien à dire. – Tu as assez lu… – Je ne lis pas. – Tu rêves ? – Je ne rêve pas…-Alors…, qu’est-ce que tu fais ? – Rien…, je m’ennuie… ». Le jardinier qui quitte le château le voit bien :« Mademoiselle Germaine…, vous non plus…vous n’êtes guère heureuse…Je vous connais bien,…quand on a un cœur comme le vôtre…on ne peut pas être heureux ici »  



Elle se retrouve à la fin seule, son fils est mort et sa fille a quitté le domaine pour vivre avec Lucien.  Cette maison qui lui semblait trop grande, lui fait maintenant peur. Elle regrette le temps de la simplicité : « Qu’est ce que tu veux que je devienne dans cette maison, toute seule ? Si nous avions vécu dans une petite maison, rien de tout cela ne serait arrivé. Ce château, ce luxe, tout cet argent… Tu ne vas pas me laisser ? »

Jacky Lavauzelle

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Les affaires sont les affaires Octave Mirbeau

LES ENFANTS DU PARADIS de Marcel CARNE : LA FRAGILITE DU DEVOILEMENT INTERIEUR

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Marcel CARNE

LES ENFANTS DU PARADIS

1945

 

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LA
FRAGILITÉ
DU DÉVOILEMENT 
INTÉRIEUR

Jacky Lavauzelle

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  • VOUS Y PENSEREZ LE JOUR ET VOUS EN RÊVEREZ LA NUIT !

La caméra qui suit la foule sur le boulevard du crime, passe les haltérophiles, les funambules et les singes.
C’est la vie grouillante et populeuse qui se touche, qui s’entrechoque. La caméra s’arrête au porte du rideau, là où le voile cache. Les gens y rentrent les uns après les autres. Nous sommes dans un espace religieux. Le calme précède le spectacle. Il prépare notre vision à l’unique, au surnaturel. La beauté n’est pas un bien commun. On y va en pèlerinage. « Quand vous l’aurez vu, vous y penserez le jour, vous en rêverez la nuit…On ne paie qu’en sortant ». Les gens paieront, c’est sûr. Ils oublieront leur pingrerie. Assommés encore de tant de beauté.
Quelque chose brillera plus dans le cœur que quelques pièces de monnaie dans la poche.

  • LA VERITE JUSQU’AUX EPAULES

La vérité n’est pas dans la rue, la vérité est ailleurs.
Dans la rue, il n’y a que des moments de vérité. Quant à la vérité de la beauté, elle est dans son bain. La vérité n’est pas entière. Mais qui pourrait supporter toute la vérité, rien que la vérité.  « Le puits ? N’en parlons plus ! C’est fini ! La clientèle devenait trop difficile. Vous comprenez, la vérité jusqu’aux épaules, ils étaient déçus (Garance-Arletty) – Bien sûr, les braves gens davantage. Rien que la vérité, toute la vérité, comme je les comprends ! Le costume vous allez à ravir ! (Pierre-François Lacenaire – Marcel Herrand) – Peut-être, mais c’est toujours le même ! – Quelle modestie et quelle pudeur ! – Oh ! Ce n’est pas ça, mais ils sont vraiment trop laids ! – Oh c’est vrai qu’ils sont trop laids ! ».

  • LA BEAUTE, UNE INSULTE A LA LAIDEUR DU MONDE

La vérité et la beauté, dans le même sac, fermé jusqu’à bonne hauteur.
Le comte Édouard de Montray (Louis Salou) ne dira rien d’autre. Le dévoilement, c’est ce qu’on permet aux autres de voir, ce qu’on leur donne à voir du plus profond de notre être et que l’on a enfoui là, tout au fond de nous-mêmes. L’autre, ne peut en saisir qu’une infime partie. Trop lui donner à voir, c’est risquer l’incompréhension, voire la peur et donc la haine. Le Comte de Montray le sait bien, qui s’entoure des plus belles femmes aux parures étincelantes :   « Vous êtes trop belle pour qu’on vous aime vraiment. La beauté est une exception. Une insulte au monde qui est laid. Rarement les hommes aiment la beauté. Ils la pourchassent, simplement pour ne plus y penser, pour l’effacer, pour l’oublier».

  • PUBLIC, JE VOUS AIME !

Parfois, le petit plus de ce que l’on montre peut être l’origine d’une grande faille ou d’un gigantesque désordre. C’est le « Baptiste ! » crié une fois, rien qu’une, en intensité, au théâtre des funambules par Nathalie (Maria Casarès). Quand Baptiste se montre gai, c’est parce qu’il est trop plein de cet amour qui le subjugue, qui l’inonde à le noyer. Alors, il sourit. Il «brille ». Parfois, le petit plus qu’on donne permet à celui qui donne et à celui qui reçoit de retrouver de la sérénité : (Frédéric Lemaître-Pierre Brasseur) « Quand je joue, je suis éperdument amoureux et quand le rideau tombe, le public s’en va avec mon amour. Vous comprenez, je lui en fais cadeau au public, de mon amour. Il est bien content et moi aussi. Je redeviens sage, calme, libre. Tranquille comme Baptiste ». On lui donne en pâture quelques miettes.

  • APPARITION ! DISPARITION !

Ce qui se cache, bouillonne, vit à tout rompre. Comme Garance, volcanique, comme le théâtre des funambules où les deux familles s’affrontent jusqu’à se battre devant son public. On se cache et l’on montre, même quand on ne montre rien d’autre que la vie, la vie du public. Le directeur des Funambules (énorme Marcel Pérès) : « La comédie ? La comédie ? Mais mon pauvre ami, vous vous trompez de théâtre ! Ici, on ne joue pas ! Nous n’avons pas le droit de jouer la comédie! Nous devons entrer sur scène en marchant sur les mains. Et pourquoi ? Parce qu’on nous aime ! Et pourquoi ? Parce qu’on nous craint ! Si on jouait la comédie, ici, ils n’auraient plus qu’à mettre la clé sous la porte, les autres, les grands, les nobles théâtres. Chez eux, le public s’ennuie à crever ! Leurs pièces de musée, leurs tragédies, leurs péplums. Ils s’égosillent sans bouger. Tandis qu’ici, aux Funambules, c’est vivant, ça saute, ça remue! La vie quoi ! Apparition. Disparition. Exactement comme dans la vie. Pan ! La savate ! Comme dans la vie ! Et quel public ! Il est pauvre, bien sûr, mais il est en or mon public. Tenez ! Regardez-les ! Là-haut au paradis ! »

  • ME LAISSER SEUL AVEC MOI-MÊME. QUELLE INCONSEQUENCE !

Comme Lacenaire…Lacenaire qui se cache des autres. Ecrivain public le jour et malfrat la nuit. Lui, se cache en lui, là où les autres ont voulu qu’il se cache : « Quand j’étais enfant, j’étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres. Ils ne me l’ont pas pardonné !  Ils voulaient que je sois comme eux. Levez la tête Pierre-François ! Regardez-moi ! Baissez les yeux ! Et ils m’ont meublé l’esprit de force avec de vieux livres. Tant de poussière dans une tête d’enfant…Ma mère, qui préférait mon imbécile de frère, et mon directeur de conscience me répétaient sans cesse : ‘Vous êtes trop fier, mon cher. Il faut rentrer en vous-même’. Alors, je suis rentré en moi-même. Je n’ai jamais pu en sortir. Les imprudents ! Me laisser seul avec moi-même ! Et ils me défendaient les mauvaises fréquentations. Quelle inconséquence ! N’aimer personne. Être seul. N’être aimé de personne. Être livre ! »

  • QUAND J’ETAIS MALHEUREUX, JE RÊVAIS

L’autre dans sa globalité est monstrueux. Laid et haineux. Il se contente de l’apparence du bonheur ou de la beauté, d’un rayon ou deux. Baptiste l’a compris : « Ce n’est pas triste un enterrement ! Il suffit qu’il y ait un peu de soleil et tout le monde est content ».  Le masque est donc nécessaire pour vivre son intériorité pleinement. C’est celui du mime qu’a pris Baptiste pour affronter ou résister au monde, la face blanche et immobile, pour ne rien laisser paraître de son visage, juste singer l’autre, qui rit en se voyant : « Quand j’étais malheureux, je dormais, je rêvais. Les gens n’aiment pas qu’on rêve. Ils vous cognent dessus, histoire de vous réveiller un peu. Heureusement, j’avais le sommeil dur. Je leur échappais en dormant. J’espérais, j’attendais. C’est peut-être vous que j’attendais ! »

  • NOS PETITES LUEURS VACILLANTES

L’autre, c’est nous, aussi. Il n’est pas irrécupérable. « Regardez ! Les petites lueurs ! Les petites lumières de Ménilmontant. Les gens s’endorment et s’éveillent. Ils ont chacun cette lueur qui s’allume et qui s’éteint. C’est peu de chose tout ça ». C’est peu, mais l’on a que ça, pour espérer. C’est peu et c’est toujours mieux que rien. Mais dès qu’elles s’éteignent, ces lueurs, chacun remet son masque. Tout le monde possède un sac, un masque ou un voile. Il ne cache pas toujours la vérité ou la beauté, mais souvent des déchirures de l’enfance, profondes et lointaines, comme Lacenaire ou Baptiste. A travers des identités multiples, comme Jéricho (Pierre Renoir) « à cause de la trompette, dit Le Jugement dernier, dit Jupiter, dit La Méduse, dit Marchand de sable,… ». A travers la cécité comme l’aveugle qui cache sa vision dans la rue et la retrouve au troquet.

 Jacky Lavauzelle

LA CHUTE – Les derniers soubresauts du mal

Olivier HIRSCHBIEGEL
LA CHUTE
Der Untergang
2004
 

La Chute Der Untergang Artitato Les derniers soubresauts du mal

Les derniers
soubresauts du Mal

« Une heureuse prédestination m’a fait naître à Braunau-am-Inn, bourgade située précisément à la frontière de ces deux États allemands dont la nouvelle fusion nous apparaît comme la tâche essentielle de notre vie, à poursuivre par tous les moyens ». 

Cette citation ouvre Mein Kampf. Qu’un des livres les plus noirs de l’humanité s’ouvre en racontant cette « heureuse prédestination » fait déjà froid dans le dos. Déjà cette première phrase marque sa détermination absolue. Tout être, même le plus ignoble, peut redevenir humain, surtout à quelques heures de sa mort. Mais lui reste encore l’ombre du führer. Nous dépassons le problème politique, que lui-même ne supporte plus : « Je ne m’occupe plus de politique, c’est répugnant la politique ! Vous aurez bien assez à faire de politique quand je serai mort »(Hitler). Nous dépassons la politique seule et rentrons dans la morale.

Au cœur de la barbarie que nous voyons s’éteindre : « Les races nobles, ce sont elles qui ont laissé le concept ‘barbare’ sur leurs traces partout où elles ont passé » (Nietzsche, Contribution à la généalogie de la morale). Le chaos total n’est pas passé loin de l’homme.

  • LE DERNIER CERCLE CONCENTRIQUE

Le film raconte deux mouvements. Un premier mouvement circulaire. Un cercle concentrique se rétrécissant autour du bunker du führer à Berlin. Un second descendant vers un abîme. Les deux sont inéluctables.

Nous les suivons aux rythmes des canons et des explosions. La pression croît sur le dernier pré-carré de SS les plus convaincus et fanatisés. Et les bombardements tassent le bunker vers un fond qu’il n’aurait jamais dû quitter. 

  • « LES LARMES DE LA GUERRE PREPARERONT LES MOISSONS DU MONDE FUTUR » (Mein Kampf)

Même dans ce marasme, Hitler voit la victoire, des grands projets pour le monde, pour l’Allemagne. Même ces bombardements, ces ruines sont une bonne chose en fait.

Ne faut-il pas tout détruire pour mieux reconstruire.

Tout pourra être reconstruit autour du centre :« Voyez-vous Speer, les bombardements qui détruisent nos villes ont tous de bons côtés. Il est beaucoup plus facile de déblayer des gravats que d’avoir à tout raser soi-même. Je suis sûr qu’après la victoire, la reconstruction du pays pourra se refaire en un rien de temps. Vous êtes un architecte de génie, Speer ! Si, si, vous et moi, sommes les seuls à savoir que le Troisième Reich ne peut pas vivre que de ces magasins, de ces usines. Il ne peut pas être fait uniquement de gratte-ciels et de grands hôtels. Non ! Le troisième Reich sera le temple des arts et de la culture qui perdureront pendant des millénaires. Voyez les villes de l’antiquité, l’Acropole. Voyez les villes du moyen âge avec leurs cathédrales et ainsi de quoi a besoin l’humanité : de centre de gravité. Oui, Speer ! Telle a toujours été ma vision et elle est intacte, cher ami ». 

De toujours, les destructions de la guerre, pour Hitler, ont permis de faire avancer son nouvel ordre du monde et d’atteindre la réalisation d’un monde façonné par lui. Un nouveau monde au-delà même des souffrances du peuple allemand incapable lui aussi de porter ces projets pharaoniques.Toute dictature a besoin d’un centre de convergence.

L’Allemagne, l’Italie, l’Albanie ont toutes étaient morcelées avant l’apparition d’un maître.« Dieu, quelle confusion, quel embrouillamini ! Avant même de voir le jour, l’Etat albanais était devenu un fouillis inextricable. On ne savait même pas si cet Etat existait pour de bon ? On n’en connaissait pas la capitale, car un jour une ville s’avisait de se proclamer telle, et le lendemain, c’était le tour d’une autre » (Milan Kundera, L’Année Noire)

  • QUAND LA FAUX DE LA SVASTIKA S’ARRÊTE DE BROYER LE MONDE

Au cœur du Monde, l’Allemagne. Au cœur de l’Allemagne : Berlin. Au cœur de Berlin : le bunker. Au cœur du bunker : Hitler. Le cœur d’Hitler : sa main. Elle bouge au rythme des bombardements.

Comme le gouvernail d’un sous-marin du Mal. Elle bouge et frappe encore. La bête n’est pas morte. Le serpent venimeux, affaibli, peut encore mordre. Du venin sort toujours de sa bouche.  

Un dernier mouvement sur la gâchette. Un dernier mouvement, pour qu’enfin tout puisse repartir. Cette main qui a su se lever plus haut que la tête, qui a su rabaisser l’esprit au rang de matière.Le symbole même du nazisme : la svastika.

Elle met en scène le mouvement perpétuel de rotation autour d’un point fixe, l’origine du Mal. Ce point, ici Berlin, va devenir le centre d’une croix morte au mouvement décélérant petit à petit, jusqu’à s’arrêter. Puis plus qu’un point. Puis plus rien. Qu’une large tache indélébile.

Ce vieil homme courbé et tremblant, celui-même qui fit courber et trembler le monde, s’achemine vers sa mort. La saoulerie, les corps qui s’entassent, les alertes sont les derniers soubresauts de cet enfer, les corps qui s’entassent, des pantins décorant des morts-vivants, des enfants jusqu’après la capitulation… 

  • « LA, L’EMPEREUR DU REGNE DE DOULEUR SORTAIT A MI-POITRINE DE LA GLACE » (Dante, l’Enfer, trad. J Richet)

Le Mal ne mangera plus d’âmes. Les pales de la faux de la Svastika se sont enfin immobilisées. Come quando una grossa nebbia spira // o quando l’emisperio nostra annotta // par di lungi un molin che’l vento gira” (L’Enfer de Dante, Chapitre XXXIV). Dante pouvait s’abriter des vents derrière “al duca mio” et voir Lucifer broyer le monde de ses dents. Nous, nous sentons encore cet air fétide, même après la mort de la bête.

La nuit vint. Puis le matin. Ce fut le premier jour…

Jacky Lavauzelle

SONATINE (Kitano) ou Comment embellir le réel

Takeshi KITANO
北野 武
SONATINE, Mélodie mortelle
ソナチネ
1993

Sonatine mélodie mortelle Kitano Artgitato

COMMENT EMBELLIR LE REEL

VAINCRE D’ABORD L’ESPRIT AVANT
DE VAINCRE LE CORPS

LE CORPS DE KITANO : LUNE ET SOLEIL

Un visage aux lunettes noires et rondes. Des tics et puis plus rien. Une chemise déboutonnée d’un bouton seulement, souvent blanche. Un costume ouvert. Un visage au sourire énigmatique, plus Joconde que Bouddha.

Une démarche chaloupée. Qui tangue. Le corps entier sur un pied, puis l’autre. Une tête en avant. Les épaules aussi. Un corps balourd. Des pieds qui partent vers l’extérieur. Mi-charlot. Mi-Keaton.

Alain Delon à sa sortie en France soulignait que Kitano n’était pas un acteur et qu’il n’avait que deux expressions. C’est vrai. Mais c’est deux là sont le plein et le vide. Face lunaire. Face solaire. Tantôt absent. Tantôt rieur et gaffeur.

JOUER LE REEL, C’EST D’ABORD L’EMBELLIR

Le combat se prépare. On l’attend sans l’attendre. Puisque le jeu se substitue au réel. Est le réel. L’anticipe souvent. Le jeu des attaques aux feux d’artifice renvoie à l’illumination finale.  La violence n’est pas ordinaire. Elle est naturelle. Comme la mort. On ne s’attarde pas sur de telles banalités. « Il est mort. Tant pis. Faites le ménage ! » « Quand as-tu tué pour la première fois ? – Quand j’étais au lycée. – C’était qui ? – Mon père ! – Pourquoi ? – Il voulait m’empêcher de baiser. » Quand son rival meurt, carbonisé dans la voiture, il constate : « plus de voiture ! il va falloir rentrer à pied !» et se retourne pour voir la beauté du noir dans le bleu du ciel.

Le combat se prépare. Dans la fixité du serpent avant sa frappe. L’espace alors n’a plus aucune importance. Que l’on soit dans le désert ou à sept dans un ascenseur. Droit, sans raideur, le tireur tire. Il touche. Et s’en va.

LE KI DE KITANO : LE COMBAT INVISIBLE

Cette immobilité et fulgurance est celle du KI : « les spectateurs non avertis seront ennuyés par une apparente immobilité qui se prolonge, tandis que les adeptes apprécieront profondément l’échange virtuel d’attaque et de défense : le combat de ki » (BUDÔ, le KI et le sens du combat de Kenji Tokitsu).

Son flegme déstabilise les autres. Il est roc. « Il ne s’agit pas de chercher à vaincre en portant un coup à tout prix, mais de porter le coup avec certitude. Pour un adepte, il ne s’agit d’une victoire que s’il frappe après avoir gagné le combat de kizeme, c’est-à-dire troublé l’adversaire à tel point que celui-ci devienne vulnérable. De même, celui qui a atteint un niveau avancé sentira qu’il a perdu avant de recevoir un coup » (BUDÔ).

LA FROUSSE EN PERMANENCE

Pourtant la peur est là. Toujours. « C’est super de pouvoir flinguer quelqu’un comme ça. Ne pas avoir peur de le faire, ça veut dire ne pas avoir peur de mourir ? (Il rigole) T’es un dur. J’aime bien les durs. – Si j’en étais un, j’aurais besoin d’un flingue. – Mais tu tires vite. – Parce que j’ai vite la frousse. – Oui, mais t’as pas peur de mourir. – Quand t’as la frousse en permanence, t’en arrives à préférer la mort. – Je comprends pas bien ».

La mort délivre de ses peurs et de ses angoisses. Pourquoi en avoir peur ?

Jacky Lavauzelle